TRAGI-COMÉDIE, en un acte et en vers.
1777
de Charles COLLÉ
Texte établi par Paul FIEVRE février 2024
Publié par Paul FIEVRE février 2024
© Théâtre classique - Version du texte du 30/04/2024 à 20:06:58.
Pour faciliter l'intelligence de cette sérieuse Tragi-Comédie, l'on doit faire imprimer et débiter, dans la salle du spectacle un peu auparavant la représentation, le billet d'avertissement, ainsi qu'il fuit.
L'EAU CÉLESTE, OU LE SECRET DE LA FÉE MOUSTACHE.
MESSIEURS, et surtout, MESDAMES,
Vous êtes êtes avertis que le signor PORTO-VENERÉ, Parfumeur et Chimiste Italien, a recouvré le secret de la FÉE MOUSTACHE, perdu depuis si longtemps, et que l'on retrouve dans son Eau Céleste, avec toutes ses mêmes vertus et propriétés.
Par l'effet de cette Eau, les hommes se trouvent toujours mal à leur aise, de la façon du monde la plus agréable. En Italie, tout ce qu'il y a de grand en femmes, a fait, avec succès, l'épreuve de ce spécifique.
L'Eau Céleste, rendue à Paris, reviendra à dix séquins, la prise. Par ce prix, qui doit, on l'avoue, paraître exorbitant, l'on juge bien que cette eau n'est faite, que pour des femmes un peu aisées.
Il est de la plus grande conséquence de prévenir les Dames, qui s'en serviront, sur le danger qu'il y aurait à prendre plus d'une prise de cette Eau, par jour. Si l'on allait jusqu'à deux prises, dans la même journée, l'on se trouverait, au moins, pendant un an, incapable de répondre aux avances les plus polies de son amant ; et si l'on avait malheureusement l'imprudence ou le délire d'aller jusqu'à trois ou quatre prises, il est indubitable que la femme qui en ferait la folie, se trouverait le coeur fermé pour toujours aux impressions les plus agréables, qu'elle ne pourrait plus recevoir, même de l'Amant le plus tendre, le plus touchant, et qui aurait l'esprit le plus adroit et le plus insinuant.
Le signor Porto-Vénéré, demeure toujours à Rome, Place Navone à côté du Palais Pamphile, dans une petite porte étroite, à l'enseigne du Petit-Coeur.
PERSONNAGES.
TANZAÏ, Prince de la grande Chéchianée.
NEADARNÉ, épouse de Tanzaï.
LE GÉNIE JONQUILLE.
SAUGRENUTIO, Grand-Prêtre de Chéchian.
LA FÉE MOUSTACHE, Confidente de Neadarné.
AZORT, Chef des Eunuques noirs.
GARDES.
EUNUQUES noirs et blancs.
La scène est à Chéchian, dans le Palais de Tanzaï.
TANZAÏ ET NEADARNÉ
SCÈNE PREMIÈRE.
Neadarné, Moustache, ayant une longue moustache à la Chinoise, du côté gauche.
NEADARNÉ, embrassant Moustache.
Quoi ! Moustache en ces lieux ! Moustache à Chéchian !
MOUSTACHE.
Je m'arrache aujourd'hui des bras de Cormoran
Belle Neadarné. Deux fois la nuit obscure,
Aux plaisirs de l'Amour, a livré la Nature,
5 | Depuis qu'ayant quitté Jonquille et ses États, |
Vous rendez Tanzaï maître de vos appas.
Depuis ce temps, moi-même, à mon Amant rendue.
Moi-même, en d'autres lieux, par l'Amour retenue,
Je n'ai pu vous revoir ; je n'ai pu m'informer
10 | Si Tanzaï, jaloux, facile à s'alarmer, |
Ombrageux, et craignant le malheur qu'on lui cache
N'aurait point pénétré le secret de Moustache.
Sans avoir de soupçons, le Prince a-t-il goûté
Le fantasque plaisir de la difficulté ?
NEADARNÉ.
15 | Hélas ! |
MOUSTACHE.
Vous soupirez ! Eh quoi ! Ma chère fille, |
Son esprit forme-t-il des doutes sur Jonquille ?
Ah ! parlez ; mon secret manque-t-il son effet ?
En a-t-il fait assez ?
NEADARNÉ.
Il n'en a que trop fait.
Mais que dis-je, grands Dieux ! Il serait trop injuste
20 | D'accuser de mes maux, votre secret auguste. |
Ma rechute est la suite, et l'effet du courroux
De l'affreuse Concombre ; et voilà de ses coups
Hélas ! Votre secret, me laissant accessible,
Me rendait difficile, et non pas impossible ;
25 | C'est cette Fée.... |
MOUSTACHE, interrompant.
Eh non, non, c'est que du secret |
Vous avez fait, Princesse, un usage indiscret.
Voilà comme aux excès notre sexe se porte ;
Ah ! Vous en aurez pris la dose un peu trop forte.
NEADARNÉ.
Madame, il est bien vrai ; car d'abord je fus bien ;
30 | Je tentai d'être mieux, et je devins à rien. |
MOUSTACHE.
Quelle fureur !
NEADARNÉ.
Oui. Mais la couche nuptiale,
Jamais à deux époux fut-elle aussi fatale !
La nuit de mon hymen, une fée en courroux
Attache une écumoire à mon illustre époux ;
35 | Il voyage, il guérit ; à mon tour je suis nulle ; |
L'on m'envoie à Jonquille, un Prince sans scrupule,
Qui, malgré les raisons que je pus lui donner,
Obtint... d'horreur encor l'on m'en voit frissonner....
TANZAÏ.
Après cela, l'on croit être désenchantée...
40 | Moins que jamais. Ah ! Suis-je assez persécutée ! |
MOUSTACHE.
Retournez au Génie une seconde fois,
Pour lui, pour Tanzaï, pour vous, pour tous les trois ;
J'ajoute encor, pour moi ; j'y suis intéressée :
La barbe, en notre sexe, est toujours déplacée :
45 | La mienne doit tomber ; ils me l'ont prédit tous ; |
Oui, si Jonquille encor peut triompher de vous,
L'arrêt du destin veut que ma longue Moustache
À son second triomphe, aussitôt se détache.
NEADARNÉ.
Il me faut donc encor manquer à mon époux ?
50 | Vous l'exigez, Madame, et le Génie, et vous ; |
L'amour et l'amitié ; contre moi tout conspire.
Jonquille est en ces lieux puisqu'il faut vous le dire :
Invisible pour tous, il ne cherché que moi ;
Son amour veut me voir trahir encor ma foi ;
55 | Il sait ma faute, il veut en tirer avantage. |
Cruel Amour ! Peux-tu pouffer plus loin ta rage !
J'adore Tanzaï, Jonquille est mon vainqueur ;
L'un a séduit mes sens ; l'autre a touché mon coeur ;
Pareille ardeur, pour l'un et pour l'autre, m'enflamme ;
60 | Entre ces deux Héros, se partage mon âme ; |
Ils m'ont fait éprouver que l'on peut, à la fois,
En aimer deux sans peine....
MOUSTACHE, interrompant.
On peut en aimer trois,
Madame ; et quelquefois, a-t-on bien à combattre,
Pour s'en tenir à trois, et n'en pas aimer quatre.
NEADARNÉ.
65 | Je sais que l'on le peut ; que l'usage est pour nous ; |
Mais, ma vertu me parle en faveur d'un époux ;
Neadarné d'abord ne s'est que trop prêtée
À la nécessité d'être désenchantée ;
J'y pliai ma pudeur, quand du charme détruit
70 | Je crus que Tanzaï recueillerait le fruit ; |
Je frémis du moyen ; mais la vertu sévère
Le vit, le toléra comme un mal nécessaire.
Ciel ! Il ne l'était pas, je l'éprouve.... Ah, je dois
Implorer le Grand-Prêtre une seconde fois ;
75 | Mon honneur le demande, il y va de ma gloire ; |
s'il refusa d'abord de lâcher l'écumoire,
Voyant les maux constants dont m'accable le fort,
Sur ses dégoûts, sans doute, il va faire un effort.
Je l'ai mandé. Bientôt il doit ici se rendre.
MOUSTACHE.
80 | De Saugrénutio que pouvez-vous attendre ? - |
Connaissez ce mortel, à qui vous vous flattez
De faire à vos désirs plier les volontés :
Hautain, brave, insolent, chargé de ridicules ;
Séducteur adoré de cent femmes crédules ;
85 | À leurs soins prévenants, ce fat accoutumé, |
D'amour-propre, et d'amour doublement consumé,
Croira pouvoir vous mettre au rang de ses conquêtes.
Il se croit, à la Cour, fait pour tourner les têtes.
Pour son individu, plein de soins révoltants ;
90 | Épris de fa figure, amoureux de ses dents ; |
Petit-maître indécent, affichant tous les vices,
Ne cachant point ses goûts pour des beautés novices ;
Buveur ;... trichant au jeu, qu'il aime avec fureur ;
Chansonnier scandaleux ; spinosiste, jureur ; [ 1 Jureur : Celui qui jure beaucoup par mauvaise habitude ou par emportement. [L]]
95 | Un tel homme peut-il !... Mais, Tanzaï s'avance. |
NEADARNÉ.
Ô Ciel ! Mon coeur se serre encore en sa présence.
SCÈNE II.
Tanzaï, Neadarné, Moustache.
TANZAÏ, tenant à la main une Ecumoire d'or, enrichie de diamants.
Ah, Madame ! Plaignez un malheureux époux,
Qui ne peut vivre, hélas ! Avec vous, ni sans vous !
Absent de vos beaux yeux, je languis, je soupire ;
100 | Votre présence ensuite ajoute à mon martyre. |
Hélas ! Nouveau Tantale, au milieu des plaisirs,
Embrasé, consumé, dévoré de désirs,
Se peut-il que l'Amour, sans frémir, me contemple !
Que ce Dieu me repousse, et me ferme son Temple !
NEADARNÉ.
105 | Eh ! Quels sont ces plaisirs que vous regrettez tant, |
Prince on jouit de tous quand le coeur est content.
Qu'a-t-on à désirer, quand tous deux l'on s'adore ?
Est- il quelqu'autre bien, d'autres plaisirs encore ?
Eh quoi ! ceux qu'avec moi vous cherchez vainement,
110 | Peuvent-ils s'égaler à ceux du sentiment ? |
À cette volupté, dont s'enivrent deux âmes,
Que l'amour embrasa de ses plus pures flammes ?
Que sont après cela, pour des coeurs délicats,
Ces vains plaisirs des sens, que je ne connais pas.
Ici Moustache se retourne pour rire.
TANZAÏ.
115 | Si vous les connaissiez, vertueuse Princesse, |
Ah ! Si de ces plaisirs vous ressentiez l'ivresse !
Ce tumulte des sens, et ces douces langueurs ;
Ces transports, ce délire, et ces tendres fureurs ;
Ces soupirs enflammés, et ce désordre extrême,
120 | Ces doux égarements, cet oubli de soi-même, |
Vous avoueriez alors que vos plaisirs du coeur
N'approcheront jamais....
NEADARNÉ.
Je ne l'avouerais pas.
Arrêtez ! Non, seigneur,
TANZAÏ.
Ah ! Voilà bien la preuve
Que ma PrinceSSe encor n'en a pas fait l'épreuve.
125 | Sa pudeur ignorante, et sa simplicité |
Préfèrent le fantôme à la réalité.
NEADARNÉ.
Oui, Seigneur. Rappelez ce funeste voyage
Où chez Jonquille, allant mendier un outrage
Par la voix de l'Oracle, on m'imposa la loi
130 | De céder au Génie, et de trahir ma foi ; |
Vous-même y consentiez. Mais ma délicatesse,
Aux seuls plaisirs du coeur réduisant ma tendresse,
Et rebutant Jonquille, et ses soins indécents
A renoncé, pour vous, à vos plaisirs des sens.
MOUSTACHE.
135 | Quelle rare vertu ! |
TANZAÏ.
Quelle vertu cruelle ! |
J'ai seul, peut-être, au monde, une femme fidèle;
Et c'est pour mon tourment ! Ah, Princesse !
Il lui baise la main.
NEADARNÉ.
Quel destin !
Ah ! Seigneur,
TANZAÏ, lui rebaisant la main.
Quel supplice, idole de mon coeur !
MOUSTACHE.
Quel[le] position !
TANZAÏ, un peu à part.
Quel état ! Et que faire ?
MOUSTACHE, bas à Neadarné.
140 | C'est à Jonquille seul, à vous tirer d'affaire. |
TANZAÏ.
C'est au Grand-Prêtre seul, à changer notre sort ;
Il peut opter des deux : l'écumoire ou la mort,
MOUSTACHE.
L'Oracle, contre lui, défend la violence.
Où la force nous manque, employons la prudence,
145 | Seigneur. De ce courroux, tous les éclats sont vains ; |
Confiez l'écumoire à mes heureuses mains ;
Je ne réponds de rien ; mais, en douceur, peut-être,
Pourrai-je, à la lécher résoudre le Grand-Prêtre.
TANZAÏ, lui donnant l'Ecumoire.
La voici. J'imagine en ce moment encor
150 | Un supplice, pour lui, plus cruel que la mort ; |
Je vais en ordonner l'appareil redoutable.
Il sort.
SCÈNE III.
Neadarné, Moustache.
MOUSTACHE.
Je connais le Grand-Prêtre il est inébranlable.
Le Prince aura beau faire, il vous faudra toujours,
De l'amoureux Jonquille accepter les secours ;
155 | Jonquille doit tout faire ; et Tanzaï doit croire |
Que tout, malgré cela, se fait par l'écumoire.
C'est pour en imposer à votre époux...
NEADARNÉ.
Hélas !
Que vois-je ! C'est Jonquille ! Ah ! Ne me quittez pas.
Jonquille paraît subitement dans un nuage.
SCÈNE IV.
Jonquille, Neadarné, Moustache.
JONQUILLE, tendrement.
Qu'on ne vous quitte pas ! Ah, Princesse ! Ah ; Moustache !
MOUSTACHE, voulant se retirer.
160 | Madame, permettez... |
NEADARNÉ.
Demeure, ou je me fâche. |
MOUSTACHE, faisant encore quelques pas.
Non, je me retirais.
NEADARNÉ.
Ah ! Restez, ou je sors.
JONQUILLE, tendrement.
Que craignez-vous ?
NEADARNÉ.
Je crains mon coeur, et vos transports.
JONQUILLE.
Ah ! Pénétré, pour vous, de l'amour le plus tendre,
À ces précautions je devais peu m'attendre ;
165 | D'autant moins, qu'apprenant votre nouveau malheur, |
Je laisse en mon Palais trente femmes d'honneur,
Qui, gémissant du mal qui cause votre peine,
Attendent pour guérir que je les entreprenne
NEADARNÉ, l'interrompant.
Honteuse préférence !
JONQUILLE.
Eh ! Voilà donc le prix
170 | De l'amour violent dont mon coeur est épris ! |
Quoi ! Lorsqu'à cet amour tout autre intérêt cède,
Vous évitez....
NEADARNÉ, l'interrompant.
Seigneur n'avez-vous qu'un remède ?
JONQUILLE.
Non, cruelle ; à ce seul mon pouvoir se restreint.
Vous êtes la première encore qui s'en plaint.
MOUSTACHE.
175 | Quand il est présenté par l'amant le plus tendre, |
Quel remède est plus doux, et plus facile à prendre ?
NEADARNÉ.
Et moi, je le déteste. Et jamais mon honneur,
Mon devoir, mon époux, mes serments, ma pudeur,
Ma vertu, la décence....
JONQUILLE, interrompant.
Ah ! De mots, Madame, que
180 | Qui sont vides de sens, qui n'offrent rien à l'âme, |
Que le confus amas de préjugés bourgeois,
Qu'un siècle philosophe a proscrit tant de fois !
MOUSTACHE.
Que d'esprit ! Quel génie !
JONQUILLE.
Ah, divine Princesse !
Sachez, sans vous parler ici de ma tendresse,
185 | Que si ce n'est par moi que le charme est rompu, |
À Saugrénutio l'honneur en sera dû ;
C'est l'arrêt du Destin, notre souverain maître.
Décidez ; choisissez Jonquille, ou le Grand-Prêtre.
NEADARNÉ.
Ce monstre ! Un prêtre à moi ! Plutôt cent fois mourir !
190 | Par un autre que vous je ne pourrais guérir, |
Je le sens ; mais, Seigneur, quoique je vous adore,
Plus haut que mon amour, ma vertu parle encore.
JONQUILLE.
Ah ! Vous ne m'aimez plus.
NEADARNÉ.
Ingrat, jamais un coeur
N'a ressenti, peut- être, une aussi vive ardeur !
JONQUILLE, très tendrement.
195 | Eh bien, fi vous m'aimez, dès que la nuit plus sombre |
Aux larcins des Amants aura prêté son ombre,
Trouvez-vous, mais sans suite, au bosquet d'Actéon ;
Me le promettez-vous ?
NEADARNÉ, nonchalamment et comme quelqu'un qui cède.
Mais, non, Seigneur ; mais non,
JONQUILLE.
Du ton, dont ma Princesse, en ce moment, prononce,
200 | J'attends dans le bosquet sa dernière réponse. |
Il rentre dans son nuage, qui remonte.
NEADARNÉ.
Il disparaît... Seigneur.... il croit que je me rends.
SCÈNE V.
Neadarné, Moustache.
MOUSTACHE.
Madame, Madame, Occupez- vous de soins tout différents ;
Le jour tombe, et la nuit ramenant les étoiles,
Bientôt, sur le bosquet doit étendre ses voiles,
205 | Le Prince est au Conseil, qui doit durer longtemps ; |
Allez, ne perdez pas ces gracieux instants ;
Et mettez Tanzaï, ce soir même, à portée
De vous trouver, Princesse, en plein désenchantée.
NEADARNÉ.
Non Moustache ; attendons... du Ministre des Dieux
210 | J'ose espérer encore... Il paraît en ces lieux. |
Oubliant contre lui tous mes sujets de plainte,
Caressons son orgueil, et sa vanité sainte.
SCÈNE VI.
Saugrenutio, Neadarné, Moustache.
NEADARNÉ.
Jeune et tendre Pontife, honneur de nos Autels,
Divinité sur terre, accordée aux mortels,
215 | Trésor d'humanité, source de bienfaisance, |
De mon néant total vous avez connaissance ;
Vous savez mon histoire, et comment le Destin
Fit, en Neadarné, ce changement soudain. -
Concevez cet état ; il est dur par lui-même ;
220 | Mais il devient affreux, auprès de ce qu'on aime ; |
Oui, près de Tanzaï, que je viens de revoir,
J'éprouve un sentiment, qui tient du désespoir ;
Terminez des tourments plus grands qu'on ne peut croire,
Et par pitié, Seigneur, essayez l'écumoire.
SAUGRENUTIO.
225 | Ah, Madame ! Eh mes dents ? Cessez de vous flatter |
Qu'à cette indignité je puisse me prêter.
Je me souviens du jour, où votre époux farouche
D'un Grand-Prêtre, aux autels, voulut forcer la bouche ;
Où sa main sacrilège, au gré de sa fureur,
230 | Tenta de m'arracher et les dents et l'honneur ; |
Ainsi, bien loin...
NEADARNÉ.
Arrête. Une Princesse fière ;
Pour te fléchir, cruel, descend à la prière.
Elle aurait pu te perdre ; arbitre de ton sort,
Le Prince t'eût, sans moi, fait traîner à la mort...
SAUGRENUTIO, interrompant.
235 | L'Oracle à Tanzaï défend la violence ; |
D'ailleurs, à quoi sert-elle en pareille occurrence,
Madame ? Et, remontant à ces temps orageux,
Quel fruit en ont tiré les Princes, ses aïeux ?
Combien de sang verSé, pour le cul d'une pie,
240 | Que forçait d'adorer un novateur impie ? |
L'exil et les prisons, un peuple massacré,
Ont-il pu soutenir le potiron sacré ?
L'on a rougi de sang ces fertiles contrées,
Pour l'abolissement des moustaches carrées.
245 | Qu'a-t-on gagné ? Malgré des décrets odieux, |
Le Prêtre conserva sa moustache et ses Dieux.
MOUSTACHE.
Il le faut avouer ; oui, votre Révérence
Eût bien raison d'abord de faire résistance ;
Car, suivant le décret, c'était peu de lécher
250 | Le fatal instrument ; il fallait l'emboucher ; |
Mais, aujourd'hui, Seigneur, quoi ! Le Destin demande
Que vous léchiez un peu..... La faveur n'est pas grande.
SAUGRENUTIO, outré de colère.
Corbieu, Mademoiselle !... Ah ! Princesse, pardon ;
Je jure... Mais aussi, pourquoi me vexe-t-on ?
NEADARNÉ.
255 | Ah jurez ; mais léchez. |
SAUGRENUTIO, d'un ton radouci.
Mais c'est vision pure, |
Qui fait à l'écumoire attacher votre cure,
Madame. Elle dépend d'un service d'ami.
Tenez ; je ne fais point les choses à demi ;
Confiez-vous à moi.... Quoi ! Pour cette vétille,
260 | Eussiez-vous dû si loin aller chercher Jonquille ? |
Je ne suis point Génie... et si, sans me flatter
Mon pouvoir suffira pour vous désenchanter ;
Je détruirai le charme, en dépit de l'Oracle.
d'un air galant et presque tendre.
265 | Déjà vos yeux, sur moi, commencent le miracle. |
NEADARNÉ, allant à un coin du Théâtre.
Ah Ciel ! Ah, juste Ciel !
MOUSTACHE, allant à l'autre coin.
Ah, Dieux ! Ah, justes Dieux!
SAUGRENUTIO.
Pourriez-vous rejeter mes soins officieux ?
Ici silence et regards méprisants de Neadarné.
Ah, Princesse ! Malgré votre silence injuste,
270 | Malgré ce fier mépris, malgré cet air auguste, |
L'espoir de vous guérir, chez moi, n'est point tombé ;
J'ose y prétendre encor....
NEADARNÉ, avec toute la dignité du tragique.
Sortez, Monsieur l'Abbé.
SAUGRENUTIO, sans se déconcerter.
Madame se méprend : votre Altesse plaisante !
Ce propos-là s'adresse à votre confidente ;
275 | Et la bonne Moustache eût dû, tout aussitôt. |
Faite à ce badinage, entendre à demi-mot.
MOUSTACHE.
Quelle horreur ! Quel Grand-Prêtre !
NEADARNÉ.
Ah, ma mère !
MOUSTACHE.
Ah, ma Fille !
SAUGRENUTIO, à part, et rêvant.
Poursuivrai-je ?
NEADARNÉ, bas à Moustache.
Au bosquet, je vais trouver Jonquille ;
Oui, j'y vole. Et fi, c'est manquer à mon devoir
280 | C'est, tu le vois, Moustache, un coup de désespoir. |
Elle sort.
SCÈNE VII.
Saugrenutio, Moustache.
SAUGRENUTIO.
La suivrai-je, Moustache ?
MOUSTACHE.
Au courroux qui l'enflamme,
Reconnais sa vertu, sa pudeur...
SAUGRENUTIO, interrompant.
Eh ! Madame,
Sa pudeur, pour rougir, choisit mal ses instants ;
Et sa vertu, jamais n'agit qu'à contretemps ;
285 | La bégueule héroïque, à Jonquille prêtée, |
Aurait dû dans son île être désenchantée ;
Elle en revient, sans l'être. Aujourd'hui, je suis prêt,
Et m'offre à la servir, ici sans intérêt,
( Car vous devez sentir, mes précieuses Dames,
290 | Que ce n'est ma foi pas que je manque de femmes ) ; |
C'est pour elle, et non pas pour moi, que je la veux ;
Et mon zèle est payé d'un mépris dédaigneux !
MOUSTACHE.
Elle a tort, en effet ! Contre vous se défendre ?
À vos grâces, Seigneur, elle devait le rendre.
295 | Mais, dis, Pontife impur ; quand elle se rendrait, |
Crois- tu qu'à ton aspect le charme cesserait ?
Le Destin t'a-t-il fait pour forcer ces obstacles ?
D'un Grand-Prêtre, dis-moi, sont-ce là les miracles ?
SAUGRENUTIO.
Oui, c'est à nos pareils, Madame, c'est à nous,
300 | Que l'Amour tout-puissant, réserve ces grands coups. |
Décidez la Princesse. Et chez moi, j'ose croire,
Qu'elle trouvera moins, mais mieux que l'écumoire.
MOUSTACHE.
Seigneur, parlons raison, et ne plaisantons pas.
Le Prince au désespoir, jure votre trépas.
305 | Si vous ne léchez point, la mort la plus cruelle, |
Le vengera bientôt....
SAUGRENUTIO.
Eh bien, Mademoiselle,
Quoi ! N'est-ce que cela ? Je ne crains point la mort ;
Je mourrai ; gaîment même....
MOUSTACHE.
Eh ! Que nous veut Azort ?
SAUGRENUTIO, se renfrognant.
Quoi ! Cet homme de sang, suivi de satellites ?
310 | Mourons ; je lis ma mort dans ses yeux hypocrites. |
SCÈNE VIII.
Azort, Moustache, Saugrenutio.
AZORT, lui présentant un papier d'un air respectueux.
La mort ? Oh non, Seigneur ; c'est bien pis que cela.
Lisez, en frémissant, l'ordre affreux que voilà.
SAUGRENUTIO, lisant.
« Il faut, Pontife, ou lécher l'écumoire,
Ou que dans l'instant même, Azort vous livre aux mains
315 | De ces Artistes inhumains, |
Qui font perdre, en ces lieux, le nom d'homme aux humains.
Si vous léchez, comme j'aime à le croire,
Je vous fais Grand-Viéleux, et Patriarche.
Item,
320 | De cent Vierges d'abord, je vous forme un |
Harem ;
Vous en aurez encor vingt autres en réserve.
Bref, sans entrer dans le détail,
Il faut que le sérail vous serve,
325 | Ou que vous serviez au sérail. » |
Ici les eunuques noirs, et la suite d'Azort s'avancent, avec des instruments qui jouent le commencement de l'air de Polyphème, dans Acis et Galathée ; et cette symphonie est coupée de même, par des sifflets de Chaudronniers. Il faut que cela soit très court.
MOUSTACHE.
Qu'entends-je ?
SAUGRENUTIO.
Je frémis.
AZORT, toujours avec le même respect.
Ces instruments sinistres,
Ces lugubres clameurs, annoncent les ministres
Des vengeances du Prince ; et ces gens à talents
Qui peuplent les sérails d'eunuques noirs et blancs.
330 | Vous permettrez, Seigneur. Approchez. |
SAUGRENUTIO.
Arrêtez. |
Ah, barbares !
Les Instruments recommencent.
MOUSTACHE.
Suspendez ces cruelles fanfares.
Eh bien ? Elle lui présente l'écumoire.
SAUGRENUTIO, la prenant.
Donnez. La mort n'était rien à mes yeux.
Mais vivre, pour traîner son opprobre en tous lieux !
335 | Eh ! Comment reparaître, après, devant des femmes ? |
J'eusse bravé le fer, le poison et les flammes...
Ils m'ont pris par mon faible ; et je lèche. -
Dans le moment qu'il lèche, le tonnerre se fait entendre, et le nuage de Jonquille remonte à la sphère du feu.
Il continue.
Grands Dieux !
Vengez-vous vos autels sur ces audacieux ?
Gronderiez-vous en vain ? Non, sans doute ; la foudre
340 | A tombé sur le Prince, et l'a réduit en poudre. |
MOUSTACHE.
Au contraire, il jouit d'un bonheur accompli
Ici la Moustache de la Fée se détache d'elle même ; et elle la fait voir.
Ma Moustache est tombée, et l'Oracle est rempli.
Ce jour, pour vous, seigneur, est un jour plein de gloire ;
Quels biens vous amenez en léchant l'écumoire !
SCÈNE IX ET DERNIÈRE.
Tanzay,
Saugrenutio, Moustache, suite.
TANZAÏ.
345 | Que ne vous dois-je pas, Pontife auguste et saint ! |
Des ornements sacrés que votre front soit ceint.
Je vous fais Patriarche ; et qu'un sérail soulage
Les soins et les travaux où votre état engage.
MOUSTACHE.
Mais, Prince, apprenez-nous....
TANZAÏ, interrompant.
Madame, en ces jardins,
350 | Portant ma rêverie et mes pas incertains, |
Au bosquet d'Actéon j'ai trouvé ma Princesse
Seule ; et qu'avait conduite en ce lieu sa tendresse.
Les Dieux, m'a-t-elle dit, dans un rêve charmant.
Viennent de m'annoncer mon désenchantement;
355 | Pendant un court sommeil, à vos transports livrée, |
De volupté, d'amour, de plaisir enivrée,
Tous mes sens... À ces mots, qu'à l'instant j'interromps,
Par des discours plus vifs et des effets plus prompts,
J'entreprends, et je crains ; mais un coup de tonnerre,
360 | Par le seul mouvement d'une peur salutaire, |
M'a fait rompre le charme ; et passant mes désirs,
M'a conduit, non sans peine, au comble des plaisirs.
C'était l'instant, sans doute, ou léchant l'écumoire,
Le Grand-Prêtre a, du Ciel, obtenu ma victoire.
SAUGRENUTIO, secouant la tête.
365 | Seigneur, je le veux bien ; mais j'ai fait en ce cas, |
Un assez beau miracle auquel je ne crois pas.
TANZAÏ.
Allez, Pontife, allez ; que vos saintes prières,
Pour moi, rendent aux Dieux les grâces coutumières;
Tandis que plein d'amour, je vole en ce moment
370 | Rejoindre ma Princesse, en son appartement. |
Tanzaï s'en va d'un côté, et Saugrenutio de l'autre.
MOUSTACHE, feule.
Jonquille en a, je vois passé fa fantaisie ;
Tanzaï n'en sait rien ; c'est un coup de Génie. -
Mais, en si peu de temps, comment ?... Je vois comment ;
C'est qu'ils étaient tous deux pressés du dénouement.
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Notes
[1] Jureur : Celui qui jure beaucoup par mauvaise habitude ou par emportement. [L]