CHEZ LA CLIENTE

MONOLOGUE

1881 Tous droits réservés.

Par M. PAUL FERRIER

PARIS, TRESSE, LIBRAIRES ÉDITEUR Galerie du Théâtre Français. Paris Royal.

F. Aureau. - Imprimerie de Lagny


Texte établi par Paul Fièvre février 2023

Publié par Paul FIEVRE mai 2024

© Théâtre classique - Version du texte du 30/06/2024 à 10:56:01.


PERSONNAGE.

MAÎTRE DUCANOIS.

Paris, de nos jours.

Texte extrait de "Saynètes et monologues : Première-huitième série. Première série", Paris, Tresse Editeur, 1881. pp 99-110.


CHEZ LA CLIENTE

Un salon très riche. Deux portes latérales. Entre antres meubles, un bahut couvert de bibelots. Sur le bahut un magot vieux chine, une lettre cachetée. Un fauteuil crapaud a gauche du bahut, un second à droite. Sur celui-ci un chapeau d'homme.

DUCANOIS, à la cantonade.

Madame Charveron ? Vous direz que c'est moi :

Elle m'attend, ou doit m'attendre ! - Quoi ?

Puisque j'avais écrit hier !... Cette soubrette

Est, pardieu ! Stupide, ou discrète !

5   - Voici ma carte : « Ducanois

Avocat à la cour. »

Il donne une carte de visite et uo personnage hors do vue;

- Stupide ? - Son minois

Dit non. - Discrète alors ? - Discrète ! Elle doit l'être :

J'en atteste son oeil luron !

10   - D'ailleurs Madame Charveron

Au regard de ses gens aura soustrait ma lettre

Et... Marton ne sait pas que je suis attendu !

Il descend

Attendu ?... - Non pas, hélas ! Comme

D'aucuns l'ont peut-être entendu

15   Je dis « hélas » ! Car cette pomme,

Où du coin de l'oeil j'ai mordu,

M'est encor du fruit défendu !

Je dis « encor ? » ayant quelque espérance en somme,

De reprendre en ce lieu le Paradis perdu,

20   Bien que... Je dis « bien que » de cet air morfondu,

À cause du dicton, beaucoup trop répandu,

Qu'un avocat n'est pas un homme !

Pas un homme ? - J'en ris ! - Pas un homme ? - Croit-on

Que l'étude des lois nous glace, et nous corrode

25   L'âme, et fasse de nous des bavards de carton ?

Qu' la place du coeur nous ne portions qu'un code,

Et que chaque avocat soit doublé d'un Caton ?...

- Allons donc ! Et pourquoi faire les bons apôtres ?

Les sceptiques ? Les esprits forts ?

30   Nous sommes, sous bien des rapports,

Tout aussi bêtes que les autres !

L'école fait des avocats

Et ne fait point des phénomènes !

Nous payons notre écot aux faiblesses humaines,

35   Notre tribut aux Célimènes,  [ 1 Célimène : personnage de coquette dnas la comédie Le Misanthrope de Molière.]

Et comme les jolis danseurs de mazurkas,

Nous aimons !...

C'est juste mon cas :

J'aime je le confesse et m'en fais gloire, même !

Sans succès jusqu'ici - mais non pas sans espoir -

40   J'aime... Qui ?... Devinez qui j'aime ?...

La déesse de ce boudoir !

Pourquoi dissimuler d'abord ? Mon coeur est comme

Un livre ouvert, portant à chaque folio

Le nom charmant dont on la nomme

45   « Marthe. » - Je vous aurais fait un imbroglio,

Mon regard m'eût trahi ! - C'est l'histoire éternelle

L'amour fait, scintillant au coin de sa prunelle,

Le secret de Polichinelle

Du secret de Fortunio !  [ 2 Fortunio : Personnage littéraire d'un roman de Théophile Gautier (1837) et d'un opéra-comique de Jacques Offenbach (1861).]

50   Et quelle occasion de « chanter à la ronde »

« Si vous voulez »

Que je l'adore et qu'elle est blonde

« Comme les blés ! »

Car elle est blonde ! Elle a vingt-deux ans ! Elle est blanche !

55   Une goutte de lait dans un rayon de miel -

Son oeil est bleu, du bleu de la pervenche,

Un bleu très préférable au bleu dit bleu de ciel !

Son sourcil ! Oh ! Il est épique,

Son sourcil ! Un seul trait d'un pinceau hasardeux !

60   Son nez... le plus joli des nez, et je me pique

De m'y connaître ! Sa bouche... microscopique,

Sa bouche... à partager une noisette en deux 1

Joignez à cette tête étonnamment jolie

Un corps que Phidias eût signé volontiers,

65   Une main par vingt ans d'oisiveté pâlie,

Et dont la petitesse enrage ses gantiers,

Un pied de noble dame à trente-six quartiers,

Plus d'esprit à la fois que tous nos gazetiers,

Et puis, étonnez-vous qu'on l'aime à la folie

70   Elle a tout pour elle : beauté,

Charme, esprit, grâce sans étude,

Elle a tous les dons !...

... Excepté

Le don de l'exactitude !

Car j'attends, sapristi !... J'attends !

Consultant sa montre.

75   Deux heures vingt, déjà ! L'ingrate en prend à l'aise,

Et sans reproche, à Dieu n'en plaise,

Sans reproche - je perds mon temps.

Ma clientèle m'accapare :

Je n'ai pas un moment à moi !

80   Dans mon cabinet, à la barre,

Pas d'heure qui n'ait son emploi !

Tandis que j'attends de la sorte,

Cloué là par mon fol amour,

Bien des gens assiègent ma porte,

85   Que je fais attendre à leur tour.

La cohorte s'impatiente,

Et j'immole - restant céans -

Une hécatombe de clients

Aux pieds d'une seule cliente !

90   Sans vanité, je suis très couru ! Question

De spécialité : la mienne est... plantureuse !

Je plaide, avec succès la séparation

Je dis : « avec succès » ayant la main... heureuse,

Car j'ai séparé tant de gens,

95   Tant de gens las du mariage,

À qui mes avis obligeants

Épargnaient la fin du voyage,

Que je me surprends à chercher

- Ne pouvant suffire à ma tâche -

100   Comment la mairie en attache

Autant qu'il m'en faut détacher !

Il regarde sa montre

Deux heures et demie !... Et rien ! Pas de nouvelle !

Appelant.

Lise ! - Marton ! ? Justine ! ? Oh ! oh ! personne ?... Rien ?...

Vient-on ?... - Oui, c'est le chat ! Pas même c'est le chien,

105   Et le chien. de Jean de Nivelle!  [ 3 Nivelle, Jean de : né en 1423, embrassa le parti du Duc de Bourgogne et refusa de marcher contre ce prince, malgré les ordres de Louis XI. (...) et devenu en France un objet de haine et de mépris et le peuple lui donne le surnom injurieux de "chien". [B] syn. de traître méprisable.]

J'avais écrit pourtant, pour éviter ceci.

Madame Charveron eût dû se tenir prête.

Je la trouve très indiscrète

De me faire poser ainsi !

110   Car elle plaide !... Oui ! Elle plaide

En séparation, on s'en était douté

Et c'est moi qu'elle a consulté,

Moi qui de la défendre aurai la volupté !

Cristi ! J'ai séparé plus d'une femme laide,

115   Que ne ferai-je point par l'amour exalté ?

Vive Dieu ! Je pressens des torrents d'éloquence !

Montrant son front, puis son coeur.

J'ai là, mon plaidoyer... et là ! - Je serai beau !

Ce Charveron, son mari... son bourreau,

Je l'atteste de confiance -

120   Je me promets, à l'audience,

De le laisser sur le carreau.

Oui !... Troublé !... Pantelant sous ma voix vengeresse !

Il plaide.

... Honte et malheur sur toi, jardinier sans honneur,

Qui, de la frêle fleur commise à ta tendresse,

125   N'as été que le moissonneur !

- Moissonneur !... J'aime assez cette image... nouvelle ;

Je la mettrai dans mon improvisation.

Oui, messieurs, oui - dirai-je avec explosion -

Regardez ma cliente : elle est jeune ! Elle est belle !

130   Et sous le joug amer d'un époux odieux,

Elle a déjà connu la douleur et les larmes !

Ah ! Messieurs, laissez-vous gagner par tant de charmes !

Séparez-nous ! Justice et vengeance, messieurs !

Vous avez les cachots, vous avez les gendarmes,

135   Frappez le scélérat qui fit pleurer nos yeux !

Changeant de ton.

Hélas ! À ce pleur que je verse,

Pour émotionner la cour,

Je prévois trop ce qu'à son tour

Répondra la partie adverse.

140   Mon confrère n'est pas naïf,

Et - pour le succès de sa cause -

Dira brutalement la chose :

Que dans le contrat processif

Nous avons donné du canif.

Plaidant.

145   Du canif ?... Autre injure! Eh ! Quoi, messieurs... On ose ?...

Naturellement.

- On ose ! J'ai vu le mari,

Il se plaint que sa femme aurait un favori

Un Sigisbé, je suppose,

Qui la suivrait constamment !

150   Un patito !.. Ce qu'en prose

Nous appelons un amant.

Les griefs, s'il est vrai, seraient donc réciproques ?

- Le mari, tout au moins, parait sûr de son fait,

Car l'affaire est des plus baroques !

155   Je l'ai vu, le mari, même il m'a fait l'effet,

Au fond, d'un gentleman parfait.

Il voulait me charger de sa cause ! - Est-ce drôle !

- Mais moi, j'avais mon plan : je guettais l'autre rôle,

Et préférais - malgré le susdit favori -

160   La cliente au client, et la femme au mari !

Consultant sa montre.

Trois heures dix !... Mort dieu !... Corps dieu !...

Appelant.

Mademoiselle

Thérèse !- Anna ! - Jenny ! - Louise ! - Ayez du zèle !

- Est-elle seulement chez elle ?

La chambrière avait un air mystérieux !

165   - Agathe ! - Fanny ! - Rose ! - Il faut que je lui parle

Pourtant ! La chose en vaut la peine, mille dieux !

Et si les griefs du mari sont sérieux ?

S'il existe, ce monsieur Charle,

De qui l'autre, en causant, m'a lâché le prénom ?

170   Charle... Je ne sais quoi ! Baron de... trois étoiles !

Charle ! Il faudrait tirer les voiles,

Et tout me dire, car, s'il existait ?... Mais non !

- S'il était vrai ?... Pourquoi repousser l'hypothèse ?

L'épouse criminelle, et l'époux innocent,

175   La cause du mari gagnerait cent pour cent !

Quelle fortune quelle thèse !

Il plaide.

Que nous reproche-t-on ? Quel est notre forfait ?

Précisez vos griefs ! Sommes-nous en effet

Aussi noir qu'on voudrait nous faire ?

180   De ce que nous allons au cercle l'on infère

Que nous sommes pervers, joueur, et caetera !...

On nous a vu, deux jours de suite, à l'Opéra,

C'est que, dans le ballet, nous avons quelque intrigue !

Nous aimons les chevaux - donc nous sommes prodigue !

185   La chasse est un prétexte à dissipation :

Le prétendu lapin recèle une rivale,

Et l'on voit une orgie à la Sardanapale

Dans un souper de réveillon !

Sont-ce là des griefs ? Sommes-nous homme à pendre

190   Pour aller à la chasse, et souper entre amis,

Deux plaisirs innocents également permis ?

Vous nous accusez, vous ! C'est trop de vous défendre !

Osez-le, cependant ! Défendez-vous ! - L'effroi

Vous glace ! - Qui des deux fut parjure à sa foi ?

195   Au foyer conjugal qui sema les ruines ?

Qui paya, bassement, l'autre de trahison,

Et violant les lois humaines et divines,

Lequel introduisit Charle dans la maison ?

- Charle, ce n'est pas nous - nous, ce serait Charlotte !

200   Or, c'est Charle, baron X - On saura te nom :

Le baron un tel ! Sacrelotte !

Vous pensez quel coup de canon !

- On vous a dit, Messieurs, que l'adversaire est belle ?

Ce n'est, certes, pas moi qui prétendrai que non !

205   Elle est belle, il est vrai, mais sa beauté n'appelle

Qu'un châtiment plus rigoureux,

Car - étant établi qu'elle n'est pas fidèle,

Quand l'honneur nous enjoint de nous séparer d'elle,

Plus elle est belle, et plus nous sommes malheureux !

Consultant sa montre, et perdant patience.

210   Trois heures trente !... Oh ! Oui belle ! - mais inexacte !...

Il appelle.

Mademoiselle !... Oh ! oh !... oh ! Je bous ! J'ai l'Hékla  [ 4 Hékla : Nom d'un volcan islandais culminant à 1488m d'altiude.]

Là ! Je suis en délire, et capable d'un acte...

D'un acte extravagant ! Je vais faire un éclat !

Cherchant sur les meubles.

Une sonnette ! - Un timbre ! - Un tamtam ! - Quelque chose

215   Qui réveille subitement

Cette autre Belle au bois dormant !

Un obusier ! - La foudre ! -

Il trouve la lettre.

Ah ! Bah ! Ma lettre... close ?

Ma lettre ? - Étrange !... On n'a pas même ouvert le pli ?

Bizarre insouciance... inconcevable oubli !

220   Close ! - Est-ce là le cas qu'elle fait de ma prose ?2

Quel souci tant pressant l'absorbe à cet excès

Qu'elle en néglige son procès ?

Il décachette la lettre, et lit :

« À deux heures, demain. » - N'ayant pas eu ma lettre,

Elle ne m'a pas attendu.

225   Mais ma carte ?... Ma carte ?... On a dû lui remettre

Ma carte ?... Alors quoi ?... Quoi ?... J'en reste confondu !

Ceci m'agace et me défrise

D'avoir posé comme un nigaud !

Holà ! Quelqu'un, vite ! Ou je brise

230   En mille pièces ce magot !

Il apostrophe le magot.

Oui, Japonais qui me flagornes,

Monstre hideux ! Méchant poussah !

Tu me voudrais faire les cornes,

Mais la patience a des bornes,

235   Et je te...

Exaspéré, il lève le poing, s'arrête, et se laisse tomber sur le fauteuil de droite.

Je suis fou ! Je suis fou ! Je suis...
  Ah !

Sapristi! je me suis assis sur quelque chose

D'étranger à ce crapaud.

Qu'aurai-je écrasé ?... Je n'ose

Me relever...

Il se lève et prenant le chapeau plat.

Un chapeau !

240   Juste ciel un chapeau d'homme,

Chez elle ! Dernier méchef !  [ 5 Méchef : Terme vieilli. Fâcheuse aventure. ]

Un horrible couvre-chef

Que j'assomme... Et qui m'assomme !

Car c'est évident, c'est clair

245   Que j'ai fait un pas de clerc !

Marthe n'est qu'une coquine,

Et tant pis pour Charveron !

Ce chapeau que je taquine

Est le chapeau du baron !

Il donne des coups de poing dans le chapeau.

250   Le chapeau du baron, coquette !

Du moins, je vous mènerai loin,

Et je réserve pour l'enquête

Cet irrécusable témoin !

Car ce coup, dont l'horreur me glace,

255   Ne sera qu'un coup d'éperon,

Et je veux me mettre à la place

De l'infortuné Charveron.

Je reprends ma lettre inutile,

Et, rompant un charme menteur,

260   D'allié je deviens hostile,

De défenseur, accusateur !

Changeant de rôle et de langage

Pour ne faire rien à demi

Je passe, avec tout mon bagage,

265   Sous le drapeau de l'ennemi,

Et c'est avec la même flamme

Que, devant le juge attendri,

Au lieu de plaider pour la femme,

Je plaiderai pour le mari !

Dans un grand geste qu'il fait avec le chapeau, une carte de visite tombe da chapeau. ? Il la ramasse.

270   Une carte de visite

Dans la coiffe du chapeau !

Lis-je ? - Ne lis-je pas ? - J'hésite.

La justice partout doit porter son flambeau !

Ce nom, d'ailleurs, je le soupçonne...

lit la carte.

275   Oh !... Oh !... Quel coup ! J'en demeure ahuri !

Il brosse vivement le chapeau, le remet à la forme sur son poing, le replace sur le fauteuil et en sortant à pas de loup.

Je ne plaiderai pour personne,

C'était le chapeau du mari !

 



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Notes

[1] Célimène : personnage de coquette dnas la comédie Le Misanthrope de Molière.

[2] Fortunio : Personnage littéraire d'un roman de Théophile Gautier (1837) et d'un opéra-comique de Jacques Offenbach (1861).

[3] Nivelle, Jean de : né en 1423, embrassa le parti du Duc de Bourgogne et refusa de marcher contre ce prince, malgré les ordres de Louis XI. (...) et devenu en France un objet de haine et de mépris et le peuple lui donne le surnom injurieux de "chien". [B] syn. de traître méprisable.

[4] Hékla : Nom d'un volcan islandais culminant à 1488m d'altiude.

[5] Méchef : Terme vieilli. Fâcheuse aventure.

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