LA BOUCLE D'OREILLE DE JOSÉPHINE

COMÉDIE

M. DCC LXXVIII. Avec Approbation et Privilège du Roi.

De Jean DRAULT

PARIS, Ernest FLAMMARION, éditeur, 26 rue Racine.

EMILE COLIN, IMPRIMERIE DE LAGNY (S.-ET-M.)


Texte établi par Paul Fièvre, mai 2024.

publié par Paul FIEVRE, juillet 2024.

© Théâtre classique - Version du texte du 30/06/2024 à 10:55:01.


PERSONNAGES

TAMPONNARD, brigadier de police en tenue des dimanches, pantalon blanc et gants blancs. Quarante ans environ, des poings énormes, une moustache noire touffue et tombante, l'oeil paterne.

FLANCHIN, sergent de ville trapu, à la moustache blonde clairsemée et un peu hérissée, à l'oeil un peu naïf, aux poings également formidables.

POLYTE, immonde voyou à casquette, chaussé d'espadrilles, vêtu d'habits neufs assez propres, un col en papier autour du cou, sans cravate, une trique énorme dans la main. Polyte a une figure de fouine, un teint blafard. Il a fait partie de la bande des Apaches de Belleville. Il n'a que vingt ans et il offre déjà tous les aspects de ce que la police appelle « un vieux cheval de retour.

ROUFLAQUET, anarchiste de gouvernement condamné jadis pour complicité dans l'attentat contre la maison du procureur Bulot. Mais a fondé, pendant l'affaire Dreyfus, un journal anarchiste portant ce sous-titre : A bas la France ! et a émargé de ce chef aux fonds secrets du ministère de l'Intérieur. S'est réconcilié avec Bulot.

MUSARDIER, vieux cocher d'omnibus, à la tête rubiconde et placide sous son chapeau plat en toile cirée qui laisse voir quelques mèches de cheveux blancs. Il a dans la bouche un antique brûle-gueule qui n'a jamais l'air allumé.

MONSIEUR MOUQUIN, directeur de la police municipale, gros homme commun et braillard.

La scène se passe sur l'impériale de l'omnibus d'une ligne récemment disparue par suite de la concurrence du Métropolitain, la ligne de l'Hôtel_de_Ville à la Porte_Maillot. On est au dimanche où eut lieu la manifestation de la place de la Concorde en faveur des Soeurs. Il est une heure de l'après-midi. Les deux gardiens de la paix sont placés au bout de la banquette de gauche, près du cocher avec lequel ils font un bout de conversation. L'omnibus vient de quitter l'Hôtel de Ville et s'engage dans la rue de Rivoli.

Extrait de Jean Drault, "l'Impériale de L'omnibus", Paris, Flammarion, 1778, p. 5-17.


LA BOUCLE D'OREILLE ...

A L'ALLÉE.

MUSARDIER, caressant l'échine de ses bêtes du bout de son fouet, nonchalamment.

Alors, vous allez à la manifestation ?

TAMPONNARD.

Mon Dieu, oui, nous allons à la manifestation...

MUSARDIER.

Quand je suis passé, tout à l'heure, en revenant de la Porte Maillot, il y avait déjà du monde à ne pas jeter une épingle.

FLANCHIN.

Qu'est-ce qu'on criait ?

MUSARDIER.

Y en avait qui criaient : Vivent les Soeurs ! Vivent la liberté ! Et puis les autres : À bas la calotte !... Ceusses-là ont des églantines en papier rouge à leurs boutonnières. Ils ont des têtes de brigands... Ils ont couru après mon omnibus en chantant la Carmagnole, rapport à ce qu'il y avait un curé dedans... Ils lui ont même chipé son chapeau. Une drôle de chose que la politique !...

TAMPONNARD.

Ça, oui, c'est une drôle de chose ! Mais nous autres, ça ne nous regarde pas... On nous donne une consigne, pas vrai... Nous devons empêcher le désordre.

FLANCHIN.

Comme le brigadier dit : on nous donne une consigne...

MUSARDIER, activant ses chevaux.

Hue !

Il fait claquer son fouet.

J'vas t'réveiller, attends un peu !

À Tamponnard, lui montrant un de ses chevaux.

C'lui de gauche, il est d'un feignant, voyez-vous !

Après avoir tiré une bouffée de tabac.

C'qu'y a de sûr, c'est qu'il y a sur la place de la Concorde des gens très bien et des sales voyous que j'voudrais pas rencontrer la nuit dans un bois... C'qu'il y a encore de sûr, c'est que c'est les sales voyous qui sont avec le gouvernement contre les Soeurs... feraient pas tant les malins, si on les envoyait se frotter aux gourdins des Bretons... Si vous croyez que ça fait du bien à la République, tout ça !

TAMPONNARD, gêné, et regardant autour de lui.

J'vous dis pas!... Nous, nous ne faisons pas de politique... On nous donne une consigne, pas vrai...

FLANCHIN, avec conviction.

Comme le brigadier dit : on nous donne une consigne...

MUSARDIER, dont la voiture a failli être accrochée par un fiacre.

Va donc apprendre à conduire, hé ! Empoté !... Emplâtre !... Fourneau !...

À Tamponnard.

J'vous demande un peu en quoi que ça peut les gêner qu'les Soeurs fassent l'école... Ma petite-fille y va, chez les Soeurs... Mais c'est une inducation extra ! Elle va passer son certificat comme la fille de la fruitière, l'année dernière.

TAMPONNARD.

Ma fille aussi, elle y va, chez les Soeurs.

FLANCHIN.

Moi, je n'ai pas de fille, mais elle irait, comme celle au brigadier...

MUSARDIER.

On a des filles polies, douces, Monsieur, qui sortent de ces écoles-là... Le conducteur du 703, la voiture qui suit la mienne, il a sa fille à la laïque ; elle l'a traité de rat, pas plus tard qu'avant-hier, parce qu'il lui a refusé dix sous... Les Soeurs, au moins, apprennent à respecter les parents.

TAMPONNARD.

Ah ! C'est comme ma femme : faut pas lui parler d'envoyer Adrienne aut'part que chez les Soeurs !... Elle est dans un état depuis qu'on a commencé à fermer les écoles ! Elle veut venir manifester à la place de la Concorde !...

J'ai voulu l'en empêcher, mais elle est enragée ! J'ai connais, a va s'battre à coups de parapluie !... J'ai essayé de la calmer en lui offrant pour sa fête, hier,une paire de boucles d'oreilles... Quinze francs, s'il vous plaît, que ça m'a coûté... Mais elle est enragée que j'vous dis !... L'omnibus est arrivé sur la place de la Concorde, noire de monde. Çà et là, des masses sombres de sergents de ville, embusqués sous les arbres, des municipaux à cheval, coiffés de leurs casques qui resplendissent au soleil, poussent lentement la foule qui se reforme ensuite derrière eux. Une bande de voyous à églantine rouge et à triques formidables chante la Carmagnole en suivant un escarpe de profession qui porte, au bout d'un manche à balai, le tricorne d'un prêtre. La police s'écarte respectueusement devant ce cortège. Les églantinards interrompent leurs chants par ces cris : À bas la calotte ! Conspuez les Soeurs ! Grand remous dans la foule chargée par les gardes municipaux et cris de : A bas le Défroqué ! Vive la liberté ! Vivent les Soeurs !... Une rixe s'engage près de l'Obélisque. Des cannes et des parapluies se lèvent et s'abaissent.   [ 1 Escarpe : Terme d'argot. Voleur, et particulièrement celui qui ne recule pas devant l'assassinat. [L]]

TAMPONNARD.

Saperlipopette ! M'semble avoir reconnu la couleur du riflard de Joséphine !   [ 2 Riflard : Terme familier. Vieux parapluie. [L]]

FLANCHIN.

De Joséphine ?...

TAMPONNARD.

De ma femme, quoi !... Pourvu qu'elle attrape pas un sale gnon !

À Musardier.

J'vous dis qu'elle est enragée !

FLANCHIN.

V'là monsieur Mouquin, brigadier.

Arrive près de l'omnibus, qui n'avance qu'avec peine dans la foule, le gros et vulgaire monsieur_Mouquin, un protestant qui n'aime pas qu'on proteste.

MONSIEUR MOUQUIN, à Tamponnard.

Voyons, brigadier, vous êtes en retard !... Descendez vite...

MUSARDIER, flanquant un coup de fouet à un églantinard qui a saisi la bride de ses chevaux.

Tiens ! Attrape ça !... Assassin !...   [ 3 Églantinard : Mot injurieux créé par le journaliste nationaliste et antidreyfusard Henri Rochefort en référence à l?églantine rouge, portée notamment lors des commémorations du 14 juillet 1900.]

L'églantinard, furieux, grimpe au siège du vieux cocher et lève son poing sur Musardier. Tamponnard lui envoie le sien en pleine figure. L'églantinard pousse un cri de douleur et redescend précipitamment. La foule applaudit. Les églantinards crient : À bas les flics ! Monsieur Mouquin paraît furieux.

TAMPONNARD, s'éloignant.

Il l'a senti, la fripouille !

MUSARDIER, se retournant sur son siège.

Merci, brigadier ! À la revoyure !

MONSIEUR MOUQUIN, à Tamponnard qui descend l'escalier de l'omnibus.

Un peu de moelleux avec ces gens-là, je vous prie, brigadier ! Ce sont nos auxiliaires ! Allez rejoindre vos camarades, au coin de L'avenue... Arrêtez ceux qui crient : « Vivent les Soeurs ! Vive la liberté! » Les autres, laissez-les faire : ils ont leur consigne !...

MONSIEUR MOUQUIN, s'éloigne vivement et crie à un lieutenant de gardes municipaux, en lui désignant un groupe de femmes du peuple qui crient Vivent les Soeurs ! À bas le Défroqué :

Chargez ces femmes !

L'ordre est exécuté avec la dernière sauvagerie. On entend des cris effroyables.

TAMPONNARD, à Flanchin.

Nom d'un chien ! Pourvu que Joséphine soit pas là-dedans !... Moi qui lui ai donné des boucles d'oreilles pour la faire tenir tranquille !...

AU RETOUR.

Il est cinq heures du soir. Les églantinards, favorisés par la police, ont expulsé de la place de la Concorde les défenseurs des Soeurs, rossé des femmes, beuglé la Carmagnole, acclamé Combes et Pelletan. Quelques-uns ont reçu cependant de formidables atouts sur la mâchoire. Tamponnard et Flanchin regrimpent sur un omnibus de la même ligne se dirigeant vers l'Hôtel de Ville.

TAMPONNARD, les dents serrées, à Flanchin.

Je n'ai pas vu Joséphine dans toute cette foulé... Pourvu qu'elle n'ait pas écopé, mon Dieu !... Vous ne l'avez pas vue non plus, Flanchin ?...

FLANCHIN, qui a un oeil au peurre noir.

Non ! Mais il y a une raison : c'est que je ne la connais pas...

TAMPONNARD.

Une petite, boulotte, l'air décidé, qu'a des boucles d'oreilles en or, avec une pierre bleue, une turquoise, fausse... turellement...

FLANCHIN.

Non ! J'ai pas remarqué... J'vous dirai, brigadier, qu'j'ai reçu mon coup sur l'oeil presque en descendant de l'omnibus... C'est un poing exercé qui m'a fichu ça ; ce doit être un auxiliaire, un églantinard... Alors, je n'ai rien vu.

TAMPONNARD.

Vous ne trouvez pas ça surprenant ?

FLANCHIN.

Que j'aie reçu un pochon sur l'oeil ?...

TAMPONNARD.

Non... C'qu'on nous a fait faire aujourd'hui... On nous donne comme auxiliaires des gensses que nous arrêtons d'habitude ! Vous y comprenez quelque chose ?...

FLANCHIN, tamponnant son oeil avec son mouchoir.

Brigadier, vous me rendrez cette justice que je ne comprends déjà pas facilement ce qui est facile à comprendre. Mais nous mobiliser pour laisser des voyous assommer des femmes, au cri de : Vive Combes ! Ça me tourneboule l'entendement... Vous croyez qu'ils ne feraient pas aussi bien sans nous?...

TAMPONNARD, avec une fureur contenue.

Bon sang ! Que j'en aurais-t-y passé à tabac deux ou trois avec volupeté !...

FLANCHIN.

Rien que celui qui m'a collé son poing sur l'oeil, t'nez, brigadier !... Mais j't'ai pas vu...

Montent sur l'impériale Polyte et Rouflaquet. L'omnibus est à ce moment dans la rue de Rivoli, à la hauteur du Louvre. Ils s'assoient près des deux agents, et se reconnaissent. Ils ont leurs habits et leurs cheveux en désordre. Ils sont rouges et animés.

POLYTE.

Rouflaquet !...

ROUFLAQUET.

Polyte !...

Poignée de main fraternelle. Rouflaquet, qui est franc-maçon, gratte dans la main à Polyte.

, retirant sa main.

Tu me chatouilles la paume ! Finis donc ! Comme ça, t'en reviens ?...

ROUFLAQUET.

Oui !... J't'ai pas vu !... Ça n'a rien d'étonnant ! On était tant de monde... Dis donc !... Les calotins, ils ont pris quelque chose pour leur rhume !...

POLYTE.

Les hommes, faisait pas bon s'y frotter, mais les femmes !... C'te conduite que j'ai fait à queuques-unes!...

TAMPONNARD, bas à Flanchin.

C'est deux « auxiliaires ». Ils ont l'air de sortir de Poissy... Ils ont l'églantine...

FLANCHIN, avec une rage concentrée.

C'est peut-être un des deux qui m'a collé mon pochon !...

ROUFLAQUET, à Polyte.

Y a longtemps que j't'avais vu ?...

POLYTE.

J'ai été à Fresnes six mois, c'est pas étonnant... Pour vol qualifié, comme ils appellent ça... J'suis sorti qu'hier. À peine dehors, j'apprends qu'on embauche à la préfectance pour la manifestation contre les calotins... Quarante sous et un demi-setier de rhum. C'est le tarif... J'y suis été... mais j'comptais bien m'faire un peu de casuel, en plus des quarante sous...

ROUFLAQUET.

Du casuel ?

POLYTE.

Oui !... Tu t'es pas fait de casuel ?... Tiens !... Moi, j'me suis occupé, tout en manifestant !...

Il sort de sa poche deux porte-monnaie, une épingle de cravate, un bracelet en or, une boucle d'oreille, deux bagues.

La boucle d'oreille, elle est tombée de l'oreille d'une femme que je rossais !... Elle m'avait fichu une raclée de coups de parapluie !...

ROUFLAQUET.

Oh !... Moi !... J'ai un journal anarcho subventionné par l'miniss... Je me suffis à moi-même.

TAMPONNARD, qui a jeté un coup d'oeil sur les bijoux volés.

Mille millions de tonnerres !...

Il se lève.

FLANCHIN.

Qu'est-ce que c'est, brigadier ?

TAMPONNARD, la voix étranglée par la fureur.

Une boucle d'oreille à Joséphine !...

Il attrape Polyte à la gorge.

Arrêtez ! Cocher !...

L'omnibus s'arrête.

Flanchin, je descends !... Vous me lancerez cette fripouille...

FLANCHIN.

Bien !... Brigadier.

Il s'empare de Polyte qui veut se débarrasser des bijoux en les jetant dans la rue. Flanchin les lui prend des mains.

ROUFLAQUET, d'un ton imposant, à Flanchin.

Vous outrepassez votre autorité !... Vous servez les rancunes de la réaction eu brutalisant un républicain.

FLANCHIN.

Vous, fichez-moi la paix, ou je vous emballe avec votre copain !... On va l'avancer sur le poste de police, vot' copain !

TAMPONNARD, d'en bas, à Flanchin.

Envoyez le colis !...

FLANCHIN, passant Polyte par-dessus la balustrade.

Recevez, brigadier.

Il lâche Polyte que Trapenard reçoit, pose sur ses pieds et secoue comme une guenille.

D'abord, c'est lui qui m'a fichu un pochon à l'oeil....

ROUFLAQUET.

Mais non, c'est pas lui !...

FLANCHIN, qui a descendu à moitié l'escalier.

Si c'est pas lui, y paiera pour l'autre !... Ah !... On en tient un tout de même !...

L'omnibus se remet en marche.

ROUFLAQUET.

À bas les flics !...

POLYTE, d'un air de martyre livré aux bêtes.

Vive la République !...

TAMPONNARD, à Flanchin.

Une boucle d'oreille à Joséphine : il avait une boucle d'oreille à Joséphine !

À Polyte.

Tu as eu des coups de parapluie de la femme : Tu vas goûter maintenant au tabac du mari.

Il lui met son poing sous le nez.

FLANCHIN.

Et au mien, sale églantinard...

POLYTE, avec philosophie, marchant entre les deux agents.

Ça m'est égal, le Gouvernement aura bientôt besoin de moi pour un nouveau triomphe de la République.

 



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Notes

[1] Escarpe : Terme d'argot. Voleur, et particulièrement celui qui ne recule pas devant l'assassinat. [L]

[2] Riflard : Terme familier. Vieux parapluie. [L]

[3] Églantinard : Mot injurieux créé par le journaliste nationaliste et antidreyfusard Henri Rochefort en référence à l?églantine rouge, portée notamment lors des commémorations du 14 juillet 1900.

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