MONOLOGUE COMIQUE
DIT PAR COQUELIN AINÉ de la Comédie Française
1882 Tous droits réservés.
GRENET-DANCOURT
PARIS, PAUL OLLENDORF, ÉDITEUR, 28 bis rue de Richelieu, 28 bis.
Imprimerie de Chatillon-sur-Seine. - Jeanne Robert.
Texte établi par Paul FIEVRE mars 2024.
Publié par Paul FIEVRE, mars 2024.
© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:12.
PERSONNAGES.
LE RÉCITANT.
LA CHASSE
À monsieur Edmond Gondinet.
Tontaine ! La meute égayée [ 1 Edmond Gondinet (1828-1888) dramaturge et librettiste français.]
Poursuit avec de joyeux cris,
Dans la campagne balayée,
Cailles, lapins, lièvres, perdrix.
5 | Voilà quinze jours que je chasse, |
Et je n'ai rien tué du tout,
J'ai trouvé du gibier en masse,
Mais je n'ai pu faire un seul coup.
Vous croyez que c'est maladresse ?
10 | Eh bien, vous êtes dans l'erreur: |
Le Gun-Club lui-même confesse [ 2 Gun-Club : club de chasse.]
Que je suis excellent tireur.
Mais quel conte alors vous nous faites ?
Je vais vous le dire en deux mots :
15 | J'aime, j'idolâtre les bêtes, |
Oui, je suis fou des animaux.
C'est en vain que je me raisonne,
En vain je cherche à m'endurcir,
Dès que le son du cor résonne,
20 | Je sens des frissons me saisir. |
Pourtant, je m'arme de courage,
Et je me dis chaque matin,
Qu'il faut enfin faire un carnage
Et tuer au moins... un lapin.
25 | Je tâcherai que ma victime |
Soit un vieux lapin de vingt ans ;
Tuer un jeune serait crime,
Car il peut avoir des enfants.
Ah ! Ma tendresse vous fait rire.
30 | Pour vous, un lapin mort, c'est peu, |
Et même, quand on le fait cuire,
Au besoin vous soufflez le feu.
Vous vous riez de la misère
Des enfants que laisse le mort ;
35 | Mais, si l'on tuait votre père, |
Vous verrait-on rire aussi fort ?
Oui, je sais, votre père est homme
Et non lapin, mais pouvez-vous
Savoir si le lapin, en somme,
40 | Aime ses parents moins que nous ? |
Qui donc sait si, sous la charmille,
Cailles, perdreaux, lièvres, lapins,
Ne goûtent pas mieux la famille
Que tout le reste des humains ?
45 | Le lapin met-il en nourrice |
Ses petits enfants en naissant,
Pour téter un lait clair, factice,
Et qui leur appauvrit le sang ?
Les cailles sont-elles coquettes ?
50 | Ruinent-elles leurs époux, |
Mesdames, avec leurs toilettes,
Ainsi que vous le faites, vous ?
A-t-on jamais entendu dire
Qu'un lièvre ait porté quelquefois
55 | Cette... couronne... du martyre, |
Qu'à tant de nos maris je vois ?
Voit-on, dans de folles agapes,
Des perdreaux boire jusqu'au jour,
Et lourds encor du jus des grappes
60 | Cogner leurs femmes au retour ? |
Les animaux ont-ils des dettes ?
À leur logis rentrent-ils tard ?
Voyez-vous des perdrix seulettes
À minuit sur le boulevard ?
65 | Au coin d'une sente embaumée, |
Avez-vous jamais entendu
Un lièvre à la voix enrhumée
Crier un journal dissolu ?
A-t-on jamais, je le demande,
70 | Vu des animaux quelquefois, |
Préférer dissoudre leur bande
Plutôt que d'obéir aux lois ?
Les voit-on dans les hautes herbes,
Aux grandes bêtes de chez eux
75 | Dresser des colonnes superbes, |
Pour les casser ensuite en deux ?
Les voit-on après une course
Se passer une corde au cou,
Ou bien après un coup de Bourse
80 | Filer bien vite on ne sait où ? |
Voyez-vous à la préfecture
Coffrer des bandes d'animaux,
Pour avoir, à la nuit obscure,
Dans des dos planté des couteaux ?
85 | Troublent-ils donc la paix publique ? |
Cherchent-ils, par quelque forfait,
À renverser la République,
Comme plus d'un chez nous le fait ?
À l'État font-ils des requêtes ?
90 | Lui disent-ils, dans leurs discours, |
De vouloir bien couper des têtes,
Ou de supprimer les tambours ?
Les voit-on dans les ministères
Quêter des décorations,
95 | Ou dans de sombres monastères |
Tramer des révolutions ?
Non, ils demeurent bien tranquilles,
Au sein des plaines, des forêts,
Loin des bruits du monde et des villes,
100 | Dans les sillons ou les guérets. |
Pourquoi leur vouer tant de haine ?
Est-ce grand crime, s'il vous plaît,
De picorer un peu de graine,
Ou de brouter du serpolet ?
105 | Pour moi plus je les envisage, |
Plus je les trouve bons et doux,
Et moins aussi je trouve sage
De les poursuivre de nos coups.
Aussi, lorsqu'au fond d'une allée,
110 | J'aperçois parfois un lapin, |
Ou quelque perdrix affolée,
Je suis... je sens... je pleure enfin !
Et puis tout à coup... je me mouche,
Avant d'armer mon Lefaucheux, [ 3 Lefaucheux : nom d'une marque de fusil de chasse à brisure de calibre 16, conçu après 1830 par l'armurier du même nom.]
115 | Alors, quand tonne ma cartouche, |
Ils sont déjà loin de mes yeux,
Et tout bas, en voyant leur fuite,
Je me dis : Cela les rendra
Beaucoup plus prudents dans la suite,
120 | Et de la mort les sauvera. |
L'herbe, par l'automne rouillée,
Que foule mon pas cadencé,
Sera-t-elle jamais mouillée
Par un sang que j'aurai versé ?
125 | Je ne le crois pas, car, en somme, |
Je vous le déclare en deux mots :
Plus j'étudie et connais l'homme,
Et plus j'aime les animaux.
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Notes
[1] Edmond Gondinet (1828-1888) dramaturge et librettiste français.
[2] Gun-Club : club de chasse.
[3] Lefaucheux : nom d'une marque de fusil de chasse à brisure de calibre 16, conçu après 1830 par l'armurier du même nom.