1894. Tous droits réservés.
de GEORGES COURTELINE
PARIS, ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR, 26, rue RACINE, près l'Odéon.
ÉMILE COLIN - Imprimerie de Lagny.
Texte établi par Paul FIÈVRE, novembre 2021
Publié par Paul FIEVRE, janvier 2023
© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:43.
PERSONNAGES..
MON PETIT FRÈRE.
L'EXAMINATEUR.
Extrait de COURTELINE, Georges, "Ombres parisiennes", Paris, Ernest Flammarion, 1894. pp 191-205
MON PETIT FRÈRE
Mon petit frère, qui était en cinquième l'an dernier, ne passera que l'an prochain dans le classe suivante. Suffisant en mathématiques, plutôt brillant en thème latin, ila été en dessous de tout en littérature française : il s'est montré l'égal d'un cochon dans l'art d'expliquer La Fontaine, si bien qu'il a été recalé à l'examen et qu'il va redoubler sa cinquième à titre de vétéran. Ce pauvre enfant est désolé. Je l'ai consolé de mon mieux ; puis questionné à mon tour. Or voici, scrupuleusement sténographié sous le dictée de ce bambin digne de foi, ce qui se serait passé entre lui et son examinateur. ça empeste la vérité à en tomber asphyxié, et je crois devoir livrer à l'étonnement des masses cette surprenant entrevue.
L'EXAMINATEUR.
... et maintenant nous allons passez à l'examen des auteurs français. - Êtes-vous un peu fort sur ce point ?
MON PETIT FRÈRE.
Oh ! Très calé !
L'EXAMINATEUR.
Quoi ?
MON PETIT FRÈRE, se reprenant.
Très ferré, je veux dire ; très ferré.
L'EXAMINATEUR.
À la bonne heure. - Dites-moi ; de tous les écrivains qui ont illustré notre langue, auquel vont vos prédilections ?
MON PETIT FRÈRE, embarrassé et qui n'a pas de préférence.
Mon Dieu...
L'EXAMINATEUR.
Serait-ce Corneille ?
MON PETIT FRÈRE.
Oui.
L'EXAMINATEUR.
Ou à Molière ?
MON PETIT FRÈRE.
En effet.
L'EXAMINATEUR.
Peut-être La Fontaine ?
MON PETIT FRÈRE.
Ça pourrait être encore.
L'EXAMINATEUR.
Ce choix fait honneur à votre jugement. Je vous en félicite de toutes mes forces et puisque le hasard nous a amenés à prononcer le nom de La Fontaine. - Qu'est ce que vous pensez de La Fontaine ?
MON PETIT FRÈRE, qui n'en pense rien.
Je pense que c'est un grand poète.
L'EXAMINATEUR.
Bonne réponse ! Très bien mon ami ! Avec des idées comme celles-là vous ferez votre chemin dans la vie ; j'ose vous le prédire hardiment. Mais puisque vous prisez l'auteur, sans doute vous possédez l'oeuvre ? Voudriez-vous me citer, parmi les fables de La Fontaine, celles qui vous paraissent mériter une admiration particulière, autant pas l'ampleur des sujets que par l'excellence de la forme.
MON PETIT FRÈRE, qui s'en bat l'oeil.
Ma foi...
L'EXAMINATEUR.
Je gage, mon ami, que vous avez une préférence pour le Meunier, son fils et l'âne ?
MON PETIT FRÈRE.
Je l'avoue.
L'EXAMINATEUR.
Pour le Paysan du Danube ?
MON PETIT FRÈRE.
Oui, Monsieur.
L'EXAMINATEUR.
Sans doute aussi pour le Chêne et le Roseau ?
MON PETIT FRÈRE, qui déborde d'admiration bien feinte.
Oh !...
L'EXAMINATEUR.
À merveille. Je vois que vos goûts et les miens vont d'instinct aux mêmes chef d 'oeuvres. - Vous savez Le Chêne et le Roseau ?
MON PETIT FRÈRE.
Oui, Monsieur.
L'EXAMINATEUR.
Récitez-le moi.
Il prend l'attitude recueillie du Monsieur qui se prépare à déguster un maître.
MON PETIT FRÈRE, récitant.
Le chêne, un jour, dit au roseau...
L'EXAMINATEUR.
Arrêtez-vous. Qu'est ce que vous pensez de ce vers ?
MON PETIT FRÈRE, très carré.
Superbe !
L'EXAMINATEUR.
Superbe ; il est vrai ; mais pourquoi ?
Mutisme embarrassé de mon frère.
Vous trouvez que ce vers est superbe et vous ne savez pas pourquoi ?
Suite du mutisme
Et vous dites que vous connaissez La Fontaine !...
Mon petit frère se met à pleurer.
Il ne faut pas pleurer pour ça. - Voyons, mon ami, répondez : Savez-vous ce que c'est qu'un chêne ?
MON PETIT FRÈRE.
Oui, Monsieur. Un chêne est un arbre.
L'EXAMINATEUR.
Fort bien, mais qu'elle espèce d'arbre ?...
Reprise du motif ci-dessus ; mutisme prolongé du candidat.
Est-ce un grand arbre ? En est-ce un petit ? Dites quelque chose. Voyons.
MON PETIT FRÈRE, timidement.
Monsieur, c'est un grand arbre.
L'EXAMINATEUR, satisfait.
Ah ! - Et un roseau, qu'est ce que c'est ?
MON PETIT FRÈRE.
C'est une espèce de petit truc ; un machin, quoi, qui sort de l'eau.
L'EXAMINATEUR, érudit.
Le roseau est une petite plante aquatique à tige droite, lisse et élancée, qui pousse généralement sur le bord des marais. - Eh bien ! Comprenez-vous maintenant tout ce qu'il y a de beau dans ce vers . Dans cette opposition du roseau et du chêne, si disproportionnés chacun à chacun et conversant d'égal à égal, cependant ? Hein ? N'y a-t-il point là une touchante antithèse ? Et n'est de point, je vous le demande à tirer les larmes des yeux ?
MON PETIT FRÈRE, pas convaincu.
Si.
L'EXAMINATEUR.
Laissez-moi parler, je vous prie... Vous me direz : « Cela est touchant, mais tout à fait vraisemblable !... On ne saurait me faire admettre jusqu'à adresse le parole au roseau, et se complaise en si petite société !... » Je vous sais gré de cette objection qui prouve votre intelligence, mais c'est là que je vous attendais !... Oui, le chêne parle au roseau ; seulement, quand consent-il à lui parler ?... - UN JOUR ! ...
Il déclame.
0 | Le chêne, UN JOUR, dit au roseau... |
UN JOUR : vous entendez ? UN JOUR !... C'est-à-dire par extraordinaire !... Contrairement à son habitude, qui est de tenir le roseau à distance et de ne point frayer coutumièrement avec sa trop humble personne ! La fabuliste a tout prévu et je sais peu de vers, dans son oeuvre, où s'affirme de plus éclatante façon sa clairvoyance et son génie. - Continuez.
MON PETIT FRÈRE, récitant.
Vous avez..
L'EXAMINATEUR.
UN JOUR !... UN JOUR !...
MON PETIT FRÈRE, récitant.
... bien sujet...
L'EXAMINATEUR.
Et c'est la chêne qui parle, notez bien ! Le roseau...
Le bonhomme l'a parfaitement senti.
... n'eût point eu la témérité de parler, lui premier, au chêne !...
MON PETIT FRÈRE.
Il se serait fait ramasser.
L'EXAMINATEUR.
Quoi ?
MON PETIT FRÈRE.
Rien
Il récite.
Vous avez bien sujet d'accuser la nature.
L'EXAMINATEUR, affectant de mettre un frein à la fureur des flots.
Halte ! Halte ! Halte !... Ne vous emportez pas, de grâce !... Vous vous en porterez mieux.
Il rit. Mon petit frère l'imite.
Vous avez bien sujet d'accuser le nature ?
MON PETIT FRÈRE.
Mon avis ?
L'EXAMINATEUR.
Oui ; votre avis. Vous semble-t-il bon ou mauvais ?
MON PETIT FRÈRE.
Bon, Monsieur !... Excellent !
L'EXAMINATEUR.
Pourquoi ?
MON PETIT FRÈRE, que commence à gagner un certain ahurissement.
Je ne sais pas.
L'EXAMINATEUR, l'oeil au ciel.
Ah ! Jeunesse !... Pourtant, réfléchissez ; examinez-le de près, ce vers ; efforcez-vous d'en mettre en lumière les beautés.
Silence morne de mon petit frère.
C'est tout ce que vous trouvez ?... Mais, sac à papier, mon garçon, le mot « sujet » ne vous dit donc rien ?
MON PETIT FRÈRE.
Si, Monsieur.
L'EXAMINATEUR.
Qu'est ce qu'il vous dit ?
MON PETIT FRÈRE.
. . . . . . . . . . . .
L'EXAMINATEUR, navré.
Et le mot « nature » ?
Silence de mon petit frère.
Pas plus ?
Haussement d'épaules.
C'est déplorable... déplorable... - Voyons, raisonnons, voulez-vous ? Pourquoi le fabuliste a-t-il mis que le roseau avait « Sujet », au lieu de mettre qu'il avait « Raison » ?
Un temps.
Vous ne devinez pas ?... C'est cependant bien simple. « Raison » est vague, et « Sujet » est précis !... « Sujet » est mis là pour « Motif »... « Grief », si vous préférez. Le roseau « SUJET » d'accuser la nature ; c'est dire qu'il peut arguer contre elle, preuves à l'appui !
MON PETIT FRÈRE.
C'est évident.
L'EXAMINATEUR.
Que ne le disiez-vous ?... Et pourquoi le chêne, s'il vous plaît, dit-il « la Nature » et non mon « Dieu » ?
... - Parce que, gonflé d'orgueil, il est naturellement imbu de théories matérialistes ! C'est clair comme le jour, mon ami. Du reste, il faut convenir d'une chose : c'est que si le poète eût mis :
5 | Le chêne un jour dit au roseau : |
« Vous avez bien sujet d'accuser Dieu...
Le vers eût été bien moins beau ! - C'est votre avis ?
MON PETIT FRÈRE, abasourdi.
Je ne sais plus, Monsieur... Je ne sais plus.
L'EXAMINATEUR, très sec.
Allons, allons ! Vous ne savez rien ; vous êtes un crétin, mon garçon. Allez étudier vos classiques ; nous reprendrons cet entretien à la fin de l'année scolaire.
Et voilà pourquoi mon petit frère redouble actuellement sa cinquième en qualité de vétéran.
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