LA MORT DE BRUTE ET DE PORCIE

OU LA VENGEANCE DE LA MORT DE CÉSAR

TRAGÉDIE

M. DC. XXXVII.

AVEC PRIVILEGE DV ROI.

de Mr GUÉRIN.

À PARIS, Chez Toussaint Quinet, au Palais dans la petite salle, sous la montée de la Cour des Aides.

Représenté pour le première fois en 1645.


Texte établi à partir de l'Édition critique établie par Yann Ombrouck dans le cadre d'un mémoire de master 1 sous la direction de Georges Forestier (2011-2012)

Publié par Paul FIEVRE juin 2024

© Théâtre classique - Version du texte du 30/06/2024 à 10:55:06.


A MONSEIGNEUR L'EMINENTISSIME CARDINAL DUC DE RICHELIEU.

Monseigneur,

La plus grande partie de nos écrivains composent leurs épîtres des éloges de ceux à qui ils dédient leurs ouvrages comme des raisons pour autoriser leur choix, et ne prennent pas garde que le plus souvent ces mêmes raisons les condamnent. Si je mettais ce mauvais livre sous la protection de votre Éminence, pour ce qu'elle protège les Empires ; que je me promisse qu'elle le recevra, pour ce qu'elle refuse les couronnes, et que je crusse qu'elle l'estimera, pour ce qu'il n'y a rien au monde digne de son estime ; Je rencontrerais sans doute ce qu'ils veulent éviter, et ferais voir un exemple de ce que je désapprouve : Mais ce n'est pas pour tout cela, Monseigneur, c'est seulement pour ce que je suis,

Monseigneur,

Votre très humble, très obéissant et très fidèle serviteur,

GUERIN DE BOUSCAL


ACTEURS

BRUTE.

STRATON, Ami de Brute.

CASSIE.

PORCIE, Femme de Brute.

OCTAVE.

MARC-ANTOINE.

TITINE.

PINDARE, Affranchi de Cassie.

DEMETRIE.

LA SUIVANTE DE PORCIE.

LES MESSAGERS.

LES CHEFS DE L'ARMEE DE BRUTE.

LES CHEFS DE L'ARMEE D'ANTOINE.

LE MEDECIN D'OCTAVE.

La Scène est en la plaine de Philippes en Macédoine.


PROLOGUE DE LA RENOMMEE.

Éprise d'un ardent désir

De voir les véritables sources

Des grands sujets de tant de courses

Qui ne me laissent pas un moment de loisir ;

5   J'ai voulu descendre en ces lieux

Que des illustres demi-Dieux

Signalent tous les jours par de nouveaux Oracles,

Où j'ai vu ce grand Roi, dont le nom seulement

Porte par tout l'étonnement,

10   Et force la Nature à souffrir de miracles.

Prés de lui cet esprit fameux,

Dont j'ai tant chanté les merveilles

Charmait les yeux et les oreilles

Et faisait confesser que tout lui doit de voeux.

15   Aussi confuse à cet aspect,

Mon front s'est couvert d'un respect

Que jamais tous les Dieux n'avaient peu faire naître,

Mes bouches ont perdu l'usage de la voix,

Mon cor m'est échappé des doigts,

20   Et j'ai repris mon vol sans me faire connaître.

Mais ayant rappelé mes sens,

Je vais dire à toute la terre

Que dans la paix et dans la guerre

Ce Prince peut toujours braver les plus puissants,

25   Tout tremble à ses moindres projets.

S'il voulait gagner des sujets,

Et faire une entreprise égale à sa puissance,

Malgré l'empêchement des peuples et des Rois,

Tous les hommes seraient Français,

30   Les bords de l'Univers seraient ceux de la France.

Comme Alcide dans le berceau,

Forçant la faiblesse de l'âge

Étouffa la sanglante rage

Des serpents qui venaient le pousser au tombeau.

35   Ce Prince à peine avait encor

Cet honorable chapeau d'or,

De qui toujours la peine est fidèle compagne,

Quand avec le flambeau de la rébellion

Il étouffa ce grand Lyon,

40   Qui pour le dévorer était venu d'Espagne.

Depuis ses plus charmants ébats,

Ont été parmi les armées

À voir de bandes animées,

S'entreverser le sang au milieu des combats :

45   Car cet ennemi conjuré,

Qui depuis longtemps a juré

De ne laisser jamais ses voisins dans le calme,

Donnant à ses desseins cent visages divers,

A fait agir tout l'Univers

50   Pour dépouiller son front d'une si belle palme.

Mais ce miracle des mortels

Qui mille fois le jour m'oblige

A proclamer comme un prodige

La moindre des Vertus qui lui font des Autels ;

55   Par de moyens miraculeux

Prévit ses desseins frauduleux,

Et détourna si bien les coups de cet orage,

Que bien loin de l'effet qu'on s'en était promis,

Il tomba sur vos ennemis

60   Qui frémissent encor et de honte et de rage.

C'est ici, généreux Français,

Que l'honneur de votre patrie

Vous permet sans idolâtrie

D'adorer en lui seul le soutien de vos lois.

65   Voyez ce grand Astre d'amour

Ne reposer ni nuit ni jour,

Et pour vous acquérir une paix de durée,

Perdre tous ses plaisirs dans des soucis cuisants

Qui rendraient les sceptres pesants

70   Entre les fortes mains d'Atlas et Briarée.

Voyez votre nef se vanter

Que sur l'Empire de Neptune,

Malgré les vents et la Fortune

Il n'est rien dont l'effort la puisse épouvanter,

75   L'ennemi fuit à son abord,

Elle a de tous côtés le port,

La mer tout à l entour ne montre point de ride,

Jamais l'ancre ne fut en un si riche lieu,

Et cet illustre demi-Dieu

80   La boussole à la main la conserve et la guide.

Voyez vos ennemis domptés

En vos batailles signalées

Graver dessus leurs Mausolées

La valeur de celui qui les a surmontés.

85   Admirez que si l'Espagnol

N'eut pas voulu porter son vol

Sur les terres d'autrui, comme l'Aigle Romaine,

Les drapeaux que sur lui vous avez emporté,

Pourraient couvrir de tous côtés

90   Les stériles déserts de son petit domaine.

Admirez que dans le discord

Qui divise l'Europe entière,

Vous avez une ample matière

De mépriser les vents, et de dormir au port.

95   Qui dirait à voir vos ébats

Que dans de si sanglants combats

Les armes des François fussent intéressées ?

Si je n'avais le soin de prêcher en tous lieux

Qu'un grand esprit aimé des Dieux

100   Vous fait jouir en paix du fruit de ses pensées.

Puis tous d'une commune voix,

Faites retentir dans les nues

Combien ses vertus reconnues

Portent haut la splendeur du trône de vos Rois.

105   Tous les peuples que le Soleil

Éclaire de son teint vermeil

Tremblent épouvantés au seul nom de la France ;

Et l'orgueilleux tyran des hardis Ottomans,

Conserve dans ses documents

110   Plus cher que le Croissant son serment d'alliance.

Ce grand esprit portant ici

La valeur des peuples de Thrace,

Y porta le Mont de Parnasse,

Apollon et ses soeurs le suivirent aussi.

115   C'est là que quelquefois lassé

Du soin présent et du passé,

Il voit avec plaisir grimper mille poètes,

Et ne dédaigne pas, tant son coeur est humain,

D'ouvrir avec sa propre main

120   Des bouches qui sans lui demeureraient muettes.

J'ai su par un de mes courriers,

Que pour fuir l'ingratitude,

On voit des fruits de cette étude

Qu'on ne saurait payer avec mille lauriers.

125   L'un fait voir Hercule enchanté

Par les charmes d'une beauté

Négliger sa valeur ainsi que son épouse,

Et confesser enfin qu'être victorieux

Des monstres les plus furieux

130   Est moins que de dompter une femme jalouse.

L'autre nous monstre clairement

Dans la perte de Massinisse,

Que qui veut bâtir sur le vice

Éprouve tôt ou tard quel est ce fondement.

135   L'autre nous fait voir que l'amour

Dérobe le lustre et le jour

Aux belles actions d'un Empereur de Rome ;

Et l'autre nous montrant un Roi dans sa maison

Frustré de l'effet du poison,

140   Fait voir qu'est devant Dieu la sagesse de l'homme.

L'autre, du premier des Césars

Nous fit voir la fin déplorable,

Et combien il fut misérable

De ne mourir plutôt au milieu des hasards.

145   Ce Prince l'honneur des guerriers,

Le front couronné de lauriers,

Fut de la trahison la sanglante victime,

Dans les pompes du trône il trouva le tombeau,

Son favori fut son bourreau,

150   L'injustice son Juge, et la vertu son crime.

Mes yeux après ce coup fatal,

Firent l'office de mes bouches,

Et les âmes les plus farouches

Pâmèrent au récit d'un crime si brutal.

155   Tout l'Univers allait mourir

Quand le Ciel pour le secourir

Fit partir de ses mains un équitable foudre,

Les plaines de Philippes en virent les effets,  [ 1 Philippes : ville de Macédoine, fondée par Philippe II en 358 avent JC. Lieu où eu tlieu une bataille entre Octave et Antoine contre Brutus et Cassius.]

Tous les meurtriers furent défaits,

160   César y triompha qui n'était plus que poudre.

Jamais un plus beau châtiment

Ne tint la Justice occupée :

Jamais on ne vit son épée

Abattre de mutin plus équitablement.

165   Cet objet pleut tant à mes yeux,

Que j'arrête encore en ces lieux

Pour en voir le portrait sur ce fameux théâtre,

Où Brute et sa vertu confesseront en fin

Qu'à moins que d'un coup du Destin,

170   Un trône bien fondé ne se saurait abattre.

ACTE I

SCÈNE PREMIÈRE.
Brute, Straton, et deux Chefs de l'armée de Brute.

BRUTE.

Qu'un état est mal sain dans le siècle où nous sommes,

Lorsqu'il n'a pour soutien que le grand nombre d'hommes,

Dont les désirs divers par de divers efforts

Au lieu de l'affermir désunissent son corps.

175   Que je l'éprouve bien dedans cette aventure.

L'un désire la paix écoutant la Nature,

Qui lui dit que ses fils condamnés à mourir

Avec ce seul moyen se peuvent secourir.

L'autre moins résolu de survivre en esclave,

180   Déclame contre Antoine, et favorise Octave,

Comme si nos fureurs avaient pour leur objet

Le vice des Tyrans et non pas leur projet.

Bref il en est bien peu que le seul honneur pique,

Qui ne soient animez que pour la République,

185   Et qui puissent goûter avec tranquillité,

Que nous devons mourir pour notre liberté.

Je m'assure pourtant que nos Dieux tutélaires

Aiment trop l'équité pour nous être contraires,

Et pour ne pas punir l'insolent attentat

190   Que ces ambitieux ont fait sur notre État.

Il faut tout espérer d'une juste entreprise,

Si l'honneur la produit, le Ciel la favorise ;

Et l'on doit s'assurer d'être victorieux,

Quand le droit qu'on soutient est la cause des Dieux.

195   Les Dieux seuls sont nos Rois, jugeant qu'il n'est point d'homme,

Qui puisse mériter leur Lieutenance à Rome,

Depuis que le Soleil n'éclaire rien d'humain

Qui ne doive tribut à l'Empire Romain

J'adore leurs Décrets, et mon âme fléchie,

200   Se soumet seulement à cette Monarchie ;

Tout autre me déplaît, et mon aversion

Vient d'un raisonnement exempt de passion ;

Car un peuple soumis aux volontés d'un Prince

Se décharge sur lui des soins de la Province,

205   Néglige sa valeur, cache ses actions,

Content de s'acquitter des obligations ;

Parce que les exploits plus dignes de mémoire,

Honorant le seul chef, laissent l'auteur sans gloire ;

Qui voit après avoir vaillamment combattu,

210   Qu'un autre s'enrichit des fruits de sa vertu.

Au lieu que sous les lois de la Démocratie,

Chacun cherche l'honneur aux dépens de sa vie,

Assuré que toujours la générosité

S'y voit récompenser comme elle a mérité.

215   Puisqu'à ce doux état notre bonheur nous range,

Il faut mourir plutôt que de souffrir le change.

Ha ! Si tous les Romains combattaient comme vous,

Que notre République aurait un sort bien doux,

Et qu'on verrait bientôt les desseins et l'armée

220   De nos prétendus Rois se réduire en fumée.

Aussi la récompense égalant le bienfait,

Rendra dans peu de temps votre bonheur parfait.

I. CHEF.

L'honneur de vous servir contre la tyrannie,

Couronne les Romains d'une gloire infinie,

225   Dont le moindre rayon nous récompense assez,

Des soins de l'avenir, et des travaux passés.

BRUTE.

Allez donc dans le Camp, dites aux Capitaines,

Qu'on doit bientôt finir mes soucis et leurs peines,

Et que la liberté reprendra sa vigueur,

230   S'ils montrent au combat qu'ils en ont dans le coeur.

SCÈNE II.
Cassie, Brute, Titine.

CASSIE.

Résolu qu'aujourd'hui la bataille se donne ?

BRUTE.

Je crois que ce dessein ne déplaît à personne,

Et que les maux soufferts par le peuple Romain,

Nous prêchent qu'il vaut mieux aujourd'hui que demain.

CASSIE.

235   Il me semble pourtant que tout nous peut permettre,

Sinon de l'éviter, au moins de la remettre,

Puisque tous nos amis n'ont point de sentiments

Pour s'opposer jamais à nos commandements ;

Et que les Citoyens touchez de même envie

240   Déposent en nos mains le souci de leur vie.

BRUTE.

Un peuple va toujours, quelque aguerri qu'il soit,

À finir promptement les ennuis qu'il reçoit,

Aimant mieux pour trouver le repos désirable,

S'exposer aux dangers d'une fin lamentable,

245   Que de souffrir longtemps au milieu des travaux,

La funeste rigueur d'une suite de maux,

Juge si nos Romains exilez de leur terre,

Et déjà fatigués d'une si longue guerre,

Sachant que le combat la doit faire cesser,

250   N'ont pas d'ardents désirs de le voir commencer.

Que si pourtant leur voix témoigne le contraire,

Elle dément leur coeur de peur de te déplaire.

CASSIE.

Il n'est rien de forcé dedans tous leurs discours.

BRUTE.

Le mal a trop duré, rompons ici son cours.

255   Cherchons nous le profit, ou bien la vaine gloire

De triompher des morts après une victoire ?

Celle de ravager l'Empire des Romains,

Et de pouvoir agir avec cent mille mains ?

Non, un plus beau dessein nous fit prendre l'épée,

260   Nous voulons affranchir notre terre occupée,

Rétablir nos amis dans leur premier bonheur,

Et monter au degré d'un souverain honneur,

Puis que l'occasion s'en offre si propice,

Faisons voir aujourd'hui quelle est notre Justice,

265   Et que ses fiers tyrans percés de mille coups,

Assurent pour jamais nos libertés et nous.

CASSIE.

Dans un si beau dessein mon âme intéressée,

Par ton ressentiment explique ma pensée,

Tes désirs sont les miens, et celui d'être Roi

270   M'a toujours fait horreur aussi bien comme à toi ;

Je ne le puis souffrir, Nature la première

M'inspira cette haine avecque la lumière,

Ma raison la reçut, et depuis nos serments

En ont autorisé les justes mouvements :

275   Mais je ne sais pourtant si cette impatience

D'aller voir l'ennemi, n'a point de l'imprudence,

Et si précipitant le dessein du combat,

Nous ne reculons point le bien de notre État.

BRUTE.

Rome que ces meurtriers remplissent de carnage,

280   Nous demande secours, parle à notre courage,

Et nous pouvons bien voir aux plaintes qu'elle fait,

Que le retardement le rendrait sans effet :

Ne le différons plus, secondons son attente,

Ranimons aujourd'hui la liberté mourante,

285   Redonnons au pays la vigueur de ses lois,

Secourir promptement, c'est secourir deux fois.

CASSIE.

Ta résolution si digne de louange

Fait que contre mon coeur, ma volonté se range ;

Combattons donc, cher Brute, et dans le Champ de Mars,

290   Aussi bien qu'au Sénat, poignardons des Césars.

BRUTE.

Mes moindres mouvements feront toujours connaître,

Que je cherche à mourir pour n'avoir point de maître.

CASSIE.

Et les miens feront voir, quoi qu'il faille tenter,

Que ce bras n'est armé qu'afin de l'éviter.

BRUTE.

295   Adieu donc, l'heure presse, il faut que je m'en aille

Minuter en repos l'ordre de la bataille.

SCÈNE III.
Cassie, Titine.

CASSIE.

C'est bien contre mon coeur qu'avec si peu de mains,

Nous allons hasarder le salut des Romains :

Mais Brute en ses discours, a je ne sais quels charmes,

300   Qui forcent la raison à lui rendre les armes ;

Je consens au combat malgré mon sentiment,

Et je crains la rigueur d'un triste événement.

TITINE.

Les Dieux seront pour nous, s'ils sont pour la Justice,

Leur bonté ne saurait favoriser le vice,

305   Et j'espère aujourd'hui que tous nos différents

Rencontreront leur fin dans celle des tyrans.

CASSIE.

La cause la plus juste est bien souvent trompée,

Et j'en prends à témoin la perte de Pompée.

Ce n'est pas que mon coeur se forme de soupçons

310   Que nous n'obtiendrons pas ce que nous pourchassons ;

Mais alors qu'il s'agit de l'Empire de Rome,

Il est bien malaisé de ne point paraître homme,

Et dans l'État flottant de notre liberté,

L'assurance me semble une stupidité.

TITINE.

315   Pompée avait pour but d'assujettir l'Empire,

Et ce mauvais dessein lui fit avoir du pire.

CASSIE.

On ne l'a jamais su que par présomption.

TITINE.

Les Dieux dedans son coeur lisaient sa passion,

Rien ne se peut cacher à ces grandes lumières.

CASSIE.

320   C'est assez disputé sur ces vaines matières,

Il est temps de songer que nous devons ce jour

Faire voir des effets et de haine et d'amour.

SCÈNE IV.
Brute, son mauvais Génie.

BRUTE.

J'aurai la pointe droite, et ma cavalerie

Essuiera des traits la première furie,

325   Massala la doit suivre avec un peloton,

Qui sera soutenu par celui de Straton :

Et pour perdre en un jour tyrans et tyrannie ;

Mais qu'est-ce que je vois ?

LE GÉNIE.

C'est ton mauvais Génie,

Qui te vient avertir que dans fort peu de temps

330   Tu le pourras revoir parmi les combattants.

BRUTE.

Hé bien, nous t'y verrons, je veux combattre Octave,

Et faire d'un Roi feint un véritable esclave ;

Cassie aura la gauche, et le soin d'ordonner

Comme on s'y conduira quand il faudra donner.

335   Mais déjà le Soleil vient éclairer la terre

Pour commencer le jour qui doit finir la guerre ;

Allons voir nos Soldats, et mettre dans leurs coeurs

Le désir de mourir ou de vivre vainqueurs.

SCÈNE V.
Porcie, Brute.

PORCIE.

Tu vas donc au combat ?

BRUTE.

La liberté m'appelle,

340   Et je serais content de m'immoler pour elle,

Si je pouvais savoir ma Porcie en repos,

Loin des troubles que Mars

PORCIE.

Brise là ce propos,

Il choque ma vertu qui serait offensée

S'il était approuvé d'une seule pensée ;

345   Quoi ! Brute doute encor que mon affection

Ne soit pas au degré de la perfection :

Du repos loin de lui, sans qui même la vie

Ne saurait me durer que contre mon envie.

Ha ! c'est trop, et ce coup me touche plus le coeur,

350   Que la crainte de voir notre ennemi vainqueur.

La fille de Caton naquit parmi les armes,

Les horreurs des combats ont pour elle des charmes ;

Et son repos s'y trouve ainsi qu'en tous les lieux,

Où Brute lui paraît favorisé des Dieux.

355   Que le Ciel conjuré se range pour Octave,

Que le peuple Romain demande d'être esclave,

Que par ces changements l'espoir te soit ôté,

De rétablir jamais l'antique liberté.

Qu'après être bannis de notre chère terre,

360   Tout l'Empire assemblé nous déclare la guerre,

Et que tous les malheurs accompagnent nos pas,

Si je suis avec toi, je ne me plaindrai pas.

BRUTE.

Que percé de cent coups au milieu des batailles,

Le vainqueur insolent m'arrache les entrailles ;

365   Si tu vis pour chanter l'honneur de mon trépas,

Fut-il plus violent, je ne me plaindrai pas.

PORCIE.

Que nos cruels Tyrans par de nouvelles gênes

Portent au plus haut point leur rigueur et mes peines ;

Si je puis par ma mort t'exempter du trépas,

370   J'en atteste le Ciel, je ne me plaindrai pas.

BRUTE.

Si je pouvais trouver dans le sort de la guerre,

Avecque ton repos celui de notre terre,

Dussé-je, pour un seul, souffrir mille trépas,

Je serai satisfait, et ne me plaindrai pas.

PORCIE.

375   Quand Rome reprendrait cette grande puissance

Qui rangea l'Univers sous son obéissance,

Si nous devions ce bien à la fin de tes jours,

Ne pouvant pas mourir, je me plaindrai toujours.

Ne me commande pas de conserver la vie,

380   Si notre malheur veut qu'elle te soit ravie,

Ici l'obéissance excède mon pouvoir,

Et la nécessité m'enseigne mon devoir ;

Oui, Brute, ton trépas rend le mien nécessaire,

Soit pour me délivrer des mains de l'adversaire,

385   Soit pour ne faire pas un prodige nouveau,

Laissant durer un corps dont l'âme est au tombeau,

Ou bien pour te montrer que cessant d'être libre,

La fille de Caton perd le pouvoir de vivre.

BRUTE.

Tant de rares vertus auraient bien mérité

390   Dans un siècle plus doux un sort plus arrêté ;

Si la raison savait balancer toutes choses,

Jamais aucun souci n'eût approché tes roses,

Et toujours les douceurs de mille doux plaisirs

Eussent charmé tes sens, et passé tes désirs ;

395   J'espère toutefois qu'une bonté suprême

Réserve à nos travaux cette faveur extrême.

Qu'un jour victorieux et triomphants des Rois,

Rome nous nommera protecteurs de ses lois,

Alors tous nos malheurs auront trouvé leur terme,

400   Alors notre repos n'aura rien que de ferme,

Alors ne craignant plus pour notre commun bien,

Jamais mon sentiment ne choquera le tien,

Alors les Dieux bénins, pour nous combler de joie,

Ne feront à nos jours qu'une trame de soie,

405   Et quand leur providence en coupera le cours,

Nos noms et nos vertus demeureront toujours.

Cependant, mon cher coeur, permets que je m'en aille

Disposer mes soldats à donner la bataille,

L'heure me presse, adieu.

PORCIE.

Va donc, mon cher souci,

410   Certain que si tu meurs je veux mourir aussi.

SCÈNE VI.
Porcie, sa Compagne.

PORCIE.

Donques les bras croisez en ce malheur extrême

Je me vois sans rougir différente à moi-même ?

Doncques ma lâcheté m'ôte le souvenir

Que Brute ce héros vient de m'entretenir !

415   Arrêtez-vous mes pleurs, son adorable image

Vient défendre à mes yeux de vous donner passage,

Et vous, tristes soupirs, témoins de mon souci,

Cédez à la vertu qui vous bannit d'ici,

Mais non, n'écoutez point ma requête importune,

420   La vertu se plaindrait en pareille fortune.

Je vois tout ce que j'aime en danger aujourd'hui,

Brute et la liberté qui ne vit plus qu'en lui ;

Toutefois bannissons ce mouvement de femme,

Ma naissance suffit pour instruire mon âme,

425   En vain irais-je ailleurs rechercher un patron,

C'est assez que je suis la fille de Caton,

Sus donc faisons paraître à nos troupes fidèles

Que je brûle d'ardeur de combattre pour elles,

Et qu'avec son portrait mon père a mis en moi

430   Un désir violent de n'avoir point de Roi ;

Montrons que dans le choc des plus rudes alarmes

Je sais verser du sang aussi bien que des larmes,

Allons braver la mort au camp des ennemis,

Et vengeons aujourd'hui les maux qu'ils ont commis :

435   Il ne m'importe point d'obtenir la victoire,

Mon sort est assez beau, je n'ai que trop de gloire

Pourvu que combattant pour le peuple Romain

Je meure comme Brute une épée à la main :

Toi ne traverse point ce conseil salutaire,

440   Aussi serait-ce en vain qu'on m'en voudrait distraire,

Il est grand, il est juste, et selon la saison.

LA COMPAGNE.

Mais vous ne dites pas qu'il choque la raison,

Madame, modérez cette bouillante rage,

Pour mieux voir le danger où votre esprit s'engage :

445   Quoi ! Sommes-nous tombés en de si faibles mains,

Que vous n'espériez rien du salut des Romains ?

Brute aurait-il perdu son courage héroïque ?

Et ne pourrait-il rien pour notre République ?

Non, il est toujours Brute, et comme ses parents,

450   Il ne s'arme jamais sans chasser des Tyrans ;

J'espère quant à moi qu'il aura la victoire,

Mais votre grand dessein que sert-il à sa gloire ?

Et si l'exécutant vous rencontriez la mort,

N'aurait-il pas sujet de blâmer votre effort ?

PORCIE.

455   On peut bien sans mourir suivre cette entreprise.

LA COMPAGNE.

Mais si Brute mourait, et que vous fussiez prise,

Que tout fut en butin aux Tyrans inhumains,

Quel regret auriez-vous de vous voir en leurs mains ?

Et sans pouvoir mourir vous savoir condamnée,

460   D'être dans votre ville en triomphe menée ?

Le penser seulement me fait trembler d'horreur,

Pour gauchir cet écueil, calmez votre fureur.

Madame et si le Ciel vous donne du courage,

Témoignez-en la force à brider votre rage :

465   Endurez sans vous plaindre, et que jamais vos pleurs,

Ni votre désespoir m'expriment vos douleurs :

C'est la lice d'honneur où la vertu s'éprouve,

Et le port plus certain où le repos se trouve :

Outre que si le Ciel vous maltraite aujourd'hui,

470   Vous aurez plus de droit de vous plaindre de lui.

PORCIE.

En fin à tes raisons ma fureur diminue,

Comme aux rais du Soleil l'épaisseur d'une nue,

Je me laisse emporter à tout ce que tu veux,

Allons à Jupiter faire offre de nos voeux :

475   Et si nous le trouvons encor inexorable

À soulager les maux d'un peuple misérable

Je sais depuis longtemps quel sera mon devoir,

Mais qu'un courroux sied mal lors qu'il est sans pouvoir !

ACTE II

SCÈNE PREMIÈRE.
Marc Antoine, Lucille, et deux de ses Chefs.

MARC ANTOINE.

Puis que c'est aujourd'hui qu'un destin favorable,

480   Nous promet de venger ce crime détestable,

La mort du grand César, le Phoenix des guerriers,

Prodiguons notre sang pour gagner des lauriers,

Montrons à ce héros dans sa béatitude,

Que nous voulons mourir exempts d'ingratitude,

485   Et que jamais la paix n'éteindra nos combats,

Que plutôt on n'ait mis tous ses meurtriers à bas.

Quand Rome verserait un océan de larmes,

Qu'un deuil perpétuel ternirait tous ses charmes,

Et que ses Citoyens n'y sauraient plus rien voir,

490   Que de tristes objets couverts d'un crêpe noir,

Ce serait lâchement honorer la mémoire

De ce grand demi-Dieu qui la comblait de gloire,

Qui maintenait la paix dans un si vaste corps,

Et parmi les plus grands des merveilleux accords.

495   En vain nos conjurés vantant la République,

Taxent la Royauté d'un pouvoir tyrannique.

Il est vrai qu'un État qui se veut agrandir

Contre la Royauté, se doit toujours raidir :

Mais lors qu'il ne peut plus étendre son Empire,

500   Il faut qu'à ce bonheur tout son effort aspire,

Comme le seul qui peut maintenir son pouvoir,

Et contenir les grands aux termes du devoir.

Que si l'ambition dans son impatience

Par un ingrat effort foule cette puissance,

505   Dés l'heure il est perdu, son bras devient perclus ;

Et cessant d'obéir, il ne commande plus.

Notre Rome à ce point avait besoin d'un maître

Et les événements nous le font bien connaître,

Les peuples rebellez depuis cet attentat

510   Démembrent tous les jours les biens de son État :

Et comme nos désirs, nos forces divisées,

Leur rendent contre nous les victoires aisées.

Ha ! Brute déloyal, qu'avec peu de raison

Tu fondas le projet de cette trahison :

515   Tu devais dire au moins la cause de ta plainte,

La bonté de César l'aurait bientôt éteinte,

Et ton ressentiment eut été satisfait,

Sans faire voir au jour un si semblable effet,

Tu pouvais disposer de toute sa puissance,

520   Il n'eût jamais pour toi que de la complaisance ;

Même jusqu'à ce point, qu'après mille forfaits

On te pouvait nommer l'objet de ses bienfaits :

Et tu meurtris encor ce Prince débonnaire,

Qui t'appelant son fils, se montrait plus que père :

525   Et regarde couler ce beau sang sans effroi,

Alors que ton poignard en rougissait pour toi.

Ô temps ! ô meurs ! ô Dieux peu révérés dans Rome !

Ô crime d'un Démon bien plutôt que d'un homme !

Les autres conjurés, ont-ils eu moins de tort ?

530   César les a sauvez, il nous donnent la mort ;

Semblables aux serpents qu'on voit en la Libye,

Qui tuent en naissant les auteurs de leur vie.

Ha lâches ! si le Ciel a quelque soin de nous,

Vous saurez ce que peut sa haine et mon courroux.

535   Il n'a point fait de loi contre l'ingratitude,

Car la punition n'en peut être assez rude :

Mais pourtant je ferai par mes inventions

Un juste châtiment de cent punitions.

Jamais les Dieux n'ont vu vengeance plus entière,

540   Ma fureur s'éteindra plus tard que la matière ;

Les mânes de César en seront satisfaits,

Mais il est déjà temps de passer aux effets.

Sus donc, braves Romains, chers enfants de Bellone,

Si vous voulez gagner l'honneur d'une Couronne,

545   Secondez mon dessein, qui juste autant que beau,

Même après notre mort, nous sauve du tombeau.

I. CHEF.

Nous n'avons pas plutôt résolu de vous suivre,

Que de venger César ou de cesser de vivre,

Ainsi ne craignez pas qu'on ne juge aujourd'hui

550   Qu'encore après sa mort nous combattons pour lui.

II. CHEF.

Les effets feront voir aux dépens de ma vie,

Que mon coeur à ce bras inspire même envie,

César mérite bien de voir venger ses coups,

Et qu'on meure pour lui, puisqu'il est mort pour nous.

III. CHEF.

555   Brave et vaillant César, dont la mort avancée

Ne m'entretient jamais sans blesser ma pensée ;

Tu connaîtras bientôt le dessein que j'ai fait,

D'affronter les dangers pour te voir satisfait.

MARC ANTOINE.

Mon coeur après cela ne voit rien qu'il ne brave.

SCÈNE II.
Marc-Antoine, le Medecin d'Octave.

MARC ANTOINE.

560   Mais que voudrait de nous le médecin d'Octave,

Son mal depuis hier serait-il augmenté ?

UN DE LA SUITE D'ANTOINE.

Je viens de le quitter en meilleure santé.

LE MÉDECIN.

Si quelque bon succès nourrit ton espérance,

Change la désormais en parfaite assurance,

565   Je te viens annoncer de la part des Destins,

Que les Dieux sont pour nous, et contre ces mutins.

Pendant l'obscurité de la nuit précédente

Je rêvais dans mon lit sur la guerre présente,

Attendant doucement qu'un sommeil gracieux

570   M'eut ouvert le repos en me fermant les yeux,

Quand tout à coup l'éclat d'une grande lumière

A brillé dans ma tente, et frappé ma paupière,

Pour en dépeindre ici les plus petits rayons,

Je n'ai dans mes discours que des faibles crayons ;

575   Il suffit que les feux les plus beaux de la terre,

Les éclairs lumineux qui partent du tonnerre,

Le céleste flambeau qui donne la clarté,

Au pris de celle-là ne sont qu'obscurité ;

Je n'ai pas plutôt vu cette flamme imprévue,

580   Que j'ai senti mourir l'usage de la vue,

Ma langue s'est nouée, et tous mes sens perclus

Ont exprimé l'état d'un homme qui n'est plus :

Mon esprit toutefois exempt de cette crainte

Au milieu des rayons, dont ma tante était peinte,

585   A vu la Majesté d'une troupe de Dieux,

Et connu par ces mots, comme l'on parle aux Cieux,

« Amis du grand César vos victoires sont prêtes,

Le Ciel est sur le point de couronner vos têtes,

Et redonner la vie à l'Empire Romain,

590   Cependant leurs décrets qui n'ont rien que de grave

Pour détourner les maux qui menassent Octave,

Veulent qu'au Camp d'Antoine on le porte demain. »

La fin de ces discours a chassé ces lumières,

Et remis dans mes sens leurs faussetés premières,

595   Leur laissant toutefois quelque ravissement

Dans la réflexion de cet événement ;

Reçois donc cet avis, et que ton âme instruite

Donne une loi certaine à ta sage conduite.

MARC ANTOINE.

Il est trop important pour être à négliger,

600   Allons, le temps est court, il le faut ménager.

SCÈNE III.
Brute, ses Soldats.

BRUTE.

Enfin, braves Romains, voici l'heure opportune

Qu'on doit voir la Vertu surmonter la Fortune,

Et qu'il faut témoigner et de coeur et de mains,

Qu'on nous donne à bon droit le titre de Romains ;

605   Voici le jour heureux que l'on doit voir bannie

Par la mort du Tyran l'infâme tyrannie,

Et qu'un chacun de nous doit porter dans le sein

L'espoir de triompher en un si beau dessein :

Car si le seul effort de maintenir sa gloire

610   Fait même dans la mort rencontrer la victoire,

Nous devons aujourd'hui l'espérer beaucoup mieux,

Puis que nous combattons pour Rome et pour ses Dieux.

Quoi Rome endurera qu'un homme la maîtrise ?

Elle à qui l'Univers a rendu sa franchise,

615   Et nous ses Citoyens qu'elle fit naître Rois,

Suivrons un Empereur et de nouvelles lois ?

Mourons, mourons plutôt que d'encourir ce blâme,

La mort n'a rien de dur que ce qu'elle a d'infâme.

Un corps exténué, dont la pâle couleur

620   Représente à nos yeux l'image du malheur ;

Les habits et les pleurs d'un ami pitoyable,

A de timides coeurs la rendent effroyable :

Mais comme avec raison on blâmerait la peur

Qu'un homme concevrait pour un masque trompeur ;

625   C'est exposer son âme à des justes censures,

De craindre de mourir pour des larmes futures.

La mort est naturelle, et je ne pense pas

Qu'on ne souffre en naissant comme on souffre au trépas ;

Encore notre mort doit être moins à craindre,

630   Qui nous laisse un renom qui ne se peut éteindre.

Celui-là vit toujours parmi les gens d'honneur,

Qui meurt en combattant pour le commun bonheur ;

Imitons en cela nos valeureux ancêtres,

Que Rome a vu mourir pour n'avoir point de maîtres :

635   Et celui qui domptant la Nature et les Rois,

Immola ses enfants à l'honneur de nos lois.

C'est un trop haut dessein pour la puissance humaine,

De soutenir le vol de notre Aigle Romaine ;

Rome donne des lois, et n'en peut recevoir,

640   De peur que la vertu n'y perde son pouvoir :

Car un peuple abattu sous un honteux servage

Relâche tous les jours de l'ardeur du courage :

Et comme le lion qui se laisse enchaîner,

Il perd dedans les fers le soin de dominer.

645   Je tire aussi de là l'espérance certaine

De nous voir aujourd'hui maîtres de cette plaine,

Puisque tous les Romains qui voudraient l'empêcher

Sont esclaves, chétifs, et prêts à se cacher :

Outre que les exploits presque au delà de l'homme

650   Se sont faits seulement en combattant pour Rome ;

Car les Dieux qui l'ont mise en leur protection

Assistaient les auteurs dans leur affection.

Mais depuis que l'orgueil a bouffi le courage

De ceux qui pouvant tout, ont voulu davantage,

655   Et fait qu'encontre Rome ils se sont rebellés,

On n'en a jamais vu des actes signalés,

Sinon quand de nos Dieux la sagesse suprême

Arma leurs propres mains pour se défaire eux-mêmes ;

Et que dans ce combat si triste et si mortel

660   L'un d'eux fut la victime, et Pharsale l'autel :

Car lors pour épargner les coups de notre épée

Le Ciel fit que César nous sauva de Pompée,

Sachant que son orgueil après un tel effort

Le précipiterait dans les mains de la mort,

665   Et que contre ceux-ci nos forces reposées

Pourraient trouver après des routes plus aisées.

Mais je raisonne en vain, que sert-il de parler ?

Vous courez au combat, vous y voulez voler ;

Et malgré les efforts des troupes infidèles,

670   Éteindre dans leur sang le feu de nos querelles,

Sachant qu'un brave coeur ne peut jamais périr

Dedans le beau dessein de vaincre ou de mourir.

Et bien, allons amis, certains que notre gloire

Remplira l'Univers après cette victoire,

675   Si tous d'un même accord nous y voulons courir

Avec ce beau dessein de vaincre ou de mourir,

Le Démon qui régit le sort de notre Empire,

Ne souffrira jamais que nous ayons du pire,

Et de tout son pouvoir nous viendra secourir,

680   Si nous avons dessein de vaincre ou de mourir ;

Les voeux que le Sénat pousse en cette occurrence

Verront récompenser leur sainte violence,

Et tant de pleurs qu'il verse enfin pourront tarir,

Si nous avons dessein de vaincre ou de mourir,

685   Que si trop longuement je parle en cette sorte,

C'est l'amour du pays qui me presse et m'emporte,

Résistons lui pourtant, et sans plus discourir,

Qu'il agisse au dessein de vaincre ou de mourir.

I. CHEF.

Quand le ressentiment des libertés ravies

690   Ne nous forcerait pas à prodiguer nos vies,

Ton discours sur mon coeur a fait un tel effort,

Qu'il me tarde déjà d'être vainqueur ou mort.

II. CHEF.

De moi quelques succès que le Ciel nous prépare,

La constance toujours me servira de phare,

695   Et malgré les écueils je trouverai le port

Dans cet ardent désir d'être vainqueur ou mort.

III. CHEF.

Vos désirs sont les miens après ce qu'a dit Brute,

Il n'est rien que je n'ose et que je n'exécute ;

L'honneur, la liberté, Rome, l'État mal sein,

700   Tout nous porte aujourd'hui dans un si beau dessein.

BRUTE.

Je vois ces lâches coeurs qui rougissent de honte,

D'avoir de leur honneur tenu si peu de compte ;

Mais il est déjà temps que chacun à son rang

Aille faire rougir ses armes de leur sang.

SCÈNE IV.

PORCIE.

705   Démons qui conduisez l'ordre des Destinées,

Si Rome doit fléchir sous le joug des tyrans,

Commandez à la mort de trancher mes années,

Ou me donnez le coeur d'imiter mes parents.

Rome qui commandais ce que le monde enserre,

710   Voudrais-tu subsister après cet accident ?

Abîme toi plutôt au centre de la terre,

Cet effort généreux te sauve en te perdant.

Démoli les autels de ces Dieux de fumée,

Que leurs Temples brisés témoignent aux Neveux

715   Qu'après avoir en vain leur force réclamée,

Tu sus venger au moins la perte de tes voeux.

Tyrans présomptueux dont l'audace effrontée

S'efforce d'usurper un bien si précieux,

Vous courez obstinés au feu de Prométhée,

720   Qui doit faire rougir vos coeurs ambitieux.

Et moi dois-je douter qu'après un coup si rude

Rien me puisse empêcher de courir à la mort,

Si mon père fuyant la même servitude

Malgré tous ses soldats fut maître de son sort.

SCÈNE V.
La Compagne, Porcie.

LA COMPAGNE.

725   Madame, en cet instant tous les Soldats en armes

Commencent le combat qui doit finir vos larmes ;

On n'entend rien que cris et que gémissements,

Vous diriez que le Ciel confond les éléments :

Les traits volants en l'air par un confus rencontre

730   Empêchent le Soleil de voir ce qu'il nous monstre :

Déjà venus aux mains, les nôtres plus hardis

Témoignent d'être encor ce qu'ils furent jadis,

S'il vous plaît de les voir, vous le pourrez sans peine,

Du haut de ce rocher qui commande à la plaine,

735   J'en viens tout maintenant pour vous en avertir,

Croyant que cet objet vous pourrait divertir.

PORCIE.

Observez sans danger l'ordre des deux armées,

Par la haine et l'honneur au combat animées,

C'est un plaisir fort doux dans un coeur arrêté,

740   Qui voit sans intérêt l'un et l'autre côté :

Mais représente toi la course vagabonde

D'un vaisseau que deux vents ballottent dessus l'onde,

Et tu verras l'état d'un courage offensé,

Qui dans l'un des partis se trouve intéressé ;

745   Suivant que l'ennemi s'avance ou qu'il recule,

Tantôt la peur le glace, ore l'espoir le brûle,

Il attaque, il défend, et pour ferme qu'il soit,

Il est aussi flottant que le combat qu'il voit.

LA COMPAGNE.

Un esprit du commun pourrait souffrir à l'heure ;

750   Mais le vôtre, Madame, a la trempe meilleure,

Outre que s'il faut croire aux promesses des Dieux,

Vous verrez aujourd'hui Brute victorieux.

PORCIE.

Les Dieux me sont suspects depuis que leur colère

En faveur d'un tyran arma contre mon père ;

755   Allons y toutefois, et par nos actions

Témoignons qu'un grand coeur dompte ses passions.

ACTE III

SCÈNE PREMIÈRE.
Cassie, Titine, Pindare, Demetrie.

CASSIE.

C'en est fait, chère Rome, il faut rendre les armes,

Et tâcher d'épargner ton sang avec tes larmes ;

Il faut s'humilier aux pieds d'un Empereur,

760   A ce nom seulement je frissonne d'horreur :

Mais quoi le sort le fait, ce grand maître des choses

Veut voir ton changement dans ces métamorphoses ;

Fléchi donc, grande Reine, et ne t'offenses pas

D'un conseil que je donne, et que je ne prends pas,

765   Mon dessein y résiste, et je veux mourir libre,

Puis qu'il plaît au Destin que je cesse de vivre ;

Mais après un échec si grand et si fatal

N'idolâtre jamais les auteurs de ton mal,

Témoigne leur plutôt qu'il n'est rien de si rude

770   Que le joug insolent qui fait ta servitude ;

Et peut-être qu'un jour Brute ressuscité

Te rendra le bonheur avec la liberté :

Et vous, mes chers amis premiers dans mon estime,

Montrez en cet endroit que l'honneur vous anime,

775   Et que l'injuste effort d'un insolent vainqueur

Ne vous a pas ôté la force ni le coeur :

Mais surtout que la foi que vous m'avez jurée

Au delà du bonheur peut porter sa durée,

Je ne désire pas que vous trempiez vos mains

780   Dans le barbare sang de nos tyrans Romains :

Je ne demande pas que vous alliez en Thrace

Pour refaire une armée, et choquer leur audace ;

Ce serait vainement heurter contre le sort,

Mais je veux seulement qu'on me donne la mort,

785   C'est par cette action que je dois reconnaître

Qui de vous aime mieux le salut de son maître :

Comment à ce discours vous changés de couleur.

TITINE.

C'est trop précipiter un extrême malheur,

Que sait-on si le Ciel à Brute favorable,

790   Vous réserve à tous deux un sort plus honorable ?

CASSIE.

Mais d'ailleurs que sait-on si mort comme vaincu

Il ne me blâme point de l'avoir survécu ?

TITINE.

Ces soupçons éclaircis j'offre vous satisfaire,

Cependant laissez moi le soin de cet affaire,

795   Je m'en vais dans son camp, et si je ne meurs pas

Vous apprendrez bientôt sa vie ou son trépas.

CASSIE.

Tu hasardes beaucoup.

TITINE.

Nul danger n'épouvante

Ceux qui sont pour Cassie et pour Rome mourante.

PINDARE.

J'approuve ce conseil.

DEMETRIE.

Et je l'estime aussi.

CASSIE.

800   Va donc, mais souviens toi que je t'attends ici.

TITINE.

La mort seule pourra me fermer le passage.

CASSIE.

J'estime fort Titine, il est vaillant et sage,

Mais cependant gagnons le haut de ce rocher,

Pour mieux voir si quelqu'un nous voudrait approcher.

SCÈNE II.
Brute, et deux autres.

BRUTE.

805   Les Tyrans sont vaincus, et notre chère terre

Va trouver son repos dans la fin de la guerre ;

Un injuste dessein ne se peut maintenir,

Les Dieux sont bien cléments, mais ils savent punir :

Jusqu'ici nos Tyrans enflés de vaine gloire,

810   Ont cru de gagner tout avec cette victoire,

Et nos pauvres Romains non sans grande raison,

Ont cru de rencontrer chez eux une prison :

Mais aujourd'hui le Ciel pour terminer nos plaintes,

Rabat leur espérance, et dissipe nos craintes.

815   Octave dans son lit a trouvé le tombeau,

Indigne qu'il était d'un traitement plus beau ;

Et la plupart des siens étendus sur la poudre,

Ont cru que Jupiter nous aidait de sa foudre.

Cassie a...

I. CHEF.

L'un des siens s'en vient parler à vous.

SCÈNE III.
Brute, Titine.

BRUTE.

820   Les tyrans sont vaincus.

TITINE.

  Ils sont vainqueurs pour nous.

BRUTE.

Ô Dieux justes et bons ! Est-ce donc la coutume

De ne goûter jamais de bien sans amertume ?

Mais Cassie...

TITINE.

Il attend après votre secours,

BRUTE.

D'où provient ce malheur, fais nous en le discours.

TITINE.

825   Soudain que le signal fit partir nos armées,

On les vit pêle et mêle au combat animées ;

Car l'honneur excité par le feu du courroux,

Les faisait à l'envi précipiter aux coups :

Notre chef le premier au milieu de la presse

830   Étale sa valeur, signale son adresse :

L'ennemi voit par tout des effets de son bras,

Et la mort suit toujours la trace de ses pas ;

Chacun à son exemple allume son courage,

Avec tant de ferveur, qu'il va jusqu'à la rage.

835   L'ennemi s'en étonne, et son esprit en deuil

Tremble que ses desseins ne trouvent un écueil :

La mort vole partout, le sang avec les larmes

En mille endroits divers se mêle en ces alarmes.

Tout frémit, tout se plaint, les morts et les blessés,

840   Gisent confusément l'un sur l'autre entassés.

Dans ce sanglant carnage ici l'un s'évertue

D'arracher de son corps la flèche qui le tue,

Et là l'autre retient par de faibles efforts

Son sang que mille coups font sortir de son corps.

845   Nous nous vantions déjà d'une heureuse victoire,

Quand l'ennemi fâché de voir perdre sa gloire,

Et de se voir presser avec tant de fureur,

Rallume dans le sang sa première vigueur :

Ce fut lors que la mort en mille endroits pressée

850   Se craignit elle même, et fut souvent blessée.

Ce fut lorsque l'Enfer fit voir en abrégé

Ce qu'il a de plus noir et de plus enragé.

Ce fut lorsqu'on craignit que le Ciel en colère

Voulut noyer de sang l'un et l'autre hémisphère,

855   Et que Bellone même hérissant ses cheveux

Arrêta sa fureur pour recourir aux voeux :

L'assurance et la peur à travers la fumée

Repassèrent cent fois de l'une à l'autre armée,

Et la victoire errant en ce danger mortel

860   Douta qui resterait pour lui faire un autel.

Fort longtemps ce combat dura de cette sorte,

Sans que l'un soit vainqueur, ni que l'autre l'emporte :

Mais en fin nos soldats se sentant fort pressés,

Et des premiers efforts extrêmement lassez :

865   Malgré tous les conseils que notre chef leur donne

Laissent choir en fuyant leur première Couronne,

L'ennemi les poursuit, et peint avec leur sang,

En mille, en mille endroits la honte sur leur flanc,

Jusqu'à ce que craignant qu'ils tournassent visage,

870   Et que le désespoir leur rendit le courage,

Antoine commanda que l'on se retirât,

Content d'avoir gagné la place du combat :

Cassie craint depuis qu'une même aventure

Vous ait fait dans le sang trouver la sépulture,

875   Ou que pour échapper aux tyrans des Romains,

Vous ayez contre vous armé vos propres mains :

C'est pourquoi son esprit touché de même envie,

A destiné ce jour pour la fin de sa vie ;

Et si vous désirez d'avancer son trépas,

880   Il faut partir bientôt, et marcher à grands pas.

BRUTE.

La nonchalance ici serait bien criminelle.

TITINE.

Je m'en vais lui porter cette heureuse nouvelle.

BRUTE.

Nous te suivrons de prés, je vois dans ce malheur

Que jamais le plaisir ne va sans la douleur,

885   Je ne crains pas pourtant que l'ennemi se vante,

Ni que pas un de vous en prenne l'épouvante ;

Puisqu'en comparaison de la perte qu'il fait

La nôtre médiocre est un gain en effet,

Mais il est déjà temps que j'aille vers Cassie,

890   Remettant à tantôt l'heure de voir Porcie.

SCÈNE IV.
Cassie, Pindare, et Demetrie.

CASSIE.

Quoi, je vois l'ennemi qui s'en vient à grands pas,

Et vous voulez encor différer mon trépas ?

Vous n'aimâtes de moi que ma bonne fortune,

Car depuis mon malheur, ma voix vous importune ;

895   Le soin de m'obéir ne vous semble plus cher,

Et vous êtes pour moi plus durs que ce rocher :

Ingrats à quel dessein, est-ce pour me remettre

Es mains de l'ennemi, et me donner un maître ?

PINDARE.

Vous soupçonnez à tort notre fidélité,

900   Mais ce trépas me semble un peu précipité,

Titine...

CASSIE.

Ha ! Ce seul nom m'est un sujet de rage,

PINDARE.

Qui reviendra bientôt calmera cet orage.

CASSIE.

Je l'ai précipité dans l'excès du danger,

Mais bientôt par ma mort il se verra venger.

905   Sus donc, ne tardez plus, contentez mon envie,

Vous me tuez cent fois en me donnant la vie.

Quoi, vous baissez les yeux, mouvements imparfaits,

Demetrie, Pindare, où sont donc mes bienfaits ?

Je vous ai rendus francs, et votre ingratitude

910   Me veut laisser croupir dedans la servitude,

Insensibles, cruels, pour être malheureux,

Ne suis-je plus en droit de dire je le veux ?

PINDARE.

Devoirs, faveurs, bienfaits, liberté redonnée,

Venez vous présenter à mon âme obstinée ;

915   Chassez ces mouvements de tendresse et d'amour,

Et que l'obéissance y domine à son tour.

Mes voeux sont exaucés, cher maître je vous cède,

Et puisque votre bien dépend de ce remède ;

Quoi que ce lâche coeur y souffre du combat,

920   Je veux être meurtrier pour n'être pas ingrat :

Mais si dans votre esprit la pitié trouve place,

Jusques après cela ce qu'il faut que je fasse,

Et de combien de morts pour une seule mort

Cet acte me prépare à ressentir l'effort,

925   Faire mourir celui de qui je tiens la vie,

Qui seul peut affranchir notre Rome asservie,

Que je perde celui que la faveur de Mars

A mille fois sauvé du milieu des hasards :

Et bref qu'en un moment je défasse un ouvrage,

930   Que des siècles ont fait pour honorer notre âge,

Mon maître, mon Seigneur, seul appui du pays,

Ha ! Que je suis brutal si je vous obéis.

CASSIE.

Tous ces faibles discours offensent mon courage,

Ici l'amour me nuit, et la pitié m'outrage,

935   Si toutefois on peut donner des noms si saints

Au profane mépris qui choque mes desseins,

Pindare tu me hais en m'aimant de la sorte,

Je ne saurais survivre à la liberté morte :

Ouvre moi l'estomac, mais tu jettes ce fer

940   Qui me devrait ouvrir la porte de l'Enfer,

Peut-être que ta lame aux ennemis fatale

Frappant contre un ami, craint d'être déloyale ;

Si c'en est le sujet, pousse la hardiment,

Tu m'as fait ennemi par ton retardement :

945   Mais pour ne pas troubler ton visage ordinaire,

Tien, voici ce poignard qui t'offre de le faire,

Aussi depuis longtemps choisi pour ce dessein,

Il en serait jaloux s'il ne m'ouvrait le sein.

DEMETRIE.

Puis-je voir achever un acte si barbare ?

CASSIE.

950   Ne diffère donc plus brave et sage Pindare,

Il a rougi du sang du tyran des Romains,

Lorsque dans le Sénat il mourut par nos mains.

PINDARE.

Puis que dans ce dessein votre âme est obstinée,

Et que je dois céder à cette Destinée,

955   Ce coup en vous perçant me va percer le coeur.

CASSIE.

Adieu, ne suis jamais le parti du vainqueur.

PINDARE.

Que dois-je devenir après une aventure,

Dont l'effroyable objet fait trembler la Nature ?

Faut-il que ce poignard après un tel forfait

960   Laisse encore durer le meurtrier qui l'a fait ?

Oui, qu'il vive l'ingrat, puisqu'une mort soudaine

Pour expier son crime aurait trop peu de peine,

Qu'il vive, mais vivant que ses cuisants remords

L'exposent tous les jours à de nouvelles morts.

DEMETRIE.

965   Je veux céder au temps, et tarissant mes larmes

Porter aux ennemis ces malheureuses armes,

Peut-être cet objet disposera leurs coeurs

À n'user pas sur moi du pouvoir des vainqueurs.

SCÈNE V.

TITINE.

Pourrait-on justement m'accuser de paresse ?

970   Mais d'où vient que je tremble et que le poil me dresse ?

N'avons nous pas encor de quoi braver le sort,

Puis que Brute est vainqueur, quel est cet homme mort ?

Sans doute un malheureux qui blessé dans la plaine

S'est traîné jusqu'ici pour y finir sa peine :

975   Voyons-le de plus prés, ô trop injustes Dieux !

Quel déplorable objet montrez-vous à mes yeux !

Cassie est-ce donc vous que la mortelle Parque

Vient de précipiter dans l'infernale barque ?

Ô rage ! ô désespoir témoins de ce forfait !

980   De grâce apprenez moi qui le peut avoir fait :

Mais quoi je les connais ces âmes mercenaires,

Ces lâches affranchis, ces cruelles vipères,

Pour gagner le tyran qu'ils croyaient absolu,

Ont achevé ce coup sans qu'il l'eut résolu.

985   Ha traîtres ! Si César n'est pas déraisonnable,

Il punira sur vous ce meurtre abominable :

Le bien qu'il doit tirer de votre trahison

Ne l'empêchera pas d'en avoir sa raison :

Pour moi dont le départ facilita ce crime,

990   Je veux à ma fureur me choisir pour victime,

Afin que mon esprit justement affligé

Ne me reproche pas de ne m'être vengé,

Et qu'on puisse trouver au temple de mémoire

Que je fus innocent d'une action si noire.

995   Sus donc mourons, mon coeur, certain que le trépas

Peut faire seulement que nous ne mourons pas.

Ha, Brute !

SCÈNE VI.
Brute, Un Chef.

BRUTE.

Quelle voix vient de se faire entendre ?

TITINE.

Celle d'un innocent que la parque va prendre.

UN DE LA SUITE DE BRUTE.

Ô malheur sans pareil ! Cassie est aussi mort.

BRUTE, à part soi.

1000   Il faut dissimuler.

UN DE LA SUITE.

  Ô dure loi du sort !

BRUTE.

Les hommes courent tous une même aventure,

Par cet ordre fatal prescrit par la Nature ;

La mort voit d'un même oeil les Bergers et les Rois,

Et tout également succombe sous ses lois.

1005   Ne murmurez donc plus, mais reprenant courage,

Espérez le repos de la fin de l'orage :

Par de divers moyens le Ciel peut secourir,

Cassie était un homme, il devait donc mourir,

En tuant un Tyran on a pu sauver Rome,

1010   Mais on ne la perd pas dans la perte d'un homme ;

Car bien que la grandeur des puissants attentats

Semble être le pilier qui soutient leurs États ;

Si le Ciel n'est l'Atlas de ces lourdes machines,

Bientôt tout leur éclat se change en des ruines.

1015   Quand de tous nos Soldats le dessein perverti

Voudrait favoriser le contraire parti.

Et quand le monde entier s'armerait pour Octave,

Si le Ciel est pour nous, il sera notre esclave,

Il verra que l'orgueil ne le monte si haut

1020   Que pour lui procurer un plus funeste saut ;

Celui qui des Géants ne fit qu'un peu de poudre,

Garde le même bras qui leur lança la foudre,

Et n'a point relâché de son aversion,

Pour ces monstres bouffis de trop d'ambition,

1025   Il se sert quelquefois de nous et de nos armes

Pour répandre du sang, et pour tarir des larmes :

Mais s'il voit que nos bras ne sont pas assez forts,

Soudain il a recours à de meilleurs efforts ;

Il inspire la peur dans la troupe ennemie,

1030   Qui bientôt en fuyant se noircit d'infamie,

Et sans savoir pourquoi craint si fort le trépas,

Que les plus fiers torrents ne l'arrêteraient pas.

Amis, espérons tout de la faveur céleste,

Nous n'avons rien perdu puis que cela nous reste,

1035   Cassie est à présent le butin du trépas,

Mais les Dieux sont vivants et nous avons des bras ;

Cependant quand la nuit mettra sa robe obscure,

Portez sans bruit ce corps dedans la sépulture,

Et j'espère demain par ma langue et mes mains

1040   De redonner le coeur et Rome à nos Romains.

ACTE IV

SCÈNE PREMIÈRE.
Octave, Marc Antoine.

OCTAVE.

Tous ceux qui comme nous combaTtent pour la gloire,

Se peuvent assurer d'emporter la victoire,

Les Dieux ne choquent point un dessein généreux,

À plus forte raison quand il n'est que pour eux,

1045   La mort du grand César appelle leurs justices,

A punir son auteur avec tous ses complices,

Et je crois qu'à l'instant que ce coup fut donné

Contre les criminels leur colère eut trouvé,

S'ils eussent peu choisir la flamme d'un Tonnerre,

1050   Qui n'eut pas avec eux brûlé toute la terre :

Mais ne pouvant agir avec un moins puissant,

Ni perdre ces meurtriers sans perdre l'innocent ;

Ils veulent que nos mains en fassent la vengeance,

Et purgent ce pays de cette noire engeance,

1055   Déjà leur volonté s'explique heureusement,

Et votre valeur fait ce doux événement.

ANTOINE.

Vos voeux mieux que mon bras me l'ont rendu possible.

OCTAVE.

Ha cette flatterie est un peu trop visible !

Chacun sait comme quoi vous avez combattu ;

1060   Mais un coeur généreux doit cacher sa vertu.

ANTOINE.

C'est pourquoi tous les jours vous nous cachez la vôtre.

OCTAVE.

Je vous répondrai bien si vous étiez un autre,

Mais dans les compliments comme dans les combats,

Il faut à votre abord mettre les armes bas.

ANTOINE.

1065   Ce Soldat de retour porte sur le visage

Les signes évidents d'un funeste présage.

SCÈNE II.
Le Soldat, Antoine, Octave.

LE SOLDAT.

Le sensible regret où le sort me réduit

D'être contraint à dire un mal qu'il a produit,

Étouffe ma parole, et m'aurait ôté l'âme,

1070   Si je n'eusse envers vous appréhendé du blâme.

OCTAVE.

Quoi Brute serait-il de mes troupes vainqueur ?

LE SOLDAT.

C'est là le trait mortel qui me perce le coeur.

ANTOINE.

Tandis qu'Octave et moi porterons une épée,

On la verra toujours contre Brute occupée ;

1075   Ce traître ne saurait éviter notre fer,

Et nous l'irions chercher jusque dedans l'Enfer :

Poursuis.

LE SOLDAT.

Le souvenir d'un si sanglant carnage,

Met mon âme en désordre et glace mon courage,

Jamais le Ciel n'a vu tant de corps renversez,

1080   Et la mort assouvie a crié, c'est assez.

Soudain que l'ennemi commença de paraître,

Nos soldats animez par la haine du traître,

Témoignent à l'envi ce que peut le courroux,

Quand la haine et l'honneur en excitent les coups ;

1085   L'ennemi d'autre part courant à la mêlée

Oppose à leurs efforts sa valeur signalée ;

Les dards grêlent partout, et les plus avancés

En croyant de blesser, sont eux-mêmes blessés ;

L'air n'est plus éclairé que d'une lueur sombre,

1090   La poussière et les traits les font combattre à l'ombre,

On ne saurait juger quels seront les vainqueurs,

Tous paraissent égaux et de bras et de coeurs.

Enfin lassé de voir la victoire en balance,

L'ennemi fond sur nous avec tant d'insolence,

1095   Qu'on eut dit à le voir les armes à la main,

Qu'il menait avec lui tout l'Empire Romain.

Tout meurt à même instant, on ne voit point d'épée

Qui du sang des Romains ne paraisse trempée,

Nos Soldats à genoux implorants les vainqueurs :

1100   Mais hélas c'est en vain ! La rage est dans leurs coeurs ;

Tel pour s'innocenter voudrait ouvrir la bouche,

Qui sent ouvrir son coeur par le fer qui le touche ;

Et tel autre en fuyant tâche à prendre parti,

Qui voit d'un coup mortel son dessein diverti :

1105   L'horreur sème par tout une froide fumée

Qui glace le courage à notre pauvre armée,

Des longs gémissements fendent l'air alentour,

Le Soleil de regret voudrait hâter son tour :

Le sang coule partout, on ne voit point de terre

1110   Qui ne porte en son front les marques de la guerre :

Ici deux vrais amis sur le point de leur mort,

Pleurent en s'embrassant la rigueur de leur sort.

Ici le père voit son fils dessus la poudre,

Et dépite le Ciel pour attirer sa foudre.

1115   Ici par des regrets qui fendraient un rocher,

Un fils pleure la mort de ce qu'il eut plus cher.

Ici dedans le sang mille blessés se noient,

Implorant la faveur de tous ceux qui les voient.

Et bref il est partout tant d'objets de terreur,

1120   Que je crois que l'Enfer en frissonna d'horreur ;

Brute bientôt après fit cesser le carnage,

Et reçut à merci les restes du naufrage.

Que puis-je dire encor, sinon que le Soleil

Ne vit jamais çà bas un désordre pareil ?

1125   Et que si les grands Dieux sont pour notre justice,

Ils ont fort peu de force, ou beaucoup de malice.

OCTAVE.

Ha ! Pourquoi dans la fin de ces tristes discours,

Ne puis-je rencontrer celle-là de mes jours ?

Destins injurieux, fortune, parque, envie,

1130   Rendez moi mes Soldats, ou ravissez ma vie ;

Ennemis de mon bien au lieu de me guérir,

Vous deviez travailler à me faire mourir,

Aussi bien le regret où ce malheur m'abîme,

Persuade à mon coeur que ma vie est un crime.

1135   Hélas ! Vit-on jamais Prince plus mal traité !

Je rencontre la mort lors que j'ai la santé :

Donc je ne verrai plus tant de braves gendarmes,

Que mon seul intérêt portait dans les alarmes.

Donc sans ses compagnons Octave durera,

1140   Et les membres perdus le Chef subsistera ?

Ha ! Non mes chers amis, n'ayez point cette doute,  [ 2 Doute a été longtemps féminin ; il l'est encore dans Malherbe : Nos doutes seront éclaircies, Et mentiront les prophéties.... III, 1. [L]]

Votre trépas m'apprend une mortelle route :

Et si durant vos jours vous suivîtes mon sort,

Au moins je vous rendrai la pareille en ma mort :

1145   Mais ne connais-je pas que la douleur m'emporte ?

Jamais un général ne parla de la sorte :

Et lorsque le destin lui donne des malheurs,

Il songe à la vengeance, et non pas à des pleurs ;

Prenons donc désormais ce parti légitime,

1150   Que Brute et tous les siens nous servent de victime ;

Ramassons promptement le débris de nos gens,

Et sauvons aux Destins le titre de changeant.

Ombres de mes amis, Mânes de ma Noblesse,

Ce bras vous vengera du mutin qui vous blesse :

1155   Et dessus les Cyprès qui couvrent vos guerriers,

Cette lame fera refleurir des lauriers,

L'astre de la clarté vient d'une grotte noire,

Et le malheur souvent donne l'être à la gloire,

Les Dieux aimaient César, et ne pourraient souffrir

1160   De voir vivre longtemps ceux qui l'ont fait mourir.

ANTOINE.

S'ils eussent eu dessein de choquer notre envie,

Octave dans son camp aurait perdu la vie,

Et mes Soldats et moi par un même destin

Aurions dans le combat rencontré notre fin :

1165   Mais ils sauvent ce Prince, et me donnent la gloire

D'emporter sur Cassie une belle victoire ;

Si bien qu'à balancer ce rencontre fatal,

J'estime que le bien l'emporte sur le mal ;

J'ai de mes bataillons ensanglanté la terre,

1170   Et porté dans son camp le foudre de la guerre,

Lui seul s'est garanti d'un funeste trépas.

SCÈNE III.
Demetrie, Octave et Antoine.

DEMETRIE.

Et ces armes pourtant ne le témoignent pas.

OCTAVE.

Ô Dieux ! Serait-il vrai qu'il ne fut plus en vie ?

ANTOINE.

Par un discours plus clair contentez notre envie.

DEMETRIE.

1175   Qui considérera mon État et mon sort,

Il pourra bien juger que ce grand homme est mort ;

Tandis qu'il a vécu j'eusse cru faire un crime

De donner qu'à lui seul mon coeur et mon estime,

Au lieu qu'en cet état je viens vous révérer,

1180   Comme des Rois vainqueurs que tout doit adorer.

Un bon coeur que les Dieux ont rangé sous un maître,

S'il ne le suit partout, s'acquiert le nom de traître :

Mais alors que la mort en a fait son butin,

S'il a du jugement il change de destin.

1185   Pendant que les Romains sous un guerrier si brave

Se défendaient des noms de captif et d'esclave,

Je croyais que bientôt cédant à notre loi,

Vous démordriez de ceux d'Empereur et de Roi ;

Je pensais que jamais la puissance de Rome

1190   Ne se devait ranger aux volontés d'un homme,

Et qu'on verrait bientôt ses plus grands ennemis

Faire hommage à la main qui les aurait soumis :

Mais depuis qu'il est mort, je crois que tout se bande

A rendre tous les jours votre gloire plus grande,

1195   Et que dans peu de temps les peuples ébahis

Viendront dessous vos lois asservir leur pays ;

Moi pour ne pas troubler dans ces métamorphoses,

Cet ordre merveilleux que prennent toutes choses,

Sachant qu'on ne le peut sans être criminel,

1200   Je viens pour vous offrir un service éternel,

Trop heureux si je puis en faveur de ces armes

Obtenir une place au rang de vos gendarmes.

OCTAVE.

Ici les gens d'honneur peuvent trouver un port

Qui les met à couvert des orages du sort.

ANTOINE.

1205   Cavaliers, vos désirs ont un effet propice,

Vous aurez cette place, et rendez nous service.

DEMETRIE.

Ô Dieux ! Qui connaissez mon amour mieux que moi,

Venez parler de grâce en faveur de ma foi,

Ou si votre grandeur répugne à cet hommage,

1210   Inspirez à ma bouche un céleste langage,

Pour dire à ces Seigneurs combien je suis heureux,

Si le Destin permet que je meure pour eux.

OCTAVE.

Puis que Cassie est mort, je crois qu'en assurance

Nous pouvons assembler toute notre puissance,

1215   Pour suivre l'ennemi tandis qu'il est troublé.

ANTOINE.

Allons le proposer au Conseil assemblé.

SCÈNE IV.

PORCIE.

Protecteurs de la liberté,

Grands Maîtres de la destinée,

Dont la puissance n'est bornée

1220   Que par la seule volonté.

O Dieux ! Après cette victoire

Je veux célébrer votre gloire,

Et dessus vos autels où fumera l'encens,

Faire que le sang des victimes

1225   Lave désormais tous les crimes

Que j'ai naguère faits de vous croire impuissant.

Par le même effet de bonté

Qui fait prospérer notre guerre,

Jusques ici votre tonnerre

1230   A souffert mon impiété :

J'adore vos faveurs extrêmes,

Et me repens de ces blasphèmes,

Dont ma bouche a voulu noircir vos majestés,

Mon âme est aujourd'hui plus saine,

1235   Je n'ai plus contre vous de haine,

Elle s'en est allée avec vos cruautés.

Brute, l'honneur de nos guerriers

Parmi le sang et le carnage,

Vient de signaler son courage,

1240   Et de se couvrir de lauriers :

Dans cette publique allégresse

On idolâtre sa prouesse :

Et tous nos Citoyens encensent à son bras,

Grands arbitres de notre vie

1245   Souffrez ces honneurs sans envie,

Celui qui les reçoit ne vous les ravit pas.

Ce héros avec des respects

Admire votre providence,

Et connaît en cette occurrence

1250   Que peuvent vos divins aspects.

Ô Majestés que je révère !

Que vos décrets ont de mystère,

Et qu'on prévoit bien mal ce qu'ils ont arrêté,

Pour de sagesses si profondes

1255   La raison n'eut jamais de sondes,

Et le plus clair esprit n'est rien qu'obscurité,

Naguère Octave dans le port

S'imaginant notre naufrage

Menaçait Rome de servage,

1260   Et tous nos Citoyens de mort :

Cette grosse et superbe armée

Faisait dire à la Renommée

Que tout devait fléchir sous ses puissantes lois,

Et que nos bandes dissipées

1265   Ne seraient bientôt occupées

Qu'à faire des bouquets pour couronner des Rois.

Cependant ils sont abattus,

Leur orgueil n'est plus que fumée,

Et le débris de leur armée

1270   Élève un trône à nos vertus ;

Le camp d'Octave est notre proie,

Ses feux, sont ceux de notre joie,

Sa honte est notre honneur, sa nuit notre flambeau ;

Son sang épandu nous anime,

1275   Et par un destin légitime

Nous trouvons notre vie au fonds de son tombeau.

SCÈNE V.
Brute et Porcie.

BRUTE.

Enfin je vois qu'un jour vous bannissez la plainte.

PORCIE.

Je ne me plains jamais sans des sujets de crainte,

Et je crois qu'aujourd'hui j'ai rencontré le point,

1280   Où sans stupidité je puis ne craindre point.

Vous voir victorieux, quoi serait-il possible

Qu'encor à la douleur mon âme fut sensible ?

Non Brute, il est certain qu'en l'état où je suis,

Mon coeur serait ingrat s'il avait des ennuis ;

1285   Dans le ressentiment de mon bonheur extrême

Je commence de voir que je deviens moi-même,

Votre gloire me charme, et mes sens enchantés

N'ont plus de mouvements que pour les voluptés,

Voudriez vous bien choquer ce dessein légitime ?

BRUTE.

1290   Le penser seulement me tiendrait lieu de crime :

Toutefois il est vrai qu'on n'est jamais au port

Lors qu'on peut ressentir les caprices du sort.

Si bien qu'en cet état j'estime une âme sage

A qui nul accident ne change le visage,

1295   Et qui goûtant des maux ou des félicités,

Ne se porte jamais dans les extrémités,

Ce beau tempérament nous sauve des orages,

Et nous fait une planche au milieu des naufrages,

Au lieu qu'on voit toujours un violent transport

1300   Agiter notre esprit et l'éloigner du port.

PORCIE.

Après un tel bonheur qu'est-il que j'appréhende ?

Ayant Brute vainqueur, j'ai ce que je demande.

BRUTE.

Si bien qu'aucun malheur ne vous saurait toucher.

PORCIE.

Mon coeur contre leurs coups est armé d'un rocher.

BRUTE.

1305   Puisqu'il est si constant, j'aurais mauvaise grâce

Si je lui cachais rien de tout ce qui se passe,

Sachez donc, mon cher coeur, que Rome n'a qu'un bras,

Que le fléau des Tyrans, l'amour de nos Soldats,

Le bouclier du pays, le foudre de la guerre,

1310   Que Cassie en un mot ne vit plus sur la terre :

Et ce qui vient encor augmenter mon ennui,

Que presque tous les siens ont même sort que lui,

Et qu'il faut que demain la bataille se donne,

Qui me doit apporter la mort ou la Couronne ;

1315   Mon regret toutefois en ce dernier effort,

Ne vient que de vous voir à la merci du sort,

Et le Ciel m'est témoin qu'en ce danger extrême,

Pour songer trop à vous je m'oublie moi-même.

Ce n'est pas que mon coeur n'espère tout des Dieux,

1320   Mais il fend de regret de vous voir en ces lieux,

En un temps où la mort doit verser sur la terre

Un déluge de sang pour éteindre la guerre.

PORCIE.

Votre seule présence allège mon souci,

Et vous désireriez de me voir loin d'ici :

1325   Brute quittez, de grâce, un discours qui m'offense,

Jugez mieux de mon coeur, traitez mieux ma constance,

Et sachez que l'amour qui m'embrase le sein,

Ne concevra jamais un si lâche dessein.

Quoi, vous abandonner au milieu des alarmes,

1330   Et me retirer seule à la merci des larmes ?

Cela choque si fort mon esprit résolu,

Qu'il mourrait mille fois si vous l'aviez voulu :

Mais j'ose me flatter que votre coeur propice

Ne me rendit jamais un si mauvais office ;

1335   Et quand il le ferait, il n'avancerait rien,

Puisqu'il sera toujours accompagné du mien.

BRUTE.

Quand je vois tant d'amour et de courage ensemble,

J'adore le lien dont le Ciel nous assemble,

Et crois que tous les biens que j'ai reçu des Dieux

1340   Au prix de celui-là, n'ont rien de précieux,

Que dans le beau dessein de n'être point esclave,

J'ai tué César, j'ai défait Octave :

Que mon front mille fois ait changé de lauriers,

Qu'on m'estime par tout le Phoenix des guerriers,

1345   Ces honneurs, quoi que grands, plaisent moins à mon âme

Que la gloire que j'ai de vous avoir pour femme.

PORCIE.

Pour le moins avec moi vous possédez un coeur,

Qui ne saurait souffrir que Brute pour vainqueur.

BRUTE.

Et le mien fera voir où que le Ciel m'adresse,

1350   Qu'autant qu'il aie un maître, il aime une maîtresse :

Mais il est déjà tard, retirons nous d'ici.

PORCIE.

Dieux ! Finissez bientôt ma vie ou mon souci.

ACTE V

SCÈNE PREMIÈRE.
Brute, Straton, quelques Chefs de l'armée.

BRUTE.

Je rends grâces aux Dieux de ce que dans l'orage

Chacun de vous conserve un généreux courage ;

1355   C'est beaucoup de dompter avec les ennemis,

Les extrêmes dangers où l'honneur nous a mis ;

C'est beaucoup, il est vrai, puis que cette victoire

Nous fait des monuments au Temple de mémoire :

Mais il faut persister, et ne s'arrêter pas

1360   Que nous n'ayons trouvé la paix ou le trépas.

Je veux dire une paix qui purge notre terre

Par la mort des Tyrans des semences de guerre :

Paix qui rende l'éclat à ce siècle pervers,

Et qui puisse durer autant que l'Univers.

1365   Allons donc, mes amis, au plus fort de la presse

Chercher parmi le sang cette belle Déesse,

Elle suit les lauriers, vit prés les gens de coeur,

Et ne quitte jamais le parti du vainqueur ;

Ainsi voit-on souvent dedans l'ordre des choses,

1370   Naître plusieurs effets contraires à leurs causes :

Nos ennemis rangez pour ce dernier effort,

Portent peinte en leur front l'image de la mort,

Je les voIS tous tremblants à l'abord de nos armes,

Céder aux mouvements des premières alarmes :

1375   Ils fuient, et fuyant, nous laissent le bonheur,

La paix, la liberté, le repos et l'honneur.

Avançons ce moment pour hâter notre gloire,

Et volons, s'il se peut, après une victoire,

Dont la possession nous acquiert désormais

1380   La beauté d'un renom qui ne mourra jamais :

Oui, nous vivrons, amis, malgré les destinées,

Autant que le Soleil réglera les années ;

Si nous lui faisons voir cette dernière fois

Que nous avons pour but le soutien de nos lois,

1385   Et que nous n'avons pas cette vieille manie

De triompher des Rois, mais de la tyrannie.

Ce monstre est en horreur aux yeux des immortels,

Puis qu'il porte ses lois au delà des autels,

Et que son droit sanglant mit dans la sépulture

1390   Avec le droit des gens celui de la Nature :

Mais je crois que bientôt lâchement abattu

Il viendra rendre l'âme aux pieds de la Vertu ;

Nos Citoyens alors par des voix éclatantes

Chanteront le retour des libertés absentes ;

1395   Rome franche des Rois et de leurs cruautés,

Étalera sa gloire avecque ses beautés ;

Les guerres des tyrans y seront étouffées,

Et ne paraîtront plus que parmi nos trophées,

Notre Aigle dont le vol semblait être intermis,

1400   Reverra tous les lieux qui lui furent soumis.

Le Sénat reprendra cet éclat honorable,

Qui partout l'Univers l'a rendu vénérable,

Et les Tribuns remis auront la faculté

De maintenir le peuple en son autorité ;

1405   Pour nous qui soutenus d'une ferme espérance

Aurons prêté nos bras à cette délivrance,

On ne nous descendra de nos chars glorieux,

Que pour nous élever sur les trônes des Dieux.

Soleil, fais que bientôt ce beau jour nous éclaire ;

1410   Mais je te parle en vain, tu ne le saurais faire,

Si nous ne dissipons par des coups furieux

Ce nuage ennemi qui te cache à nos yeux.

Allons y donc, amis, et que toute la terre

Tremble sous nos efforts comme sous le Tonnerre,

1415   Que le sang épanché fasse sourdre un étang

Pour noyer les poltrons qui fuiront de leur rang,

Afin qu'à l'avenir il ne naisse point d'homme

Qui s'ose rebeller contre l'honneur de Rome,

Et que ses Citoyens soient exempts désormais

1420   D'acheter par leur sang la victoire et la paix.

STRATON.

Brute, la liberté, l'honneur et la victoire

Demeureront toujours dedans notre mémoire :

Vive donc toujours Brute, et meurent les tyrans.

BRUTE.

À moi donc compagnons, et qu'on garde les rangs.

SCÈNE II.
Porcie, sa Compagne.

PORCIE.

1425   Qu'ai-je fait qui mérite un traitement si rude ?

Quel tourment est égal à mon inquiétude ?

Morphée tous les soirs m'ouvre mille tombeaux ;

La terre fend sous moi, je n'entends que corbeaux :

Et ce qui vient encore augmenter mes supplices,

1430   Je lis mon mauvais sort dans tous mes sacrifices.

Que puis-je devenir, où dois-je avoir recours ?

Puis que même la mort est sourde à mes discours ?

Mets fin à mes malheurs, Déesse qui sommeilles,

Mais je l'appelle en vain, elle n'a point d'oreilles.

1435   Et quand elle en aurait, son inhumanité

Ne prend jamais la loi de notre volonté ;

Et moi je veux mourir, c'est mon dernier remède :

Mais pour trouver la mort, ai-je besoin d'un aide ?

Ce bras ne peut-il pas enfoncer dans mon sein,

1440   Ce qui doit achever un généreux dessein ?

Sans doute, et si les Dieux ne cessent de nous nuire,

Je leur épargnerai le soin de me détruire,

Afin que par ce coup l'Univers puisse voir,

Qu'une âme généreuse est hors de son pouvoir,

1445   Et qu'elle peut trouver nonobstant leur envie,

L'honneur, la liberté, le repos et la vie.

LA COMPAGNE.

Pourquoi murmurez-vous contre les immortels,

Au lieu que vous dussiez embrasser leurs autels,

Et par le zèle ardent d'une sainte prière,

1450   Demander à genoux la victoire dernière :

Madame, apaisez-vous, rappelez la raison,

PORCIE.

Toi bannis ces discours qui sont hors de saison,

Et s'il te reste encore quelque peu d'espérance,

De voir nos gens vainqueurs, démentir l'apparence,

1455   Va jouir du plaisir de les voir revenir,

Et me laisse en ce lieu seule m'entretenir,

Tu peux beaucoup pour moi dans cette obéissance.

LA COMPAGNE.

C'est pourquoi je voudrais qu'il fut en ma puissance ;

Mais on m'a commandé de ne vous quitter pas.

PORCIE.

1460   C'est me perdre pourtant que de suivre mes pas.

LA COMPAGNE.

Je mourrai mille fois avant que je vous laisse.

PORCIE.

En quel extrême point la Fortune m'abaisse,

Si mes meilleurs amis loin de me soulager,

Ne se montrent ardents qu'à me désobliger ?

1465   Et bien, puis qu'on le veut, ne quitte point mes traces,

Ajoute ta présence à mes autres disgrâces,

Il ne m'en fâche pas, il faut céder au sort.

LA COMPAGNE.

Bons Dieux assistez moi pour empêcher sa mort.

SCÈNE III.
Octave, Marc Antoine, Leur suite.

OCTAVE.

Qu'on pardonne aux Romains, qu'on cesse le carnage,

1470   Il suffit que sur eux nous avons l'avantage,

Tout est déjà réduit au point de nos désirs,

Et bientôt les travaux feront place aux plaisirs ;

Rome nous reverra comblés d'heur et de gloire,

Non tant pour les lauriers dus à cette victoire,

1475   Mais pour avoir vengé l'insolent attentat,

Qu'en meurtrissant César, on fit sur son État.

MARC ANTOINE.

Le temps est opportun, l'occasion est belle,

Pour châtier l'orgueil de ce peuple rebelle,

Allons jusques au bout, poursuivons notre effort,

1480   Et tâchons d'avoir Brute ou prisonnier ou mort.

SCÈNE IV.
Brute, Straton, deux amis de Brute.

BRUTE.

Puisque nos bons desseins sont vus d'un mauvais astre,

Il se faut préparer à souffrir ce désastre ;

L'impossibilité ne nous oblige point,

L'honneur peut reculer quand il trouve ce point :

1485   Et celui justement perd le titre de sage,

Qui veut choquer du temps l'infaillible passage,

Qui considérera l'ordre de l'Univers,

Il verra chaque jour son visage divers,

Et connaîtra par là que quelque providence

1490   Par le seul changement prévient sa décadence,

Et qu'ainsi notre Rome ayant peu se porter

À cet extrême point qu'on ne peut surmonter ;

Il fallait que suivant cette règle divine,

Elle redescendit devers son origine ;

1495   Tu m'en as fais douter, impuissante vertu,

Et c'est sous ta faveur que Brute a combattu,

Espérant le secours de ta force opportune,

Mais je t'ai vu tomber aux pieds de la fortune,

Je vois bien maintenant que j'eus beaucoup de tort,

1500   Lors que je te donnais du pouvoir sur le sort,

Puis qu'aux premiers assauts que sa force te donne

Tu lui laisses gagner le champ et la couronne :

Mais je perds vainement en discours superflus,

Des moments qui passez ne se reverront plus :

1505   Profitons-en plutôt, et pendant que l'armée

Couvre tout notre camp de flamme et de fumée,

Que nos Soldats vaincus pratiquent mon conseil,

En suivant du vainqueur le pompeux appareil,

Afin de prévenir un malheur si funeste,

1510   Disposons nos amis à faire ce qui reste.

Généreux compagnons de mes justes projets,

Le Ciel s'est déclaré contre l'honneur de Rome,

Il veut que le tyran ait des Rois pour sujets,

Et que des demi-Dieux fléchissent sous un homme.

1515   Mais avant de tomber en cette extrémité,

Et me voir abattu sous une loi si dure,

Je veux m'ensevelir avec ma liberté,

Et pour plaire à l'honneur, déplaire à la Nature.

Donc si quelqu'un de vous a l'esprit assez fort

1520   Pour m'estimer encor en ce moment extrême,

Qu'il prenne ce poignard, et m'en donne la mort,

Je dois savoir par là s'il est vrai que l'on m'aime.

L'UN DES AMIS.

Avant de consentir à ce coup furieux,

Je vais chercher la mort au milieu de l'armée,

1525   Et si je ne vois point son bras officieux,

Je me contenterai que ma main est armée.

BRUTE.

Au moins puis que tu crains de me ravir le jour,

Va t'en le conserver à ma chère Porcie.

L'AUTRE AMI.

Je le veux seconder en cet acte d'amour,

1530   Peut être que mes soins lui sauveront la vie.

BRUTE.

Et toi, mon cher Straton, es-tu de ces amis,

Qui pensent en fuyant de me faire service ?

STRATON.

Pour servir aux désirs où vous êtes soumis,

Il faudrait peu d'amour, et beaucoup de malice.

1535   Ha ! Laissez ce dessein indigne d'un bon coeur,

Qui ternirait l'éclat de votre gloire extrême ;

Un vaincu doit avoir le maintien d'un vainqueur,

Et ne perdre jamais l'Empire de soi-même.

Quoi, le monde ravi de vos premiers progrès,

1540   Vous verra succomber à la fin de l'orage,

Et jugera d'abord, entendant mes regrets,

Qu'un bonheur seulement faisait votre courage,

Évitez ce péril, et s'il faut que l'Enfer

Vous donne le repos que le Ciel vous dénie,

1545   Courez tout au travers et du feu et du fer,

Mourez, mais combattant contre la tyrannie.

BRUTE.

Je sais bien, cher ami, que par ces beaux discours

Tu me veux détourner d'un dessein légitime ;

Mais en l'état funeste où sont réduits mes jours,

1550   Je veux que ton bras m'offre à l'honneur pour victime.

Crois-tu que pour me voir au point de mon trépas

Un jugement bien sain n'éclaire pas mon âme,

Et que j'aille incertain chercher en d'autres bras

Ce que je puis trouver au bout de cette lame ?

1555   On perd souvent un bien qu'on veut trop différer,

Je veux mourir pour vivre, et finir pour durer.

STRATON.

Quoi, ce brave guerrier, à qui tout est possible,

Qui fit jadis trembler tant de peuples soumis,

Perd contre ses désirs le titre d'invincible,

1560   Qu'il a toujours gardé contre ses ennemis.

Ha ! non, puissant héros, n'encourez point ce blâme,

La mort nous fait juger comment l'homme a vécu,

Et si le désespoir peut surmonter son âme,

On croit malaisément qu'il ait jamais vaincu.

BRUTE.

1565   Si de nos ennemis les troupes avancées

Ne me défendaient pas un plus long entretien,

Je pourrai renverser tes meilleures pensées,

Et creuser leur tombeau pour en bâtir le mien.

Je dirai qu'un grand coeur que la Fortune oppresse,

1570   Jusqu'à lui demander sa vie ou son honneur,

S'il balance le choix, témoigne sa faiblesse,

Et ne reconnaît pas où gît le vrai bonheur.

L'honneur dure toujours au Temple de mémoire,

La vie a pour son cours un terme limité,

1575   Sans doute celui-là ménage mal sa gloire,

Qui pour gagner un jour, perd une éternité.

D'espérer d'un bien que la puissance humaine

Nous peut faire acquérir, est une lâcheté,

Mais ne pouvant ravoir la liberté Romaine,

1580   Je cède seulement à la nécessité.

Si je cherche la mort tandis que je suis libre,

N'est-ce pas pour montrer aux races à venir,

Que j'ai voulu mourir comme j'avais su vivre,

Quand j'ai perdu l'espoir de m'y plus maintenir ?

1585   Ne conteste donc plus, seconde mon envie,

Tien ferme ce poignard, j'en bénirai les coups,

S'ils peuvent faire voir en me privant de vie,

Que je mourus pour moi, ne pouvant rien pour vous.

STRATON.

Dure loi du devoir que ta rigueur est grande !

1590   Obéissons pourtant, Brute l'a projeté.

BRUTE.

L'on m'a prêté ce corps, il faut que je le rende ;

Mais j'emporte l'honneur avec la liberté,

Approche, cher ami, qu'à ce coup je t'embrasse ;

Adieu, je naquis libre, et libre je trépasse.

STRATON.

1595   Donc ce grand demi-Dieu rend l'âme devant moi ?

Donc je fais trébucher l'espérance de Rome ?

Et mon bras déloyal pour avoir trop de foi,

Me ravit aujourd'hui ce qui me faisait homme ?

Brute ne vit donc plus, et l'honneur des guerriers

1600   Vient d'être le butin de ma lame cruelle ?

La foudre au champ de Mars épargnait ses lauriers,

Et je suis aujourd'hui moins pitoyable qu'elle ?

Ha ! Malheureux poignard, dont les lâches efforts

Nous ravissent un bien que la Parque révère,

1605   Pourquoi ne puis-je avoir cent âmes et cent corps,

Afin de te saouler, et de me satisfaire.

Rome, Tribuns, Sénat, Citoyens, liberté,

Suivez mon désespoir, et ma plainte funeste,

Avec ce grand héros vous perdez la clarté,

1610   Et la nuit des prisons est tout ce qui vous reste.

Ne tarissez jamais la source de vos pleurs,

Que leur eau n'ait plutôt fait une mer du Tibre,

Et noyé, s'il se peut, ces hydres de malheurs,

Qui font que votre État va cesser d'être libre.

1615   Les tyrans sont vainqueurs, tout l'État est perdus,

La liberté se meurt, Rome s'en va la suivre,

Et pour comble de mal, le grand Brute n'est plus.

Un héros peut mourir, et Straton pourrait vivre ?

Non, non, tristes objets qui faites mon souci,

1620   Ce coup me va venger du Destin qui m'outrage :

Ha ! Je tombe, je meurs, mon oeil est obscurci,

Mais je souffre trop peu ; mort redouble ta rage.

SCÈNE V.
Porcie, les deux amis de Brute.

I. DES AMIS.

C'est l'endroit malheureux où nous l'avons laissé.

Ha trop injustes Dieux ! Le voilà trépassé.

PORCIE.

1625   Doncque le Ciel ingrat me dérobe mon âme,

Et me contraint encor de prolonger ma trame ?

Doncque tant de soupirs ne peuvent l'émouvoir ?

Et je n'ai pas la mort quand je la veux avoir ?

Pourquoi traversez-vous mes desseins légitimes,

1630   Grands Dieux, auparavant de me montrer mes crimes ?

Sans doute j'ai failli, je le veux avouer,

Mais c'est pour trop vous croire et pour trop vous louer,

Ingrats rendez moi donc tant d'offrandes perdues,

Et tant de voeux payez pour des demandes dues,

1635   Rendez-moi tant de pleurs vainement répandus,

Tant de biens prodigués et tant d'honneurs perdus ;

Plutôt à les garder mettez tout votre étude,

Ils seront les témoins de votre ingratitude,

Ou pour vous en laver, en cette extrémité

1640   Rendez-moi seulement Brute et la liberté.

Ha Brute ! cher objet de mes amères larmes,

Pourquoi voulant mourir avec tes propres armes

N'as-tu pas commandé que par un pareil sort

Ce qui restait de toi fut aussi mis à mort ?

1645   De quel front peux-tu voir la moitié de ton âme

Es mains des ennemis, de la honte, et du blâme,

Sans pouvoir espérer le moindre réconfort,

Non pas même celui qui nous vient de la mort ;

Et ce qui plus me fâche et de raison me prive,

1650   Sur le point malheureux d'aller servir captive.

D'aller servir captive, ha trop lâches discours !

Rentrez dedans mon sein, demeurez-y toujours,

Autrement je croirais que mon âme ennemie

Se bande contre nous, et pour la tyrannie.

1655   D'aller servir captive : Ha penser inhumain !

Qui choque en même instant et mon coeur et ma main.

Quoi, lâche coeur, plutôt que souffrir cet outrage

Veux-tu pas sur mon corps laisser aigrir ma rage ?

Et toi, ma chère main, si le coeur me défaut,

1660   Le veux-tu pas percer pour punir son défaut.

Oui quand tout l'univers s'armerait au contraire

Il n'est pas assez fort pour m'en pouvoir distraire :

Lors que Brute vivait je souffrais le malheur,

Mais depuis qu'il est mort je cède à la douleur.

1665   Vantez, ambitieux, les coups de vos tempêtes,

Publiez notre perte, exaltez vos conquêtes,

Mais louez la fortune en cet événement,

Vous triomphez de nous par son aveuglement.

Vous triomphez de nous, pardonnez-moi belle ombre,

1670   Brute mon cher souci, vous n'êtes pas du nombre ;

Ce corps est aux tyrans mais non pas votre coeur,

Vous l'en avez ôté pour être son vainqueur.

Traîtres n'allez donc plus vanter cette victoire,

Vos lauriers sont flétris, vous n'avez plus de gloire,

1675   Brute qui sait mourir, votre ennemi mortel,

En démolit le temple et bâtit son autel.

Mais hélas que le sort a d'étranges caprices !

La honte des tyrans fait naître mes supplices,

Et ce trépas fatal qui ternit leur honneur

1680   Efface en même temps l'éclat de mon bonheur.

Brute était mon appui, mon repos et mon âme,

N'ai-je pas tout perdu dans la fin de sa trame ?

Et si je vis encor, mon coeur, voudrais-tu bien

Me sachant près des fers conserver ton lien ?

1685   Mon père se défit sur la simple apparence

Que le salut Romain était sans espérance ;

Et moi qui vois ma perte infaillible aujourd'hui

N'aurai pas le pouvoir de faire comme lui ?

Trop chères libertés, amour, vertu, naissance,

1690   Si je ne mourrais pas, vous seriez sans puissance,

Un si juste dessein ne peut être arrêté,

Et j'en ai le pouvoir comme la volonté.

Amis injurieux qui choquez mon envie,

Vous travaillez en vain à conserver ma vie ;

1695   Tous ces soins peuvent bien augmenter mon ennui,

Mais non pas m'empêcher de mourir aujourd'hui.

Brute et la liberté prononcent cet oracle,

Je leur obéirai malgré tout votre obstacle,

Et quand vous m'ôteriez poison, flammes, et fers,

1700   Je connais cent chemins pour aller aux enfers.

LES DEUX AMIS.

Octave vient à nous.

PORCIE.

Verrai-je ce perfide

Coupable de ma perte et de cet homicide ?

Non, fuyons le plutôt, et perdons la clarté

Puisque Rome a perdu Rome et la liberté.

SCÈNE VI.
Octave, Marc Antoine, leur suite.

OCTAVE.

1705   Le voici, chers amis, cet objet de nos haines,

Dont la mort va donner du relâche à nos peines,

Le voici ce meurtrier du plus grand potentat

Qui jamais ait tenu les rênes d'un État ;

Ainsi toujours le Ciel prend vengeance du traître

1710   Qui se veut opposer aux désirs de son maître,

Et punit le mutin qui choque des projets

Dont le zèle ne tend qu'au bonheur des sujets,

Tels que ceux de César à qui pareille envie

Déroba les moments les plus doux de sa vie.

1715   Ceux qui restent encor seront bientôt à bas

S'ils attendent les coups qui partent de nos bras,

Et quand pour éviter nos fureurs légitimes

Ils porteraient au Ciel leurs corps avec leurs crimes,

Je ferai mes efforts pour pouvoir entasser

1720   Osse sur Pelion et les en déchasser.

ANTOINE.

J'approuve ce dessein, et fais voeu de le suivre

Tout autant que les Dieux me voudront laisser vivre ;

Mais il faut balancer les choses par raison,

Considérer les lieux et choisir la saison :

1725   Nos soldats sous l'espoir d'une paix désirée

Ont souffert de grands maux et de longue durée,

Combattu vaillamment, affronté les dangers,

Donné de la terreur aux peuples étrangers,

Poursuivi les mutins, et pour comble de gloire

1730   Gagné déjà sur eux une double victoire ;

Après tous ces exploits voudriez vous différer

À leur donner un bien qui les fait soupirer ?

J'estime que César ne veut point de victime

Qui n'ait dedans son sang fait éclater son crime,

1735   Tous ses meurtriers sont morts, il reste seulement

Ceux qui l'ont offensé par le consentement,

Qui bannis à jamais de leur ville natale,

Vont souffrir les rigueurs d'une peine infernale.

Il suffit ce me semble, et son ressentiment

1740   Ne saurait désirer un plus dur châtiment :

Mais quittons ces discours et gagnons notre terre

Pour en bannir bien loin les marques de la guerre,

Allons revoir nos Dieux, nos femmes, nos enfants,

Et changeons ces habits en ceux de triomphants.

OCTAVE.

1745   Les mânes de César se pourraient satisfaire

Avec ce seul meurtrier qui vient de se défaire,

Mais mon ressentiment désire plus de sang.

ANTOINE.

Il est bien altéré s'il en boit un étang

Qui flotte impétueux là-bas dedans la plaine.

OCTAVE.

1750   C'est bien peu pour éteindre une mortelle haine,

Et montrer ce que peut une extrême valeur.

SCÈNE VII.
Un soldat de Brute, Antoine, et Octave.

LE SOLDAT.

J'ai donc vu sans mourir ce comble de malheur

Dont l'image toujours est dans mon coeur empreinte ?

ANTOINE.

Soldat viens et nous dis la cause de ta plainte.

LE SOLDAT.

1755   A ce commandement je sens que le devoir

En forçant ma douleur m'en donne le pouvoir ;

Pardonnez-moi, Seigneurs, si je vous désoblige,

Votre seule victoire est tout ce qui m'afflige :

La fille de Caton, qui n'a pu la souffrir,

1760   Vient malgré tous nos soins de se faire mourir.

En vain pour empêcher ses mortelles pratiques

On avait établi des argus domestiques,

En vain un tas confus d'amis officieux

Prenaient garde à sa voix, à son geste, à ses yeux,

1765   Et croyants que le temps aurait soin de l'instruire,

Ôtaient à sa fureur tout ce qui pouvait nuire,

Cette prudence est faible et ces soins superflus,

Porcie veut mourir puis que Brute n'est plus :

Mais voyant qu'on fermait le passage ordinaire

1770   Qui peut mener à bout un dessein sanguinaire ;

Allumant sa fureur, elle y trouve un flambeau

Pour aller à la mort par un chemin nouveau.

Dans ce mortel transport que sa voix dissimule,

Elle feint d'avoir froid, quoi que son coeur la brûle,

1775   Fait allumer du feu, s'en approche d'abord,

Et profère ces mots messagers de sa mort :

Obstacle de mon bien, troupe trop importune,

Qui voyez sans pitié durer mon infortune,

Amis injurieux, domestiques, parents,

1780   Tous vos soins désormais me sont indifférents,

Augmentez vos rigueurs, augmentez vos malices,

Et venez-moi ravir poison, fer, précipices.

Elle dit, et soudain d'un maintien de vainqueur

Avala des charbons moins ardents que son coeur,

1785   Leur brasier violant étouffe sa parole,

Son bel oeil s'obscurcit, et son âme s'envole.

Porcie est morte ainsi, laissant dessus son front

Non le trait de la mort mais celui d'un affront,

Qui rougissant les lys de sa divine face,

1790   Monstre qu'à sa fureur la mort même a fait place :

A ce funeste objet tout se plaint, tout gémit,

Le Ciel même en pleure, et la terre en frémit.

OCTAVE.

Un si triste accident ébranle mon courage,

Et fait que dans le port je crains presque l'orage.

1795   Je connais aujourd'hui parmi ce changement

Que le plus grand bonheur ne dure qu'un moment ;

Je vois que le Démon qui conduit toutes choses,

Ne pare l'univers que de métamorphoses,

Afin que nos esprits aimant la nouveauté,

1800   Dans ces tableaux changeants trouvent plus de beauté.

Que si c'est un effet de sa toute-puissance,

En vain tous les mortels y feraient résistance,

Et notre vanité n'aurait rien de pareil

Si nous pensions servir à ce grand appareil,

1805   Que comme d'instruments incapables d'ouvrage

Si la main de l'ouvrier ne les met en usage :

L'exemple n'est pas loin ; Ce grand Brute autrefois

Servit à dégrader des légitimes Rois,

Se vit aussi puissant dans l'Empire de Rome

1810   Que saurait désirer l'ambition d'un homme ;

Et pourtant aujourd'hui nous l'avons vu mourir

Sans qu'aucuns des mortels ait pu le secourir :

Ainsi quoi que nos fronts courbent dessous les palmes,

Que les mutins soient morts, que nos terres soient calmes,

1815   Et que nous commandions à tout le genre humain,

Nous pouvons n'être rien et mourir dès demain :

C'est pourquoi relâchant de ma première envie,

Je veux que les vaincus soient certains de leur vie,

Qu'on les souffre dans Rome, et que nos citoyens

1820   Renouent avec eux leurs accords anciens,

Afin que la douceur de ces faveurs nouvelles

Leur ôte le désir d'être jamais rebelles.

ANTOINE.

C'est le propre d'un coeur purement généreux

De se montrer clément envers les malheureux ;

1825   Qu'on prenne donc ce corps et celui de Porcie ;

Vous, courez pour chercher celui-là de Cassie,

Tandis qu'en un bûcher ces généreux amants

Recevront le dernier de leurs embrassements ;

Puis les ayant brûlés conservez-en la cendre,

1830   Parce qu'à leurs parents nous désirons la rendre.

OCTAVE.

Enfin, grâces aux Dieux, nous sommes dans le port,

Nous avons dissipé les flambeaux du discord,

Démoli ses autels, et bâti nos Trophées

Sur le sanglant débris des guerres étouffées.

1835   Thémis règne partout, Mars languis abattu,

Le vice qui s'enfuit fait place à la vertu ;

Rome nous tend les bras, nos couronnes sont prêtes,

Allons donc recevoir ces fruits de nos conquêtes,

Afin que notre front de lauriers ombragé

1840   Montre à tout l'univers que César est vengé.

 


Extrait du Privilège du Roi.

Louis par la grâce de Dieu Roi de France et de Navarre, à nos amés et féaux Conseillers les gens tenant nos Cours de Parlement, Maître des Requêtes ordinaires de notre Hôtel, Baillifs, Sénéchaux, Prévôts, leurs Lieutenants, et autres nos Justiciers, et Officiers qu'il appartiendra, salut. Notre cher et bien amé Guuon Guérin de Bouscal, nous a fait remontrer qu'il a composé un livre intitulé, La Mort de Brute et de Porcie, ou, La Vengeance de la mort de César, qu'il désirerait faire imprimer et mettre en lumière : Mais craignant qu'à son préjudice autres Imprimeurs que celui qu'il a choisi pour cet effet, voulussent imprimer ledit livre, et l'exposer en vente. Il nous a très humblement supplié lui octroyer nos Lettres sur ce nécessaires. À ces causes, désirant favorablement traiter ledit exposant, Nous lui avons permis et permettons par ces présentes de faire imprimer, faire vendre et débiter ledit livre en tous les lieux et terres de notre obéissance, par tels Imprimeurs, en telles marges et caractères, et autant de fois qu'il voudra durant le temps et espace de neuf ans entiers et accomplis, à compter du jour qu'il sera achevé d'imprimer. Faisant défenses à tous Imprimeurs, Libraires et autres de quelques condition qu'ils soient, d'imprimer, vendre ni distribuer ledit livre sans le consentement de l'exposant, ou de ceux qui auront droit de lui en vertu des présentes, ni même d'en prendre le titre ou le contrefaire en telle sorte et manière que ce soit sous couleur de fausse marge ou autre déguisement, sur peine aux contrevenants de quinze cents livres d'amende, de confiscation des exemplaires contrefaits, et de tous les dépens dommages et intérêts. À la charge d'en mettre deux exemplaires en notre Bibliothèque, Et un en celle de notre amé et féal le Sieur Séguier Chevalier Chancelier de France, avant que de l'exposer en vente, suivant nos règlements, à peine d'être déchu du présent privilège. Donné à Paris le vingt-troisième jour de Juillet l'an de grâce mil six cents trente-sept. Et de notre règne le vingt-septième. Par le Roi en son Conseil, De Beavrains. Et sellé du grand seau de cire jaune.

ET ledit sieur de Bouscal a cédé et transporté le présent Privilège à Toussaint Quinet, Marchand Libraire à Paris, pour jouïr du contenu en icelui, ainsi qu'il a été accordé entr'eux par acte de seizième Janvier 1637.

Achevé d'imprimer pour la premiere fois le 20. Février 1637. Les exemplaires ont été fournis.


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Notes

[1] Philippes : ville de Macédoine, fondée par Philippe II en 358 avent JC. Lieu où eu tlieu une bataille entre Octave et Antoine contre Brutus et Cassius.

[2] Doute a été longtemps féminin ; il l'est encore dans Malherbe : Nos doutes seront éclaircies, Et mentiront les prophéties.... III, 1. [L]

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