1894. Tous droits réservés.
de GEORGES COURTELINE
PARIS, ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR, 26, rue RACINE, près l'Odéon.
ÉMILE COLIN - Imprimerie de Lagny.
Texte établi par Paul FIÈVRE, novembre 2021
Publié par Paul FIEVRE, septembre 2022
© Théâtre classique - Version du texte du 31/07/2023 à 20:01:53.
PERSONNAGES.
BRISEMICHE.
LETRUFFÉ.
Extrait de COURTELINE, Georges, "Ombres parisiennes", Paris, Ernest Flammarion, 1894. pp 19-25
CHEZ L'AVOCAT
La scène se passe dans le cabinet du célèbre avocat Brisemiche, spécialité de divorces.
BRISEMICHE.
Tout ça, tout ça, ce n'est pas des griefs suffisants. Que votre femme ronfle la nuit et qu'elle s'obstine bon gré mal gré à vous faire coucher dans la ruelle, c'est peut être désagréable, mais ce n'est as un cas de divorce.
LETRUFFÉ.
Siouplaît
BRISEMICHE, agacé.
Je vous dit que le fait de ronfler en dormant et de vous obliger à coucher dans le ruelle n'est pas de nature...
LETRUFFÉ.
Oh ! Mais attendez dont ! Vous ne connaissez pas le plus beau.
BRISEMICHE.
Parlez, alors ; je vous écoute.
LETRUFFÉ.
Monsieur, vous n'avez pas idée comme cette femme là est maniaque. Tenez, elle a des habitudes que le diable userait sa salive à essayer de les lui faire perdre.
BRISEMICHE.
Quelles habitudes ?
LETRUFFÉ.
De lire les journaux au lit et de faire pipi à huit heures du matin.
BRISEMICHE.
Au lit aussi ?
LETRUFFÉ.
Ah non !
Rire de Brisemiche.
Seulement, c'est pour vous dire comme elle est égoïste. Ainsi, nous recevons deux journaux : L'Écho de Paris et Le Petit Journal : eh bien, pendant qu'elle en lit un, vous croyez peut-être que je lis l'autre ? Pas du tout ? Cette rosse-là le met sur son derrière afin que je ne puisse pas l'avoir et que je sois, de là, à m'embêter comme un rat mort. C'est épatant, hein ?... Plus fort que ça, Monsieur ! Monsieur, quand elle se lève pour aller faire pipi, vous pensez que je lis les journaux ? Oui, je t'en souhaite !... Elle les emporte ! Elle les emporte aux cabinets, et elle reste des fois une heure, pendant que je suis là à me taper !... Tout ça pour m'embêter et m'empêcher de lire La Marchande de Moules, par Monsieur Xavier de Montépin. Quelle salle bête ! Mon Dieu, quelle sale bête! [ 1 Xavier de Montépin (1923-1902), auteur très populaire de très nombreux romans-feuilletons. ]
BRISEMICHE.
Voici qui vaut un peu mieux, et de petit tableau ferait merveille dans ma plaidoirie. Pourtant il n'y a pas à dire, ce n'est pas encore suffisant.
LETRUFFÉ.
Qu'est ce qu'il vous faut ?
BRISEMICHE.
Vous allez voir.
Confidentiellement.
Pour être en mesure de plaider décemment et pour conclure au divorce avec des chances de succès, j'aurais besoin, tout au moins, de quelques injures bien senties.
LETRUFFÉ.
Quelques...
Hurlant.
Bougre de cochon ! Sacré empaillé ! Saligaud...
BRISEMICHE, ahuri.
Hein ?... Quoi ?... Qu'est-ce ?...
LETRUFFÉ, furieux.
Vous êtes un ignoble veau !...
BRISEMICHE.
Moi ?
LETRUFFÉ.
Oui, vous ! Absurde et abject personnage ! Être stupide et marécageux ! Non, mais avez-vous jamais vu une sale et répugnante gueule comme celle de ce gras macchabée.
BRISEMICHE, à part.
J'ai fait une gaffe ! Ce Letruffé est un homme plein de délicatesse, que l'idée d'insulter une femme a fait sortir de ses gonds.
Haut.
Calmes-vous mon ami, de grâce ! Vous vous êtes mépris sur mes intentions, et puisque la noblesse de votre caractère vous fait répugner aux injures, eh bien ! Qu'il n'en soit plus question ; je m'en contenterai de quelques voies de fait, calottes, coups de pied...
LETRUFFÉ.
Quelques... Rien de plus simple.
Il tombe sur Brisemiche à poings clos.
BRISEMICHE, assommé.
Aïe ! Aïe ! Aïe !... Au secours ! À l'aide ! On m'assassine !
LETRUFFÉ, qui, en effet, s'est mépris sur les intentions de Brisemiche et a cru qu'om devait, pour obtenir le divorce, abreuver d'injures pour rouer de coups non sa femme mais son avocat.
Ne criez pas comme ça, tonnerre de Brest !... Vous allez faire venir le monde.
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Notes
[1] Xavier de Montépin (1923-1902), auteur très populaire de très nombreux romans-feuilletons.