COMÉDIE EN UN ACTE
1878. Tous droits réservés.
PAR M. ERNEST D'HERVILLY
PARIS, PAUL OLLENDORF, ÉDITEUR, 28 bis, RUE DE RICHELIEU.
ÉVREUX, IMPRIMERIE DE CHALRES HÉRISSEY.
Texte établi par Paul FIEVRE, janvier 2023.
Publié par Paul FIEVRE, mai 2024.
© Théâtre classique - Version du texte du 30/04/2024 à 20:06:11.
PERSONNAGES
MONSIEUR SERVAL, M. COQUELIN CADET.
MADAME D'ALLERAY, Mlle JEANNE SAMARY.
Extrait de "Théâtre de campagne, troisième série (...)" par Abraham Dreyfus, Deuxième édition. Paris : Calmann Lévy, 1887. pp. 247-264.
LES REVANCHES DE L'E...
Un palier d'escalier. - Portes munies de cordons de sonnettes, à droite et à gauche. - Une banquette au milieu. - Au fond, l'escalier.
SCÈNE PREMIÈRE.
MADAME D'ALLERAY, seule.
Elle sort à reculons par la porte de droite, en disant d'un air très pincé :
Adieu, mon oncle ! Adieu !
Puis elle se dirige vers l'escalier, au fond ; mais, au moment de mettre le pied sur la première marche, pour descendre, elle s'arrête, se retourne et semble réfléchir. Elle se frappe le front, en murmurant :
Voilà ce que j'aurais dû lui dire ! Oui, c'est cela ! On ne pense jamais à ces choses-là que dans l'escalier. Il est bien temps alors !
Tout à coup, prenant une résolution, elle revient vivement du côté de la porte de droite, en disant :
J'ai bien envie de rentrer lui dire ?.. Bah ! Non : ce n'est pas la peine... - Cependant ?.. - Ma foi ! Non ! - Allons-nous-en !
Elle revient brusquement à l'escalier, et, après une nouvelle seconde de consultation muette avec elle-même, elle se décide à s'en aller pour tout de bon. Elle disparaît.
SCÈNE II.
SERVAL, seul.
Il sort à recalons par la porte de gauche, salue profondément et dit :
Adieu, Madame, adieu ! - Soyez heureuse!
La porte se referme sur son nez. - Il se retourne et dit avec violence :
Eh bien ! Tant mieux ! - Après tout, j'aime mieux ça. C'est net !
Il s'en va résolument, d'un pas raide, du côté de l'escalier. Arrivé à la première marche, il s'arrête, réfléchit et s'écrie :
Mais ?... Ah ! C'est toujours la même chose ! Voici maintenant que les bonnes raisons me reviennent en foule. Oui, c'est bien cela. C'est clair ! C'est parfait ! Elle me disait ceci, j'aurais dû lui répondre cela ! Et dire que c'est toujours dans l'escalier qu'on trouve ces phrases-là ! - Oui, oui, c'est évident ! - Quand Archimède trouva la loi de la pesanteur spécifique des corps, on dit que c'est dans un bain qu'il s'écria : Eurêka ! Eh bien ! Moi, je suis sûr que c'est dans un escalier !
Il revient du côté de la porte de gauche.
J'ai bien envie de solliciter un nouvel instant d'entretien ? Oui. - Mais ? - Bah ! À quoi bon ? - Ce que femme ne veut pas, Dieu est bien trop poli pour le lui faire vouloir. - C'en est fait. Le sort en est jeté. - Allons-nous-en !
Il se dispose à s'en aller sérieusement. Pendant qu'il hésite encore, Madame d'Alleray reparaît sur le palier. Serval la croise. Il lui tire un grand coup de chapeau, et disparaît à son tour.)
SCÈNE III.
MADAME D'ALLERAY, seule.
Il est très poli, ce monsieur ; très poli. - Ah ! c'est qu'à présent on ne salue plus beaucoup dans un escalier les femmes devant lesquelles on passe, et dame, on le remarque. - Tout s'en va ! - Mais il ne s'agit pas de cela. Je suis remontée ici pour dire son fait à mon oncle. Oui, je m'en allais, comme cela, toute penaude, comme une petite fille avec sa tartine à l'envers. - Mais, puisque tartine il y a, c'est à mon cher oncle que je vais la servir. Oui, mon oncle, oui, je reviens pour vous dire ce que je n'ai pas eu la présence d'esprit, tout à l'heure, de vous répliquer. Je me suis tue, comme une sotte. Mais cela ne peut pas se passer comme cela ! Ah ! mais, non ! c'est impossible. Vous n'aurez pas le dernier ! - J'ai eu mon petit paquet, mais je vous en rapporte un, de même calibre. Oui, mon oncle, oui, l'escalier porte conseil. Ce n'est pas sur le chemin de Damas que saint-Paul a dû être frappé de la lumière, c'est dans un escalier. Dans l'escalier, on retombe toujours, moralement, sur ses pieds. - Allons, c'est décidé ! Je vais sonner. - Mais voyons ? Réfléchissons encore une minute. Groupons bien, en bataillon carré, les petites amabilités que je viens de trouver et que je vais avoir l'honneur d'offrir à mon cher oncle !
Elle s'assied sur un coin de la banquette, tournant le dos à l'escalier.
SCÈNE IV.
Madame d'Alleray, Serval.
SERVAL, reparaît sur le palier. Il salue profondément la dame qui lui tourne le dos, et, en allant à la porte de gauche, il dit à mi-voix :
Tiens ! encore cette dame ? - Fort distinguée ! Jolie taille ! mais i! ne s'agit pas d'être galant avec les dames, pour le moment. Oh ! Non ! - Pour le moment, j'ai les femmes en horreur, principalement Madame veuve des Thérébinthes, une créature ravissante, dont le mari n'est plus qu'un souvenir extrêmement effacé, et qui demeure ici derrière cette porte ! - Oui, je la déteste ! - Ah ! Elle m'a bien donné mon congé, et moi je m'en suis allé piteusement, comme un valet qu'on bâtonne et qu'on chasse ! mais, entre cet étage et l'entresol, marche à marche, j'ai réfléchi, et je me suis dit : ça ne peut pas se passer comme cela ! Tout à l'heure je suis demeuré très sot, sans voix, comme le bocage, non, comme le rossignol du poète ; mais dans l'escalier j'ai retrouvé toute mon éloquence ! Je suis redevenu moi-même ! Oui, j'ai maintenant dans le coeur une mitrailleuse chargée d'arguments irrésistibles. Je vais tourner la manivelle et rrran ! Madame des Thérébinthes, vous serez vaincue ! Oui, Madame des Thérébinthes, oui, vous vous repentirez d'avoir traité un galant homme comme on traite un fruitier qui vous a vendu un melon qui n'est pas mûr ! - Sonnons ! - Oh ! voyons, une carte pour lui faire passer mon nom...
Il cherche une carte dans son carnet.
MADAME D'ALLERAY.
Bon ! Je suis prête ! - Je me suis suffisamment armée. - Sonnons !
Elle se lève et prend en main le cordon de la sonnette de la porte de droite.
SERVAL.
Même jeu à gauche.
Je suis prêt. - Sonnons !
MADAME D'ALLERAY.
Elle lâche le cordon de la sonnette.
Au fait, pourquoi ? - Je suis bien bonne de me faire de la bile ! À quoi cela m'avancera-t-il de convaincre mon oncle ?
SERVAL.
Il laisse retomber le cordon de la sonnette.
Au fait, pourquoi pousser plus loin cette aventure ? Je n'aime pas Madame des Thérébinthes ?
MADAME D'ALLERAY.
Elle reprend le cordon.
Mais, alors, je m'avoue vaincue ! - Alors, je quitte la place honteusement, sans les honneurs de la guerre !
SERVAL.
Il reprend le cordon.
Si je ne sonne pas, alors, c'est que je suis réellement un nigaud. - Sonnons ! - Ah ! Ma foi, tant pis, non ! non ! non ! Au diable les veuves !
Il lâche le cordon et fait un pas du côté de l'escalier.
MADAME D'ALLERAY.
Bah ! - Qu'est-ce que cela peut me faire ! - Au diable les oncles !
Elle lâche le cordon de sonnette et se dirige vers l'escalier.
SERVAL, saluant, à part.
Ah ! Encore cette dame ?
Haut.
Madame...
MADAME D'ALLERAY, à part, avec une petite inclinaison de tête.
Tiens ! Toujours ce monsieur ?
Haut.
Monsieur...
SERVAL.
Je vous demande bien pardon, Madame, j'ai déjà eu l'honneur de vous croiser dans cet escalier, ce me semble ? - Vous vous étonnez peut-être de m'y trouver encore, madame... Oh ! Je vous en prie, n'allez pas penser... Ne croyez pas à un dessein prémédité. - Je ne suis pas un de ces effrontés poursuivants qui secrètent de vilaines choses dans l'oreille des dames. - Non : j'étais remonté tout simplement pour dire...
MADAME D'ALLERAY.
Mais, monsieur... Je ne vous comprends pas ?.. - L'escalier est ciré : il luit pour tout le monde...
SERVAL, poliment.
Parfaitement raisonné. - Oui, l'escalier... J'avoue pourtant qu'il est rare d'y saluer des personnes aussi...
MADAME D'ALLERAY, vivement.
Oh ! monsieur, point de compliments. Je ne les déteste pas, mais je ne suis point d'humeur aujourd'hui, surtout en ce moment, à les essuyer de sang-froid. - Car, si vous me voyez ici, c'est que j'étais remontée pour quereller...
SERVAL, lui coupant la parole.
Si vous croyez que je suis plus calme que vous en ce moment, vous vous méprenez abondamment, Madame ! Je suis fort en colère, madame, fort en colère !
MADAME D'ALLERAY.
Et moi aussi, Monsieur !
SERVAL.
Je viens d'avoir une explication fort vive, Madame, fort vive !
MADAME D'ALLERAY.
Et moi aussi, monsieur !
SERVAL.
Et j'étais parti sans avoir trouvé rien de bien triomphant à répondre.
MADAME D'ALLERAY.
Tiens ! c'est toujours exactement ce qui m'est arrivé, Monsieur.
SERVAL.
Vous m'étonnez, madame ? - Donc, Madame, je m'en allais battu et pas content; mais, à peine hors de l'appartement où avait eu lieu la scène orageuse dont je vous passe les détails, à peine enfin dans cet escalier, j'ai repris mon sang-froid, j'ai retrouvé ma présence d'esprit. Les mots vainqueurs me sont revenus en foule. Des flots de raisons péremptoires ont inondé ma cervelle, et alors je suis revenu, décidé à lutter de nouveau, avec des armes fraîchement émoulues.
MADAME D'ALLERAY.
Mais, Monsieur, c'est ma propre histoire, mot pour mot, que vous me racontez là.
SERVAL.
Bah ! Quoi ! vous veniez de vous disputer... de différer d'avis, veux-je dire, avec une personne depuis longtemps engagée dans la carrière du veuvage ?
MADAME D'ALLERAY.
Oui, monsieur. Vous l'avez dit ! - Avec mon oncle, là, la porte à droite.
SERVAL.
Ah ! Permettez, madame, permettez ! - Ici, il y a un changement d'aiguille à opérer. Une bifurcation se présente, en ce qui me concerne du moins. Je viens, moi, de me disputer avec une veuve, Madame des Thérébinthes, là, la porte à gauche.
MADAME D'ALLERAY.
Avec une veuve ?
SERVAL.
Oui, Madame, et, je puis le dire sans fatuité, c'est même la première fois que cela m'arrive... avec une veuve. Ordinairement, avec les veuves, on s'entend généralement assez bien...
Il rit.
Quand on n'est pas marié avec elles, bien entendu !
MADAME D'ALLERAY, vivement.
Monsieur !
SERVAL, comprenant qu'il a une veuve devant lui.
Ah ! pardonnez-moi ma distraction, madame ! - Ah ! Je suis bien coupable. - J'aurais dû deviner, en voyant tant de charmes, que... que quelqu'un, en effet, avait dû mourir d'amour pour vous... et que vous en étiez veuve ! - Mais, devant cette toilette - qui n'est pas garnie de larmes - j'ai cru pouvoir penser...
MADAME D'ALLERAY, très gravement.
Plus un mot, Monsieur ! - Oui, je suis veuve, je suis Madame veuve d 'Alleray, - et le noir uni que vous vous étonnez de ne pas trouver dans ma toilette, c'est dans l'âme que je le porte...
SERVAL, gravement.
Ah ! Oui, je comprends, madame, dans l'âme, à l'abri des changements de la mode, cette sans coeur ! - Mais encore un mot, madame... Il y a veuves et veuves, et...
MADAME D'ALLERAY, sèchement.
C'est bien, Monsieur, - ne cherchez pas à vous excuser. - Brisons là.
SERVAL.
Oh ! Comme vous me pardonneriez ma légèreté, Madame, si vous saviez à quelle diablesse je viens d'avoir affaire ! - D'abord, c'est une blonde et je n'aime que les brunes.
Il dit la nuance des cheveux de Madame d'Alleray.
MADAME D'ALLERAY.
Monsieur, je ne vous demande pas vos goûts... - Permettez...
Elle fait mine de s'en aller.
SERVAL, la retenant.
De grâce, madame, restez ! Encore un mot ! - Laissez- moi reprendre le fil de mon histoire. - Je vous dois des explications, je vous les apporte. D'ailleurs, nous ne sommes plus étrangers l'un à l'autre. Cet escalier a créé entre nous un lien. Nous le gravîmes ensemble, à plusieurs reprises, nous allons le redescendre de même. Oh ! Madame, et ce sera pour jamais ! Ainsi, c'est donc un entretien suprême qui a lieu en présence de cette rampe. Laissez-moi le savourer. - Eh bien! Madame... - Mais prenons place sur cette banquette, je vous en conjure ! - Eh bien ! Madame, forcé par des parents barbares, que mon célibat indispose, à choisir sans délai une compagne pour le restant de mes jours, je suis venu ce matin dans cette maison, sur ce palier, au second, la porte à gauche. La porte à gauche, côté du coeur, du moins je l'espérais ! Or, sur ce palier, derrière cette porte, au fond du corridor, vit une dame d'un certain âge, Madame des Thérébinthes, une veuve dans toute la force du terme. Charmante, d'ailleurs ! Moins que vous, cependant. Avec des yeux !.. Beaucoup plus petits que les vôtres, je l'avoue, et une main, comme la vôtre, madame, non... Au fait, non, beaucoup plus grande que la vôtre... Oui, car vous gantez du six et quart, n'est-ce pas ?
MADAME D'ALLERAY, à part.
C'est un jeune gantier.
SERVAL.
Quelle main exquise vous avez, Madame ! Cette veuve, je ne l'aimais pas. Je ne la connaissais même pas. On me l'avait indiquée, voilà tout. Mais un seul mot d'espoir sorti de sa bouche gracieuse, - beaucoup moins séduisante que la vôtre, entre parenthèses - m'aurait disposé, je l'atteste, à l'adorer indéfiniment. - Car madame, je puis bien vous le dire, je suis bon, sensible, tendre, et mon coeur est vide. Je ne demande qu'à trouver une femme à mon goût pour jeter à ses pieds mon nom, mes rentes et les terres que je possède dans le Vexin. Oui, j'aurais été très heureux de trouver ici, la porte à gauche, le « doux nenni » avec le « doux sourire » dont parle le poète. Mais il paraît que je m'y suis pris avec l'intelligence d'une huître armoricaine, car j'ai essuyé ici le plus dur des nennis avec le plus dur des sourires. - Je n'ai pas su me faire comprendre. - Oh ! c'est que voyez-vous, madame, je suis timide, je suis lâche devant les femmes.
Confidentiel. - À l'oreille de Madame d'Alleray.
On croit, on dit de moi le contraire dans le monde. Je passe pour un bourreau des coeurs. Erreur, Madame, erreur ! Calomnie ! Bref, on m'a carrément mis à la porte, et ce n'est que dans l'escalier, oui, madame, dans l'escalier, que je suis redevenu moi-même, et que...
MADAME D'ALLERAY.
Je vous comprends, monsieur. Car, moi aussi, ce n'est que dans cet escalier que j'ai repris courage, et c'est ce qui fait que je compatis un instant à vos ennuis. Oui, monsieur, - est-ce assez bizarre que cela arrive presque toujours ainsi ? - c'est dans cet escalier que j'ai retrouvé les phrases acerbes et virulentes que j'aurais dû décocher à mon oncle, - la porte à droite - tout à l'heure. Ah ! Monsieur, mon oncle pourrait bien donner la main à vos parents barbares. Lui aussi, il veut me forcer à quitter brusquement un veuvage dont personne, jusqu'à présent du moins, ne m'a inspiré le dégoût, et il veut me faire épouser je ne sais qui, un de ses amis, laid comme un ancien marteau de porte, un viveur, un coureur de coulisses...
SERVAL.
Exécrable mari, en effet. Oh ! Fi ! Un coureur de coulisses !
MADAME D'ALLERAY.
C'est ce que j'ai essayé de faire comprendre à mon oncle ; mais je n'ai pas trouvé, sur le moment, les expressions concluantes, les arguments irréfutables. Je suis, comme vous, très timide, un peu lâche, et alors, au lieu de continuer le combat avec énergie, j'ai déserté, oui, déserté ! J'ai pris la fuite, tout à fait fâchée contre lui. Mais, dans l'escalier, j'ai repris mon aplomb, et, comme je ne voulais pas cependant m'avouer battue à plate couture, je suis remontée pour lui dire que...
SERVAL.
Oui, vous avez bien raison. Ce retour offensif pourrait être couronné de succès. - Je me suis dit cela aussi. - Mais en somme, à quoi bon? - Le dédain a bien son charme aussi. - Dédaignons. - C'est pourquoi, tout à l'heure, j'ai renoncé à sonner une seconde fois à la porte à gauche.
MADAME D'ALLERAY.
Votre raisonnement a du bon. Oui, j'ai pensé comme vous, tout à l'heure, qu'il fallait en rester là. Aussi, au moment de sonner pour la seconde fois à la porte de mon oncle, j'ai hésité. - Maintenant, je n'hésite plus, je m'abstiens. Je quitte la place, et que mon oncle aille se promener avec son Henri Serval !
SERVAL.
Pardon, Madame. - Vous dites : avec son Henri Serval ?
MADAME D'ALLERAY.
Eh bien, oui.
SERVAL.
Oh ! C'est que, madame, ça fait double emploi. Je viens déjà d'être envoyé... à la promenade par la porte à gauche.
MADAME D'ALLERAY.
Vous! - vous êtes donc cet Henri Serval ?...
SERVAL.
Le coureur de coulisses, oui, Madame, et laid comme un ancien marteau de porte, selon vos propres expressions.
MADAME D'ALLERAY.
Ah ! Monsieur ! n'abusez pas, je vous avais pris pour un gantier.
SERVAL.
Non, madame, je suis un jeune astronome.
MADAME D'ALLERAY.
Je suis d'une confusion...
SERVAL.
Et moi, je suis d'une joie extrême, et j'en remercie mes bonnes étoiles. - Vous m'avez insulté, madame, vous me devez une réparation, et j'ai le choix des armes. - Nous nous battrons au mariage, madame : votre heure !...
MADAME D'ALLERAY.
Vous connaissez donc Monsieur Beaumourou, mon oncle Beaumourou ?
SERVAL.
Certainement ! - Il m'a souvent mené voir la lune dans le télescope de la Place de la Concorde. De là, ma profession. - Ce cher Beaumourou ! J'ignorais qu'il habitât cette maison. Mais je bénis le bail qui l'y attache, puisqu'il me fournit l'occasion de vous dire... de vous supplier de... - Allons, bon ! Voilà que je ne trouve plus mes mots ! - Je n'ai jamais vu un escalier pareil ! Tout à l'heure, il m'inspirait; à présent, il me rend sot, comme un mouton de Panurge. - Ah ! je vous en prie, ô nièce charmante de l'oncle Beaumourou, permettez-moi de vous écrire, à l'instant, ce que je me sens complètement incapable de vous exprimer de vive voix... Voyez-vous, la plume aux doigts, ça va très bien, ça coule, ça coule, mais je suis bête comme tout, la langue à la main...
Il tire un crayon de sa poche, déchire une feuille de son carnet et écrit, puis il tend la feuille à Madame d'Alleray en lui disant :
Lisez.
MADAME D'ALLERAY.
Quelle folie !
SERVAL.
Lisez, au nom du ciel !
MADAME D'ALLERAY, elle lit.
Monsieur Henri Serval, propriétaire, a l'honneur de supplier madame veuve d 'Alleray de lui accorder sa main dans les délais de rigueur. Son amour est, comme on dit dans ce monde de magasins de nouveautés, bon teint et grande largeur. N'hésiter pas à répondre. En fait de noces, il n'y a que le premier repas qui coûte. Agréez...
Parlé.
Allons, Monsieur Serval, cessons ce jeu ! - Quittons-nous bons amis.
SERVAL.
Ah ! Madame ! Quittons-nous mieux que bons amis ! - Il est impossible que nos coeurs ne restent pas pris dans la cage de cet escalier ! Pour moi, Madame, je passerais volontiers le restant de ma vie sur ces marches, à la condition d'y rester nuit et jour à vos pieds, même sans paillassons, et de vous dire que vous êtes la femme de mes rêves, l'épouse honnête, spirituelle et tendre que j'ai cherchée en vain ! Oui, Madame, je ne puis plus longtemps vous le dissimuler : je vous aime très sérieusement et, maintenant, j'obéis avec délices aux ordres de la porte à gauche, et vous, madame, ne vous résignerez-vous pas à écouter les conseils de la porte à droite ?...
MADAME D'ALLERAY.
Cela serait un peu bien brusque, Monsieur.
SERVAL.
Oui, mais ce serait charmant. Ah ! Madame, je suis un astronome et je sais que, dans ce bas monde, sans flamme et sans idéal, on a coutume de ne marcher que pas à pas, par degrés ; mais, dans un escalier, le coeur doit s'élancer quatre à quatre...
MADAME D'ALLERAY.
Voyons, soyez raisonnable !
SERVAL.
Non, madame, non. - Mais je vous aime ! - Et, - avez-vous une de vos cartes sur vous ?
MADAME D'ALLERAY.
Oui. Mais pourquoi ?..
Elle lui en donne une.
SERVAL.
Pour ceci...
Il écrit rapidement quelques mots sur la carte de Madame d'Alleray.
Tenez, madame, ceci est pour votre oncle.
Il écrit quelques mots sur sa propre carte.
Et ceci est pour Madame des Thérébinthes. - Lisons, pour voir s'il n'y a pas d'erreur.
MADAME D'ALLERAY, elle lit.
Monsieur Henri Serval a l'honneur de vous faire part de son très prochain mariage avec Madame veuve d 'Alleray.
SERVAL, il lit.
Madame veuve d 'Alleray a l'honneur de vous faire part de son très prochain mariage avec monsieur Henri Serval. - Pas d'erreur, n'est-ce pas, Madame ? - Nous allons faire remettre ces cartes à leur adresse respective, par l'entremise du concierge de cette maison.
MADAME D'ALLERAY.
Mais...
SERVAL.
Pas une syllabe de plus !...
Il prête l'oreille.
Hein ? Du bruit ! Des clefs qui tournent dans des serrures ! À droite ! À gauche ! Ciel ! Ce sont eux ! Ma veuve ! Votre oncle !
MADAME D'ALLERAY, vivement.
Fuyons ! Ils ont peut-être changé d'avis !
SERVAL.
Oh ! Que je vous adore pour ce mot ! - Mais il est trop tard pour eux, maintenant ! - Fuyons !
Il montre l'escalier.
Par ici, Madame. - Jacob n'avait qu'une échelle pour arriver au séjour des bienheureux, moi, je m'y rends par un escalier !
MADAME D'ALLERAY.
Il est ciré ! - Prenez garde à la chute ?
SERVAL.
À vos pieds ! Madame ! Ce serait la plus exquise des revanches de l'escalier.
Le rideau baisse.
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