LA DERNIERE NUIT DE CAMILLE DESMOULINS

MONOLOGUE DRAMATIQUE EN VERS

Tous droits de reproduction, de traduction et de représentation publique réservés.

PAR P.-J. GIRARD de l'Académie des Poètes

ANGERS, IMPRIMERIE LACHÈSE ET DOLBEAU, 13, Chaussée Saint-Pierre, 13

PARIS. - TYPOGRAPHIE A. HENNUYER, 7 RUE DARCET..


Texte établi par Paul FIEVRE, avril 2023

Publié par Paul FIEVRE, mai 2023.

© Théâtre classique - Version du texte du 23/08/2024 à 14:32:45.


PERSONNAGES

CAMILLE DESMOULINS.

LA SCÈNE SE PASSE EN 1794.


LA DERNIERE NUIT DE ...

Un cachot à la Conciergerie. Camille Desmoulins est assis, le coude appuyé sur une petite table. Ecritoire et papier. Chandelier dans lequel brûle -une chandelle de suif.

Quatre murs pour prison et pour ciel une voûte,

Sombre comme la nuit, d'où l'eau suinte et dégoutte.

Un silence absolu s'étend autour de moi...

Parfois, j'ai peur !... Parfois, mon coeur est plein d'effroi.

5   Mon sommeil est rempli par de sinistres rêves :

Partout, à mes côtés, je n'entrevois que glaives,

Que rivières de sang où de pesants radeaux

S'en vont chargés de chair humaine aux échafauds...

Oh ! Noire expiation ! Fatalité ! Délire !

10   Quel triste sort sur moi s'abat comme un vampire !

Moi, le plus pur de tous ! On m'appelle indulgent,

Suspect, conspirateur, et sans doute un agent

De Pitt ou de Cobourg ! Moi, le premier fidèle

A notre Liberté, cette grande immortelle !

15   Contre Catilina qui donc s'est élevé ?

Où donc est Cicéron ? Et qui donc a gravé

Le premier de son sang : République et Patrie ?

Ai-je assez combattu pour que l'on m'injurie ?

Ai-je assez mérité le supplice et la mort

20   Pour qu'au fond de vos coeurs vous n'ayez nul remord ?

Noirs hiboux des Feuillans, dans votre affreux repaire,  [ 1 Club de Feuillans : groupe politique crée en 1791.]

Riez Vadier, riez Vouland, riez Barère,  [ 2 Bertrand Barère (1755-1841) : Membre de la Convention Nationale. Condamné à l'exil en Guyane, condamnation qui ne fut pas exécuté.]

Riez Caligulas de la Convention,

Riez en attendant la loi du talion,

25   Ma tête est en vos mains. Dans votre arène infâme,

Marius, noble et fier, attend et vous réclame.

S'animant.

Ah ! Billault, l'homme intègre, et Saint-Just, l'homme fort,

Amar, Collot d 'Herbois, apôtre de la mort,

Vous voulez de mes os en faire une hécatombe !

30   Vous voulez ma dépouille, insulter à ma tombe !

Sinistres dictateurs et traîtres souverains,

Vous qui tenez ce soir en vos sanglantes mains

D'Éaque et de Minos la balance et le glaive

Pour frapper sans merci, sans pitié ni sans trêve,

35   Les citoyens de coeur à chaque carrefour,

Juges accusateurs, vous pâlirez un jour !

Vous porterez aussi sur l'échafaud vos têtes

Quand le peuple lassé se dira qui vous êtes,

Et, courbant vos grands fronts que je vois si petits,

40   Enfin mettra le terme à vos grands appétits...

Et toi, royal vautour, tu trembles sur ton aire,

Ô mon ancien ami, superbe Robespierre,

Ils te font peur aussi ? Timide Jacobin

Tu n'oses, devant eux, plus me tendre la main !

45   Quand leur injuste arrêt vient frapper ton oreille

Sur ton fauteuil de cour ta volonté sommeille !

Soit. Le torrent qui passe aura ton corps aussi.

Un fléau quel qu'il soit doit être sans merci.

Oh ! combien sont partis dans l'aveugle tourmente !

50   Combien sont morts bercés par une foi puissante !

Titans nobles et fiers, voix de la liberté,

Apôtres convaincus de la Fraternité,

Quel destin vous poussait sur cette pente étrange

Qui conduit maintenant dans un gouffre de fange ?...

55   Après Pharsale, encor plus pâle que Caton,

Hier, à mes côtés, j'ai vu pleurer Danton !

Au travers de ces murs j'écoute et je devine

Les sourds gémissements de Fabre d'Églantine.

Lacroix est arrêté, Bazire est arrêté,

60   Et pire encore, hélas! - ô sombre vérité ! -

On jette, comme on fait du dernier des rebelles,

Au fond d'un noir cachot cet Hérault de Séchelles  [ 3 Marie-Jean Hérault de Séchelles (1759-1794) : avocat et homme politique, guillotiné, un des principaux rédacteurs du Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1793.]

Qui pendant nos grands jours présida nos décrets.

De son noble labeur voici donc les effets !

65   La Convention meurt, agonise ; elle est morte

Sous les coups répétés de l'infâme cohorte,

Et ses membres épars sous un souffle mortel

S'en vont courber le front sur un sanglant autel !...

Taillis d'êtres vivants, tragique pépinière

70   Condamnés à la mort par coupe régulière !

Qui donc de la justice ose tenir la main ?

Nul homme vertueux n'est sûr du lendemain.

Qui donc parle de loi, d'honneur et de patrie ?

La loi n'est plus la loi quand plus fort qu'elle on crie.

75   Le plus audacieux frappe. Et l'arrêt respecté

Par la foule aussitôt devient autorité.

Qu'importe si le droit, primé par la vengeance,

Est étouffé ! Qu'importe aux bourreaux la souffrance

De celui qui se tord, pâle, les yeux hagards,

80   Défait, les bras tendus vers leurs fauves regards !

Le peuple bat les mains dans l'arène de Rome

Quand aux pieds du lion il voit tomber un homme,

Et Lucullus sourit derrière son rideau

A l'aspect tout sanglant de ce hideux lambeau.

85   C'est lui qui l'a jeté... Mais, un beau soir, la foule

D'un spectacle commun, indifférente et soûle,

S'habitue au trépas d'un simple gladiateur.

Il lui faut un tribun. Il lui faut un prêteur.

Et visant au sommet où Lucullus se place,

90   Frémissante, irritée, ivre de sang et lasse,

Pour achever ce jour incomplet, presque nul,

Au cirque fait rouler la tète du consul.

Ce cirque vous attend, Collot d 'Herbois, Varenne,  [ 4 Jacques-Nicolas Billaud-Varenne (1756-1819) : avocat et député Montagnard. Déporté en Guyane en 1795.]

Ô lutteurs insensés d'une mer souveraine !

95   Le flot monte... et la plage est pleine de débris...

Oh ! Combien dédaignant les rêves du proscrit,

Pâle, désespéré, loin de tout ce qu'il aime,

De son pays chéri, loin de ses amis même,

Combien ont préféré de tailler un linceul

100   Dans les plis du drapeau de la patrie en deuil !...

Et moi-même bientôt, triste épave flottante,

Arrachée au vaisseau par l'aveugle tourmente,

J'irai frapper ces bords qui nous réuniront,

Moi plus tôt, vous plus tard, avec la palme au front ;

105   Rameau bien différent, pur ou taché de boue,

Obscur ou rayonnant, et que l'histoire cloue

Sur le pilori noir ou bien au piédestal

Qui marque pour toujours l'être impie ou loyal.

Pause - plus bas :

Je les accuse encore !... Et toujours sur ma bouche

110   Viennent toujours les noms du tribunal farouche.

Pourquoi cette pensée à ceux qui vont mourir

Emplit-elle le coeur ? Et pourquoi tant haïr

Lorsque l'on est si près des portes de la tombe ?

La nuit couvre déjà le malheureux qui tombe.

115   À quoi bon tant de haine, à quoi bon tant de fiel,

Pour dormir, après tout, de l'éternel sommeil ?...

Il fait bien froid ici... Ce noir cachot me glace.

Dans mes veines je sens comme un frisson qui passe..

Serait-ce du trépas le premier battement ?

120   Camille aurais-tu peur ?... Non, j'ai froid seulement.

Mais, ma faiblesse est grande et ma tête se vide,

Mon front devient brûlant et ma bouche est aride ;

C'est la fièvre, sans doute... Il y a bien longtemps

Que je n'ai pas dormi du sommeil des enfants,

125   Paisible, sans souci, sans amère pensée,

Heureux du lendemain et de la nuit passée...

O rêves d'autrefois qu'êtes-vous devenus ?

Quels souffles animaient mes amours ingénus,

Confondant dans mon coeur, la Liberté, Lucile,

130   La patrie affranchie, à nos actes docile,

Le peuple confiant et se donnant la main,

Fort de son droit, heureux, sûr de son lendemain.

Ces rêves sont passés !... La prison les remplace...

Jamais du fond du coeur la douleur ne s'efface,

135   Et ma douleur à moi date de bien des jours, -

Remords, devrais-je dire, et remords pour toujours !...

Les pauvres Girondins à leur haine immolés

Durent bientôt mourir sous leurs coups accablés !

Et moi, désespéré de cet arrêt sévère,

140   J'implorai - vain espoir - Saint-Just et Robespierre.

Ils rirent de mes pleurs. - L'infâme tombereau

Emporta les martyrs au pied de l'échafaud !...

Depuis ce jour j'ai peur et mon âme inquiète

Flotte comme un débris dans la sourde tempête.

145   Oh! je suis bien puni !... Sinistres jacobins !...

Ô montagne inflexible !... Ô pauvres Girondins !...

Il penche son front sur son bras et paraît s'endormir un instant puis, il relève la tête, égaré.

Encor ce maudit rêve... Il m'étouffe... Il me tue...

Où suis-je ? Où suis-je, enfin ? Ces murs sont sans issue...

Pourquoi sont-ils couverts d'un épais crêpe noir ?...

150   Pâles dans leurs linceuls d'où viennent-ils ces hommes ?

Ils marchent pas à pas, deux à deux... Ô fantômes !

Que voulez-vous ?... Parlez ?... Ô mon Dieu! ce sont eux.

Eux, qui ?... les Girondins

Il les compte.

Deux, six, dix, vingt, vingt-deux,

Tous ! Ils avancent vers moi leurs mains décharnées.

155   Grâce!... Que voulez-vous, ombres infortunées ?

Que voulez-vous Brissot ? Que veux-tu Gensonné ?

Venez-vous insulter le pauvre condamné ?

Venez-vous me maudire et lancer l'anathème

Sur mon front?... Oh ! J'ai peur... ma souffrance est extrême...

160   Venez-vous m'apporter le triste son du glas

Qui précède de peu le moment du trépas ?

Ou venez-vous peut-être apporter l'espérance

A mon coeur ulcéré ? Répondez ?... Non... silence...

Je suis si jeune encore et le ciel est si beau !

165   Descendre tout vivant dans un étroit tombeau,

Quel crime affreux !... Qu'entends-je ? On ouvre... Mon âme

Obscurément se perd dans un dédale infâme ;

Mon coeur semble brisé sous un poids étouffant...

Ô ma bonne Lucile ! Ô mon petit enfant !...

Il retombe en sanglotant, la figure entre ses mains. - Pause.

170   Que s'est-il donc passé ? Ma joue est inondée.

C'est la fièvre... Bientôt - et ma cause est plaidée, -

Le jour va revenir apportant mon arrêt.

Le tribunal, sans doute, a rendu son décret,

Car c'est la nuit qu'il frappe, au plus profond de l'ombre,

175   Comme un vil assassin au détour d'un mur sombre...

L'heure fuit à grands pas... Du fond de ce cachot,

O ma femme adorée ! À toi ce dernier mot.

Relisons.

Il lit cette lettre :

« Ma Vesta, ma Lucile, mon ange

« Encore un jour peut-être et la noire phalange,

180   Hydre aux griffes de fer, nous aura séparés...

Séparés pour jamais ! Ils se sont enivrés

De ma douleur amère. À quoi bon me défendre ?

Le tribunal me juge et ne veux pas m'entendre.

Je n'ose croire encor les hommes si méchants,

185   Injustes et cruels dans leurs sombres penchants...

Et l'on m'arrache à toi, ma Lucile adorée 1

À nos tristes amis, à ta mère éplorée !

Aux baisers innocents de notre enfant chéri

Qui souriait jadis lorsque j'avais souri !

190   Ange ! Tu lui diras bien souvent que je l'aime.

Raconte lui plus tard mon désespoir extrême.

Mon sang ne rougira pas son frêle berceau :

J'apporte l'innocence au bord de mon tombeau !...

Nous nous verrons plus tard, quand Dieu sur cette terre

195   Aura clos pour jamais ta mobile paupière.

Ô ma tendre Lucile ! Ô ma divinité !

C'est au ciel, près de Dieu, que vit la Liberté.

Adieu, Lucile ! Adieu, ma chaste bien-aimée,

Je ne m'appartiens plus... ma vie est consumée !... »

 



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Notes

[1] Club de Feuillans : groupe politique crée en 1791.

[2] Bertrand Barère (1755-1841) : Membre de la Convention Nationale. Condamné à l'exil en Guyane, condamnation qui ne fut pas exécuté.

[3] Marie-Jean Hérault de Séchelles (1759-1794) : avocat et homme politique, guillotiné, un des principaux rédacteurs du Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1793.

[4] Jacques-Nicolas Billaud-Varenne (1756-1819) : avocat et député Montagnard. Déporté en Guyane en 1795.

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