1889. Tous droits réservés
de GEORGES COURTELINE.
PARIS, LIBRAIRIE MARPON et FLAMMARION, E. FLAMARRION, 26 rue Racine, près l'Odéon.
Fontenay-aux-Roses - Imprimerie Louis Bellemand.
Texte établi par Paul FIÈVRE, mars 2020
Publié par Paul FIEVRE, avril 2020
© Théâtre classique - Version du texte du 31/07/2023 à 20:01:53.
PERSONNAGES.
MAUDRUC.
LAMERLETTE.
LE CHOEUR.
PIÉGÉLÉ.
HANNIBAL.
ANTOINETTE.
LES PÉTARDIERS.
Extrait de "Potiron", coll. les auteurs gais, Paris, Flammarion, 1889. pp 38-59
À L'ATELIER
La célèbre académie X... Grand hall vitré. Au mur, des fleurets ; par terre, des haltères ; dans un coin, un piano ouvert. Il est onze heures du matin. Les élèves sont à leurs chevalets. Antoinette occupe la table à modèle.
MAUDRUC, le fil à plomb tenu au bout du bras.
Tu disais donc, Lamerlette, qu'à l'Exposition du Champ-de-Mars le 1806 de Meissonier ne fut flanqué que de deux gardiens. Mais pour garder ces deux gardiens, n'était-il point, ô Lamerlette, de municipaux à cheval, et n'était-il point de canons qui gardassent les municipaux ?
LAMERLETTE.
Non.
MAUDRUC.
Lamerlette, que tu m'affliges ! Que tu m'affliges donc, Lamerlette ! - Tiens, passe-moi un peu de cobalt ; cette Antoinette a les jambes d'un bleu ! Avec tout ça, où est donc Simonnet ?
LE CHOEUR.
Il est au bain de vapeur.
MAUDRUC, haussant les épaules.
En voilà une scie idiote !
PIÉGELÉ.
Maudruc, ne blague pas le père Meissonier ; tu ne sais pas ce que tu deviendras.
HANNIBAL.
Blague le père Meissonier, au contraire, Maudruc. On nous embête avec le père Meissonier. Quoi, Meissonier ? Quoi, Meissonier ? Après tout, ce n'était pas plus fort que Caran d'Ache. [ 2 Caran d'Ache (1858-1909), dessinateur et caricaturiste.]
Protestations et rires.
LAMERLETTE.
Hannibal, tais-toi, tu es ivre.
DES VOIX.
Il est ivre ! Il est ivre ! Il a blasphémé ; il a mérité la mort !
HANNIBAL.
Salut à la libératrice. - Où diable est mon tabac ?
LE CHOEUR.
Il est au bain de vapeur.
LAMERLETTE.
Hannibal, conviens que tu es ivre, ou on va te mettre en broche-en-cul.
HANNIBAL.
J'en conviens, Messieurs, je suis gris.
TOUS.
Ah !
HANNIBAL.
Mais ce n'est pas la boisson, au moins.
LAMERLETTE.
Qu'est-ce que c'est alors ?
HANNIBAL.
La salade. J'ai un drôle de tempérament, je vous dirai. Je bois sec et abondamment, je supporte mieux que personne... - La jambe droite plus ferme, Antoinette ?... le vin de champagne, les alcools ; mais la salade me fiche dedans.
ANTOINETTE, suffoquée.
Ça, par exemple, c'est épatant.
MAUDRUC.
Dis que c'est triste.
ANTOINETTE.
À quoi ça tient, dis, Hannibal, que tu sois saoul avec de la salade ?
HANNIBAL.
C'est le vinaigre qui me monte à la tête, parbleu !
ANTOINETTE.
Tu ne devrais pas te laisser aller, puisque tu sais que ça te fait mal.
HANNIBAL.
Ah ! Va donc raisonner les passions ! Tonnerre de Dieu ! Si le bélître qui m'a dérobé mon tabac ne se déclare pas à l'instant même, je lui fends la figure avec une hache.
DES VOIX.
Horreur ! C'est atroce ! Pas de sang ici !
MAUDRUC.
Cet Hannibal est fort méchant.
HANNIBAL.
Je veux mon tabac ! Je le veux parce qu'il m'appartient et que je l'ai gagné avec mon travail.
PIÉGELÉ.
D'abord il ne t'appartient pas, par cette excellente raison qu'il a cessé de t'appartenir.
HANNIBAL.
C'est toi qui me l'as pris.
PIÉGELÉ.
Pardon ! Je ne l'ai pas pris ; je l'ai trouvé.
HANNIBAL.
Tu l'as trouvé... Où ça, donc ?
PIÉGELÉ.
Dans ta poche, Petitet est là qui peut le dire. N'est-ce pas, Petitet ? ? Tiens, qu'est-ce qu'il est devenu ?
LE CHOEUR.
Il est au bain de vapeur.
PIÉGELÉ.
Ah ! La barbe !
HANNIBAL.
Rends-le-moi, mon tabac, hein, dis ?
PIÉGELÉ.
Impossible.
HANNIBAL.
Voyons, rends-le-moi, Piégelé. Rends-moi mon tabac, s'il te plaît. Je me traîne à tes genoux moralement.
PIÉGELÉ.
Tant de platitude me dégoûte, tu n'auras rien.
HANNIBAL.
Coeuur de roche ! C'est trop cochon !
Onze heures sonnent.
ANTOINETTE, sautant à bas de la table.
Onze heures ! Dix minutes d'arrêt.
Protestations de quelques laborieux.
ANTOINETTE.
Silence aux pétardiers ! J'ai mes trois quarts d'heure de pose, moi. J'en ai ma claque, à la fin.
LES PÉTARDIERS, désarmés.
Devant ce torrent d'éloquence...
MAUDRUC.
C'est un fait que, pour moucher le monde, Antoinette n'a pas sa pareille.
ANTOINETTE.
Tu parles ! ? Et à propos, que je vous dise donc ! Je me suis disputée avec le chemin de fer.
MAUDRUC.
Bah !
ANTOINETTE.
Et salement encore !
Elle enfile sa chemise.
Je voulais aller à Royat, figurez-vous, retrouver quelqu'un que je connais... un... monsieur..., enfin..., un ami.
LAMERLETTE, sèchement.
Ah ! Pardon ; je suis là ! Je te prie de ne pas dire de saletés, Antoinette.
ANTOINETTE, ahurie.
Je ne dis pas de saletés.
LAMERLETTE, s'emballant.
Si, tu en dis ! Si, tu en dis ! Et je ne viens pas ici pour être insulté ! Je le savais bien qu'on me méprisait ! Oh ! Mon Dieu ! Oh ! Mon Dieu !...
Il éclate en sanglots grotesques. On le calme. Nouveau tumulte. Potin assourdissant. On entend : « Laissez-moi partir ! On m'a manqué de respect ! Je veux retourner chez mes bons parents qui sont des personnes honorables. » Des voix protestent : « Lamerlette ! Lamerlette ! Si on t'a insulté, c'est sans le faire exprès ! »
HANNIBAL, dont l'organe aigu domine le charivari.
Est-ce qu'on va me foutre à fumer, nom de D... !
Lent apaisement. Ces messieurs regagnent leurs places.
Lamerlette essuie ses yeux.
MAUDRUC.
Achève ton histoire, Antoinette, c'était d'un puissant intérêt.
ANTOINETTE.
Je ne sais plus où j'en étais. Il me bouleverse, cet idiot-là, avec ses susceptibilités !
MAUDRUC.
Tu voulais aller à Royat. [ 3 Royat : Ville du Puy-de-Dome.]
ANTOINETTE.
Ah ! Oui ! ? Donc je voulais aller à Royat. Je regarde le prix : vingt balles ! Je trouve ça chaud, comme de juste, et j'en cause à Beaudunois, le paysagiste, qui me dit : « Écoute, Antoinette, si tu veux être bonne fille avec moi, je te donnerai le moyen de voyager à bon marché. »
MAUDRUC.
Tu acceptas ?
ANTOINETTE.
Ma foi, oui. Tiens ! Je n'ai pas le moyen de perdre vingt francs, moi !
MAUDRUC.
C'est évident. - Quand ce fut fait ?...
ANTOINETTE.
Quand ce fut fait, Beaudunois m'expliqua : « C'est bien simple, ma chère enfant, tu n'auras qu'à donner cent sous et à dire que tu es enceinte, vu que, sur les lignes de chemin de fer, les femmes enceintes voyagent à quart de place. »
L'ATELIER, d'une seule voix.
Tu ne le savais pas ?
ANTOINETTE.
Mon Dieu non, et je l'appris avec plaisir. Il ajouta : « Tu vas aller voir de ma part le docteur Gustave, mon ami. C'est un garçon très complaisant ; il te donnera une attestation. » J'allai voir le docteur Gustave qui me dit...
MAUDRUC.
... « Soyez bonne fille, Antoinette, et je vous donnerai un certificat. »
ANTOINETTE.
Qui est-ce qui te l'a dit ?
MAUDRUC.
Je l'ai deviné ; le docteur est si complaisant !
ANTOINETTE.
C'est une justice à lui rendre. Cela n'empêche pas qu'au chemin de fer on n'a rien voulu savoir !
LE CHOEUR, incrédule.
Allons donc !
ANTOINETTE.
C'est comme je vous le dis.
PIÉGELÉ.
Tu ne me feras pas croire cela !
ANTOINETTE.
C'est pourtant la vérité. Bien mieux ! On m'a traitée de femme soûle !
MAUDRUC.
Tas de crapules ! Tu devrais te plaindre dans les journaux, Antoinette.
ANTOINETTE.
Tu crois ?
MAUDRUC.
Oui, et gueuler contre le monopole.
ANTOINETTE.
Qu'est-ce que c'est que ça, le monopole ?
LAMERLETTE.
Je vais te l'expliquer en deux mots. C'est une espèce de télescope ; ça sert à mettre les parapluies et ça donne bon goût au boudin.
PIÉGELÉ.
Messieurs, n'exagérons rien. Rien ne prouve que notre amie ait su se faire clairement comprendre de ces intelligences bouchées.
À Antoinette.
Ne nous cache rien, Antoinette ; tu t'es bornée à dire que tu étais enceinte et à montrer le certificat ?
ANTOINETTE.
Évidemment.
PIÉGELÉ.
Tout s'explique ! Il fallait demander une première militaire.
MAUDRUC.
Parbleu ! - Retournes-y demain, Antoinette, et si tu n'as pas ce que tu veux...
LE CHOEUR, avec un ensemble touchant.
... Va chez le commissaire de police !
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Notes
[1] Ernest Meissonnier (1815-1891), célèbre peintre, spécialiste de la peinture historique militaire.
[2] Caran d'Ache (1858-1909), dessinateur et caricaturiste.
[3] Royat : Ville du Puy-de-Dome.