LA SAIGNÉE

DRAME EN UN ACTE.

DIXIÈME PROVERBE.

M. DCC. LXXXV.

Par MONSIEUR G**.

À LIÈGE, Chez F.J. DESOER, Imprimeur-Libraire, sur le Pontd'Isle, à la Croix d'Or.


Texte établi par Paul FIEVRE février 2018

Publié par Paul FIEVRE février 2018

© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:19.


PERSONNAGES

MONSIEUR DORMEL, Peintre.

MADAME DORMEL.

DORMEL L'AINÉ, fils, âgé de vingt ans.

SOPHIE, fille de M. Dormel, âgée de dix-huit ans.

LE PETIT DORMEL, âgé de six ans.

LE MARQUIS DORIVAL.

DUBOIS, Valet de chambre du Marquis.

LE COMTE DE SAINBON.

UN LAQUAIS du Comte, Personnage muet.

La Scène est à Paris, dans la Maison de Monsieur Dormel.

Le texte est issu de "Nouveaux proverbes dramatiques ou recueil de comédies de société pour servir de suite aux Théâtres de Société et d'Éducation" par Monsieur G[arnier], 1785. pp. 189-211.


LA SAIGNÉE

Le Théâtre représente une chambre des plus délabrées ; on y voit quelques vieux meubles usés, un chevalet dressé, sur lequel est un tableau commencé, une table à écrire, etc. Dans le fond est une couchette sur laquelle est un enfant endormi ; elle est couverte d'une mauvaise tapisserie. L'action commence sur les trois heures après-midi.

SCÈNE PREMIÈRE.
Madame Dormel, Sophie, Le Petit Dormel.

Le sujet est tiré de Jacques, Anecdote historique de M. d'Arnaud.

Madame Dormel file au grand rouet sur le devant du théâtre ; son fils est à côté d'elle et carde du coton. La lassitude le force d'interrompre de temps en temps son travail, qu'il reprend ensuite avec vivacité. Sa mère jette sur lui par intervalle des regards de pitié. Sophie tricote auprès de la couchette où est l'enfant ; elle est placée vis à vis de la porte, qu'elle regarde aussi de temps en temps d'un air triste et inquiet.

SOPHIE, lève un peu la tapisserie qui couvre la couchette.

À part.

Être à jeun depuis hier sept heures et dormir ! Il est bienheureux !

MADAME DORMEL.

Dort-il, Sophie ?

SOPHIE.

Oui, ma chère mère.

MADAME DORMEL.

Puisse-t-il dormir encore longtemps, le pauvre malheureux ! Que je crains son réveil... Où est allé votre père ?

SOPHIE.

Il a dit qu'il allait demander quelqu'à-compte sur ces dessus de porte qu'il a entrepris.

MADAME DORMEL.

Quoi, il n'est pas de retour depuis neuf heures qu'il est parti !... Que deviendrons nous si sa course est inutile.

SOPHIE.

Cela n'est pas à craindre ; qui est-ce qui pourrait être insensible à notre infortune.

MADAME DORMEL.

Ah ! Ma pauvre Sophie, que tu connais peu les hommes ! Qu'est-ce sur la terre qu'un artisan malheureux ; qu'un homme du petit peuple ?

SOPHIE.

Mais enfin, c'est son bien qu'il va demander, c'est le prix de son travail.

MADAME DORMEL.

Cela est vrai, mon enfant ; mais ces ouvrages ne font pas encore finis, et il faut qu'ils le soient pour qu'il puisse en exiger le paiement.

SOPHIE.

Celui à qui il s'adresse est si riche ; d'ailleurs il ne risque rien, l'ouvrage est si avancé.

MADAME DORMEL.

Pauvres raisons. Les plus riches sont les plus impitoyables. Et puis celui à qui il a affaire est un homme de rien, que j'ai vu dans la dernière indigence, aussi pauvre que nous le sommes. Il était alors notre égal, l'ami de votre père ; il a voulu l'associer à son commerce... Mais, Dieu, quel commerce !... Combien la pauvreté, toute affreuse qu'elle est, lui est préférable ! Votre père a refusé ; pouvait-il faire autrement ? L'indigence la plus cruelle a été le prix de son vertueux désintéressement... L'autre a fait fortune, mais son coeur s'est endurci... Votre père a perdu son ami, il en a été méconnu ; c'est par une grâce singulière qu'il veut bien lui donner de l'emploi, acheter au prix le plus modique, le fruit de ses veilles... Ah, Sophie ! Ces sortes de gens sont le fléau de l'humanité.

SOPHIE.

Cela est-il possible, être riche et sans pitié pour les pauvres ; encore après avoir éprouvé les horreurs du besoin ! Pour moi, je vous avouerai qu'il ne m'est pas possible de le comprendre.

MADAME DORMEL.

Tant mieux, ma fille, toutes tes penfées font honnêtes et vertueufes; punies- tu ne jamais changer. (il fe fait un inflant defilence, après lequel on entend fonner trois heures) Le petit DORMEL , interrompant fon ouvrage. Maman, voilà trois heures qui fonnent, eft-ce que nous ne dînons pas aujourd'hui ?

MADAME DORMEL, sévèrement.

Dormel, qu'est-ce que cela veut dire ? Votre père et votre frère sont sortis ; est-ce que vous voudriez dîner sans eux ?

LE PETIT DORMEL.

Oh ! Non, maman... Mais... Ils ont peut-être dîné, nous ne savons pas où ils ont été enfin...

MADAME DORMEL.

Eh bien, dans cette incertitude, dîneriez-vous tranquillement ?

LE PETIT DORMEL.

Oh ! Non, maman... , Mais... C'est qu'il est bien tard... Et il se pourrait faire que...

MADAME DORMEL.

Taisez-vous. Ils font à jeun aussi bien que vous. D'ailleurs, ne voyez-vous pas que j'attends, moi ; votre soeur en fait autant, et votre petit frère... N'êtes-vous pas plus en état de supporter le besoin que lui ? Il ne se plaint pas cependant.

LE PETIT DORMEL.

Oui, maman... Mais c'est que... j'ai bien faim.

Il dit ces dernières paroles en pleurant de toutes ses forces.

MADAME DORMEL, allant à lui les larmes aux yeux.

Mon enfant, mon cher enfant, tranquillise-toi... Allons... Quelques efforts... Ton père va rentrer, il nous apportera de quoi dîner ; crois que je souffre autant que toi de ta peine.

LE PETIT DORMEL, l'embrasse en essuyant ses larmes.

Oh ! Non, maman, ne souffrez pas, je vous en prie ; car je souffrirais bien davantage, moi. Tenez, je ne pleure plus : voilà qui est fini. Est-ce que je ne peux pas me passer de dîner aussi bien que vous ? Que je me veux de mal d'avoir pleuré, mais c'est malgré moi... Je m'en vais travailler si fort, qu'il faudra bien que j'oublie que j'ai faim.

Il se remet à l'ouvrage et travaille avec plus d'ardeur.

MADAME DORMEL, reprend son ouvrage.

À part.

Mon malheur est-il assez grand ? Ah Ciel ! Comment puis-je le supporter.

SOPHIE.

Mon père ne revient point ; s'il lui était arrivé quelque malheur.

MADAME DORMEL.

Je devine ce qui lui fera arrivé ; on l'aura refusé, et il ne peut se déterminer à paraître ici les mains vides... Mais, c'est votre frère... C'est Dormel qui me surprend ; à quelle heure est-il sorti ?

SOPHIE.

Dès la pointe du jour, à quatre heures du matin.

MADAME DORMEL.

Qui l'aurait cru ! Lui, en qui j'avais toujours reconnu des sentiments si dignes de son éducation, nous abandonner en de pareilles circonstances ; lorsque nous avons le plus besoin de son secours !... Je ne m'y serais jamais attendue.

SOPHIE.

Que cela ne vous attriste pas, ma mère ; c'est sûrement pour un bon dessein qu'il est sorti ; je connais l'excellence de son coeur, je fais combien il est pénétré de notre situation ; il est allé y chercher du remède et seconder les efforts de mon père.

MADAME DORMEL.

Que fera-t-il, sans appui, sans secours, sans connaissances ?

SOPHIE.

Nos besoins le rendront industrieux... Il me paraissait au désespoir.

MADAME DORMEL.

Que dis-tu là ! Ah, Sophie, ah, ma chère fille ! S'il allait se déshonorer, c'est ce coup-là qui me serait mortel. On supporte tous les maux ; mais l'infamie...

SOPHIE.

Ne craignez rien, je connais mon frère.

SCÈNE II.
Le Marquis D'Orival, Dubois, Madame Dormel, Sophie, Le Petit Dormel.

Le Marquis et Dubois entrent brusquement ; ce premier est vêtu magnifiquement.

DUBOIS.

C'est ici, Monsieur, que je l'ai vue entrer.

LE MARQUIS.

En es-tu bien sûr ?

Apercevant Sophie.

Effectivement je crois que la voilà.

Il s'approche d'elle familièrement.

C'est vous, la belle enfant ? Eh bien, allez-vous faire encore la petite farouche.

SOPHIE.

Ah, Ciel ! Retirez-vous, Monsieur ; laissez-moi ; n'est-ce pas assez de l'insulte que vous m'avez faite hier dans la rue, sans venir augmenter les chagrins de ma mère, en la renouvelant à ses yeux ?

LE MARQUIS.

Vous plaisantez, la belle ; une insulte ! Les caresses d'un homme comme moi ne peuvent que vous honorer.

Il veut s'approcher d'elle.

SOPHIE.

Ah, Dieu ! Quelle insolence.

Elle se débarrasse de ses mains et se fauve.

SCÈNE III.
Le Marquis, Dubois, Madame Dormel, Le Petit Dormel.

MADAME DORMEL, au Marquis, qui veut suivre Sophie.

Doucement, Monsieur, s'il vous plait. Si vous méprisez notre pauvreté, respectez du moins notre vertu. Quel mal vous avons nous fait pour vouloir nous enlever le seul bien qui nous reste ?

LE MARQUIS.

Êtes-vous la mère de cette gentille poulette ?

MADAME DORMEL.

Oui, monsieur.

LE MARQUIS, parcourant la chambre des yeux.

En deux mots : vous êtes fort pauvres ; voulez-vous que je fasse votre fortune ? Et pour commencer à effectuer.

Il tire une bourse.

MADAME DORMEL.

Non, Monsieur. Je vois d'ici à quel prix vous voudriez la mettre... Malgré notre extrême besoin dont je n'ai pas. La faiblesse de rougir, je ne balance pas à vous refuser.

LE PETIT DORMEL.

Maman, ce monsieur vous veut donner tout plein d'or, et vous n'en voulez pas. Prenez au moins pour vous et pour mon papa.

MADAME DORMEL.

Paix, mon fils.

LE MARQUIS.

Mais, ma bonne, vous êtes folle ; pensez-y à deux fois , je veux bien vous en laisser le temps. J'ai cent aimables filles, aussi jolies que la vôtre, et que je peux choisir : je lui donne la préférence, vous êtes trop heureuse.

MADAME DORMEL.

Et nous ne sentons point ce bonheur-là. Croyez-moi, Monsieur, courez chez les malheureuses que vous connaissez si disposées à vous vendre leur honneur. En quelque temps que ce soit, ma fille ni moi n'accepterons vos offres.

LE MARQUIS.

Ma foi, tant pis pour vous. Allons, Dubois.

Il sort, suivi du Marquis.

SCÈNE IV.
Madame Dormel, Le Petit Dormel, Sophie qui arrivent.

MADAME DORMEL.

Va, misérable, ta dureté ne me surprend point ; elle est la fuite nécessaire de l'infâme dépravation de tes moeurs. Les maux suivent en foule le pauvre ; heureux qui fait les supporter avec confiance ! Mais que le courage et la fermeté sont difficiles lorsque la nature est défaillante.

SOPHIE.

Ah ! Ma mère, l'aurais-je jamais imaginé, qu'il y eut des hommes capables de se faire un titre de notre indigence pour...

Les sanglots lui étouffent la voix ; elle se jette au cou de sa mère.

MADAME DORMEL, attendrie.

Ma chère enfant, ta vertu me charme ! Tu viens d'en donner un exemple héroïque... Mais que je suis inquiète de ton père ! Il n'aura pu réussir. Il va revenir accablé de douleur, de fatigue et de besoin.

SOPHIE.

Je voudrais bien lui épargner routes ces peines ; vous le savez, si l'on n'avait exigé que ma vie...

MADAME DORMEL.

Je te rends justice, ma fille... Mes chers enfants, l'état de votre père me perce l'âme ; il faut avoir recours au dernier des moyens, à celui qui déchire un coeur sensible... Il faut que Dormel me prête ici son secours.

LE PETIT DORMEL.

Moi, maman ; oh , commandez ; tout me sera facile pour vous.

MADAME DORMEL.

C'est bien, mon fils, embrassez-moi... Dormel, mon cher fils... Dure nécessité, à quoi me réduis-tu !... Il faut que tu ailles implorer l'assistance des hommes, que tu leur exposes notre misère, que tu leur arraches, par tes instances et par tes larmes, quelque légère portion de leur superflu... La tâche est difficile à remplir, mon cher enfant ; tu trouveras des âmes viles qui ne croient pas qu'il soit possible d'être pauvre et estimable ; de ces coeurs de pierre contre lesquels les cris des malheureux vont se brifer, inutilement ; mais peut-être aussi rencontreras-tu quelqu'homme vraiment digne de ce nom, et certainement je crois qu'il en est encore, qui voudront bien jeter sur nous un regard de commisération, et nous retirer, au moins pour un temps, de l'affreux abîme où nous sommes plongés.

LE PETIT DORMEL, après l'avoir écoutée avec la plus grande attention.

Maman, n'est-ce pas ce qu'on appelle demander l'aumône ?

MADAME DORMEL, à part.

Ah Ciel !

Haut.

Oui, mon fils.

LE PETIT DORMEL.

Cela me fera bien de la peine de demander l'aumône... Mais... Faudra-t-il de mander à tout le monde ?

MADAME DORMEL.

Oui, mon fils, à tout le monde, à tous ceux que tu verras en état de t'assister.

LE PETIT DORMEL.

C'est qu'il y en a qui font si vilains, si rebutants, qui traitent si mal les pauvres ! Je voudrais bien ne leur point demander à ceux-là.

MADAME DORMEL.

Que veux-tu, mon fils ; il n'est pas possible de les distinguer. Demande avec instance, les coeurs ne s'émeuvent guère à la première secousse ; sans cependant te rendre importun, sois humble, qans avoir l'air bas et rampant.

LE PETIT DORMEL, tristement.

Allons donc ; embrassez-moi, Maman.

MADAME DORMEL.

Va, mon fils ; si la vie de ton père et celle de tes frères n'y étaient attachées, je n'exigerais pas un pareil sacrifice.

SCÈNE V.
Madame Dormel, Sophie.

SOPHIE, le regarde sortir les larmes aux yeux.

Le pauvre enfant ! Non, il n'est personne que fa figure ne touche, que ses larmes n'attendrissent. Cette démarche lui coûte beaucoup.

MADAME DORMEL.

Hélas, elle n'est honteuse que parce qu'un indigne abus l'a avilie.

SOPHIE.

Vous avez raison. Voici mon père. Ah, mon cher père !

Elle court au devant de son père.

SCÈNE VI.
Monsieur et Madame Dormel, Sophie.

MONSIEUR DORMEL, entre d'un air sombre ; il est pâle, défait ; les habits annoncent la plus grande misère.

Ah, ma femme ! Ah, ma fille ! Il faut mourir.

Il s'assied et regarde de tous côtés d'un air égaré.

Où est donc mon cadet ? Dormel est-il de retour ?

MADAME DORMEL.

Mon cher mari, j'en avais un secret pressentiment, tu n'as rien obtenu.

MONSIEUR DORMEL, avec fureur.

Tout accès à la pitié est fermé dans le coeur des hommes... Un misérable... que j'ai bien voulu honorer de mon amitié dans des temps plus heureux ! J'étais à mon aise alors ; il était pauvre et homme de bien... En changeant de moeurs il a fait fortuné... Que la terre l'engloutisse ! Le scélérat ! Il me vole lâchement le fruit de mes travaux... Il nous porte à tous le coup de la mort.

MADAME DORMEL.

Comment, il ne veut pas vous payer ?

MONSIEUR DORMEL.

Le monstre ! Il implore à son secours la lettre de la loi pour m'assassiner. Achevez votre ouvrage, je vous payerai ; jusque-là je ne dois rien : voilà son unique réponse. En vain lui ai-je représenté l'excès de ma misère, qu'il ne m'était pas possible de travailler sans me nourrir, que je me contenterais de la moitié du prix de l'ouvrage, que je regarderais ce secours, s'il le jugeait à propos, comme un don. Il a été sourd à toutes mes prières : je ne dois rien, m'a-t-il réparti durement, et je n'ai point d'aumône à vous faire... J'insistais : qu'on me débarrasse de cet importun, a-t-il dit à ses gens, et sur le champ on me porte dans la rue à demi-mort de fatigue et d'épuisement.

MADAME DORMEL.

Remettez-vous, mon cher ami, diminuez nos maux en vous appesantissant moins sur les vôtres. J'ai envoyé votre cadet par la ville... Peut-être fera-t-il assez heureux pour nous trouver quelque secours.

MONSIEUR DORMEL.

N'espère rien, ma chère. Ah, des hommes, des hommes ! Non, il n'en est plus ; il n'est que des bêtes féroces... Ton état a-t-il pu me permettre d'oublier ce moyen, il est vrai que je l'ai rejeté longtemps. La honte, te l'avouerai-je, l'amour propre, l'orgueil... malheureux que je fuis ! L'homme est toujours homme. Ces différentes passions ont longtemps combattu dans mon coeur ; ma tendresse pour toi, pour ces chers enfants, l'a emporté ; je me fuis adressé au premier passant ; je l'aborde les larmes aux yeux avec une physionomie renversée. J'ai une femme et quatre enfants qui sont dans le besoin le plus pressant, lui ai-je dit d'une voix basse et d'un ton mal articulé. Travaillez, me répond brusquement cet homme, vous le pouvez encore ; il n'est point de métier qui ne soit plus honnête que celui que vous faites : en même temps il tire de sa poche une bourse des mieux fournies, y cherche la plus petite des monnaies et me la met dans la main... J'étais immobile de dépit ; je voulais parler, mais ma langue était glacée, et il était déjà bien loin lorsque j'en recouvrai l'usage.

SOPHIE.

Un homme riche, insulter la misère au lieu de la secourir. À qui donc s'adresser ?

MONSIEUR DORMEL.

À personne, ma fille, quand on est aussi malheureux que nous, il faut savoir mourir... Mais Dormel m'étonne, il n'a pas accoutumé de s'absenter si longtemps, ni de sortir si matin.

MADAME DORMEL.

C'est ce que je disais à l'instant. Je ne peux pas croire qu'il ait eu dessein de nous abandonner.

MONSIEUR DORMEL.

Je ne le crois pas non plus. Mais devrait-il sortir dans une circonstance si fâcheuse, lorsque son secours nous est si nécessaire. Ne fait-il pas que la plus légère interruption de son travail nous fait un tort irréparable ? Non, il ne s'excusera jamais.

SOPHIE.

J'entends quelqu'un ; c'est sûrement lui.

Elle va à la porte.

MONSIEUR DORMEL.

Qu'il ne paraisse pas devant mes yeux.

SCÈNE VII.
Les précédents , Dormel fils.

DORMEL FILS a l'air faible et abattu ; ses bras font entourés de linge, il porte deux pains et une bouteille de vin , et dit en les jetant sur la table et mettant la bouteille à terre :

Tenez, mangez... Ils me coûtent bien cher... Je n'en puis plus.

Il se laisse aller sur un vieux coffre.

MONSIEUR DORMEL.

Qu'est-ce à dire ? Serait-ce le fruit d'un crime ? Ah, malheureux !

MADAME DORMEL.

Serait-il possible ?

DORMEL FILS.

Mangez, vous dis-je, je fuis digne de vous.

MONSIEUR DORMEL.

Mais encore ; que signifie l'état où vous voilà ?

MADAME DORMEL.

Des bandages, des linges, du sang ! Vous seriez-vous battu?

SOPHIE.

Ah , ma mère ! Il s'est fait saigner ; tenez, voilà une ligature défaite, le sang coule de son bras.

DORMEL FILS.

Mon père... ma mère... ma soeur... C'était pour vous donner du pain.

MONSIEUR et MADAME DORMEL.

Ah, mon fils !

SOPHIE.

Ah, mon frère !

Ils s'approchent de Dormel, fils, et l'embrassent étroitement ; Sophie resserre sa ligature.

SCENE VIII et dernière.
M.
et MADAME DORMEL, SOPHIE, DORMEL l'aîné, Le Petit Dormel, Le Comte de Sainbon, Un Domestique du Comte portant quelques provisions.

LE COMTE.

Où font-ils, ces pauvres malheureux ? Comment ont-ils pu se cacher si longtemps à mes yeux ?

LE PETIT DORMEL.

Les voilà, Monsieur... C'est mon père... C'est ma mère... Ils meurent de faim.

MONSIEUR DORMEL, au Comte.

Hélas, Monsieur, que votre générosité est touchante ! Nous en sentons tout le prix ; mais comment en pourrions-nous jouir, tandis que ce cher enfant est près d'expirer... Ah ! Si vous saviez !...

LE PETIT DORMEL.

Mon cher frère ; comme vous voilà.

Il court à son frère.

LE COMTE, à Dormel l'aîné.

Comment ! Vous aurait-on maltraité ?

DORMEL FILS, d'une voix faible et interrompue.

Non, Monsieur, je n'ai pu supporter l'état où se trouve réduite ma malheureuse famille. - Je suis sorti ce matin, le désespoir dans l'âme, déterminé à leur trouver du secours ou à mourir. - Je rencontre un de mes amis aussi pauvre, aussi malheureux que moi. Mon air désespéré l'effraye. - Où vas-tu, me dit-il, que t'est-il arrivé ? Ah, mon cher ! Ils n'ont pas mangé depuis hier au soir... Mon père... Ma mère... Je ne fais où je vais.... Où je fuis.... Ils vont mourir. - Tiens, mon ami, me dit cet homme vertueux, en me donnant une pièce de deux sols ; voilà tout ce que je possède ; si tu voulais gagner de l'argent, je sais un moyen. - Ah, dis-je, je ferai tout ; il est honnête, sans doute. - Eh bien, me dit ce généreux ami, il y a un particulier qui de meure auprès de l'école de Chirurgie, il apprend à saigner, et il donne de l'argent à ceux qui... J'entends , ai-je interrompu. - Je le quitte à l'instant. - Je vole chez ce particulier. - Il me saigne et me donne de l'argent. - Je vais chez un autre. - On en fait autant. - Je viens avec ces pains et je meurs. Heureux si ma mort retarde de quelques instants celle des infortunés à qui je dois le jour.

LE COMTE.

Ah ! Mon ami, vous êtes un prodige de vertu ; mais vous avez votre frère qui se montre votre digne émule... Ce petit malheureux.

Montrant le petit Dormel.

... est tombé en défaillance à ma porte, je l'ai fait transporter chez moi ; quelques verres de liqueurs lui ont fait reprendre ses sens. Il meurt d'inanition, me dit un médecin qui était alors à la maison ; et sur-le-champ je lui fais présenter quelque nourriture ; il la refuse constamment... C'est mon père... C'est ma mère qu'il faut secourir ; pourrais-je manger, tandis qu'ils meurent de faim ?

MONSIEUR DORMEL, attendri.

Ah, mes chers enfants !... Vous méritez un meilleur sort.

LE COMTE.

Que leur fort ne vous inquiète plus, j'en fais actuellement mon affaire, je bénirai chaque jour l'heureux instant où j'ai pu secourir des malheureux aussi peu faits pour l'être... Votre fils n'est heureusement qu'affaibli : à son âge, fort comme il le paraît, il se rétablira facilement.

Il jette une bourse sur la table.

Voilà pour aider à sa guérison et à votre subsistance pendant quelques jours ; dans peu vous aurez de mes nouvelles.

Dormel et sa famille veulent se jeter aux pieds du Comte ; il les retient.

Point de remerciements, mes chers enfants ; ce que je fais m'est bien doux, j'en ai déjà reçu la récompense au fond de mon coeur.

À Monsieur et Madame Dormel.

Je ne peux me lasser d'admirer l'effet de l'éducation et des bons exemples que vous avez donnés à vos enfants, ils me donnent une haute idée de vos sentiments, et vous en recueillez aujourd'hui la plus douce de toutes les récompenses.

 



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