COMÉDIE.
Représentée sur le théâtre national de l'Odéon, le 15 janvier 1874.
(252e ANNIVERSAIRE DE LA NAISSANCE DE MOLIÈRE)
Préface d'Auguste VITU
Portrait de l'auteur par Félix Régamey
1887
ERNEST D'HERVILLY
PARIS L. FRINZINE, ÉDITEUR 112, Boulevard Saint-Germain, 112
publié par Paul FIEVRE janvier 2017
© Théâtre classique - Version du texte du 26/10/2024 à 20:16:51.
PRÉFACE
Le nombre des pièces de théâtre dont Molière a été le héros, le sujet ou le prétexte, est cent fois plus considérable que celui de ses chefs-d'oeuvre. Mis à la scène de son vivant par des critiques ou des jaloux, les apothéoses commencèrent au lendemain de sa mort, il y a deux cent quatorze ans. Depuis ce temps, nos grands théâtres littéraires n'ont pas laissé passer une seule fois l'anniversaire de sa naissance, le 15 janvier 1622, sans le célébrer par quelque hommage pieux, pièces de circonstance, compliments en vers, etc.. On en ferait une bibliothèque, qui comprendrait certainement plus de mille compositions diverses. Plusieurs d'entre elles, dues à de jeunes écrivains, qui, au début de leur carrière, se plaçaient sous le patronage du grand poète comique, ne sont pas indignes de survivre à l'occasion qui les vit naître.
Je dis cela particulièrement pour mon ami Ernest d'Hervilly qui, à cinq anniversaires différents, a célébré Molière, partageant le ferveur de son culte entre les deux temples consacrés, la Comédie-Française et l'Odéon.
C'est ainsi que le Malade réel, le Docteur sans pareil, le Magister, Poquelin père et fils et, en dernier lieu, Molière en prison, firent applaudir le nom d'Ernest d'Hervilly, qui d'ailleurs possède tant de titres à l'estime des lettrés. L'auteur de la Belle Saïnara, du Parapluie, et d'autres délicieuses comédies, pleines d'originalité, de grâce et d'esprit, n'a-t-il pas écrit des livres charmants, qui lui ont valu deux fois les palmes de lauréat de l'Académie française ; non moins que le titre, maintenu fort rare, d'officier de l'Instruction publique ? Parmi ces livres d'une lecture attrayante et souriante, il en est deux, les Contes pour les grandes personnes et Mesdames les Parisiennes, que de bons juges n'ont pas craint de comparer aux plus fines Sketches de Charles Dickens.
Il faut beaucoup d'esprit pour louer dignement Molière et aussi beaucoup de tact ; car ce grand génie, fait de haute raison et de bon sens, impose à ses admirateurs, avec le respect de ces qualités maîtresses, le souci de la langue et l'approbation des honnêtes gens.
En réunissant aujourd'hui le faisceau des compositions moliéresques d'Ernest d'Hervilly, son intelligent éditeur rend un véritable service non seulement aux admirateurs de Molière, mais aussi aux bibliothèques scolaires et aux théâtres de salon. Il n'est pas un seul de ces petits poèmes dramatiques qui ne réponde aux sentiments simples et touchants de la morale la plus pure. L'amour paternel et l'amour filial, l'enthousiasme de l'art et de la poésie, mis en lumière et aiguisés par les traits innocents d'un esprit vif et clair, ce sont là des tableaux et des idées qui sont assurés de plaire aux jeunes gens comme aux jeunes filles, à leurs grands parents comme à leurs éducateurs.
Ernest d'Hervilly, dont l'originalité personnelle est très accentuée et qui lui donne une parure sonore de rimes étincelantes, ne se contente pas d'admirer Molière en poète, il s'attache à le faire aimer ; en le montrant dans des situations, quelquefois inventées, il le peint tel qu'il fut réellement, éloquent, généreux, hardi dans ses conceptions, constant dans ses amitiés comme dans ses principes, adorable toujours, et, qu'on me passe le mot qui rend exactement ma pensée par une comparaison familière, bon comme le bon pain.
Auguste Vitu.
4 janvier 1887.
À MON GLORIEUX MAÎTRE ET AMI THEODORE DE BANVILLE
PERSONNAGES.
SGANARELLE, l'habit traditionnel, jaune et vert, avec fraise, du Médecin malgré lui. Longs cheveux blancs .................... M.CLERH
TOINETTE. Costume moderne ..... MLE CLOTILDE COLAS.
UN MÉDECIN DU TEMPS DE MOLIÈRE ...... M. FREVILLE.
UN MÉDECIN DU TEMPS DE LOUIS XV ..... M. AMAURY.
UN CHIRURGIEN DE L'ARMÉE D'ÉGYPTE ......... M. GEORGES RICHARD.
UN AIDE-MAJOR DE MARINE (sous Louis-Philippe) ... M. FRANÇOIS.
UN MÉDECIN DE NOS JOURS ........... M. TOUSE.
APOTHICAIRES, MATASSINS, en habit du temps de Molière, la seringue sur l'épaule.
Extrait de CINQ ANNIVERSAIRES DE MOLIÈRE 1874 - 1875 - 1877 - 1881 - 1886 COMÉDIES EN VERS.
LE MALADE RÉEL
Un bois. À droite, une maison devant laquelle deux domestiques apportent et disposent un fauteuil de malade, Toinette dirige l'opération.
SCÈNE I.
TOINETTE, aux domestiques.
Allez. Ne revenez que s'il pleut ou s'il vente...
Les domestiques se retirent. Au public.
On me nomme Toinette, et je suis la servante
De monsieur Sganarelle, un vieillard aujourd'hui !...
Dame, il fut, m'a-t-on dit, médecin... malgré lui...
5 | Sous Louis quatorze ! Or, vous voyez d'ici l'âge |
Qu'a maintenant Monsieur, l'honneur de ce village !...
Un jour, veuf, il revint, pris de noirs vertigos,
Au bois qui fut témoin de ses premiers fagots,
Et... (mère-grand alors était toute jeunette...)
10 | Bref, nous l'avons soigné, de Toinette en Toinette, |
Jusqu'à présent : voilà l'austère vérité.
Hochant la tête.
Monsieur va mal ; il a le moral affecté.
Le coffre est bon, oui, mais ce n'est plus Sganarelle
Trouvant dans un flacon l'oubli d'une querelle,
15 | Et puis chantant ! Non, non. Le vieil esprit gaulois |
De Monsieur a perdu sa santé d'autrefois ;
On dirait à le voir, pâle, parlant à peine,
Qu'on rencontre Hippolyte aux portes de Trézène.
On n'entend plus chez nous son franc rire ébranler
20 | Les vitres, et parfois les casser ! Pour parler |
Aux gens de ce temps-ci, Monsieur met des mitaines ;
Sa langue ne court plus les grasses prétentaines
De jadis. Ah ! Monsieur décline, c'est certain ;
Il ne dit plus... trompé... maintenant qu'en latin !
25 | Il gaze ; il est discret ; c'est poliment qu'il grogne ; |
Il ne m'appelle plus, comme au bon temps, Carogne !
Hélas ! Enfin sa verve, il la jette à vau-l'eau.
Oui, ne jure-t-il pas, par un nommé... Boileau
Qu'« il ne reconnaît point l'auteur du Misanthrope
30 | Dans le sac ridicule où Scapin s'enveloppe ! » |
Oui, messieurs, il l'a dit, ce mot triste, hier soir,
Du ton d'un homme grave armé d'un habit noir !
Sganarelle tousse.
Mais je l'entends...
SGANARELLE, de l'intérieur de la maison.
Toinette.
TOINETTE.
Eh bien, monsieur ?
SGANARELLE.
Toinette.
Il sort de sa maison.
SCÈNE II.
Toinette, Sganarelle.
SGANARELLE.
Toinette ! Vengeons-nous ! Va faire table nette
35 | Dans mon cabinet ! Prends les volumes brochés |
Que tu verras, là-bas, pêle-mêle couchés,
Et porte-les-moi tous...
TOINETTE.
Où ça ?
SGANARELLE, avec fureur.
Par la fenêtre !
TOINETTE.
Avec joie ! Et j'y cours ! Monsieur va donc renaître !
Sganarelle retient Toinette par sa robe, au moment où elle se dispose à exécuter ses ordres avec un empressement facile à concevoir.
Quoi ! Serait-ce un remords ?
SGANARELLE.
Tu les rejetteras tous
40 | Sans les lire ! |
TOINETTE.
Jarni ! Pour qui me prenez-vous ? |
SGANARELLE, même jeu que plus haut.
Attends.
Il s'assied.
Ouf ! Prends d'abord les pièces de théâtre
Parmi tous ces bouquins...
TOINETTE.
Oui, monsieur.
SGANARELLE.
Et sur l'âtre
De ta cuisine, empile, empile-les, corbleu !
TOINETTE.
Ah ! Jamais la Saint-Jean n'aura vu pareil feu !
SGANARELLE, même jeu que tout à l'heure.
45 | Toinon ! Je suis bien bas, ce matin. On me tue ! |
Avec désespoir.
Ils veulent, ces auteurs, qu'un mari s'habitue
À prendre un révolver, et même un chassepot,
Pour punir sa moitié, quand il est fait... capot !
TOINETTE, scandalisée.
Voilà d'étranges gens ! L'abominable mode !
SGANARELLE.
50 | Tu l'as dit ! |
TOINETTE.
Peut-on être à ce point incommode ! |
SGANARELLE.
Ah ! Je suis bien malade, et mes noires humeurs
Me viennent de ces gens, et c'est d'eux que je meurs ;
Oui, je m'en vais d'avoir trop vu de comédies
Modernes. J'éteindrais plus de vingt incendies
55 | Avec les pleurs qu'on verse en ces actes joyeux... |
TOINETTE.
Ah ! Les gaietés du siècle ont tari bien des yeux !...
SGANARELLE.
Voilà plus de cent ans que je n'ai ri, Toinette,
Du rire qu'en ce coin de la vieille planète,
En France, on entendit au temps de Rabelais !
60 | Ah ! Quels vins frelatés ont brûlé mon palais |
Depuis Molière, hormis aux heures romantiques :
Alors on m'a versé des grands crus authentiques
Sains et chauds ! Mais ce temps n'est plus. D'autres auteurs
Sont venus : Ô piquette ! Ô pauvres spectateurs !
65 | Hélas ! Et je languis et je ne sais plus mordre. |
L'école du Bon-sens a mis tout en bel ordre,
Et je me suis soumis, et j'ai perdu mes dents.
J'imite de Conrart les silences prudents.
Sganarelle à présent, afin d'oublier l'heure
70 | Trop lente à s'écouler, au seuil de sa demeure |
S'assied, ma bonne, et vient, muet et soucieux,
S'enivrer du soleil, ce grand rire des cieux.
Ainsi fais-je, ainsi font tous ceux de ma famille.
Un malade réel, c'est moi, ma pauvre fille.
75 | Rien ne peut me guérir. J'ai perdu tout espoir, |
Et je suis un vieillard qui voit venir le soir !
Où sont, ô Tabarin ! Nos superbes années ?
Las ! Dans l'herbier du temps, elles sèchent fanées !
À la foule.
À moi ! Sauve-moi donc, monde contemporain !
80 | L'esprit gaulois se meurt ! Du gros sel ! De l'entrain ! |
Un peu de la folie en ma jeunesse éparse !
Voyons, du diable-au-corps ! Du bouffon ! Une farce !
TOINETTE, sentencieuse.
Le diable s'est fait vieux, changement de décors,
Monsieur ; et nous n'avons, nous, que l'ermite-au-corps.
SGANARELLE.
85 | Toinette ! |
TOINETTE.
Bien, monsieur. Je prends un ton plus grave. |
Donc, vous êtes malade, et vous faites le brave...
Voyons... pourquoi ne pas tâter... du médecin ?...
SGANARELLE.
Il n'en peut croire ses oreilles.
Tu dis ?...
TOINETTE.
Du médecin...
SGANARELLE.
Tu dis ?...
TOINETTE.
Un...
SGANARELLE, bondissant.
Assassin !
Mais tu ne sais donc pas !... Tu ne sais donc plus lire ?...
90 | Tu !... Mais rappelle-toi que la plume et la lyre, |
Que jadis inspira le vieil esprit gaulois
Prirent la Faculté pour champ de leurs exploits !
Mais rappelle-toi donc cet horrible mélange
De médecins meurtris et traînés dans la fange,
95 | Que Sganarelle seul, vomissant le latin, |
Laissa derrière lui chez Géronte, un matin !
Mais rappelle-toi donc quelle effroyable botte
Je poussai dans le ventre auguste d'Aristote !
Souviens-toi des combats sanglants que j'ai livrés
100 | À ceux qui prennent tout sous leurs bonnets carrés ! |
Souviens-toi des brocards immortels que la Scène
Sur Hippocrate, ô Ciel ! Comme sur Avicenne,
Jeta, pendant plusieurs siècles à pleins paniers !
Le théâtre est rempli, des caves aux greniers,
105 | Ne t'en souviens-tu pas ? Des innombrables claies |
Où j'ai cloué tous ceux qui vivent de nos plaies ;
Souviens-toi de Molière ! Et vous, sachant mon nom,
S'ils avaient à soigner Sganarelle, Toinon,
Ce que les médecins feraient à ce coupable !
110 | Oh ! De quoi chacun d'eux serait-il capable ! |
Toinon ! J'entends déjà rire les bistouris !
Et les potiers d'étain de l'énorme Paris
S'apprêtent à fourbir les...
Il dessine la seringue d'un geste.
Foin de cette engeance !
Non ! Vous ne m'aurez pas, scalpels de la vengeance !
Il tombe épuisé dans son fauteuil.
TOINETTE.
115 | Là là, tous doux, monsieur ! Menteurs et charlatans |
Sont seuls de nos gaietés à jamais mécontents ;
Mais, comme un vrai dévot, le savant véritable
Comprend toute critique et n'est point irritable.
Vous vous trompez, monsieur : J'en appelle aux passants !
120 | Les ânes bâtés seuls trouvent nos bâts blessants. |
Rassurez-vous, monsieur. Vous n'avez rien à craindre
Des médecins.
SGANARELLE, toujours incrédule.
Par qui tu veux me faire étreindre ?
TOINETTE.
Oui, monsieur. Vous verrez, avant que d'être mort,
Qu'ils sont tous sans rancune, et que vous avez tort...
Elle appelle.
125 | Holà ! Des médecins ! De toutes les époques ! |
SGANARELLE, épouvanté.
Miséricorde ! À l'aide ! Eh quoi ! Tu les évoques
Tous, depuis le déluge ! Au meurtre !
TOINETTE.
Eh ! Monsieur, non ;
Depuis le Roi-Soleil seulement.
SGANARELLE.
Ah ! Toinon !
Je meurs...
TOINETTE.
Les voici...
SGANARELLE, éperdu.
Ciel !
Entrée des médecins. Musique.
SCÈNE III.
Sganarelle, Toinette, Les Médecins.
Les médecins apparaissent de tous les côtés à la fois. Sganarelle, après avoir essayé de fuir, mais en vain, retombe comme pétrifié d'horreur dans son fauteuil. Une bande d'apothicaires et de matassins, conduits par un médecin du temps de Molière se déploie au fond de la scène.
SGANARELLE, apercevant les seringues.
Avec arme et bagage !
130 | Oh ! Quel affreux parfum de ces gens se dégage... |
TOINETTE.
Ne les irritez pas, monsieur. Ils sont cléments :
J'affirme qu'ils n'ont pas changé leurs instruments !
SGANARELLE, tragiquement.
Vade ! Vade retro, fantômes que vous êtes !
Il montre les seringues.
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur nos têtes !
LE MÉDÉCIN DE MOLIÈRE, à ses hommes.
135 | Halte ! Front ! |
SGANARELLE, avec joie.
Front, dit-il... Je respire en ce cas. |
TOINETTE.
Monsieur, ils ont l'air doux...
SGANARELLE.
Doux ? Comme le trépas !
Mon Dieu ! Cet homme en noir, s'il allait dire : En joue !
LE MÉDÉCIN DE MOLIÈRE.
Il s'avance et salue profondément Sganarelle.
Monsieur, je suis heureux.
SGANARELLE, il essaye de sourire.
Monsieur...
À part.
Je l'amadoue ;
Il faut ruser ici.
LE MÉDÉCIN.
Monsieur, je suis charmé...
Il veut prendre la main de Sganarelle.
140 | Permettez-moi... |
SGANARELLE, retirant sa main.
Pardon. Êtes-vous désarmé ? |
LE MÉDÉCIN.
Eh ! Qui ne l'est pas devant Molière et son génie !
La bile, l'atrabile, enfin l'acrimonie
S'en vont, rien qu'à vous voir, du sang artériel,
Et le foie enflammé ne distille que miel :
145 | Salut donc, vénérable du grand Molière ! |
Comme l'ivrogne au vin, comme à l'ormeau le lierre,
À l'auteur de Tartuffe on s'attache à jamais !
Le bézoard coûteux, qu'à chacun je promets, [ 1 Bézoard : Nom donné aux concrétions calculeuses qui se forment dans l'estomac, les intestins et les voies urinaires des quadrupèdes. [L]]
Ne guérira jamais un esprit chagrin comme
150 | Le fait le créateur du Bourgeois gentilhomme... |
SGANARELLE, à Toinette.
Tu l'entends ! Il avoue ! Il avoue, entends-tu :
Le bézoard, dit-il, n'eut jamais de vertu !
LE MEDECIN [DE MOLIERE], montrant les apothicaires.
Nous nous dessécherions la glande salivaire
À vous dire, monsieur, combien on le révère,
155 | Ce Molière dont l'oeuvre aussi puissant que fin, |
AEre perennius ! N'aura jamais de fin.
Il salue et se retire en arrière.
SGANARELLE.
Ces messieurs sont bien bons, Toinette, mais qu'ils sortent !
Timeo medicos et les présents qu'ils portent.
TOINETTE.
Quoi ! Ne voyez-vous pas combien vous vous trompiez !
Le médecin Louis XV s'avance.
SGANARELLE.
160 | Ouais ! Quel est celui-ci ? |
LE MÉDÉCIN LOUIS XV, air dégagé.
Je viens mettre à vos pieds |
Les sentiments d'amour que le pays de France
Nourrit pour votre aïeul, votre aïeul, ce Térence
Qui naquit sous un chou des halles de Paris.
Je fus le médecin des vapeurs d'une Iris,
165 | D'une marquise enfin ; cette beauté cruelle |
Riait souvent de voir du fond de sa ruelle
Mon tricorne galant, mon jonc à pomme d'or,
Auprès d'une Marton, la fleur du corridor !...
Il pirouette.
TOINETTE.
Voyez, le beau docteur !
LE MÉDÉCIN LOUIS XV.
Mais tous mes quatrains, peste !
170 | Célébraient Célimène. Ô magnifique Alceste, |
Ton indignation, foi du docteur-trumeau,
Nous manqua fort au temps du neveu de Rameau !
Pandore avait vidé sa boîte sur la terre...
SGANARELLE.
Mais il restait au fond Arouet de Voltaire !
LE MÉDÉCIN LOUIS XV.
175 | Oui. Mais comme aurait dit la marquise, aisément : |
Voltaire est un époux, Molière est un amant !
Il secoue son jabot, et salue.
Un chirurgien militaire du temps de la République s'avance à son tour.
SGANARELLE.
Et toi, double tueur ?
LE CHIRURGIEN.
Au pied des Pyramides,
En butte à la valeur des cavaliers numides...
TOINETTE, à Sganarelle.
C'est le style du temps.
LE CHIRURGIEN.
Ou bien quand, dans Jaffa,
180 | La peste me laissait une heure à mon sofa, |
Je prenais mon Molière, et, sous le sycomore,
Grâce à l'esprit gaulois, j'oubliais Turc et More.
Apollon bien souvent chassa Phoebé des cieux
Que je lisais toujours les vers délicieux
185 | Du Dépit amoureux, ou ceux de Don Garcie |
De Navarre. Parfois, avant une autopsie,
Avant de disséquer un guerrier mameluck
On me vit attendri, comme aux accords de Gluck,
En lisant Mélicerte. Oh ! Les choses charmantes
190 | Qu'autrefois les amants disaient à leurs amantes ! |
TOINETTE, ravie.
Bien roucoulé, lion !
SGANARELLE.
Prends garde ! Les serpents
Sont sous l'herbe, et tu peux l'apprendre à tes dépens ;
Et peut-être ces fleurs cachent l'apothicaire !
LE CHIRURGIEN.
Sganarelle ! J'ai lu dix fois Don Juan, au Caire !
195 | Oui, Molière ! Et j'ai fait répéter ton beau nom |
À cet autre géant qu'on appelle Memnon !
TOINETTE.
Eh bien, monsieur ?
SGANARELLE, ébranlé.
Eh bien, ce citoyen me touche.
Il salue le chirurgien à plusieurs reprises.
Un aide-major du temps de Louis-Philippe s'avance et salue.
200 | Monsieur... |
L'AIDE-MAJOR.
Vive Molière ! Est-ce que dit ma bouche. |
À bord de ma corvette, à la prise d'Alger,
Ma cabine enfermait un joyeux passager,
Un ami de jeunesse, un compagnon d'études,
Et qui me suivait sous toutes les latitudes ;
205 | Ce vieil ami, c'était, vous l'avez deviné, |
Ce Molière parfait, de gloire environné !
Or, pendant qu'on chargeait les noires caronades,
Assis dans l'entrepont, oui, sans fanfaronnades,
Molière et moi, devant la mort nous avons ri,
210 | Cher Sganarelle, et vous étiez mon favori ! |
Voilà, quand de la poudre éclatait la colère,
Ce que diable on faisait, monsieur, dans ma galère !
Sganarelle salue. L'aide-major fait place au médecin de nos jours.
LE MÉDÉCIN DE NOS JOURS.
Et moi, vieux professeur, qui fus étudiant,
Moi je viens à mon tour, rêveur et souriant,
215 | Vous dire combien j'aime, et du coeur le plus tendre, |
Ce Molière qu'on est jamais lassé d'entendre,
L'analyste profond, le maître dont la main
A su le mieux tâter le pouls du genre humain.
Avec attendrissement.
Oh ! Les doux soirs d'hiver passés dans cette salle
220 | Où plane, Poquelin, ton ombre colossale ! |
Alors, j'avais vingt ans quand ceci se passait,
L'estomac un peu moins vide que le gousset,
(Pas beaucoup) je venais, avec une enfant rose
Et blonde, déguster tes beaux vers ou ta prose,
225 | Poète, et tu grisais nos coeurs et nos cerveaux. |
On se disait : Je t'aime ! Au milieu des bravos ;
Nous unissions, ravis, nos mains et nos sourires,
Et l'amour voltigeait à travers tes satires !
SGANARELLE.
Mais ces hommes de l'art ont le coeur à l'envers !
230 | Ils me parlent d'amour ! Ils me parlent de vers ! |
Ils chantent l'Odéon où les rimes ont riches !
Postérité du vieux Purgon, mais tu nous triches !
Je suis volé. Je sens mes yeux s'emplir de pleurs !
Quel spectacle ! Molière est couronné de fleurs,
235 | Et par qui ? Par les mains effrayantes de cette |
Déesse aux yeux amers, qui brandit la lancette !
Ô mon père ! L'encens vient de la Faculté !
TOINETTE.
Il n'en est que plus cher, monsieur, en vérité.
LE MÉDÉCIN DE MOLIÈRE.
Du Molière, voilà la grande panacée !
L'AIDE-MAJOR.
240 | Pour l'âme qui s'attriste ou la verve émoussée, |
Molière c'est Jouvence et sa fontaine !...
LE MÉDÉCIN LOUIS XV.
On doit
Y plonger tout son être, et non le bout du doigt :
On en sort rajeuni, retrempé, plus honnête.
TOINETTE.
Entendez-vous, monsieur ?
SGANARELLE.
Les entends-tu, Toinette !
TOINETTE.
245 | Ces savants ont raison. |
SGANARELLE.
Corbleu ! S'ils ont raison ! |
Mais ils m'ont converti ! Je n'étais qu'un oison...
Il crie.
Un remède ! Un remède ! et puis je vous adore,
Ô vous que l'on appelle...
LE CHIRURGIEN, d'une voix profonde.
Oracles d'Épidaure.
SGANARELLE.
Un remède ! Un remède ! Et vive la santé !
250 | Et s'il le faut... |
Il fait le geste de donner un clystère.
D'avance il est tout accepté |
Rendez-moi, s'il vous plaît, ma franche gaillardise,
Messieurs les médecins ! Que voulez-vous que dise
De plus un Sganarelle incliné devant vous,
En faisant honorable amende aux yeux de tous ?
TOINETTE.
255 | Secourez-le, Messieurs. Il est vieux, laid, stupide... |
SGANARELLE.
Carogne !
TOINETTE, enchantée.
À la bonne heure ! Un remède rapide !
Sauvez-le !
LES MÉDÉCINS ET LES APOTHICAIRES.
Juro ! [ 2 Juro : Je le jure (latin)]
SGANARELLE.
Bon !
TOUS LES MÉDÉCINS.
Sganarelle ! Voici
Notre ordonnance.
Ils lui tendent chacun un papier.
SGANARELLE.
Au moins, j'aurai le choix. Merci !
TOINETTE.
Messieurs, pas de latin !... La langue familière...
TOUS LES MÉDÉCINS.
260 | Allez prendre, ce soir, un bon bain de Molière. |
SGANARELLE.
Où donc ?
TOUS LES MÉDÉCINS.
À l'Odéon !
TOINETTE.
On y fête aujourd'hui
Le jour où votre aïeul sur ce bas monde a lui.
SGANARELLE.
Je vais donc rire encor ! Toinette, sois bénie.
CHOEUR GENERAL.
Allons voir le Malade et la cérémonie.
Le rideau tombe.
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Notes
[1] Bézoard : Nom donné aux concrétions calculeuses qui se forment dans l'estomac, les intestins et les voies urinaires des quadrupèdes. [L]
[2] Juro : Je le jure (latin)