COMÉDIE
MM. XVII.
AVEC MON PRIVILÈGE.
PAR P. FIEVRE
Imprimé aux dépens de l'Écrivaillon, et ne se vend pas À ÉTAMPES, Chez les descendants de JEAN RIBOU, Face à l'Église Notre-Dame.
publié par Paul FIEVRE, novembre 2017.
© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:18.
Préface.
Cette pièce est une fantaisie qui reprend une habitude du XIXème siècle qui voulait qu'on produise au Théâtre Français, le 15 janvier, jour anniversaire de la mort de Molière, une pièce illustrant une anecdote de sa vie.
Molière à Québec ne peut être pris pour une réalité historique ou hypothétique. Même si tout a été construit autour de personnages et d'une chronologie possible à défaut d'être probable. Donc, tout peut avoir l'air véridique et pourtant tout est faux.
Une confidence de l'auteur, nous laisse espérer une suite qui emmènerait Molière et sa troupe en d'autres endroits sur Terre. Nous attendons avec impatience, ce nouvel opus. L'auteur exige que sa modestie soit protégée de toutes louanges qui dépasseraient le sourire d'un lecteur distrait ou les faibles applaudissements d'un public clairsemé.
ACTEURS
MOLIÈRE, chef de troupe.
MADELEINE BÉJART, Comédienne.
JOSEPH BÉJART, Comédien, frère de Madeleine.
GROS-RENÉ, Duparc dit, Comédien.
MADEMOISELLE DU ROSÉ, Comédienne.
MADAME LA FOREST, jeune femme.
UN MARIN du navire.
LE MOUSSE du navire.
DEUX IROQUOIS.
UN VIEUX MARIN du navire.
LE BOSCO du navire.
LE CAPITAINE JAMMES.
LOUIS D'AILLEBOUST DE COULONGE, Gouverneur de Québec.
La scène se passe à Québec sur le fleuve Saint-Laurent.
MOLIÈRE À QUEBEC
Sur le navire nommé Le Saint-Jean de la Rochelle, au petit matin, avec du brouillard. Il fait frais, le 14 juillet 1650. Le Saint-Jean repartira le 23 août.
SCÈNE I.
Le Mousse avec une lanterne, Molière emmitouflé dans un coin.
LE MOUSSE, voyant Molière comme une ombre.
Qui va là ?... Holà !... Êtes-vous un fantôme ? Si c'est oui, dites-le aussi... Sinon, dites-le aussi... Il ne faut pas me faire de mal. Je suis le mousse. Il ne faut rien me faire. Le métier est dur mais je ne veux pas mourir tout de suite. Vent, froid, chaleur, tempête, pluie et grêle, par tous les temps j'inspecte le pont, je nettoie le pont, je range le pont et tout le monde se joue de moi. Je suis jeune, je ne mérite pas de mourir... J'ai contrarié le Capitaine, certes... Mais je ne savais pas... On ne peut pas tout savoir, n'est ce pas ? Moi je viens de la campagne... de Luçon... On ne connait pas bien la mer à Luçon. Je ne peux pas tout savoir. Faut pas m'en vouloir.... Hein ? Et, puis... Et puis... j'ai chapardé un peu de viande séchée mais c'est parce que j'avais faim. Ce n'est pas condamnable d'avoir faim. Sinon, presque tout le monde serait en prison... Non ?... On ne peut pas mettre tout le monde en prison, c'est pour ça qu'il y a beaucoup de chapardeurs comme moi. Juste un peu pour manger. Épargnez-moi, je vous prie et laissez moi m'éloigner.
Il sort précipitamment.
SCÈNE II.
Molière, La Béjart.
LA BÉJART, rejoignant Molière qui regarde au large.
Eh bien, Jean-Baptiste, es-tu toujours bien assuré de notre aventure ?
MOLIÈRE, après un moment.
Très certainement.
LA BÉJART.
Tout de même ! Partir à l'aventure pour la Nouvelle France, sans savoir si on peut y jouer des spectacles, s'il y a un public digne de ce nom. Alors que...
MOLIÈRE, d'un ton agacé.
Alors que nous aurions pu rester dans le Sud de la France, en étant d'indésirables pestiférés, répudiés par le Duc d'Épernon, dans un pays à feu et à sang. En craignant de retourner à Paris où quelque créancier inconnu me guette pour une dette oubliée avec un féroce sergent brandissant son exploit. Non, vraiment !...
LA BÉJART.
Ne vois-tu pas toutes les choses trop en noir... Et le public... notre public.
MOLIÈRE.
Le public est partout, il suffit de savoir lui plaire. Ce qui faisait rire à Bordeaux ne faisait pas rire à Lyon ou Pézenas... enfin pas à chaque fois.
LA BÉJART.
J'ai confiance en toi, même si je n'y crois pas.
MOLIÈRE.
Que fait ton frère.
LA BÉJART.
Il dort avec Duparc... comme toujours.
SCÈNE III.
Gros René, Molière, La Béjart, Un vieux marin.
LA BÉJART, voyant entrer Gros René.
Te voilà réveillé. Mets-toi donc prêt de la rambarde... Un peu plus par là.
GROS RENÉ, qui s'exécute.
Pourquoi donc me mettre de côté ?
MOLIÈRE.
Mon haut-de-chausse se souvient encore de tes haut-le-coeur. Donc, reste loin.
GROS RENÉ, en faisant un signe de malaise.
Je me sens bien.
LA BÉJART.
Ne bouge pas d'un pouce.
GROS RENÉ, a un nouveau haut-le-coeur.
Molière ! Viens à mon secours.
MOLIÈRE.
Duparc ! Reste où tu es et nous resterons amis.
GROS RENÉ.
Tout de même.
MOLIÈRE.
On te jette à l'eau si tu t'approches.
GROS RENÉ.
Tout de même !
LA BÉJART.
Ne nous tente pas.
GROS RENÉ.
Tout de même !
MOLIÈRE.
Pense à autre chose et ça ira mieux.
GROS RENÉ, réfléchissant.
Que sait-on des sauvages ?
MOLIÈRE.
Moi, je n'en sais rien. Ils doivent chasser du Gros-René et le manger les jours de fêtes. Je ne sais même pas comment on les nomme.
LE VIEUX MARIN, après un silence.
Il y a deux peuples. En fait, il y en a plus mais deux tribus se font la guerre là où nous allons.
GROS RENÉ.
Et ces tribus ont un nom ?
LE VIEUX MARIN.
Oui, les Iroquois, les Montagnais et les Hurons... principalement. Les Hurons sont avec les Français et les Iroquois avec les Anglais... pour vous dire les choses simplement. Les Hurons ne vont pas bien, ils presque tous décimés.
GROS RENÉ.
Nous qui voulions éviter la guerre. Nous y voilà... et avec des sauvages.
MOLIÈRE.
Pourquoi veux-tu que les hommes d'ici soient plus pacifiques que nous. Ces sauvages, comme tu dis, sont sauvages avec les étrangers que nous sommes. En terre chrétienne tout le monde est sauvage avec tout le monde.
GROS RENÉ.
Je me disais qu'avec un grand pays, comme celui-là, on pourrait s'étaler, s'espacer suffisamment pour ne pas se faire la guerre. Est-ce que c'est grand là-bas ?
LE VIEUX MARIN.
On n'en connait pas les limites. Au Nord est un pays qui est couvert de glace un grande partie de l'année et de moustiques pendant un petit été étouffant. Au Sud les Anglais, ce qui est pire, et à l'Ouest des terres qui vous mènent nulle part avec des animaux féroces et des peuples dangereux.
GROS RENÉ.
Mais pourquoi est-on monté sur ce bateau ?
MOLIÈRE.
Ne te plains pas, ce n'est pas une galère.
GROS RENÉ.
J'aurais préféré Paris à ce lieu perdu, abandonné de Dieu.
MOLIÈRE.
Paris est en guerre aussi. Les sauvages de France se battent autant que les sauvages de la Nouvelle France. Je viens de te l'expliquer. Duparc, on dirait que tu reviens d'un voyage dans les Empires de la Lune et que tu ne sais rien de ce qui se passe en France et que tu ne sais rien des hommes, ni de ce qu'il y a en bas. Ce que je sais c'est que quand ils saignent leur sang est rouge comme le nôtre, qu'ils ont froid quand il neige, sont heureux du printemps qui revient, se baignent dans les lacs quand il fait chaud, font des fêtes et des festins. Ils meurent comme nous de vieillesse, de maladie ou homicidés dans une guerre.
GROS RENÉ.
Je préfère mourir chez moi, même occis par un bretteur... que mangé par un sauvage ou étripé par un ours.... Il y a des ours ?...
Montrant la direction de la proue.
Là-bas.
LE VIEUX MARIN, avec un air de malice.
Énormes... voraces. Ils vous retirent la tête d'un coup de patte... Comme ça.
Il fait le geste d'un ours avec ses griffes.
MOLIÈRE.
Non. Je ne retournerai pas à Paris, je ne retournerai pas en prison. Je ne veux plus revoir ces corbeaux : notaires, avocats, médecins, financiers, abbés. Tous ces faiseurs de procès, de processions ou de lavements... Ici, c'est un pays nouveau.
GROS RENÉ.
Mais pourquoi n'est-on pas resté ?
LA BÉJART.
Tu as donc perdu toute ta mémoire pendant ce voyage ? Tu as oublié qu'après les promesses des Grands Hommes de ce temps sont venus les reniements. Tu as oublié que nous étions sommés de partir sans rien. Où aller ?...
On entend la vigie qui crie : "Terre, Terre".
LE MOUSSE.
Terre ! Terre !
MOLIÈRE.
Puisse-t-elle être accueillante et verdoyante ?
LA BÉJART.
Un pays de fleurs et de miel.
LE VIEUX MARIN.
Pas tout à fait.
GROS RENÉ.
On devine un contour !
LA BÉJART.
Oui ! On voit un nouveau rivage. On devine une île ici. Et là... là... un immense poisson blanc.
Gros René regarde par-dessus la rambarde de cour à jardin.
MOLIÈRE.
À l'avant cela se rétrécit. C'est le bout de la baie ?
LE MOUSSE.
Nous sommes arrivés. Nous sommes sur un fleuve.
LA BÉJART.
Comment le sais-tu ?
LE MOUSSE.
Quand on affale la trinquette pour ne garder que le petit foc, c'est qu'on n'est pas loin.
LA BÉJART.
Comment le sais-tu ?
LE MOUSSE, avec vantardise.
Le vieux briscard que je suis sait tout. J'entends sonner Tierce.
SCÈNE IV.
Les Mêmes, Mademoiselle du Rosé.
MADEMOISELLE DU ROSÉ, entrant.
Oh ! Le charmant petit port avec son gros fort au dessus. Comme c'est pittoresque... Oh ! On voit des gens qui gesticulent. Ils nous font signe.... Un public... Enfin un public ! Il m'a tant manqué pendant près de deux mois. Quand personne ne me regarde, je ne suis rien, j'ai l'impression d'être vide de tout, je m'étiole, je meurs...
Plus fort.
Hou hou, les gens !
On entend des bruits de mousquet.
Ils nous tirent dessus. À l'aide. On nous meurtrit. Les sauvages !...
Elle crie, en agitant un mouchoir blanc.
Nous venons en paix.
On entend un coup de canon.
N'ayez point peur, je suis une actrice... Je n'ai que vingt ans. Je vous aime... Ne me tuez pas... Hou, hou.
MOLIÈRE.
Cessez Catherine, ne soyez pas ridicule. Ce sont des saluts militaires.
MADEMOISELLE DU ROSÉ.
Ici, on vous salue en vous tirant dessus. Heureuse nouvelle. C'est d'un plaisant. Je suis rassurée vraiment... Avec des moeurs comme celles-ci, on aurait tout autant pu aller chez les Turcs.
MOLIÈRE.
Catherine Leclerc du Rosé. Encore une fois, taisez-vous.
MADEMOISELLE DU ROSÉ.
Monsieur Molière, vous m'ennuyez. Eh bien, mourons en silence puisqu'il le faut... Enterrez-moi en terre sanctifiée si cela est possible dans ce désert.
MOLIÈRE.
Faut-il vous rappeler que vous êtes excommuniée ? On vous enterrera où on pourra.
MADEMOISELLE DU ROSÉ, furieuse.
Jetez-moi aux lions !
MOLIÈRE.
Ici, il n'y a point de lions.
MADEMOISELLE DU ROSÉ.
Et voilà, un pays sauvage sans lions ? Qu'est-ce donc que ce pays-ci ! Ceci est du dernier bourgeois.
GROS RENÉ.
Il y a des ours énormes et des sauvages féroces ?
MADEMOISELLE DU ROSÉ, changeant de voix.
Des sauvages ?... Ah, oui ! Sont-ils beaux au moins ?
LE MOUSSE, indiquant la rive qui est le parterre du théâtre.
Voyez par là.
MADEMOISELLE DU ROSÉ, regardant le public.
Youhou, gentils sauvages ! Youhou !... Ils me font signe. Ils sont charmants. J'aime qu'on m'aime.
À Gros-René.
Il y en a de fort laids.
GROS RENÉ.
Peut-être veulent-ils vous manger ?
MADEMOISELLE DU ROSÉ.
Me manger, moi ?... Quelle idée ! Moi, on me déguste. Je suis savoureuse, exquise mais mangeable aucunement... Oh... mais je les vois mieux. Ils ont des coiffes curieuses et belles... Ils se peignent le visage... non ?
GROS RENÉ.
Vraisemblablement... Ils font peur.
LE MOUSSE.
Il y a plein de significations dans leurs tenues.
MADEMOISELLE DU ROSÉ.
Ce sont de biens jolis costumes qu'ils portent. Rustiques mais jolis. Colorés. Qu'ils sont pittoresques. Descendons, descendons, vite. Je veux les voir de plus près.
LE MOUSSE.
Soyez prudente, Madame. Certains sont très farouches. Il se vexent des fois on ne sait pourquoi.
MADEMOISELLE DU ROSÉ.
Voilà bien ma chance. Moi qui suis si spontanée, si chaleureuse, si aimante.
LE VIEUX MARIN, à Gros René.
C'est une drôle de nature, votre dame.
GROS RENÉ.
En effet ! En effet ! Mais ce n'est pas ma dame. Dieu m'en préserve.
MADEMOISELLE DU ROSÉ, enthousiaste.
Venez, venez. On descend un joli canot.
MOLIÈRE.
Descendez à terre. Moi, je reste pour préserver nos hardes.
LA BÉJART.
Que risquons-nous sur ce navire ?
MOLIÈRE.
Non, vraiment. J'irai plus tard.
SCÈNE V.
Molière, La Forest.
MOLIÈRE, seul, marche de long en large, puis découvrant La Forest qui se cachait au milieu des cordages.
Qui êtes-vous ? Que faites-vous là ?
LA FOREST.
Je me cache.
MOLIÈRE.
Je l'ai remarqué mais je voulais en savoir la raison.
LA FOREST.
La raison est que je veux retourner en France.
MOLIÈRE.
Comment êtes-vous montée sur ce navire qui vient d'arriver ?
LA FOREST, indiquant le bord opposé.
Je suis montée par là.
MOLIÈRE.
Mais vous êtes en France... La Nouvelle France, certes, mais en France quand même. Je suppose que retourner en France devrait éloigner la crainte de vous montrez ici.
LA FOREST.
En France, la cause de ma crainte serait éloignée d'un océan, cela devrait suffire. Ensuite, je disparaîtrai dans quelque désert montagneux.
MOLIÈRE.
On vous menace donc de mort ou de quelque supplice ?
LA FOREST.
Les deux ! Le supplice c'est le mariage et c'est comme mourir !
MOLIÈRE.
Dans ce pays-ci rien ne vous oblige.
LA FOREST.
Détrompez-vous, Monsieur le nouvel arrivant. Ici, les usages sont plus brutaux encore.
MOLIÈRE.
La nature, les espaces, la liberté sont pour tous.
LA FOREST.
Seule et isolée ici, c'est mourir assurément. L'espace est un ennemi, les hivers sont si rudes.... si rudes. Vous le verrez bien.
MOLIÈRE.
Le climat me semble fort doux pour la saison, les forêts giboyeuses, les indiens accueillants... semble-t-il.
LA FOREST.
C'est un aveuglement, tout est terrifiant ici-bas. Je veux repartir avec ce bateau.
MOLIÈRE.
Je peux sans doute résoudre votre problème. Vous n'avez pas besoin de vous cacher.
LA FOREST.
Il faudrait que vous soyez terriblement... terriblement... sûr de vous pour dire de telles choses... Mais, c'est très généreux à vous tout de même. Ne faites rien, je vous en prie. Vous attireriez l'attention sur moi et je ne veux point de cela.
MOLIÈRE.
Dites-moi la chose par le menu. Qui êtes vous ?
LA FOREST.
Je ne sais pas qui je suis.
MOLIÈRE.
Tout le monde sait qui il est. Votre nom au moins.
LA FOREST.
Je ne le sais pas plus que vous. J'étais au couvent proche de La Rochelle depuis ma plus tendre enfance. Chez les Ursulines, on me nommait soeur Agnès. Mais je n'aime pas ce nom. Le mien, on me l'a caché. Aux Ursulines, la vie n'était pas si rude et puis je ne connais que ça. On n'a jamais répondu à mes questions. Un jour de Noël, la supérieure me fit venir et me dit qu'elle ne pouvait me garder plus longtemps sans me dire pourquoi. Puis, elle m'annonça que je devais partir pour la Nouvelle France par le prochain navire. Je ne comprenais pas, je fus émue aux larmes, d'autant que mon petit chat était mort la veille. Pauvre petit chat... Je pris le peu d'affaires qu'on me donna dont cette robe bleue pâle avec ces galons dorés. Pour me consoler, la Supérieure me dit avec toute l'affection qu'elle n'avait pas : Priez souvent. On me réveilla tôt, il faisait nuit. Une charrette me mena au port, je montai illico sur un gros navire comme celui-ci, on ne me ménagea pas, tous ces hommes me regardaient d'un oeil qui me faisait peur. J'ai prié longuement et souvent. D'autres jeunes filles arrivèrent, toutes aussi apeurées. On les poussa sans plus de ménagement de crainte qu'elles s'échappent. Nous, toutes, étions tellement terrifiées que nous n'avons pensé qu'à nous blottir en attendant d'être soumise à on ne sait quel supplice... Nous partîmes par un jour sans vent, très lentement... C'était comme un abandon.
Elle essuie une larme.
Après un voyage interminable, on accosta ici. Le Révérend père jésuite nous fit défiler. On nous mis en face d'hommes qu'on ne connaissaient pas... puants, grossiers, édentés pour la plupart. On nous maria sur le champ, sans messe, avec une simple bénédiction. La seule chose que mon mari me demanda, alors que je pleurais, était si je lisais la Bible. Je fis signe que oui, ce qui me rassura sur la bonté de son âme que je supposais alors sincère. Puis, il me demanda si j'étais de la Religion Réformée, au visage que je fis, il comprit que non. Rendez-vous compte j'étais mariée à un huguenot dans un pays inconnu, le mois de mes quinze ans... Je désespérais... Je pleurais tout le temps... Donc, puisque vous me le demandez, mon nom est La Forest, femme du sieur La Forest, paysan de son état, propriétaire de vingt arpents à peine défrichés situés à vingt lieues d'ici, buveur et méchant homme. Il pensait sûrement que je serais son animal de trait. Il inspecta mes mains fort blanches à côté des siennes.
S'arrêtant un instant.
Pardon, je suis confuse. On apprit plus tard, on ne sait comment, que l'homme était marié en France à Agen. Je ne sais même pas où c'est cet Agen. Le Commandeur de la place et le Révérend père en furent offusqués et extrêmement fâchés. C'est ce qu'on m'a raconté ensuite. Le Gouverneur le fit venir, il avoua en bafouillant. On le laissa en liberté, la colonie a besoin de bras pour s'établir et s'agrandir. On lui dit de me laisser tranquille et libre mais il me pourchasse sans cesse. Puis, on ne sut quoi faire de moi, on me promit aux Indiens... À un chef Huron presque vieux, il souriait de me savoir sienne. Il me faisait tellement peur que je regrettais La Forest. Je me suis enfuie, je me suis cachée, j'ai faim.
MOLIÈRE, réfléchissant.
La chose est grave.
LA FOREST.
Ah, je le vois sur le quai, cachez moi.
MOLIÈRE.
Je ne puis... Retournez au milieu des cordages.
LA FOREST.
Parlons-nous sans nous regarder.
MOLIÈRE.
Lequel est-ce ? Il y a du monde sur le quai.
LA FOREST.
Il a l'air d'un homme qui n'aime personne, qui en veut à la terre entière. Une fille qui fit le voyage avec moi, Magdelon, m'a dit que les autres colons ne l'aimaient pas, qu'il querellait tout le monde et chacun pour un rien, pour un regard, pour un bonjour. Il donne des conseils à qui ne veut pas l'entendre, il a un avis sur tout et finit toujours par parler tout seul avec un air renfrogné.
MOLIÈRE.
Ah, je le vois... Est-ce celui qui marche ainsi ?
Il l'imite. Laforest éclate de rire et est secoué d'un rire inextinguible.
LA FOREST.
Oh ! Comment faites-vous ?... Faites attention, il pourrait vous quereller. Il n'a que faire que l'on m'ait donné à un indien, il veut me garder et s'en retourner chez lui. Une femme est une esclave peu coûteuse et presque toujours consentante... Enfin je veux dire résignée. Ici, on ne peut fuir nulle part. Fuir c'est mourir.
MOLIÈRE.
Vous ne voulez vraiment pas rester avec...
Il imite le mari.
LA FOREST, rit de nouveau.
Cessez, cessez. Je vous en prie. On va m'entendre... Arrêtez.
SCÈNE VI.
Les mêmes, Gros René.
Gros René entre en courant.
GROS RENÉ.
Molière !... Où es tu ?... Molière ! Ah te voilà... Que fais-tu ?
MOLIÈRE.
Je me délasse. Que t'arrive-t-il ?
GROS RENÉ.
Tout est au plus mal. Pays maudit ! Pays maudit, je le savais. C'est la guerre comme chez nous.
MOLIÈRE.
Comment ça ! Tout était paisible, il y a une heure.
GROS RENÉ.
C'était il y a une heure. La brume se levait, nous étions accueillis comme des Dieux. Du Rosé pensait devenir une princesse. C'était, il y a une heure. Je n'étais plus malade. Des salves de bienvenue, des hourras, des danses indiennes. C'était il y a une heure. Nous allions être riches et gras, la terre ferme enfin... Il y a une heure.
MOLIÈRE.
Hé bien quoi ! Au lieu de parler du passé qui n'est plus, parle moi du présent.
GROS RENÉ, après un silence en regardant La Forest.
Qui est cette belle enfant ? Pourquoi se cache-t-elle ?
MOLIÈRE.
Peu importe.
LA FOREST, timidement.
La Forest.
GROS RENÉ.
Oui, justement. C'est de là qu'ils sont arrivés...
MOLIÈRE.
Qui ça ?
GROS RENÉ.
Les indiens. Pas les nôtres... enfin pas ceux qui nous ont accueillis avec des danses et des cris de joie.
MOLIÈRE.
De joie... De joie... rien n'est moins sûr. Tu sais qu'un public s'achète. On applaudit pour deux raisons : on aime ou on est payé.
GROS RENÉ.
Crois-tu ces innocents souriants soudoyés ?
LA FOREST.
Ils ne le sont pas. Ils voient chaque nouveau colon ou soldat comme un renfort pour les défendre contre leurs ennemis. Ils sont sauvages mais pas fous.
GROS RENÉ.
Quelles ennemis alors ? Des Hollandais, des Anglais.
LA FOREST.
Des Iroquois.
MOLIÈRE.
Qui sont des ?...
LA FOREST.
Indiens aussi... Une autre tribu, plutôt un autre peuple... Enfin je ne sais.
GROS RENÉ.
Les indiens se battent les uns contre les autres, je crois. Parce que là, ils font du bruit à faire trembler les montagnes.
MOLIÈRE.
Je vois une bonne raison pour que cela ne soit pas. Ils sont doués de raison, ils ont un langage, sûrement de solides croyances, des biens convoitables, des territoires, un commerce avec les colons. Donc autant de bonnes raisons pour se faire la guerre.
LA FOREST.
Ce sont aussi des enfants de Dieu.
Molière la regarde longuement.
GROS RENÉ.
Sont-ils cruels ?
LA FOREST.
Pas plus que nous... pour autant que je sache. Ils sont plus effrayants car nous n'avons pas l'habitude de leurs moeurs. Ils mangent le coeur de leurs victimes, dit-on.
GROS RENÉ, de peur et en colère.
Ah ! Les barbares !
LA FOREST.
Pas plus barbares que ceux qui abandonnent leurs enfants dans un couvent.
GROS RENÉ.
Tout de même.
MOLIÈRE.
La controverse mériterait une longue étude...
À Gros-René.
Reviens donc à ce qui t'amène.
GROS RENÉ.
On en perdrait son latin dans ce pays. Les Hurons s'agitaient, puisqu'ils ont un nom ces sauvages, la garnison s'est animée tout à coup et on sortait des fusils pour les commerçants et bourgeois. Il se virent trois cents en arrivant au port... peut-être trente en fait. Le Gouverneur a changé de costume, un marin m'a dit que c'était un signe.
MOLIÈRE.
Le Gouverneur a changé de costume ! L'heure est grave ! Ce n'est pas un exercice.
GROS RENÉ.
Tu en doutais ?
MOLIÈRE.
Non, mais je me demandais.
LA FOREST.
Alors, c'est la guerre. Regardez, le port s'est vidé.
GROS RENÉ.
C'est ce que je dis. Vous n'entendez rien !
MOLIÈRE.
Les Ironiens sont proches ?
LA FOREST.
Iroquois.
GROS RENÉ.
On ne sait rien. J'ai couru au bateau au plus vite pour prévenir.
MOLIÈRE, ironique.
Ou pour te réfugier...
GROS RENÉ, offusqué.
Je sais être courageux quand c'est nécessaire. Mais, franchement, c'est rarement nécessaire. Et puis, une fois mort, à quoi servirai-je ?
MOLIÈRE.
Il t'arrive de dire des choses censées même si ça reste rare.
SCÈNE VII.
Les mêmes, La Béjart.
MOLIÈRE.
Vous voilà donc.
LA BÉJART.
Je prenais pied à terre. Cela faisait longtemps.
Regardant la jeune La Forest.
Je vois bien que vous aviez de solides raisons pour rester à bord.
MOLIÈRE.
Voyons Madeleine, cette jeune femme est perdue.
LA BÉJART.
Depuis qu'elle vous connaît, c'est devenu une certitude.
MOLIÈRE.
Arrêtez Madeleine, l'heure n'est pas à la farce.
LA BÉJART.
Que veut cette Eurydice ?
MOLIÈRE.
S'éloigner d'un mari excommunié et fuir un chef indien édenté.
LA BÉJART.
Rien de moins. De fait, vous êtes un sauveur... Fichtre ! Je ne suis pas revenue pour te quereller. Il semble que cela s'agite en ville et point pour des fêtes.
MOLIÈRE.
Gros René, viens de nous en faire l'épique récit.
LA BÉJART.
Mettons-nous à l'abri. Le chemin pour le fort est coupé.
GROS RENÉ.
Rompons les amarres et descendons le fleuve.
LA FOREST.
N'y pensez pas. Les îles en aval sont traîtres. Savez-vous naviguer au moins ?
GROS RENÉ.
Cela n'a pas l'air compliqué.
MOLIÈRE.
Si, c'est très difficile pour des comédiens : là il ne s'agit pas de paraître mais de faire. De plus, nous n'avons pas de vivres ni d'eau.
LA FOREST.
On ne trouvera pas de lieu sûr en aval.
GROS RENÉ, paniqué.
Traversons la rivière.
LA FOREST.
Nenni. Les Iroquois y sont plus nombreux.
GROS RENÉ, découragé.
Mourons, puisqu'il le faut.
LA BÉJART.
Une troupe s'avance vers nous sur des canots. Ils portent des flambeaux.... sûrement pour mettre le feu.
MOLIÈRE.
Soyons vaillants. Soyons braves.
LA FOREST.
Je n'ai plus peur. Dieu est en moi.
GROS RENÉ.
Nous ne sommes pas des soldats.
MOLIÈRE.
Il est plus facile de paraître soldat que de faire le matelot... Vite, trouvez des tenues... Tenez voilà un canon.
SCÈNE VIII.
Les mêmes, Le mousse.
Entre le mousse.
LE MOUSSE.
Ce n'est qu'un canon pour faire peur. Nous n'avons pas de boulets.
MOLIÈRE.
On trouvera bien quelque matière à envoyer. Pointez-le, bien en vue vers le port... Non non... Vers là-bas. Nous sommes des soldats pour faire peur.
LE MOUSSE.
Il y a des tenues de soldats dans la cale. Ils sont pour la garnison.
MOLIÈRE.
Prenons ces costumes. Des mousquets ? Des épées ?
LE MOUSSE.
Trois mousquets. Deux sabres.
MOLIÈRE.
C'est tout. Va les chercher. Mousaillon !
Le mousse sort vite et revient immédiatement les bras chargés.
Habillons-nous.
LA FOREST.
Moi aussi ?
MOLIÈRE.
Oui, vous êtes notre nouvelle jeune première travestie... Regroupons-nous.
LA FOREST.
Oui, prions pour le salut de nos âmes.
LA BÉJART.
Elle est étonnante de fraîcheur !
MOLIÈRE.
Nous sommes trop peu nombreux pour faire fuir une troupe déterminée.
GROS RENÉ.
Fuyons, alors !
MOLIÈRE.
Nos ennemis ne savent pas combien nous sommes. Nous sommes... trois et deux... font cinq, plus cinq font dix et dix font vingt. Plus...
GROS RENÉ.
Plus, rien du tout. Madeleine, toi, moi, le mousse, cette jeune fille. Cinq, c'est tout.
MOLIÈRE.
C'est l'heure de notre spectacle, car nous allons jouer un spectacle... Voilà le canevas. Le mousse tirera le mousqueton en proue et en poupe pour faire croire qu'il y a deux soldats. De loin il n'y paraîtra rien. Notre troupe nombreuse est une illusion. Du mouvement et du bruit, voilà ce qu'il nous faut. Tapez des pieds lorsque vous vous déplacerez.
LA BÉJART.
Et le canon, sans le canon, l'illusion sera comique.
MOLIÈRE, au mousse.
Sais-tu faire fonctionner le canon ?
LE MOUSSE.
Moi non. Mais lui oui.
GROS RENÉ.
Qui ça lui ?
LE MOUSSE.
Le bosco.
SCÈNE IX.
Les mêmes, Le Bosco.
MOLIÈRE.
Réveille-le. Même saoul, il vaut un régiment... en le regardant de loin.
Le mousse pousse le bosco. Ce dernier grogne et jure. La Forest, qui regarde la ville, pousse un cri. Le bosco désaoule tout_à_coup.
LE BOSCO.
Hein, quoi ? Qui est tombé à la mer ?
LA FOREST.
Seigneur ! Mon Dieu ! Aie pitié de nous.
MOLIÈRE.
Ce n'est pas le moment.
LA FOREST.
Le couvent des Ursulines brûle. C'est la fin.
LE BOSCO.
Et alors ?
LE MOUSSE, au Bosco.
C'est la guerre.
LE BOSCO.
Laquelle ?
LE MOUSSE.
Les indiens.
LE BOSCO.
Bon. Que dit le Capitaine ?
LE MOUSSE.
Rien ! Il n'est pas là. Il est à terre.
LE BOSCO, encore confus depuis son réveil.
Il a abandonné le navire ?
LE MOUSSE.
Non, nous sommes au port... amarrés.
LE BOSCO.
Dans ce cas, qui est le maître des lieux ?
LE MOUSSE.
Le Comédien avec sa troupe.
MOLIÈRE.
Oui, Monsieur. J'ai organisé la défense du navire.
LE BOSCO, avec ironie.
Qu'est-ce qu'un comédien militaire ? Êtes-vous franc gascon vantard, Monsieur le comédien ?
MOLIÈRE.
Non, Monsieur. Je suis comédien et à l'occasion chef de troupe. Cette troupe se déplace comme n'importe quel régiment avec armes et bagages ou plutôt costumes et bagages. Donc, en effet, je ne suis pas grand capitaine ni manieur d'estramaçon.
LE BOSCO.
Ce qui n'est pas suffisant pour vaincre un ennemi cruel qui vous rôtira le coeur.
MOLIÈRE.
Si je ne sais pas l'art de mourir en héros, je sais l'illusion du paraître, l'art de construire des cités avec une phrase, faire sortir du néant une armée avec un geste, et même faire rire un cardinal.
LE BOSCO.
J'en ai connu un au siège de La Rochelle qui ne riait pas.
MOLIÈRE.
Vous étiez du côté ?...
LE BOSCO.
Du mauvais côté... Mais vous, vous avez vos hardes et vous voulez faire peur à des sauvages qui tuent des ours avec un simple coutelas.
MOLIÈRE.
L'illusion du nombre, le bruit du canon, les tenues des soldats devraient suffire.
LE BOSCO.
Il est vrai que ces sauvages, savent battre en retraite avant de perdre trop d'hommes. Ils préfèrent revenir en cherchant le point faible plutôt que tenir un siège. Leurs chefs sont plus économes en soldats que nos glorieux généraux.
LA FOREST.
Ils arrivent par le fleuve. Sainte Marie, mère de Dieu.
LE BOSCO.
Ils arrivent toujours par le fleuve. Le feu des Ursulines n'est qu'un accident.
MOLIÈRE.
Ou une diversion...
LE BOSCO.
Allez leur demander !
MOLIÈRE.
Vous savez manier le canon ?
LE BOSCO.
Artilleur de métier à La Rochelle, marin de fortune. Tant qu'à mourir, mourons en faisant croire que nous sommes une armée. Soyez notre chef, la défaite, ça me connaît.
MOLIÈRE.
Pour les soldats, c'est le combat de votre vie, pour les comédiens c'est le rôle que vous n'auriez jamais eu, pour les croyants... Pour les croyants... Priez pour notre salut.
LE BOSCO.
Pointez ce canon sur l'amont du fleuve. Ils arrivent par là-haut.
LA FOREST, pétrifiée d'une voix blanche.
Ils sont là.
GROS RENÉ.
Mais pourquoi est-on monté sur ce bateau ?
LA BÉJART, qui s'active.
Habillez-vous vite ! Si vous voulez rester en vie.
Les costumes sont distribués. Personne n'a une tenue à sa taille. Ce qui fait une troupe ridicule.
MOLIÈRE, sentencieux, lyrique et avec autorité.
Soldats ! Nous avions franchi les mers aux périls de nos vies. Dieu nous a guidé sur ces flots... inhospitaliers. Prenez vos postes et... faites au mieux. Dieu nous garde.
La Forest se met à genoux et se met à prier.
Il n'est plus temps Mademoiselle. Dieu, qui voit tout, sait que vous êtes là et regarde votre bravoure comme un cadeau que vous lui faites.
Le mousse montre comment charger un mousquet. Le bosco bouge le canon. Molière trouve un chapeau avec une grande plume et s'en affuble.
LA BÉJART.
Mon ami, maintenant, vous êtes une cible.
MOLIÈRE.
Non maintenant, je suis un terrible capitaine et mon plumeau indique la grandeur de mes exploits.
LA BÉJART.
Puisqu'il en est ainsi.
MOLIÈRE, à la petite troupe.
Jouons aux braves même si nous ne le sommes pas. Le public... L'ennemi ne le sait pas. Soyons plus grand que nous-mêmes. Osons tout comme des héros que nous sommes... Bosco au canon. Moussaillon, au tir des mousquets, Laforest à la recharge des mousquets. Gros-René gesticule sur le bord.
SCÈNE X.
Du bruit venant de la terre détourne leur attention. Deux iroquois montent à bord en silence. Le troupe de Molière se retourne et leur fait face en silence. Immobilité totale. Le plus grand des deux Iroquois bouge doucement puis reste en arrêt devant La Forest. Cette dernière tombe à genoux tout doucement. L'iroquois en reste pétrifié. La Forest joint ses mains. L'iroquois fait de même. Ils se contemplent tous pendant un long moment. Le chef indien fait un pas en arrière. Molière fait une profonde révérence et salue avec son chapeau comme à la Cour. Le plus grand Iroquois salue aussi, fait un signe à son comparse. Le second indien est moins menaçant, il fait un petit salut mais a l'air toujours farouche. Molière indique du regard, qu'il faut saluer. Tous saluent, y compris le bosco et le mousse. Ils se rapprochent les uns des autres. Le chef indien, salue l'ensemble du groupe. Puis, suit un étrange ballet des comédiens, le mousse essaye de suivre. La Forest reste immobile, les yeux fixés sur le chef indien. Cette danse est une marche. Le Bosco sort un fifre et joue la Marche des Turcs du Bourgeois Gentilhomme. Des bruits de canons au loin marquent le temps. Les deux indiens contemplent étonnés.
GROS RENÉ, en continuant de danser.
Et que faisons nous... maintenant ?
MOLIÈRE.
On continue.
GROS RENÉ.
Et jusqu'à quand ?
MOLIÈRE.
Le temps nécessaire pour qu'ils repartent.
Le mousse prend un cordage fin et long et en donne un bout à La Béjart et l'autre à Molière. Tout en dansant et en saluant, ils procèdent à l'attachement de La Forest qui ne bouge pas. Puis, ils font l'inverse et saluent profondément en regardant leurs chaussures. La musique s'arrête. On n'entend plus le canon. Le chef indien salue, fait signe au second de repartir. Les deux se retirent. Les comédiens et matelots restent un moment dans leur pause de révérence.
LA FOREST, demande doucement.
Sont-ils repartis ?
MOLIÈRE, levant la tête.
Il semble.
GROS RENÉ.
Quel soulagement ! J'ai cru mourir.
LA FOREST, rêveuse et un peu triste.
Il est reparti sans moi.
GROS RENÉ.
Tant mieux et qu'il n'y revienne pas. Il verra à qui il a affaire. Nous connaissons plein d'autres danses : des gigues et des menuets. Je connais des bourrées qui sont mieux qu'une courante.
MOLIÈRE.
C'est fini.
LE BOSCO, ironique.
On peut dire que vous savez vous battre.
LA BÉJART.
Que voulez-vous d'autre, ils sont partis nous sommes saufs ?
MOLIÈRE, vivement au Bosco.
Monsieur ! Je ne doute pas de vos capacités pour toutes sortes de choses, remuer un bateau contre des flots insensés ou filer entre des écueils tranchants mais pour ce qui est de changer une situation, ou faire apparaitre devant vous des monstres, des cocus ou des médecins, je sais ma pratique. Nous savons notre travail, voulez-vous rire ou pleurer, nous sommes là. Avoir de la pitié ou de la terreur, nous sommes là. Avec nos mains nos créons des mondes, avec notre voix, nous éteignons des soleils, d'un regard nous déclarons des guerres, d'un sourire l'amour renaît, des enfants reprennent espoir, la mère revoit son fils perdu, le vieillard retrouve sa jeunesse. Le temps que les bougies de la scène se consument nous sommes la mesure de l'Univers.
LE BOSCO.
Vous vous prenez pour des magiciens sans doute.
SCÈNE XI.
Les mêmes, le Capitaine du navire, Le Gouverneur de la place.
Entrent le Capitaine et le Gouverneur de la place de Québec.
LE CAPITAINE.
Bosco, vous pouvez le croire et vous venez de le prouver.
LE GOUVERNEUR.
C'est la victoire la plus aisée que je n'ai jamais vue. Qu'avez-vous donc fait ?
LE BOSCO.
Ils ont dansé devant eux comme des pantins.
GROS RENÉ.
Vous ne savez pas reconnaître une gesticulation d'une danse de Cour ?
MOLIÈRE, au Commandant et au Gouverneur.
Nous avons fait comprendre que nous ne sommes pas leurs ennemis, nous leur avons montré du respect, nous avons échangé des civilités, puis nous avons fait comprendre qu'une guerre était inutile et que nous avions des choses en commun.
LE GOUVERNEUR, surpris.
Eh bien ?... Comme vous y allez... Quelque chose en commun avec des Iroquois ?
MOLIÈRE.
Le goût du rythme, une élégance naturelle, un franc-parler.
LE GOUVERNEUR.
Avec un Ambassadeur comme vous, j'aurais une paix éternelle. Le souhaitez-vous ?
MOLIÈRE.
Moi ? Ambassadeur ?...
LA BÉJART.
Non.
GROS RENÉ.
Ne pas dire non... Dites-moi, Monseigneur, c'est bien payé ?
LE GOUVERNEUR, à La Béjart et Duparc.
Je m'adressais à Monsieur.
MOLIÈRE.
Monseigneur, excusez-les, notre troupe a des habitudes. Chacun peut donner son avis. Nous vivons ensemble, nous décidons ensemble. Mademoiselle Béjart ne souhaite pas rester, j'entends sa requête et je tiens compte de son opinion. Monsieur Duparc est soucieux de notre bien-être, ce qui me prévient contre la vanité d'une gloire sans doute aussi flatteuse qu'éphémère.
LE GOUVERNEUR.
Vous semblez pourtant être leur chef.
MOLIÈRE.
Je suis leur responsable mais pas leur maître. Je ne suis rien sans ma troupe. Vous le savez, Gouverneur, seul dans la vie, nous ne sommes que des pauvres hères. Sans vos soldats, qu'êtes-vous vous-même ?
LE CAPITAINE.
Veuillez respecter le représentant de sa Majesté le Roi dans la Nouvelle France ou je vous mets aux arrêts.
LE GOUVERNEUR, au Capitaine.
Capitaine ! Il ne me manque pas de respect, il me montre sa vérité.
À Molière.
Mais permettez-moi de vous posez une question qui m'intéresse au plus haut point.
Molière fait une révérence.
Il y a bien dans votre vision du monde, une force supérieure qui vous gouverne quand vous êtes seul.
MOLIÈRE.
Non, je ne suis rien sans les hommes. Personne ne peut dire qu'il est vraiment homme seul dans la nature.
LA BÉJART.
Monsieur Molière sous-entend qu'il a du respect pour son Roi et une vénération pour Dieu, créateur de toute chose.
LE GOUVERNEUR, se tournant vers Béjart, sèchement et lentement.
Madame, ce n'est pas ce qu'il dit. La voix de Monsieur Molière m'importe beaucoup. Ici, c'est une colonie de mille cinq cent personnes. C'est un équilibre fragile dans un milieu dont vous avez mesuré les dangers. Il m'importe de savoir si chaque nouvel arrivant ne met pas en péril toute la colonie. Monsieur Molière est plein de ressources et semble être un très honorable responsable, comme il le dit lui-même. Il a gagné une bataille sans perdre un homme, ni son navire. Et si, nous devons lui accorder une grande confiance, je dois aussi connaître le coeur de l'homme.
À Molière.
Éclairez-moi sur ce mot seul. Qu'y a-t-il dans votre coeur ?
MOLIÈRE.
Chacun sait que le monde a été créé par Dieu ainsi que toutes choses sur Terre. Adam et Ève durent quitter le jardin d'Éden. Depuis l'Homme est sur Terre dans la souffrance pour avoir désobéi à Dieu, c'est de cette solitude dont je veux parler. Celle qui fait que l'homme implore son Dieu de lui pardonner le péché originel et de ne rien entendre.
LA FOREST, avec ferveur.
Il m'a sauvé la vie. Dieu m'est témoin.
GROS RENÉ, bas, à La Béjart.
Dieu va nous sauver la vie ?
LA BÉJART, bas à Duparc.
Tais-toi donc.
LE GOUVERNEUR.
Monsieur, vous êtes sûrement un honnête homme, sans aucun doute, mais la grâce qui est en chaque être est-elle pour vous...
MOLIÈRE.
Prédestinée. Non, bien sûr que non. Chaque homme choisit son destin. Le libre arbitre est ce qui fait que l'homme sait choisir entre le mal et le bien.
LE MOUSSE, au Bosco.
De quoi parlent-ils ?
LE BOSCO, au Mousse.
De politique, sans doute.
LE GOUVERNEUR.
Vous comprenez que la Nouvelle France est une terre neuve et fragile. La Hollande et l'Angleterre possèdent aussi des territoires au sud et nous devons tous à notre jeune roi Louis de belles conquêtes et des victoires étincelantes. Comme vous êtes venu de La Rochelle, j'ai pensé que la pensée huguenote, ou pis encore, vous habitait.
MOLIÈRE.
Votre Seigneurie, je suis de Paris, mon père possède une charge de tapissier du Roi. Le manque d'envie de lui succéder dans le métier m'ont amené jusqu'ici.
LE GOUVERNEUR.
Ici, vous n'aurez pas le public que votre talent mérite. Par contre, je vous prédis un meilleur avenir ailleurs.
MOLIÈRE, saluant.
Il n'est point de meilleur avenir que de rester ici auprès de votre Seigneurie.
LE GOUVERNEUR.
Ne flattez point trop. Voici une qualité qui vous manque... Retournez à Paris sur ce navire qui repart dans peu de temps.
GROS RENÉ, heureux.
Voilà qui est une bonne idée.
MOLIÈRE.
Paris, n'est pas un endroit favorable pour moi.
LE GOUVERNEUR.
N'y retournez pas de suite. Faîtes-vous connaître, et quand le talent de votre troupe vous mènera près du Louvre. Sachez parler au Roi et à ses ministres et dites-leur ce que vous savez de nous. Je fonde de grands espoirs en cette terre de France.
MOLIÈRE.
Votre voix ne suffit-elle pas à franchir les mers ?
LE GOUVERNEUR.
Un homme qui demande n'est jamais entendu par les princes.
LA BÉJART, à Molière.
Retournons, c'est un ordre supérieur. Que serons-nous si nous ne sommes pas désirés ?
SCÈNE XII.
Les mêmes, Du Rosé, Le Marin.
Du Rosé entre échevelée.
MADEMOISELLE DU ROSÉ.
Bravo, bravo, bravo. Ces indiens sont si beaux et si étranges. Et comme on ne les comprend pas, ils ont l'air mystérieux. Ah, quand il vous fixent avec leurs yeux noirs, quand ils tendent leurs mains pour toucher vos cheveux blonds, des émotions animent mon coeur. On voudrait être emportée dans leurs bras vigoureux au fond d'une forêt... Certes, il y en a de fort laids mais la laideur est commune sur toute la terre que Dieu fit.
MOLIÈRE, agacé.
Catherine. Pensez-vous parfois que vous parlez trop ?
MADEMOISELLE DU ROSÉ, vexée.
Point du tout... Je... Je travaille ma voix et l'intelligence de mes mots... afin que dans vos spectacles, on puisse comprendre l'obscurité de vos propos.
MOLIÈRE.
Il faut que vous preniez tout à mal.
MADEMOISELLE DU ROSÉ.
Et dites-moi, Monsieur, comment devrais-je le prendre quand vous me sommez de me taire ou de faire la sotte ?
MOLIÈRE.
Vous l'êtes sans conteste. Prenez-le tout doux, comme le conseil d'un frère...
MADEMOISELLE DU ROSÉ.
Mon frère me parlait mieux que ça. Il me disait : "Ma petite soeur". Il me souriait... Il me donnait des fleurs.
MOLIÈRE.
Vous avez un frère ?
MADEMOISELLE DU ROSÉ.
Non point. Que dites vous là ?
MOLIÈRE.
Mais c'est vous Catherine qui venez de le dire.
MADEMOISELLE DU ROSÉ.
Mais cela ne fait rien à l'affaire. J'ai la famille qui me convient et dont j'ai besoin. Laissez-moi.
LE GOUVERNEUR.
Elle est piquante.
MADEMOISELLE DU ROSÉ, hors d'elle.
Voilà que celui-ci me prend pour un chardon. Oh, mais cela ne va pas se passer comme cela. Messieurs, je vous mets au défi.
MOLIÈRE.
Mais, Catherine, au défi de quoi ? Vous déraisonnez.
MADEMOISELLE DU ROSÉ.
Au défi de me rendre raison.
LE GOUVERNEUR, amusé.
Quelle caractère ! Heureusement, que ma troupe n'est composée que d'hommes.
Regardant Molière avec amusement.
Allons, Monsieur, relevons le défi.
MOLIÈRE, embarrassé.
Vous n'y pensez pas. Cela peut être très dangereux, vous vous en repentiriez. Certains faillirent en mourir.
LE GOUVERNEUR, riant.
Tué par cette charmante dame et avec quelle arme ?
MOLIÈRE.
La pire de toute...
LE GOUVERNEUR.
J'ai hâte de savoir...
MOLIÈRE.
Sa langue.
LE GOUVERNEUR, riant.
Vous vous moquez, Molière !
MOLIÈRE, un peu agacé.
Alors. Faites comme bon il vous plaira.
LE GOUVERNEUR.
D'Ambassadeur, vous voilà donneur de conseil. Vous manquez des qualités de courtisan.
À Du Rosé.
Madame, je suis votre homme, choisissez votre heure.
MADEMOISELLE DU ROSÉ.
Maintenant. Et je vous provoque avec mes mots.
MOLIÈRE, bas au Gouverneur.
Je vous ai prévenu.
LA BÉJART, bas, au Gouverneur.
Renoncez. Vous avez le pouvoir d'arrêter avant qu'il ne soit trop tard.
GROS RENÉ, bas au Gouverneur.
Vous êtes un homme mort. Elle va faire la coquette et pire encore.
LE GOUVERNEUR, à Béjart, Molière, et Gros René.
Il suffit. Taisez vous.
À Du Rosé.
Madame, à vous l'honneur.
MADEMOISELLE DU ROSÉ.
Monseigneur, vous me flattez.
LE GOUVERNEUR.
On ne peut flatter le soleil qui nous éclaire, on ne peut que le louer de nous éclairer.
MADEMOISELLE DU ROSÉ.
Monseigneur, sachez que je vous offre une chance de vous retirer.
LE GOUVERNEUR.
Madame, je vous admire mais ne vous crains pas.
MADEMOISELLE DU ROSÉ.
Vous devez renoncez pendant notre échange à utiliser votre titre et votre autorité. De même, vous renoncez à ne point vous venger de votre défaite.
LE GOUVERNEUR.
Vous avez ma parole de gentilhomme. Ce sera un plaisir d'assister à la vôtre.
MADEMOISELLE DU ROSÉ.
Alors subissez mon foudre.
Elle détache ses cheveux et retrousse ses manches.
LE GOUVERNEUR.
Auriez-vous l'intention de me donner quelque soufflet ?
MADEMOISELLE DU ROSÉ.
Nenni ! Ce serait une moindre douleur pour vous.
Du Rosé marche rapidement en faisant trois cercles. Elle semble réfléchir. Le Gouverneur la contemple avec amusement.
MOLIÈRE, bas à Du Rosé.
Je vous en prie, Catherine. Demandez ce qui vous plaît et renoncez.
Du Rosé continue en silence. Bas, au Capitaine.
Est-on prêt à appareiller ?
LE CAPITAINE, à Molière.
Oui, les matelots chargent les vivres et l'eau. Je n'ai qu'à sonner la cloche du départ.
MOLIÈRE, au Capitaine.
Parfait.
LE CAPITAINE.
Mais nous n'avons pas prévu de partir avant plusieurs jours. Il nous faut l'autorisation du Gouverneur.
MOLIÈRE.
Vous l'aurez plus rapidement qu'on ne pense. Activez la manoeuvre.
Le Capitaine fait des signes au bosco et au mousse. Tous trois sortent.
SCÈNE XIII.
Tous sauf les marins
LA BÉJART, à Gros René.
Écartons-nous un peu. Nous savons qu'un regard peut nous faire rentrer dans la querelle sans que nous le voulions.
GROS RENÉ.
Je vous suis. Je préfère les places des loges plutôt que celles du parterre.
Il se met derrière la Béjart.
MADEMOISELLE DU ROSÉ.
Monsieur.
Elle fait une révérence.
LE GOUVERNEUR.
Madame.
Il fait un salut profond.
À vous le premier assaut.
MADEMOISELLE DU ROSÉ.
Nous savons tous votre mérite et votre nom brille de mille feux au firmament de la gloire et de la bravoure.
LE GOUVERNEUR.
Soyez remerciée de ce compliment. Votre beauté étiole les plus belles roses, la maîtrise de votre art fait de vous l'égale des muses.
MADEMOISELLE DU ROSÉ.
Vos ancêtres ont fait la renommée de la France. Certains disent qu'ils furent à Roncevaux.
LE GOUVERNEUR, flatté et confus.
Tout de même.
MADEMOISELLE DU ROSÉ.
Vous fûtes envoyé dans dans ce désert pour agrandir le Royaume de notre jeune roi Louis et pour le bien de la très vraie foi catholique et romaine. Et l'on voit, au premier regard, que vous excellez dans l'art si raffiné de la construction militaire.
LE GOUVERNEUR.
En effet, je construis dans cet écrin de verdure, la plus belle colonie qui puisse accueillir le plus étonnante et la plus remarquable des artistes.
MADEMOISELLE DU ROSÉ.
Quelle palissade ! Quelle muraille avec ces créneaux si harmonieux, cette pente adoucie jusqu'au fleuve, et ce pont-levis qui coulisse à merveille. Que de merveilles. Oh, et bien cette falaise grise sous le fort est du plus bel effet. Vous avez su vous installer dans un endroit stratégique quand le fleuve fait un coude majestueux.
LE GOUVERNEUR, confus.
Ce n'est rien, je vous l'assure. Cette falaise était là avant que nous arrivions, c'est l'oeuvre de Dieu. Le choix de l'emplacement revient à Monsieur de Champlain, mon illustre prédécesseur.
MADEMOISELLE DU ROSÉ, feignant l'étonnée.
Vraiment ? Mais vous êtes trop modeste... Vous mettez tout en valeur avec une excellence et une élégance qui est l'apanage des grands hommes. Sans mentir, si vos succès se rapportent à votre modestie, vous être le génie de cette colonie.
LE GOUVERNEUR, se reprenant.
Je lis dans vos propos une grandeur d'âme et qui n'ont d'égal que la beauté de vos yeux. Mais ne voyez-vous pas tout ceci avec les yeux d'une enfant ?
MADEMOISELLE DU ROSÉ.
Mon âge m'empêche de faire valoir une expérience aussi suprême que la vôtre. Cependant, toute petite qu'elle soit, cette petite expérience m'a fait rencontrer suffisamment d'hommes de renom et qui ne sont pas moins de pauvres personnages. Et, qu'ils soient grands ou petits, ils n'en sont pas moins avides de la moindre gloriole. D'un lopin de terre, ils se font un Royaume, d'un butte ils font une montagne, d'une petite victoire contre une faible troupe d'ennemis - pirates ou sauvages - ils se drapent d'une légende. Mais rien n'y fait, ils ne sortent jamais de l'obscurité d'où ils sont issus et que leur plus belle réussite est tout au plus dans l'habile choix d'un haut-de-chausse. Monsieur, sans doute, en connaissez vous !
Les autres personnages s'écartent doucement et sortent, un à un.
LE GOUVERNEUR.
Madame, quel est ce ton malséant ? Et à qui s'adresse-t-il ?
MADEMOISELLE DU ROSÉ.
Ce ton est celui qu'il me plaît de prendre. Il s'adresse à qui veut m'écouter. Monsieur, répondez, puisque nous sommes là pour ça. Et pour parler tout franc, l'ami du genre soldat n'est point du tout mon fait. Dites-moi, vous ai-je bien peint ?
LE GOUVERNEUR.
Le portrait du peintre est grossier, les couleurs sont criardes, le modelé approximatif ; l'exagération est votre lot, la caricature est votre quotidien. Il semble que vous êtes agité par une pensée de soubrette, sans grandeur ni élévation d'âme. Un tableau grotesque ne fait pas une oeuvre, tout au plus il amusera le peuple.
MADEMOISELLE DU ROSÉ.
La grossièreté du portrait n'est que le reflet de ce qu'il vous renvoie. L'important est de savoir s'il est juste.
LE GOUVERNEUR.
Enfin, Madame, dans vos propos rien n'est exact.
MADEMOISELLE DU ROSÉ.
Le portrait n'a pas à être exact. Voilà une idée de maître maçon. Le portrait a besoin d'être vrai, sincère, saisissant. Tous devraient dire : c'est lui. Son nom est...
LE GOUVERNEUR.
Il suffit.
MOLIÈRE, interrompant Du Rosé qui allait continuer.
Cessons là ! La chose est entendue. Catherine, je vous demande de regrouper et vérifier les ballots de la troupe.
Elle essaye de reprendre, puis sort après un profond salut.
N'en faites rien.
Au Gouverneur.
N'écoutez point ces fables de comédiens, ces mots en l'air ne valent rien.
SCÈNE XIV.
Le Gouverneur, Molière.
LE GOUVERNEUR, emporté.
L'insulte est grave.
MOLIÈRE.
Point du tout. Catherine du Rosé est d'une nature emportée et ne fait pas la distinction entre la scène et la ville. C'est une coquette de scène, pour elle le rideau se lève dès que le soleil pointe et tombe chaque soir comme le char de Phaéton. Elle a grandi en province auprès d'un savetier qui n'était point son père, elle se prend pour une dame et rêve d'un mariage avec un comte ou un prince mais se contenterait d'un petit marquis pour peu qu'elle puisse entrer au Louvre et saluer toute la Cour. L'avez vous vu ? Elle salue à merveille.
LE GOUVERNEUR, emporté.
Fi, elle me rendra compte de ce qu'elle a dit.
MOLIÈRE.
Vous ne pouvez. Vous avez accepté de ne rien faire des conséquences de cette lutte... et devant témoins.
LE GOUVERNEUR, résigné.
Il est vrai.
MOLIÈRE.
Votre réputation en serait entachée. Et pour tenir votre ville, il faut montrer que votre parole est ferme. Vous vous amuserez de l'anecdote en parlant d'une folle que vous avez eu la faiblesse d'écouter, et que vous avez renvoyée à l'hospice. Rien de plus simple.
LE GOUVERNEUR.
Monsieur de Molière, approchez-vous.
MOLIÈRE.
Monseigneur.
LE GOUVERNEUR, avec autorité.
Je vous donne ordre de ne pas descendre à terre, de repartir le plus vite possible pour la France avec votre petite troupe ridicule et surtout votre harpie.
Se reprenant.
Sachez que je vous regretterai et nous savons ce que la colonie vous doit. On le saura où il faut que ça se cache. Aucun coup, aucune perte, une victoire. Monsieur, je vous donne mon salut. Vous êtes le héros le plus éphémère que cette Terre a connu.
MOLIÈRE.
Tout est éphémère le temps d'une représentation. Ce qui dure, ce sont nos souvenirs.
LE GOUVERNEUR.
Vous dites vrai et avec justesse. Retournez en France et approchez-vous au plus près de la Cour, ensuite faites que votre immense talent s'y montre. N'oubliez pas notre accord, votre succès sera le nôtre pour la gloire du Roi et de Dieu tout-puissant.
MOLIÈRE.
Soyez assuré de mon dévouement et de mon obéissance. Je suis votre serviteur.
LE GOUVERNEUR.
Emportez avec vous la pauvre La Forest, elle est perdue ici.
MOLIÈRE.
Je prendrai soin d'elle.
LE GOUVERNEUR, insistant.
Allez ! Emmenez-moi au loin toute votre petite troupe. Ici, nous avons plus besoin de bras pour faire de cette Terre une Nouvelle France, que de langues perfides et sournoises pour semer le désordre et la sédition.
MOLIÈRE.
Monseigneur, ne jugez pas trop sévèrement la fougue de notre jeune première. Elle a la jeunesse pour elle et nous ne pouvons nous passer de ce talent.
LE GOUVERNEUR.
Je le comprends bien, mais éloignez-la d'ici définitivement.
Apparaît Béjart qui sort de la cale.
SCÈNE XV.
Le Commandant, Béjart, Molière.
BÉJART.
Eh bien, quand arriverons-nous ? Quel est tout ce vacarme ?
MOLIÈRE.
Nous y sommes et nous repartons.
BÉJART, en montrant le Gouverneur.
Comment cela nous repartons... Et celui-ci, dans son habit vert et sa plume blanche, d'où sort-il ? Il m'a l'air d'un fieffé coquin.
LE GOUVERNEUR, à part.
Décidément ! Encore un nouveau personnage !
MOLIÈRE.
Béjart, un ton plus bas. Monseigneur est le Gouverneur de la place de Québec.
Béjart salue le Gouverneur.
BÉJART.
Nous serions donc aux Amériques et personne n'a pris soin de me prévenir.
Il tourne la tête à droite et à gauche.
Cela ne se peut.
MOLIÈRE.
Et pourquoi, Monsieur Béjart ?
BÉJART.
Parce que cela ne l'y ressemble pas. Les arbres n'ont pas la bonne taille. Et puis, où sont les sauvages ? Ce fleuve est trop large, de toute évidence, sur la carte il était plus petit.
MOLIÈRE.
Mais tu ne connais pas la Nouvelle France, comment pourrais-tu ?...
BÉJART.
Je le sens. Ce n'est pas l'endroit prévu.
LE GOUVERNEUR.
Monsieur Molière, je crois que vous avez fort à faire avec votre... troupe... peuplée d'originaux. Les indiens me semblent finalement beaucoup plus raisonnables. Je vous laisse. Le devoir m'appelle, vous me voyez tout à fait charmé d'avoir fait votre connaissance. Recommandez-vous de moi, je vous l'ordonne, j'ai quelque crédit auprès de gens de qualité. Et rappelez-vous notre accord.
Il salue, Molière le salue et il sort.
SCÈNE XVI.
Béjart, Molière.
BÉJART.
Et que fait-on maintenant ?
MOLIÈRE.
On retourne à Paris.
BÉJART.
De suite ? Tous ?
MOLIÈRE.
Oui, pourquoi ? Juste quelques jours le temps du déchargement et du rechargement des vivres et des peaux de castor. Nous sommes consignés à bord.
BÉJART.
Ça va nous coûter le reste de nos économies.
MOLIÈRE.
Le Gouverneur de la place y a pourvu.
BÉJART.
Quelqu'un d'entre nous a dû l'offenser.
MOLIÈRE.
En effet.
BÉJART.
C'est vous Jean-Baptiste ?
MOLIÈRE.
Non.
BÉJART.
Qui ça ? Madeleine ?
MOLIÈRE.
Non. Laisse cela. Veux-tu ?
BÉJART.
C'était bien la peine de tout faire pour quitter notre patrie, pour une aventure qui n'a pas eu lieu, des spectacles que l'on a pas joués, un public que l'on a pas vu... Bah, ce n'est pas grave... Bon. Il est tard, je vais manger et me coucher. C'est ce qu'on peut faire de mieux par les temps qui courent.
MOLIÈRE.
De retour en France, nous devrons aider Catherine à trouver un mari.
Achevé d'imprimer pour la première fois le 15 octobre 2017, révisé le 5 novembre 2017
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