LE CHEVALIER D'ALSACE

SAYNÈTE

1893. TOUS DROITS RESERVÉS

par PAUL CROISET

PARIS, J. BRICON, successeur de SARLIT, 19 rue de Tournon, 19.


Texte établi par Paul FIÈVRE, février 2022.

publié par Paul FIEVRE, mars 2022.

© Théâtre classique - Version du texte du 30/11/2022 à 23:05:26.


ACTEURS

FRANTZ.

FRIDOLIN.

En Alsace, dix ans après...


Paysage d'Alsace

SCÈNE PREMIÈRE.

FRANTZ, seul.

Par ici ! Par ici ! Mes chèvres !... Fuyez les prairies allemandes !... Venez ! Ne vous éloignez pas de l'Alsace. L'herbe qui croit ici sort d'une terre autrefois française: elle est plus touffue, plus fraîche.... Elle a encore un peu le goût de la prairie.... Venez petits chevreaux !.... Vous dormirez mieux sur ce gazon, et le lait de vos mères sera plus blanc et plus doux... Courage, mon troupeau ! Marche vers ces nuages de feu qui brillent à l'horizon : c'est le soleil couchant... Le soleil de France !

Il joue du flageolet... soudains un autre instrument répond au sien.

Tiens ! Je ne suis pas seul !... Ah ! Des moutons, là bas !... Sans doute le berger ou la bergère...

SCÈNE II.
Frantz, Fridolin.

FRIDOLIN.

Bonsoir, chevrier !

FRANTZ.

Bonsoir, pâtre !

FRIDOLIN.

Je suis heureux de te rencontrer, car la nuit tombe, et je n'aime pas être seul, quand la campagne est sombre.

FRANTZ.

Tu as peur des loups... des renards ?

FRIDOLIN.

Et des voleurs aussi !... L'autre jour, un troupeau a été attaqué, près du bois, par une bande de mauvais sujet.

FRANTZ, brandissant sa houlette.

Qu'ils viennent se frotter à mes chèvres ! Ils trouveront quelqu'un pour leur répondre !

FRIDOLIN.

Tu es brave. Veux-tu faire route avec moi ?

FRANTZ.

Volontiers... Comment t'appelles-tu ?

FRIDOLIN.

Fridolin. Et toi ?

FRANTZ.

Frantz.

FRIDOLIN.

Que fait ton père ?

FRANTZ.

Je n'en ai plus.

FRIDOLIN.

Comme moi !

FRANTZ.

Le mien est mort à la guerre.

FRIDOLIN.

Le mien aussi.

FRANTZ.

Donnons-nous la main, mon frère.

FRIDOLIN.

Et reposons-nous, veux-tu ?....

Il s'asseyent. Après un temps.

Mon père a été blessé dans un des premiers combats, ici même.

FRANTZ.

C'est aussi dans cette vallée a péri... Je me soutiendrai toujours... On avait entendu la fusillade toute le journée. Le soir, ma mère, qui n'avait pas cessé de pleurer, me prit par la main et nous avons marché, couru longtemps, dans les blés et dans les luzernes... Le ciel était pur comme aujourd'hui. Le soleil couchant se reflétait à terre dans les casques des soldats morts, et, de place en place, un blessé se soulevait ne s'apercevoir de rien et m'entraînait toujours plus loin, me remettant vivement sur pied chaque fois que je faisais un faux pas dans les sillons... Tout à coup, elle tressaillit, me saisit dans ses bras et dans une course folle, fondit sur le moulin en ruines que tu vois encore dans la plaine... Mon père était couché, frappé en pleine poitrine, perdant son sans à flots... Il eut encore assez de force pour m'attirer vers lui, et me serrant à m'étouffer, il ma dit : si nous sommes vainqueurs, oublie moi et pardonne à notre ennemi... mais si nous sommes vaincus, que le souvenir de ton père mort ravive ta haine jusqu'à la revanche !... Puis j'ai roulé dans l'herbe à côté de lui : il n'était plus.

FRIDOLIN.

Mon père, lui, a eu la jambe emporté par un obus. Il a été malade quinze jours, on n'a pu sauver... et souvent il me disait : Venge-moi, un jour, Fridolin ! Il faut anéantir notre mortel ennemi !

FRANTZ.

La guerre ! La guerre ! Quand la recommencera-t-on ?

FRIDOLIN.

Je ne la souhaite pas. C'est trop horrible.

FRANTZ.

Avec quelle ardeur et quel entrain, j'irais, sac au dos, baïonnette au canon, affronter la mitraille ou les balles, au son des clairons et des tambours !...

FRIDOLIN.

Moi, j'aime mieux rester au pays à garder mes moutons et mes vaches.

FRANTZ.

Moi, j'ai grande tendresse pour mes chèvres, mais le souvenir de mon père ne me quitte jamais... et j'ai promis de la venger.

FRIDOLIN.

Ne parle plus de cela, Frantz !... Il fait sombre, et la nuit, j'ai toujours peur de voir paraître mon père... Marchons ! Il est temps de rentrer... Appelle tes chèvres.

Ils se lèvent.

FRANTZ.

Appelle plutôt tes moutons, Fridolin ! Mon troupeau a pris le bon chemin, tandis que le tien tourne le dos à l'Alsace.

FRIDOLIN.

Je reviens en Bavière.

FRANTZ.

Tu habites l'Allemagne ?

FRIDOLIN.

Comme toi, sans doute ?

FRANTZ.

Tu habites l'Allemagne ?... Où donc servait ton père ?

FRIDOLIN.

Dans l'armée de Guillaume, roi de Prusse...

FRANTZ.

Le mien combattait dans l'armée française !

FRIDOLIN.

Ciel ! Nos pères étaient ennemis !

FRANTZ.

Va-t-en, Prussien !

FRIDOLIN.

Écoute Frantz ; pourquoi nous séparer ?... La guerre nous a fait compatriotes... Oublions nos vieilles querelles, veux-tu ?... Viens chez moi : ma mère t'ouvrira ses bras. Tu souperas à notre table, entre elle et moi.... - Ta main, Frantz ?

FRANTZ.

Jamais !

FRIDOLIN.

L'Allemagne et l'Alsace ne sont-elles pas soeurs, à présent ?

FRANTZ.

Notre soeur à nous, c'est toujours la France !... En avant mes chèvres... sur le soleil couchant !

 



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