COMÉDIE EN DEUX ACTES
1847
À PARIS, DIDIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR, 35 Quai des Augustins, BELIN-LEPRIEUR ET MORIZOT, ÉDITEURS. 5, RUE PAVÉ-SAINT-ANDRÉ.
Texte établi par Paul Fièvre, décembre 2018.
Publié par Paul FIEVRE, décembre 2018.
© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:45.
PERSONNAGES
MÉLANIDE, veuve.
LUCIE, nièce de Mélanide.
DORINE, maîtresse de musique et de dessin de Lucie, et logeant chez Mélanide.
TOINETTE, fille d'une femme de chambre, élevée avec Lucie.
La scène est à Paris, chez Mélanide.
Extrait de THÉÂTRE D'ÉDUCATION À L'USAGE DE LA JEUNESSE PAR MME DE GENLIS, NOUVELLE ÉDITION REVUE ET CORRIGÉE - II, pp. 1-60
ACTE I
SCÈNE I.
Mélanide, Dorine.
MÉLANIDE.
Depuis longtemps, ma chère Dorine, je désirais avoir avec vous un entretien au sujet de ma nièce. Je vous ai placée auprès d'elle pour cultiver son coeur et son esprit, lui donner des talents agréables, et surtout pour m'éclairer sur ses défauts...
DORINE.
Madame est elle-même assez pénétrante...
MÉLANIDE.
Point du tout; d'ailleurs la dissipation dans laquelle je vis me laisse si peu de temps !... J'aime le monde, vous le savez, mais j'aime encore davantage ma nièce; que n'ai-je plus d'instruction ! je me consacrerais entièrement à l'éducation de Lucie.
DORINE.
Personne n'est plus en état que madame...
MÉLANIDE.
Non, je me rends justice; je n'ai nul talent, je ne sais rien. On me donna des maîtres dans ma jeunesse, mais je fus élevée loin de mes parents : c'est la meilleure excuse que je puisse donner de mon ignorance. Enfin, Lucie m'est chère; je suis veuve, je n'ai point d'enfants : elle sera ma seule héritière, et je ne veux pas qu'elle me reproche un jour la négligence dont mille fois, au fond du coeur, je n'ai pu m'empêcher d'accuser mes parents.
DORINE.
Mademoiselle Lucie est bien digne de votre tendresse ; c'est une charmante personne.
MÉLANIDE.
C'est ce que vous lui répétez sans cesse, et ce que je lui dis souvent moi-même ; eh bien, nous avons tort, nous la gâtons.
DORINE.
Ah ! Madame, ce n'est pas un caractère comme le sien qu'on peut gâter.
MÉLANIDE.
Il est vrai qu'elle est plus avancée qu'on ne l'est ordinairement à son âge...
DORINE.
Elle n'a pas quatorze ans.
MÉLANIDE.
Elle promet beaucoup ; mais je voudrais qu'elle se fît remarquer par ses talents et son bon coeur. Sans talents on s'ennuie ; je l'éprouve moi-même. Recevoir et faire des visites, c'est un plaisir dont on se lasse si vite ! C'est là cependant la plus grande ressource des gens désoeuvrés. Enfin, je désire qu'elle ait une âme sensible ; sans ce don précieux, on ne jouit de rien.
DORINE.
Madame a un fonds de morale qui me charme toujours.
MÉLANIDE.
Lucie, instruite, élevée par vous, sera, je l'espère, une personne accomplie; l'étude et la lecture donneront à son esprit ce qui manque au mien.
DORINE.
D'autant qu'elle a une application, une mémoire prodigieuses !... Et un goût naturel !...
MÉLANIDE.
Oui, elle a beaucoup de goût; je crois qu'elle se mettra fort bien... Elle se coiffe déjà avec grâce... Je craignais pourtant qu'elle ne fût pas très appliquée.
DORINE.
Elle l'est trop pour sa santé; car elle a les nerfs d'une délicatesse....
MÉLANIDE.
Elle tient de moi... Vous continuez à en être contente ? Elle apprend à merveille ? Que sait-elle ?
DORINE.
Elle est si jeune!...
MÉLANIDE.
Quand j'assiste à vos leçons, je vous avoue que sa distraction et votre indulgence m'impatientent parfois.
DORINE.
Mais, madame, je vous ai déjà dit que votre présence l'intimide ou l'occupe ; elle vous regarde, pense à vous, et...
MÉLANIDE.
Ma chère Dorine, vous me flattez...
DORINE.
Mon Dieu, madame, tenez... Encore hier, j'ai grondé mademoiselle de ce qu'elle avait mal joué du clavecin devant vous ; elle m'a répondu : « C'est que ma tante était vis-à-vis de moi ; et je pensais qu'il n'y a pas dans le monde de plus beaux yeux que les siens, de plus expressifs, de plus brillants... »
MÉLANIDE, d'un ton sévère.
Lucie vous a dit cela ?
DORINE.
Mot pour mot, et avec cette naïveté, cette grâce, qui lui sont si naturelles...
MÉLANIDE, d'un ton sévère.
De bonne foi, mademoiselle, pensez-vous me séduire par cette flatterie ridicule?
DORINE.
Quoi, madame, me croiriez-vous capable ?...
MÉLANIDE.
Écoutez. Je vous trouve mille bonnes qualités : vous avez de l'esprit, des talents, de l'instruction ; mais, de grâce, si vous voulez que nous vivions ensemble, ne me louez pas ; je hais les éloges, et je m'en défie.
DORINE.
La modestie accompagne toujours la supériorité.
MÉLANIDE.
Encore !...
DORINE.
N'en parlons plus. Croyez, madame, que mon attachement pour vous et pour mademoiselle votre nièce est sans bornes, et que...
MÉLANIDE.
Prouvez-le-moi donc en me secondant. Je veux aussi que vous donniez quelques soins à l'éducation de cette petite fille élevée auprès de Lucie.
DORINE.
Toinette ?...
MÉLANIDE.
Oui. Elle est orpheline ; sa mère, qui fut quinze ans à mon service, me la recommanda en mourant. D'ailleurs, Toinette annonce le meilleur naturel ; elle est remplie d'heureuses dispositions. Vous voyez comme elle profite des leçons que vous donnez à Lucie ; elle dessine, elle joue du clavecin toute la journée : je ne suis pas en état d'apprécier ce qu'elle sait, mais ce désir d'apprendre, à son âge, la rend vraiment intéressante.
DORINE.
Je vous obéirai, Madame ; mais je n'ai pas, je l'avoue, une grande idée de son esprit.
MÉLANIDE.
Elle est douce, ingénue, sensible et franche; lorsqu'elle se trouve en présence de personnes à qui elle doit du respect, elle attend qu'on l'interroge ; et ses réponses sont toujours justes. Elle est réservée, discrète, appliquée, reconnaissante ; en un mot, elle sait se faire aimer. S'il est vrai qu'on puisse posséder tous ces mérites sans avoir d'esprit, vous conviendrez que l'esprit est un avantage dont on peut facilement se passer.
Elle regarde à sa montre.
Mais je m'oublie, tout en causant... Il est midi... J'ai à déjeuner vingt personnes qui doivent être arrivées.
DORINE.
Ne fait-on pas une lecture aujourd'hui chez Madame ?
MÉLANIDE.
Eh vraiment oui, et qui nous tiendra jusqu'à quatre heures. Je veux aller aussi à l'opéra nouveau ; car j'ai ma loge. Lucie va venir prendre ses leçons ; vous lui direz que, si vous êtes contente d'elle, je la mènerai à l'Opéra. Adieu, ma chère Dorine ; n'oubliez pas mes recommandations, et justifiez toute la confiance que j'ai en vous.
Elle sort.
SCÈNE II.
DORINE, seule.
Quelle folle !... Aller aux spectacles, recevoir des visites, voilà toutes ses occupations. Elle vante sans cesse à sa nièce les charmes de l'étude, l'utilité de l'application, et l'exemple qu'elle lui donne est continuellement en contradiction avec ses discours. Et puis, dans d'autres moments, n'écoutant qu'une aveugle tendresse, elle croit sa nièce un petit prodige de perfection, elle la loue avec excès; et tout le monde, pour lui plaire, en fait autant ; mais dès que Mélanide a le dos tourné, quelles moqueries ne fait-on pas de cette petite fille1 Vaine, indocile, étourdie, elle n'apprendra jamais rien. Au reste, que m'importe ? je la flatte, je lui passe ses caprices, je m'en fais aimer; elle se mariera, sera riche, et fera ma fortune; voilà l'essentiel. Mais j'entends quelqu'un : c'est Lucie.
SCÈNE III.
Dorine, Lucie.
LUCIE.
Je croyais ma tante avec vous.
DORINE.
Elle sort à l'instant, et m'a chargée de vous dire que, si vous preniez bien vos leçons elle vous mènerait à l'Opéra.
LUCIE.
Aujourd'hui ?
DORINE.
Oui.
LUCIE.
Et c'est l'opéra nouveau ? Ah ! Que je suis contente !... Mon Dieu, si je l'avais su plus tôt !...
DORINE.
Pourquoi ?
LUCIE.
Oh ! C'est que je suis coiffée à faire peur... Et ma robe neuve... Je ne l'aurai que demain.
DORINE.
Quelle que soit votre mise, n'êtes-vous pas toujours sûre de plaire ?
LUCIE.
Du reste, j'attache si peu de prix à toutes ces choses-là !... Trouvez-vous cette robe bien garnie?
DORINE.
Elle est charmante.
LUCIE.
Oui, mais elle a un peu perdu de sa fraîcheur... J'aime mieux celle que j'avais hier. Qu'en pensez-vous ?
DORINE.
Celle-ci me semble plus jolie.
LUCIE.
J'aurai le temps de faire une autre toilette avant le dîner.
DORINE.
Et nos leçons ?
LUCIE.
C'est vrai... Allons, je resterai comme je suis ; c'est autant de peine d'épargnée... Eh bien, que ferons-nous?
DORINE.
Votre maître de danse va venir; quand vous aurez dansé, nous dessinerons ; ensuite nous jouerons du clavecin.
LUCIE.
Oh ! Danser aujourd'hui, cela m'est impossible; j'ai mal dormi, je suis d'une lassitude!... je ne puis me tenir sur les jambes.
DORINE.
Asseyez-vous.
Elle approche un fauteuil; Lucie s'assied, et s'étend nonchalamment.
LUCIE.
J'ai une courbature affreuse.
DORINE.
En effet, vous avez l'air abattu.
LUCIE.
Tout de bon, vous me trouvez changée ?
DORINE.
Extrêmement.
LUCIE.
Cela tient peut-être aussi à la manière dont je suis fagotée... Décidément je me ferai recoiffer pour aller à l'Opéra... Ma tante ne donne-t-elle pas à déjeuner ce matin ?
DORINE.
Oui. Il y a une lecture.
LUCIE.
Oh ! Quand je serai mariée, j'aurai des lectures aussi, et des déjeuners... C'est charmant, un déjeuner!...
DORINE.
Oui, cela vous occupe depuis midi jusqu'à quatre heures.
LUCIE.
Et puis le spectacle, le souper, le bal... Voilà ce qui s'appelle jouir de la vie ! Que ma tante est heureuse!... Patience ! j'aurai mon tour.
DORINE.
En attendant, il faudrait acquérir des talents : on se lasse des spectacles, des bals, on se dégoûte du grand monde : il est doux alors de pouvoir se distraire soi-même.
LUCIE.
Mais, voyez ma tante : elle a conservé tous les goûts de sa jeunesse; pourquoi n'aurais-je pas la même constance ? Et faut-il aujourd'hui me condamner à un ennui certain afin de me procurer un jour des ressources dont je n'aurai peut-être pas besoin?
DORINE.
Mais madame votre tante se plaint tous les jours d'avoir reçu une éducation négligée. Elle se livre à la dissipation par habitude plutôt que par goût...
LUCIE.
Elle bâille, il est vrai, à la comédie ; après le déjeuner elle a des vapeurs, et sa migraine quand elle revient de l'Opéra. Je sens bien que les talents et l'instruction peuvent être de quelque utilité... Et puis passer pour ignorante, c'est humiliant, je l'avoue...
DORINE.
Vous êtes rêveuse?
LUCIE.
Oui, je fais parfois des réflexions qui m'attristent ; ce que vous venez de me dire m'a frappée... Pourquoi, chère amie, ne m'avez-vous pas toujours parlé ainsi?
DORINE.
Je ne veux ni vous attrister ni vous contrarier.
LUCIE.
En étudiant aussi peu que je le fais, croyez-vous que je puisse acquérir quelques talents?
DORINE.
Ne passez-vous pas déjà pour en avoir ?
LUCIE.
Oui ; mais, entre nous, je ne sais rien.
DORINE.
Vous êtes trop modeste; ne jouez-vous pas très joliment du clavecin ?
LUCIE.
Cela se borne à trois ou quatre morceaux que je sais de routine.
DORINE.
Le dessin va très-bien ; votre dernière tête est charmante.
LUCIE.
Grâce à vous !
DORINE.
C'est à peine si j'y ai retouché.
LUCIE.
L'histoire et la géographie, par exemple, je n'en sais pas un mot.
DORINE.
Vous connaissez beaucoup de livres par leurs titres ; c'est tout ce qu'il faut pour le monde : dites hardiment que vous les avez lus. Avec cela, ayez toujours un livre sur votre toilette ; soutenez que vous aimez la lecture avec passion, et vous passerez pour la personne la plus instruite.
LUCIE.
Voilà une singulière manière d'être savante, et qui me convient beaucoup. Allons, je m'en tiens à votre conseil ; et puis, chère amie, restant toujours avec moi, vous corrigerez mes dessins.,. mes tableaux, quand je peindrai; ainsi voilà encore un talent de plus.
DORINE.
Je vous garantis que vous aurez tous ceux qu'on a communément dans la société : les vrais, les grands talents sont si rares chez les personnes de votre rang !
LUCIE.
Voilà précisément pourquoi il est si flatteur d'en avoir... Toinette, par exemple, en aura tout de bon ; eh bien, je voudrais lui ressembler.
DORINE.
Voilà un souhait bizarre !
LUCIE.
J'aime Toinette ; je ne suis point jalouse de sa supériorité sur moi ; cependant il y a des instants où je m'en afflige.
DORINE.
C'est être également aveugle sur son compte et sur le vôtre. Vous êtes remplie d'esprit, vous avez les plus heureuses dispositions. Toinette est une petite fille capable d'assez d'application, mais au fond très bornée, malgré son petit air sournois, son ton caustique et moqueur.
LUCIE.
Ne vous y trompez pas, Toinette cache de l'esprit sous sa mine douce et naïve.
DORINE.
J'en crois votre jugement; mais vous êtes si indulgente!... La comparaison que je fais sans cesse d'elle à vous a pu déterminer mon opinion ; mais cette petite fille me déplaît extrêmement.
LUCIE.
J'en suis fâchée ; car j'aime Toinette.
DORINE.
Elle a cependant une certaine grossièreté, une rudesse de caractère, avec lesquelles vous ne devriez guère sympathiser.
LUCIE.
Elle dit, il est vrai, les choses un peu crûment ; je m'en fâche quelquefois, et puis je lui pardonne... C'est singulier, sa sincérité me choque ; moins franche, Toinette me serait sûrement plus agréable; mais peut-être aurais-je moins de confiance en elle. Je ne sais pourquoi, mais il me semble que plus elle me contrarie, plus je m'y attache.
DORINE.
Dans ce cas, mademoiselle, je suis fort à plaindre de vous aimer au point de chercher à vous épargner la moindre contrariété.
LUCIE.
Aussi, ma chère amie, je vous aime plus encore que Toinette; vous me paraissez mille fois plus aimable qu'elle : je voudrais la consulter quelquefois; mais c'est avec vous que je voudrais passer ma vie.
DORINE.
Allons, je suis contente de mon partage; mais je crains cependant qu'il ne soit pas le plus solide...
LUCIE.
Croyez que mes sentiments pour vous sont aussi durables qu'ils sont tendres... Mais qui vient nous interrompre ? Ah ! C'est Toinette.
SCÈNE IV.
Toinette, Lucie, Dorine.
LUCIE.
Que voulez-vous, Toinette ?
TOINETTE.
Mademoiselle, c'est votre maître à danser...
LUCIE.
Oh ! Je ne danserai point ; vous n'avez qu'à lui donner un cachet et le renvoyer.
TOINETTE.
Mais, mademoiselle, vous avez déjà manqué votre dernière leçon...
DORINE.
Eh bien, après ?... Voulez-vous que mademoiselle danse dans l'état où elle est ?
TOINETTE.
Qu'a-t-elle donc ?
DORINE.
Elle a... Elle a une courbature effroyable.
TOINETTE.
Je sais, moi, qu'elle se portait à merveille il y a une demi-heure, et qu'elle sautait dans le jardin...
LUCIE.
Je ne m'écoute pas, et ne suis pas douillette... Mais je suis vraiment malade, et je ne prendrai pas ma leçon de danse.
TOINETTE.
Qu'à cela ne tienne... Allons je vais donner le cachet... Voilà de l'argent bien employé !
Elle sort.
LUCIE, après un moment de silence.
Toute réflexion faite, j'ai envie de prendre ma leçon de danse...
DORINE.
Rappellerais-je Toinette ?
LUCIE.
Que me conseillez-vous ?
DORINE.
Mais... de ne point vous fatiguer.
LUCIE.
D'ailleurs, je danserai plus longtemps demain.
DORINE.
Sans doute, cela reviendra au même ; et puis, une leçon de plus ou de moins, qu'est-ce que cela fait ?
LUCIE.
Que vous êtes indulgente et douce !... Mais que nous veut encore Toinette ?
TOINETTE, revenant.
Madame vous demande, Mademoiselle.
LUCIE.
La lecture n'est donc pas encore commencée ?
TOINETTE.
Non, mademoiselle, et il y a plusieurs dames qui désirent vous voir un moment. Madame vous prie d'apporter votre carton de dessins.
DORINE.
Le voici.
LUCIE, à Dorine.
Ma chère amie, vous m'attendrez ici, n'est-ce pas ?... Adieu.
Elle sort en courant et en sautant.
SCÈNE V.
Lucie, Dorine.
TOINETTE, regardant sortir Lucie.
Il paraît que la courbature va mieux.
DORINE, souriant.
Vous croyez donc qu'elle feint d'être indisposée ?...
TOINETTE.
Oui, mademoiselle ; et vous aussi vous le croyez.
DORINE, d'un ton sec.
Où prenez-vous cela ? Je pénètre votre pensée, je vois que vous soupçonnez mademoiselle Lucie de mensonge et d'artifice ; mais pour moi certainement je suis fort loin d'avoir d'elle une semblable opinion.
TOINETTE.
Il n'est pas bien fin de pénétrer ma pensée, car je la dis tout simplement ; mais moi j'en devine souvent qu'on voudrait me déguiser.
DORINE.
De qui voulez-vous parler ?
TOINETTE.
C'est mon secret.
DORINE.
Vous pouvez le garder; je n'ai nulle envie de l'apprendre. Mais il faut, s'il vous plaît, changer le ton que vous prenez depuis quelque temps, non pas avec moi, mais avec mademoiselle Lucie. Vos manières avec elle ne sont pas supportables ; vous contrôlez sans ménagement tout ce qu'elle fait, tout ce qu'elle dit. Il semble réellement que vous ayez de l'aversion pour elle. Si cela continue, je vous en préviens, j'en avertirai madame ; c'est un devoir que je saurai remplir.
TOINETTE.
Vous êtes trop juste, Mademoiselle, pour ne pas m'entendre auparavant. D'abord, personne n'est plus attaché que moi à Mademoiselle Lucie : je n'ai pas le bonheur de lui plaire ; mais je l'aime, car, après tout, elle est bonne, sensible et franche. Si parfois elle ne dit pas la vérité, si elle est dure, hautaine, capricieuse, il ne faut pas s'en prendre à elle; ces défauts ne sont pas dans son caractère, elle a un si bon naturel ! Aussi, n'est-ce pas elle seule que je blâme. Vous devez me comprendre ? Il y a peut-être un peu d'obscurité dans ce que je dis; mais, si vous voulez, je vais tâcher de m'expliquer mieux.
DORINE.
Il suffit : je vous ai comprise, vous en aurez la certitude. Mais quelqu'un vient...
À part, en regardant Toinette :
Voilà une dangereuse petite créature, il faut la faire chasser d'ici.
SCÈNE VI.
Dorine, Toinette, Lucie.
Lucie entre en courant ; elle jette son carton sur une table.
LUCIE.
Je suis tout essoufflée!... Mon Dieu, que de monde dans ce salon ! Ah ! Ma chère amie, la jolie robe que portait Madame de Bercy ! C'est une robe à la polonaise, garnie de fleurs de pêcher, arrangées avec un goût, une grâce !... Et puis des fleurs de pêcher, on n'en a pas encore vu. Oh ! c'est charmant !... Elle a bien de l'imagination, Madame de Bercy !
DORINE.
Il serait à désirer qu'elle fût un peu plus jolie.
LUCIE.
Elle a beaucoup d'éclat.
DORINE.
Oui, mais on dit qu'elle met du blanc.
LUCIE.
Bon !...
DORINE.
Je n'en crois rien... Cependant elle a le front bien luisant.
LUCIE.
C'est drôle ! Dès qu'on a le front luisant...
TOINETTE.
Oui, on met du blanc... C'est une chose bonne à retenir. Par exemple, monsieur votre grand oncle met certainement du blanc...
LUCIE.
Quelle folie !...
TOINETTE.
La règle est donc fausse ? Car il a le front encore plus luisant que celui de Madame de Bercy.
DORINE, à Lucie.
Qu'a-t-on dit de vos dessins ?
LUCIE.
On les a trouvés charmants, la tête de vieillard surtout...
TOINETTE.
Qui est entièrement l'ouvrage de Mademoiselle
DORINE.
Point du tout ; j'ai mis l'ensemble, j'ai donné quelques coups de force...
TOINETTE.
C'est vrai, vous n'avez fait que l'ébaucher et la finir.
LUCIE, avec un sourire forcé.
Toinette ne me gâte pas.
TOINETTE.
Flatter, c'est tromper ; doit-on tromper ceux qu'on aime ?
LUCIE.
Si vous pensez ainsi, Toinette, vous aurez toujours le droit de me tout dire.
DORINE.
Madame de Surville est-elle au salon ?
LUCIE.
Oui, avec sa fille, de plus en plus roide et apprêtée.
DORINE.
Mademoiselle Flore ? Oh ! Elle doit être bien fière d'assister à une lecture.
LUCIE.
Je vous en réponds ! Elle n'a cependant que deux ans plus que moi, elle est d'une pédanterie !...
TOINETTE.
On la dit un prodige d'instruction.
DORINE, ironiquement.
Un prodige !... Qui est-ce qui dit cela?
TOINETTE.
Ce n'est pas sa gouvernante, mais quiconque la connaît. Pour moi, je lui crois beaucoup de modestie; car elle ne parle jamais d'elle, et cherche toujours à faire valoir les autres.
DORINE.
Il est vrai, elle distingue mademoiselle Toinette, et toutes les fois qu'elle vient ici, elle la loue sur ses grands talents !...
TOINETTE.
Non, mademoiselle ; elle ne me donne point de louanges exagérées ou ridicules : elle a l4esprit trop droit pour être obligeante aux dépens de la vérité.
LUCIE.
Ma chère Toinette, Mademoiselle Flore est assurément une personne remplie de mérite ; mais elle a le malheur d'être pédante, je ne puis vous le dissimuler.
DORINE, riant.
Pédante est le mot. Pédante à seize ans !... Que cela promet pour l'avenir !
TOINETTE, à Lucie.
Mademoiselle, oserais-je vous demander en quoi elle est pédante?
LUCIE.
En quoi ? Mais en tout.
TOINETTE.
Encore, ayez la bonté de me citer quelques traits.
LUCIE.
Je vous en citerai mille.
TOINETTE.
Un seul ?
LUCIE.
Elle a un maintien affecté, une certaine manière de pincer la bouche, quand elle entre dans un salon. Tenez, voulez-vous la voir?...
Elle contrefait Flore.
DORINE, riant.
Parfait, parfait ! C'est elle-même... Encore, je vous prie... Ah ! C'est ravissant...
LUCIE.
Et puis, dès qu'elle est assise, voilà comme elle se tient... Sur le bord de sa chaise... Sérieuse, se retournant tout d'une pièce... Et de temps en temps une petite toux...
DORINE.
Oh ! La petite toux est charmante !... C'est cela même... Je crois la voir... excepté qu'elle n'a ni cette taille, ni ce visage-là.
LUCIE.
Toinette est fâchée, elle ne rit pas.
TOINETTE.
J'écoute, je regarde... Et je m'instruis. Je me faisais une tout autre idée de la pédanterie : je croyais qu'elle consistait surtout à chercher les occasions de briller, de faire des citations et de décider hardiment ; mais votre définition est beaucoup plus simple... Se pincer la bouche et s'asseoir sur le bord de sa chaise, c'est être pédante... Je m'en souviendrai.
LUCIE, riant.
Toinette est piquée... Allons, puisque vous aimez tant Mademoiselle de Surville, je vous promets de ne plus me moquer d'elle ; il m'en coûtera, mais je m'y engage... Voyons, ne boudez plus.
TOINETTE.
Dites-moi, mademoiselle, que vous a-t-elle fait pour la haïr?
LUCIE.
Je ne la liais point.
TOINETTE.
Vous en dites pourtant tout le mal que vous en savez ; et même, convenez-en, vous exagérez ses prétendus ridicules : que ferait de plus la haine ?
LUCIE.
Le croyez-vous, Toinette?... Ce que vous me dites là me fait de la peine... Je suis loin de vouloir attaquer sa réputation...
TOINETTE.
Et le pourriez-vous, quand même vous seriez capable d'une pareille noirceur ? Mademoiselle de Surville n'est-elle pas un modèle de douceur, de modestie, de bonté ? Serait-on écouté si on disait le contraire ?...
LUCIE, à Dorine.
Mais, ma chère amie, elle m'effraie... Mon Dieu, ce que j'ai fait est-il donc si criminel ?...
DORINE.
Quel enfantillage de vous reprocher une innocente plaisanterie, qui ne peut paraître blâmable qu'aux yeux de Mademoiselle Toinette ! Vous vous moquez de mademoiselle Flore, le grand'mal ! Elle n'a qu'à vous le rendre, vous ne vous en formaliserez pas.
LUCIE.
Oh ! Non ; au contraire, j'en serais charmée; oui, je voudrais qu'elle me le rendît, afin que nous fussions quittes ; car cette plaisanterie, je ne sais pourquoi, me pèse à présent...
TOINETTE.
Pour Mademoiselle de Surville, je vous assure qu'elle vous la pardonne de tout son coeur.
LUCIE.
Comment ! Elle sait que je la contrefais?
TOINETTE.
Plusieurs personnes l'en ont avertie ; elle m'en a parlé, et je n'ai pu le nier.
LUCIE.
Eh bien ?...
TOINETTE.
Eh bien, elle en a beaucoup ri.
LUCIE.
Elle en a ri ?...
DORINE.
Oh ! Du bout des lèvres, je crois.
TOINETTE.
Et puis elle se l'est reproché ; car, m'a-t-elle dit, cela doit faire pitié : cette pauvre demoiselle, qui croit ne faire qu'une plaisanterie, donne une mauvaise opinion de son esprit et de son coeur : et les mêmes personnes qui ont l'air de s'en amuser, la jugent, sur ce petit tort, avec autant de rigueur que si elle avait un âge raisonnable.
LUCIE.
Elle a dit cela ?... Elle le pense ?...
TOINETTE.
Oh ! Elle est la franchise même.
LUCIE.
Je veux avoir une explication avec elle... Je me justifierai, ou du moins je réparerai ma faute... Elle ne croit pas que j'ai un mauvais coeur ? Qu'en pensez-vous, Toinette ?
DORINE.
Mademoiselle, finissons cet entretien, qui, en vérité, n'a pas le sens commun. Il faut aller dîner, et ne pas perdre un moment, car nous avons nos leçons à prendre avant l'Opéra.
À Lucie.
Allons, mademoiselle, venez... À quoi rêvez-vous donc ?
LUCIE.
Je suis triste... Tenez, ma chère amie, je n'ai pas faim, je ne dînerai point.
DORINE.
Si vous êtes réellement indisposée, il faut vous coucher; vous n'irez point à l'Opéra.
LUCIE.
Allons, je vais me mettre à table. Toinette, donnez-moi le bras.
Elle sort avec Toinette.
DORINE, les regardant aller.
Mademoiselle Toinette, vous gâtez tout ce que je fais; mais je vous le revaudrai.
Elle sort.
ACTE II
SCÈNE I.
Mélanide, Lucie.
Cette dernière a l'air triste et rêveur.
MÉLANIDE.
Je suis charmée, mon enfant, de vous avoir fait revenir une seconde fois dans le salon ; votre succès m'a causé un plaisir inexprimable.
LUCIE.
J'ai cependant bien mal joué du clavecin.
MÉLANIDE.
Tout le monde, je vous assure, a été enchanté de vos talents.
LUCIE.
Ma tante, ces éloges-là sont-ils bien sincères ?
MÉLANIDE.
Ce doute fait honneur à votre modestie; mais rassurez-vous, mon enfant, et croyez qu'il n'y a point de louanges auxquelles vous ne puissiez justement prétendre... Adieu, ma chère fille, il faut achever de prendre vos leçons ; je vais vous envoyer Dorine, et dans deux heures je reviendrai, vous chercher pour aller à l'Opéra.
Elle sort.
LUCIE, seule.
Comme sa tendresse est aveugle!... Tout ce qui dépendait d'elle, elle l'a fait pour me donner une éducation distinguée... Et moi, comment ai-je répondu à tant de soins ?
SCÈNE II.
Lucie, Dorine.
DORINE.
Eh bien, Mademoiselle, vous avez tourné toutes les têtes ; on ne parle au salon que de vos talents, de vos grâces... Mais pourquoi cet air triste et rêveur ; qu'avez-vous ?
LUCIE.
Si vous saviez ce que j'ai entendu, et ce que le hasard m'a fait découvrir !
DORINE.
Comment !
LUCIE.
Après avoir joué du clavecin et chanté, je suis descendue dans le jardin ; en passant le long de la grande charmille, j'ai entendu prononcer mon nom : je me suis arrêtée.
DORINE.
Vous avez écouté la conversation ?...
LUCIE.
Je n'en ai pas perdu un mot, mais sans le vouloir, et même malgré moi.
DORINE.
Eh bien, que disait-on de vous ?
LUCIE.
Tout ce que la critique la plus mordante peut inspirer de plus amer ; ces mêmes personnes qui venaient de m'accabler d'éloges dans le salon, me déchiraient et se moquaient impitoyablement de moi. Une seule cependant a pris généreusement mon parti. Vous ne devineriez jamais qui ?
DORINE.
Je meurs d'envie de le savoir.
LUCIE.
C'est Mademoiselle de Surville.
DORINE.
Bon !... Mais êtes-vous bien sûre qu'à travers la charmille elle ne vous ait pas entrevue?
LUCIE.
Oh ! Très sûre ; elle n'était pas de mon côté. Je l'avoue, cette bonté de sa part m'humiliait ; et j'éprouvais je ne sais quoi de pénible que ne me causait pas la méchanceté des autres personnes. Leur fausseté m'inspirait moins de colère et d'émotion que de mépris ; tant de générosité de la part de Mademoiselle de Surville m'indignait contre moi-même ; à mesure qu'elle parlait, je sentais mes larmes couler. Il est apparemment plus cruel d'être convaincue de sa propre injustice que de ressentir celle des autres.
DORINE.
Mademoiselle Flore a certainement bien agi ; mais n'y aurait-il pas dans sa conduite un peu de désir de se faire valoir auprès des autres, d'affecter un bon caractère?
LUCIE.
S'il en est ainsi, elle a toujours le mérite d'avoir saisi le vrai moyen de se faire valoir ; et c'est beaucoup.
DORINE.
Il faut pourtant, mademoiselle, songer à prendre nos leçons. Par où commencerons-nous ?
LUCIE.
Mais, je ne sais... Jamais je ne me suis sentie aussi découragée, aussi triste...
DORINE.
C'est cette conversation qui vous cause ce petit mouvement d'humeur. Eh bien, mademoiselle, voulez-vous que je vous parle franchement?
LUCIE.
Parlez.
DORINE.
Tout ce déchaînement dont vous étiez l'objet, n'est au fond qu'un triomphe très flatteur pour vous.
LUCIE.
Comment ?
DORINE.
Oui, cette critique est un effet de leur jalousie, soyez-en sûre.
LUCIE.
Vous croyez ?
DORINE.
Je vous en réponds. Si vous étiez moins jolie, moins aimable, moins spirituelle, on rendrait plus de justice aux talents que vous annoncez.
LUCIE.
Oh ! La vilaine chose que l'envie !...
DORINE.
Vous en verrez bien d'autres. Attendez-vous à la haine des femmes, qui ne vous pardonneront pas votre supériorité sur elles.
LUCIE.
Mais les femmes en général ont donc bien peu d'esprit?... Si j'étais susceptible du vice humiliant dont vous me parlez, je mettrais, il me semble, tous mes soins à le cacher, et, par vanité, je serais juste.
DORINE.
Ne vous affligez point d'un mal inévitable. La haine des envieux est le témoignage de leur admiration secrète, leur méchanceté sert à relever l'éclat du mérite qu'ils veulent rabaisser.
LUCIE.
La haine!... Je ne puis me faire à l'idée d'inspirer la haine... Je ne haïrai jamais personne, je le sens.
DORINE.
Consolez-vous, vous ne serez haïe que des méchants, les coeurs sensibles vous aimeront toujours.
LUCIE, l'embrassant.
Que vous êtes bonne, ma chère amie ! Vous dissipez ma tristesse, on n'en peut conserver avec vous.
DORINE.
Allons, ne pensons plus aux envieux, ne songeons qu'à l'Opéra ; et pour ne pas manquer d'y aller, débarrassons-nous de nos leçons. Voulez-vous jouer du clavecin ?
LUCIE.
Je ne m'en soucie pas aujourd'hui.
DORINE.
Aussi bien il n'est pas d'accord. Si nous chantions ?
LUCIE.
Volontiers... Mais j'ai bien mal à la gorge.
Elle tousse.
DORINE.
Et moi aussi; et rien n'est plus dangereux que de chanter lorsqu'on test enrouée ; on risque de gâter sa voix.
LUCIE.
J'ai un commencement d'extinction... Mais cependant, si vous voulez...
DORINE.
Non, non, je ne souffrirai point que vous chantiez; décidément je ne le veux pas. Mais nous pouvons dessiner.
LUCIE.
J'y consens... Pourtant, je suis habillée, et je crains bien de tacher ma robe avec ces vilains crayons noirs et rouges.
DORINE.
Ce serait dommage, car elle vous sied à ravir. Allons, vous avez raison... Reposons-nous aujourd'hui.
LUCIE.
J'en suis bien tentée; mais que dira ma tante ? Elle ne voudra peut-être pas me mener à l'Opéra.
DORINE.
Oh ! N'ayez pointd'inquiétude, je m'en charge... On vient... C'est Toinette.
SCÈNE III.
Lucie, Dorine, Toinette.
LUCIE.
Que voulez-vous, Toinette ?
TOINETTE.
Je viens assister à votre leçon, mademoiselle, et, comme madame me l'a permis, en profiter.
DORINE.
Vous êtes arrivée trop tard, la leçon est finie.
TOINETTE.
Que j'en suis fâchée ; j'aime tant à m'instruire !
DORINE.
Vous avez un beau modèle sous les yeux.
TOINETTE.
Qui donc ?
DORINE, montrant Lucie.
Eh ! Mademoiselle, apparemment!
TOINETTE.
Mademoiselle est un modèle d'application ! Je ne l'aurais pas deviné, par exemple.
LUCIE, à part.
Ni moi non plus.
DORINE.
J'imagine, Toinette, que vous n'avez pas la présomption de vous croire plus avancée, plus instruite que Mademoiselle ?
TOINETTE.
Pardonnez-moi...
DORINE.
C'est lui manquer de respect !...
TOINETTE.
Ah ! Mon Dieu ! Ce n'est pas mon intention.
DORINE.
D'ailleurs, sachez qu'elle pourrait se passer de talents. Quand on a autant de grâces, on n'a pas besoin...
TOINETTE.
Mais, mademoiselle, c'est vous qui dans ce moment lui manquez de respect.
DORINE.
Comment !
TOINETTE.
Vous vous moquez d'elle.
LUCIE, à part.
Je crois en vérité qu'elle a raison.
DORINE.
Toinette, vous êtes bien impertinente !
LUCIE.
De grâce ! Ne vous fâchez pas contre elle.
DORINE.
Vous prenez son parti quand c'est vous qu'elle offense ! Quelle générosité!... Oui, vous possédez toutes les vertus !
TOINETTE, à Dorine.
Ah ! Mademoiselle, à propos... J'oubliais que madame m'a chargée de vous dire de l'aller trouver quand la leçon serait finie, pour lui en rendre compte.
DORINE.
J'y vais.
Bas à Lucie.
Soyez tranquille, je lui dirai des merveilles de vous et de vos progrès.
Haut.
Adieu, Mademoiselle, je reviendrai bientôt vous rejoindre.
Elle sort.
SCÈNE IV.
Lucie, Toinette.
LUCIE, à part.
Elle va mentir à ma tante, elle va la tromper ; cela me fait une peine affreuse.
TOINETTE.
Mademoiselle, vous paraissez triste ; est-ce que vous êtes fâchée contre moi ?
LUCIE.
Non, ma chère Toinette... Mais j'ai du chagrin, et depuis bien longtemps.
TOINETTE.
Allons, voilà que vous m'affligez...
LUCIE.
Vous m'aimez donc, Toinette ?
TOINETTE.
Oh ! Oui !... Mais je n'aime pas Mademoiselle Dorne.
LUCIE.
Pourquoi?
TOINETTE.
Elle ne dit pas la vérité ; et c'est si vilain de mentir !
LUCIE.
Je vous ferais bien une confidence ; mais il faut me promettre de n'en parler à personne, pas même à ma tante.
TOINETTE.
Madame ne dit-elle pas elle-même qu'il ne faut jamais trahir un secret ?...
LUCIE.
Je puis donc compter sur vous ?...
TOINETTE.
Entièrement.
LUCIE.
Eh bien, Toinette, j'aime Dorine ; mais, je vous l'avoue, depuis quelque temps je m'aperçois qu'elle me flatte trop.
TOINETTE.
Je l'ai découvert avant vous.
LUCIE.
Ses louanges ne peuvent être sincères...
TOINETTE.
Encore tout à l'heure !...
LUCIE.
Je l'ai remarqué. Et puis elle trompe ma tante sur mes leçons. Ordinairement j'en passe la moitié à ne rien faire, et elle le lui cache.
TOINETTE.
Je le vois tous les jours.
LUCIE.
Ce n'est rien cependant, en comparaison de ce qui est arrivé aujourd'hui.
TOINETTE.
Quoi donc ?
LUCIE.
Quand elle dit à ma tante que j'ai été bien appliquée, que j'ai bien pris mes leçons, ce n'est pas tout à fait vrai ; mais du moins j'ai toujours un peu travaillé...
TOINETTE.
Oui, tant bien que mal.
LUCIE.
Eh bien, imaginez-vous qu'aujourd'hui... En vérité je n'ose achever.
TOINETTE.
Continuez, mademoiselle.
LUCIE.
Aujourd'hui, Toinette, je n'ai rien fait du tout...
TOINETTE.
Quoi ! Ni chanté, ni dessiné, ni joué du clavecin ?
LUCIE.
Pas seulement essayé. Et dans cet instant, elle conte à ma tante que j'ai fait des merveilles.
TOINETTE.
Oh ! Que c'est malin !...
LUCIE.
Voilà un affreux mensonge !
TOINETTE.
Mademoiselle, avouez tout à madame.
LUCIE.
Je ne le puis, je ferais renvoyer Dorine.
TOINETTE.
La belle perte, une menteuse !
LUCIE.
Avec tous ses défauts, elle m'aime, et j'y suis attachée.
TOINETTE.
Si elle vous aimait, vous flatterait-elle ? vous passerait-elle toutes vos fantaisies ? Ne tâcherait-elle pas de vous en corriger ?
LUCIE.
C'est vrai... Mais puis-je croire qu'elle n'ait pas de l'amitié pour moi ? Elle me le répète si souvent.
TOINETTE.
Ne savez-vous pas que les mensonges ne lui coûtent rien ?
LUCIE.
Celui-là serait si noir !
TOINETTE.
Pas plus noir que de tromper Madame, qui se fie à elle.
LUCIE.
Enfin, il me faudrait une preuve bien évidente pour que je fusse convaincue qu'elle ne m'aime point du tout ; en attendant je ne veux pas la faire renvoyer : Toinette, vous me promettez de bien garder mon secret.
TOINETTE.
Comptez-y... Mais j'entends la voix de madame. C'est elle-même ; mademoiselle Dorine la suit.
SCÈNE V.
Toinette, Lucie, Mélanide, Dorine.
MÉLANIDE, à Lucie.
Venez, chère Lucie, embrassez-moi; Dorine est enchantée de vous ; tout ce qu'elle m'a dit me cause une joie extrême.
LUCIE, à part.
Ceci me confond !...
MÉLANIDE.
Si vous vous conduisiez toujours de même, vous feriez mon bonheur.
LUCIE, avec embarras.
Ma tante !...
MÉLANIDE.
Promettez-moi, ma fille, de persévérer... Vous ne répondez point, vous baissez les yeux... Vous ne voulez point prendre un engagement qui me rendrait si heureuse ?
DORINE.
Oh ! Mademoiselle, j'en suis sûre, le remplira avec plaisir.
LUCIE, vivement à Dorine.
Non, Mademoiselle, non...
DORINE, à Lucie.
Mais vous n'y pensez pas !...
MÉLANIDE, à Lucie.
Eh bien, Lucie, je ne suis pas fâchée de ce que vous venez de dire là ; du moins il y a de la bonne foi. Je désire que vous ayez des talents, mais je veux avant tout que vous soyez vraie ; la franchise est la première de toutes les vertus.
LUCIE, à part.
Que je souffre ! Quel reproche !
MÉLANIDE.
Ne parlons plus d'étude aujourd'hui : Dorine est contente de vous, il faut vous récompenser ; ne songeons qu'à nous divertir.
LUCIE.
En vérité, ma tante, je ne mérite point de récompense.
MÉLANIDE.
Cette modestie ne vous en rend que plus digne.
DORINE, bas à Lucie.
Quittez donc cet air embarrassé.
LUCIE, à Dorine avec humeur.
Laissez-moi !
MÉLANIDE, à Lucie.
Ma fille, je vous trouve abattue et changée ; vous n'êtes pas malade ?...
LUCIE.
Non, ma tante.
MÉLANIDE.
Sa leçon l'aura trop appliquée.
À Dorine.
Il ne faut pas non plus les lui donner si longues. Je ne veux pas qu'on la fatigue.
LUCIE, à part.
Elle ne dit pas un mot qui ne me pénètre.
MÉLANIDE.
Il n'est que quatre heures ; je vais faire un tour de jardin avant d'achever ma toilette. Lucie, voulez-vous m'accompagner ?
LUCIE.
Volontiers, ma tante.
MÉLANIDE.
L'air vous fera du bien, car vous paraissez avoir mal à la tête; venez, mon enfant...
Elle sort en s'appuyant sur Lucie ; Toinette les suit.
SCÈNE VI.
DORINE, seule.
Lucie me fait la mine tout de bon ; à qui en at- elle?... C'est une capricieuse petite créature. Mais pendant que je suis seule, relisons un peu la lettre que j'ai commencée ce matin. En vérité je n 'ai pas un moment à moi!...
Elle cherche dans sa poche.
Ah bon ! En voici bien d'une autre ! Je crois, Dieu me pardonne, l'avoir perdue... Ce serait affreux!
Elle cherche toujours.
Je ne la trouve pas. Je l'aurai peut-être laissée sur ma table... Je vais m'en assurer.
Elle fait quelques pas pour s'en aller.
SCÈNE VII.
Dorine, Toinette.
TOINETTE.
Eh mon Dieu ! Mademoiselle, où courez-vous si vite?
DORINE.
Auriez-vous par hasard trouvé une feuille de papier ?
TOINETTE.
Comment est-elle ?
DORINE.
Une feuille pliée.
TOINETTE.
Y a-t-il de l'écriture ?
DORINE.
Eh oui !
TOINETTE.
Deux pages?
DORINE.
C'est cela. Allons, vite, rendez-la moi.
TOINETTE.
Eh bien, je n'ai rien trouvé, c'était pour rire.
DORINE.
Peste soit de la petite sotte, qui m'amuse ici et me retarde!... Allons, allons, il faut que je la trouve...
Elle sort.
TOINETTE, seule.
Oui, oui, dépêchez-vous. Allez ! Vous ne trouverez rien... Petite sotte ! Dit-elle ; pas si sotte... Ah ! Voici justement mademoiselle Lucie.
SCÈNE VIII.
Toinette, Lucie.
TOINETTE.
Venez, venez, Mademoiselle ; j'ai de drôles de choses à vous conter.
LUCIE.
De quoi s'agit-il ?
TOINETTE.
Croyez-vous toujours à l'amitié de mademoiselle Dorine ?
LUCIE.
Je n'ai pas de raisons d'en douter.
TOINETTE.
Connaissez-vous son écriture ?
LUCIE.
Sans doute.
TOINETTE, tirant une lettre de sa poche.
Eh bien, tenez... Voici une lettre qu'elle a commencée. Voulez-vous savoir comment elle vous y traite?
LUCIE.
Vous l'avez lue ?
TOINETTE.
D'abord sans savoir ce que c'était, et puis après pour m'éclairer sur son compte.
LUCIE.
Toinette, ce que vous avez fait là est fort mal ; on ne doit pas...
TOINETTE.
J'en conviens ; mais c'est mon attachement pour vous qui m'a fait commettre cette faute. J'ai vu qu'on parlait de vous dans cette lettre, et j'ai voulu savoir à quoi m'en tenir. Tenez, la voici.
LUCIE.
Si vous me la donnez, je la brûlerai sans l'ouvrir.
TOINETTE.
Oh ! En ce cas, je la garde. Écoutez, mademoiselle, le mal est fait, profitez-en...
LUCIE.
Mais comment ce papier est-il tombé entre vos mains ?
TOINETTE.
Je l'ai trouvé sur l'escalier.
LUCIE.
Dorine y dit du mal de moi ?
TOINETTE.
Ce ne sont peut-être que des vérités. Je vais lire, vous en jugerez.
Elle lit tout haut.
« Plaignez-moi, chère amie, non-seulement d'être séparée de vous, mais encore pour l'ennuyeuse vie que je mène ici. Cette petite fille, dont je vous ai déjà parlé, m'excède tous les jours davantage... »
LUCIE, l'interrompant.
Mon nom n'y est pas, c'est peut-être de vous qu'il est question.
TOINETTE.
Écoutez jusqu'au bout.
Elle lit.
« Pour surcroît de peines, je suis obligée de l'approuver et surtout de la flatter ; elle est si vaine, que c'est le seul moyen de lui plaire... »
LUCIE.
Ah ! Dieu !...
TOINETTE, lisant toujours.
« Elle se croit un petit prodige, et en vérité elle n'a pas le sens commun ; orgueilleuse, moqueuse, elle a tous les défauts qu'engendre la bêtise : passant sa vie dans l'oisiveté, à railler ou à médire, ou, devant un miroir, à contempler la figure la plus médiocre et la plus commune. Enfin Lucie... » Le nom y est cette fois !...
LUCIE.
Quelle horreur !...
TOINETTE, continuant.
« Enfin, Lucie sera certainement un jour la plus ridicule et la plus impertinente petite personne... » Voilà tout, Mademoiselle, la lettre n'est pas achevée... Elle s'est arrêtée en beau chemin !
LUCIE.
Donnez, je veux relire moi-même.
Elle prend la lettre et lit tout bas.
TOINETTE.
Voyez, je n'ai rien ajouté.
LUCIE, rendant la lettre.
Est-il possible d'avoir l'âme assez méchante !... De pousser aussi loin la fausseté L.. J'ai peut-être tous les défauts qu'elle signale ; mais pourquoi me les cacher, ne pas m'en avertir ? J'aurais essayé de m'en corriger !
TOINETTE.
Il faut tout conter à Madame.
LUCIE.
Cela n'aura-t-il pas l'air d'une vengeance ? Et la vengeance est bien condamnable!
TOINETTE.
Ce ne sera pas pour vous venger, mais pour cesser de tromper Madame.
LUCIE.
Je ne parlerai point de la lettre, je ferai seulement l'aveu du mensonge de tantôt.
TOINETTE.
Cet aveu ne suffira peut-être pas pour la faire renvoyer ; Madame est si bonne !
LUCIE.
N'importe, j'y suis décidée.
TOINETTE.
Je vais aller chercher madame.
LUCIE.
Ne lui dites rien ; je veux moi-même lui avouer ma faute.
TOINETTE, à part.
Oui, oui, elle ne parlera pas de la lettre; mais je la montrerai. Il faut punir les méchants.
Elle sort.
LUCIE, seule.
Quelle ingratitude ! Que de fausseté ! Je dois la plaindre d'être si méchante; elle se prépare bien des remords ! Peut-être est-ce le résultat d'une mauvaise éducation ; on l'aura trop flattée dans son enfance !... Odieuse flatterie, je vous déteste à jamais !...
Elle se laisse tomber dans un fauteuil.
SCÈNE IX.
Dorine, Lucie.
DORINE, dans le fond du théâtre sans voir Lucie.
Impossible de trouver cette lettre ! Il y a de quoi perdre la tête...
LUCIE, se levant.
À part.
C'est elle ; le coeur me bat.
Haut.
Que cherchez-vous ?
DORINE.
Ce n'est rien... Mais que faisiez-vous là toute seule ?
LUCIE.
Je rêvais... Je pensais à mes défauts...
DORINE.
Ainsi vous vous occupiez de chimères ! Je vous gronderai d'employer si mal votre temps.
LUCIE.
Non, je me connais enfin... Et je voudrais me corriger; mais il faut me seconder, m'éclairer. Avertissez-moi de tous mes défauts ; en un mot, devenez sincère... À ce prix je puis encore... vous conserver mon amitié.
DORINE.
Que signifie ce langage... Cet air sombre et contraint ?
LUCIE.
Que je ne sais point feindre... Ce vice affreux n'a pas encore gâté mon coeur... J'appellerai l'amitié à mon secours ; elle ne me flattera point, elle me dira la vérité... Je suis jeune, je parviendrai peut-être à surmonter les défauts qu'on m'a trop justement reprochés !...
DORINE.
Qu'entends-je ! Ah ! Je suis perdue !...
LUCIE.
Je ne vous sais pas mauvais gré de m'avoir dépeinte telle que vous m'avez vue, telle que je suis peut-être. Mais, en énumérant tous mes défauts, vous ne deviez pas vous en plaindre, car ils sont votre ouvrage.
DORINE.
C'en est assez, Mademoiselle, épargnez-moi le reste, et recevez mes adieux.
LUCIE.
Vos adieux!... Pourquoi me quitter?... Il en est temps encore, réparez vos torts en ne me trompant plus...
DORINE.
Non, Mademoiselle, je ne puis rester davantage.
LUCIE.
Arrêtez... Dorine ; qu'allez-vous devenir ?...
DORINE.
Je ne sais...
LUCIE.
Eh bien, ne me quittez pas, je vous en conjure ! Ma tante ignorera ce qui s'est passé...
DORINE.
Mais vous, Mademoiselle, pourrez-vous l'oublier?
LUCIE.
Je vous le pardonnerai, n'en doutez pas.
DORINE.
Ce n est point assez, ma présence vous serait importune... Adieu, mademoiselle.
Elle sort.
LUCIE, attendrie.
Écoutez !... Elle me quitte ! Où va-t-elle ?... Je sens mes larmes couler malgré moi... Elle me trompait, je ne dois plus l'estimer... Pourtant je l'aimais !... Ce souvenir m'attendrit... On vient... C'est ma tante !
SCÈNE X.
Mélanide, Toinette, Lucie.
MÉLANIDE.
Ma chère Lucie, j'accours vous remercier de votre intention de me faire l'aveu de vos fautes.
LUCIE.
Quoi ! Ma tante, Toinette vous a dit ?...
MÉLANIDE.
Je sais tout, et je viens à l'instant même de chasser cette perfide Dorine.
LUCIE.
Mais que deviendra-t-elle ?...
MÉLANIDE.
Que nous importe ?
LUCIE.
Ma tante ! Elle est sans fortune ; je vous en conjure...
MÉLANIDE.
Il suffit, je vous promets de lui faire passer les secours dont elle aura besoin. Que cet événement soit pour vous une leçon ; défiez-vous à l'avenir des flatteurs, et chérissez la vérité ; elle seule peut nous éclairer sur nos défauts et nous aider à nous en corriger.
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