COMÉDIE EN UN ACTE
1881.
PAR JULES CLARETIE
À PARIS, TRESSE, Galerie du Théâtre Français, PALAIS-ROYAL.
publié par Paul FIEVRE, juillet 2017.
© Théâtre classique - Version du texte du 31/07/2023 à 20:01:55.
PERSONNAGES
LE COMTE.
LA COMTESSE.
VALENTIN, valet de chambre.
Paru dans "Saynètes et monologues", Troisième série, Paris, Tresse Editeur, 1881. pp. 107-127
VALENTIN
SCÈNE I.
LA COMTESSE, VALEXTIN, allant et venant.
Valentin est un grand garçon, fort élégant, le profil régulier, d'aspect classique, les favoris longs et irréprochables taillés ; l'air d'un diplomate, n'étais sa livrée qu'il porte fièrement : culotte courte, bas blancs bien tirés et laissant saillir des mollets nerveux. - La comtesse feuillette un livre.
LA COMTESSE, à part.
Jamais cette lecture ne m'a causé une telle émotion ! J'en suis vraiment troublée... Suis-je sotte !
À Valentin.
Valentin. Rapportez ce livre dans ma bibliothèque.
Valentin s'approche.
Non, au fait, je le garde.
À part.
Ce garçon n'aurait qu'à examiner le titre, à refléchir et à deviner ce déplorable secret. Ces gens-là sont fins comme des limiers de police ! - Allez,Valentin,je n'ai plus besoin de vous !
Elle reprend, avec un soupir, la lecture de son livre. Tout_à_coup un bruit de cristal brisé la fait légèrement bondir.
Eh bien ! Quoi ? Qu'avez-vous fait, Valentin ?
VALENTIN, confus et un peu rouge.
Madame la Comtesse me pardonnera... J'avais cru voir la un grain de poussière, je me suis approché... et... en soufflant... comme ça... ça s'est cassé !
LA COMTESSE, avec dépit.
Oh ! Ma jolie coupe de Venise ! L Les ouvriers de Murano l'avaient fabriquée pour moi, lorsque nous avons visité... Monsieur le Comte et moi.
À part.
Le Comte était charmant alors !
Haut.
Un bijou, cette coupe ! À mes armes ! On n'est pas plus maladroit que vous, Valentin ! Vous êtes insupportable vous cassez, vous brisez !... Une oeuvre d'art ! Un objet unique !... Quel malheur !
VALENTIN, ramassant les éclats du verre.
Oh ! Madame, il y a un Auvergnat, - un voisin - le beau-frère de Madame Ernoux, la charbonnière - qui raccommode ces choses-là si bien, si bien... que ça double leur valeur !
LA COMTESSE.
Vous êtes un sot ! Ah ! Ma pauvre jolie coupe !... Je suis agacée à en briser une seconde.... Si j'avais le pendant !
SCÈNE II.
Les Mêmes, Le Comte.
Il est correctement vêtu, à la dernière mode, sans affectation.
LE COMTE, le lorgnon à l'oeil, regardant Valentin.
Eh bien ! Quoi encore ?
LA COMTESSE.
Ne m'en parlez pas ! Ce Valentin... Mon souvenir de Murano, vous savez bien ?
LE COMTE, flegmatiquement.
Ah oui! La petite coupe ? Eh bien, mais, chère amie, c'est moderne ça ! Ça peut se retrouver ! Ce que je reproche bien autrement à Valentin, c'est ce vieux Delft de l'autre jour... Enfin, il ne le fait pas exprès. N'est-ce pas, Valentin ? Vous ne le faites pas exprès ? [ 1 Delft ; Nom d'une ville des Pays-Bas, célèbre pour sa production de faïence qui prirent le nom de la ville.]
VALENTIN, qui a achevé de ramasser les fragments.
Comment, Monsieur le Comte pourrait-il croire ?... J'ai d'autant plus le respect des bibelots, que je suis amateur moi-même. J'ai commencé une petite réunion de faïences... Et je serais même bienheureux et bien flatté de descendre l'embryon de ma future collection, si Monsieur le Comte voulait me faire l'honneur de jeter un coup d'oeil sur...
LA COMTESSE.
Bien ! bien !
Au Comte.
Vous allez souffrir que votre valet de chambre vous propose de visiter sa galerie, maintenant ?
Le comte se met à rire.
LE COMTE.
Allez, Valentin !
VALENTIN.
Madame La Comtesse veut-elle que je porte ces débris à l'Auvergnat dont j'ai parlé à Madame la Comtesse ?
LA COMTESSE.
Non ! Non ! Jetez cela, ou gardez-le pour votre collection, puisque collection il y a.
Se reprenant vivement.
Mais non... Non... Jetez ce verre ! Jetez-le, vous m'entendez
À part.
Il n'aurait qu'à le conserver comme un souvenir !
Valentin s'incline et sort.
SCÈNE III.
Le Comte, La Comtesse.
LE COMTE.
Sa collection ! Pourquoi pas son Musée ? Il est fort drôle, ce Valentin ! Je ne sais pas s'il est très-dévoué, mais il est drôle. Il m'amuse !
LA COMTESSE.
Le fait est que vous avez un faible pour lui. J'ai beau me plaindre de sa gaucherie, de sa maladresse, vous trouvez toujours une bonne raison pour me démontrer que c'est par dévouement qu'il met en miettes les objets auxquels je tiens le plus !
LE COMTE.
Et ce n'est pas du tout un paradoxe. Valentin déteste la poussière. Il lui fait la guerre, et, comme ces soldats qui ravagent un champ de blé en chassant l'ennemi, il casse... Par excès de zèle !
LA COMTESSE.
Vous prenez les choses gaiement, vous!
LE COMTE.
Je suis de mon temps. Le drame n'est p!us à la mode. Et puis que deviendrais-je si je tournais tout au tragique ? Tenez, par exemple, chère amie, - sans reproche ? vous êtes avec moi d'une froideur... terrifiante. On ne traite pas comme vous le faites un mari qui est, en somme, un fort honnête homme, et très sincèrement épris de sa femme. Vous riez ? Je vous donne ma parole d'honneur que je vous aime !
LA COMTESSE, soupirant.
Ce ne sont pas là des choses qui se jurent, ce sont des choses qui se prouvent.
LE COMTE, avec intention.
Vous me mettez si peu à l'épreuve, Comtesse ! Il veut s'approcher. La comtesse se recule.
LA COMTESSE.
Et Madame de Brives ? Lui avez-vous juré ou prouvé que vous l'aimiez ?
LE COMTE.
Ni prouvé, ni juré. Parole d'honneur.
LA COMTESSE.
Encore ! Vous m'avez déjà donné tout à l'heure cette parole là... Vous la dépensez un peu trop en petite monnaie !
LE COMTE.
Point du tout, ma chère. C'est une pièce d'or qui court, mais qui ne perd pour cela pas une fraction de sa valeur.
LA COMTESSE.
Toujours est-il que vous jouez avec Madame de Brives cette comédie de société... Comment donc appelez-vous la pièce ? Ah ! « Frontin et Marton ! » Et je trouve que vous répétez bien souvent ! [ 2 Marton et Frontin ou Assaut de Valets, est une comédie en un acte et en prose de J.-B. Dubois crée le 15 Janvier 1804.]
LE COMTE.
La pièce n'en sera que mieux jouée !... Mais vous n'avez guère sujet de vous inquiéter ! C'est monsieur de Brives lui-même qui est notre souffleur !
LA COMTESSE.
La belle raison ! Avec ça que le souffleur y voit toujours clair !
LE COMTE.
Eh bien, mais, il y a un moyen de tout arranger. Madame de Brives est assez désolée de jouer une soubrette. Elle ne se voit, comme elle dit, que dans les grandes coquettes. Prenez son rôle. Vous serez Marton, je serai Frontin, ce sera charmant.
LA COMTESSE.
Ma foi, non !
LE COMTE.
Ce ne serait pas charmant ?
LA COMTESSE.
Je ne dis pas cela ! Je dis « Ma foi non, je ne jouerai pas la comédie avec vous! » Je suis un peu de l'avis de Madame de Brives, je trouve qu'il n'est pas fort agréable de jouer Mademoiselle Marton. Pourquoi donc avez-vous choisi cette comédie-là ? On a l'air de représenter sa femme de chambre et son domestique.
LE COMTE.
Justement. C'est une petite débauche qui a son prix. Vous me croirez si vous voulez, j'ai étudié, pour mieux entrer dans le personnage, la démarche de Valentin !
LA COMTESSE.
De Valentin ?
LE COMTE.
De Valentin. Vous n'avez donc pas remarqué que c'est un type, ce Valentin ? Superbe d'abord ! Et d'une élégance ! On se demande parfois où ces gens vont prendre cette race-là !
LA COMTESSE, troublée, hésitante.
C'est vrai.
LE COMTE.
C'est même une chose qui m'a toujours profondément frappé et humilié, dans les réceptions, cette différence entre les valets de pied et les invités, différence qui n'est pas toujours - tant s'en faut ! - En faveur des personnes nées ! Cela ferait croire à de petites anecdotes rétrospectives et à ce qu'on appelle l'atavisme !
LA COMTESSE.
Oh ! Mon cher Comte, je vous en prie, défaites-vous, au moins pour moi, de ces grands mots scientifiques qui me font l'effet de gros mots, si bien qu'on se demande quand on les entend prononcer, s'il faut sourire ou rougir. Atavisme ! Je lis la Revue, mais quand je rencontre ces articles là, je les passe, vous le savez bien !
LE COMTE.
Et vous avez tort. La poésie est une belle chose, mais la physiologie en est une autre. Il faut tout connaître. Qu'est ce que vous lisiez donc là justement ? [ 3 Ruy Blas est un drame romantique en cinq actes et en vers de théâtre de Victor Hugo créée en 1838.]
Il prend le livre.
Ruy-Blas.
LA COMTESSE, émue.
Quel beau drame ! Quels admirables vers ! À la bonne heure, il n'est pas question de votre physiologie et de votre atavisme là-dedans.
LE COMTE.
Comment ! Il n'en est pas question ? Un laquais aime une reine d'Espagne, une souveraine adore un laveur de vaisselle, et vous ne trouvez pas qu'il y a là une puissance physiologique évidente ?
LA COMTESSE.
Allons, bien vous me rappelez votre docteur Bidois lorsque vous discutiez histoire naturelle ! Si l'on vous croyait, il n'y aurait que le matérialisme en ce monde !
LE COMTE.
Bon ! Me voilà matérialiste à présent ! Dénoncez-moi tout de suite à ce père oblat, qui vous confesse ! Je dis, ma chère, que si la reine d'Espagne aime Ruy-Blas, c'est que l'amour, cette attraction instinctive, ce... cette... je vous passe la définition scientifique... L'amour donc, se moque complètement des distances et des distinctions sociales et que...
LA COMTESSE.
Mon cher Comte, je vous préviens charitablement que vous allez dire des sottises. Ruy-Blas est un drame admirable, mais je vous assure que c'est un conte de fées. Une grande dame ne peut pas aimer un domestique...
LE COMTE.
Vous êtes, je n'oserais pas dire naïve, mais candide, chère mie !
LA COMTESSE.
Je parle d'une honnête femme !
LE COMTE.
Et moi aussi !
LA COMTESSE.
Une honnête femme peut aimer son domestique ?
LE COMTE.
Parfaitement. Et je ne songe, notez bien, ni à Madame de Varens ni à Jean-Jacques Rousseau.
LA COMTESSE.
Son do-mes-tique ? Quelle folie ?
LE COMTE.
Mais, ma chère, le propre de l'amour est d'être une folie. Je ne vous dirai pas que cet amour sera le pur amour de Pétrarque pour Laure ou du Dante pour Béatrix... Mon Dieu, ce sera l'amour-caprice, l'amour-appétit, l'amour-fièvre chaude... L'amour... Vous allez me faire tomber encore dans la physiologie !
LA COMTESSE.
Non ! Non ! Oh ! De grâce non ! Vous avez des façons de couper les ailes à la chimère et de les disséquer ensuite !...
LE COMTE.
Eh bien, chère amie, pour rester dans la littérature : - avez-vous lu "La Marquise" de Madame Sand ? [ 4 "La Marquise" est une nouvelle de Georges Sand. Elle est accessible dans le recueil Nouvelles, Michel Lévy Frères, 1869.]
LA COMTESSE.
Non.
LE COMTE.
Cela m'étonne. C'est une petite nouvelle, cette Marquise, et c'est un chef-d'oeuvre. Il s'agit là-dedans d'une grande dame fort honnête comme celle dont vous parlez, et qui s'éprend - mais éperdument - d'un comédien, un certain Loelio, qu'elle aperçoit au théâtre... de loin. Elle s'en éprend si bien que la tête lui tourne et qu'elle écrit à ce monsieur de la venir consoler. Oui,vraiment. Mais, - et voilà le piquant de ta nouvelle, - lorsque le bellâtre arrive chez la Marquise, il n'a plus ses vêtements de théâtre et la Marquise vient d'être légèrement saignée par son docteur. Oh ! Une piqûre ! Seulement il en résulte que le paon déplumé ? je parle du comédien n'est plus qu'un geai et que la petite saignée a emporté la grande passion... Pztt !... Vous détestez la physiologie, chère amie, mais en voilà!
LA COMTESSE, songeuse.
Quoi ! Une saignée ?...
LE COMTE.
Une saignée. Une sangsue. Ou un simple changement de costume. Une redingote au lieu d'un pourpoint, un pantalon à carreaux au lieu d'un maillot de soie ! Et, addio ! Voilà un amour envolé !
LA COMTESSE.
Vous croyez vraiment que le costume ?...
LE COMTE.
Vous êtes trop artiste pour n'en pas convenir. Le costume, c'est l'uniforme de l'illusion ! Pourquoi y a-t-il tant de maîtres-sots qui s'éprennent, à travers la rampe, de certaines actrices qu'ils ne remarqueraient même pas s'ils les rencontraient dans la rue ? C'est qu'ils s'imaginent qu'ils ont pour maîtresses la Tisbé de Hugo, la Carmosine de Musset, ou encore la reine de Navarre ! [ 5 Thisbé est un personnage de "Angelo Tyran de Padoue" du drame de Victor Hugo. Carmosine est le rôle titre d'une comédie en trois actes d'Alfred de Musset.]
LA COMTESSE, toujours songeuse.
C'est possible ! - Seulement, remarquez-le bien, vous me partez d'un comédien, et non d'un domestique. On peut encore aimer un ténor, mais un valet de chambre
LE COMTE.
C'est de la casuistique, ça ! "La Marquise" de madame Sand dérogerait-elle beaucoup plus en adorant un laquais au lieu d'un cabotin ? Et, à tout prendre, Valentin, je suppose - oui, je vous ennuie de ce garçon-là, je vous demande pardon, - mais Valentin doit avoir les ongles plus nets que ce monsieur qui chantait cette chansonnette, l'autre soir, dans cette féerie, vous savez ?...
LA COMTESSE.
Valentin ! - Encore Valentin ! - Toujours Valentin ! - On jurerait que vous avez pour votre Valentin quelque chose comme de l'admiration !
LE COMTE.
Et vous vraiment, ma chère, vons vous acharnez contre ce pauvre diable, permettez-moi de vous le dire, simplement parce qu'il me plaît, à moi !
LA COMTESSE.
Ah ! En vérité ?... Vous croyez que c'est tout uniment pour vous être désagréable que je trouve votre Valentin insupportable ?
LE COMTE.
Dame ! Ce balourd de-Pierre cassait bien autant de verreries ou de faïence que Valentin, et vous n'aviez jamais contre lui un mot un seul.
LA COMTESSE, vivement.
Eh ! Pierre était ridicule, stupide, niais comme un Jeannot de vaudeville.
LE COMTE.
Eh bien ? Vous n'allez pas vous plaindre parce que Valentin a la correction d'un huissier d'Académie ? C'est une qualité.
LA COMTESSE.
Et, avec votre belle passion pour lui, vous lui avez renouvelé sa livrée, de telle sorte que dans l'hôtel on ne peut faire un pas, même dans mon boudoir, sans le rencontrer, tout battant neuf, se carrant dans ses habits et reluisant comme une châsse ! [ 6 Châsse : Sorte de boîte ou de coffre qui contient les reliques d'un saint. [L]]
LE COMTE.
Il est magnifique, je l'avoue. Je le trouve magnifique. J'ai des envies de lui demander sa photographie !
LA COMTESSE.
Pour notre album peut-être ? Mais vous êtes fou, mon cher comte !
LE COMTE.
Allons, Comtesse, soyez charitable. Le père oblat doit vous prêcher la charité. Pardonnez à ce malheureux Valentin, et laissez-le moi. Je ne m'occupe pas de savoir si vos femmes de chambre sont rousses ou châtaines et si elles me plaisent ou me déplaisent ; Valentin est à mon service, je garderai Valentin jusqu'à ce qu'il ait brisé toute ma vitrine !
LA COMTESSE.
Eh bien, en ce cas, qu'il reste au moins dans votre appartement particulier. Il m'ennuie, votre Valentin. Il me donne sur les nerfs !
LE COMTE.
Vous l'exilez ?...
Avec reproche.
Comme moi... dans ce appartement... là-bas... la Sibérie... Tandis qu'ici.
Il montre du regard la porte de droite qui mène aux appartements de la comtesse.
LA COMTESSE.
Ici ?
LE COMTE.
Ici, c'est Venise, c'est Florence, c'est Grenade, c'est ce que vous voudrez, mais c'est le soleil !...
Il tend la main pour prendre la main de la comtesse.
LA COMTESSE, retirant sa main.
Allez donc chez madame de Neirens. L'heure de la répétition doit être venue, et il ne faut pas faire attendre Madame de Brives. Bonjour, Frontin !
LE COMTE, souriant.
Le nom ne me choque pas. Et il me ferait tant plaisir, si vous vouliez être...
LA COMTESSE.
Si je voulais être ?
LE COMTE.
Marton !
LA COMTESSE.
C'est un mot qu'il faut garder pour Madame de Brives. Adieu !
LE COMTE.
Méchante !
Regardant sa montre.
Vous avez raison, au fait. On m'attend. Et c'est la répétition générale ! En costume !
Il sort après avoir salué la Comtesse qui reste seule et regarde son livre en hochant la tête.
SCÈNE IV.
LA COMTESSE.
Il ne comprend rien, tenez !... Mais rien de rien ! Ce serait si simple pourtant de jeter ce Valentin à la porte ! Que non pas ! Il l'aime ! Il le trouve magnifique ! - Un homme intelligent pourtant, monsieur mon mari ! - Un amateur de physiologie ! Un savant ! Et il vient là me prouver qu'une femme quelle espèce de femme, je vous le demande ? Peut aimer son domestique ! Ruy-Blas ! Jean-Jacques Rousseau! Loelio ! La Marquise ! Tout cela tourbillonne dans ma tête ! Se faire saigner ? Quelle barbarie !... Et quelle sottise ! Un coup de lancette guérissant d'une passion ! Est-ce possible ? Ce serait donc cela, la passion ? Pouah ! Mais c'est qu'il faut bien me l'avouer, ce Valentin, je... je... Non jamais je ne pourrai me confier à moi-même que je...
Elle regarde autour d'elle avec une confusion éperdue.
Que je l'aime !
Portant ses mains a ses oreilles.
Ah ! Je ne veux pas même entendre cela ! C'est odieux ! C'est hideux ! C'est laid !
Avec force.
C'est faux !
Allant et venant dans le petit salon.
Oui, certes, c'est faux ! Je le déteste au contraire, ce grand vilain beau garçon qui ressemble à ces têtes de cire qu'on ne voit plus, Dieu merci, aux devantures des coiffeurs !... Une caricature, ce Valentin ! La caricature de l'élégance, avec sa cravate blanche nouée géométriquement, ses favoris rectilignes, sa tenue d'une politesse insupportable... D'ailleurs il a le dos voûté... Oui certainement, il est voûté... très voûté... Et ses bas blancs ! Ils tirent l'oeil comme des taches qui marcheraient ! - Pourquoi les gens du monde ont-ils renoncé à la culotte courte ? C'était gracieux ! - Je les vois toujours, les affreux bas blancs de ce Valentin ! Les attaches sont élégantes, soit, la jambe est bien prise, c'est vrai... Si je dessinais encore, je dessinerais cette jambe-là... Eh bien, qu'il se fasse modèle, monsieur Valentin ! Voilà une profession toute trouvée ! Modèle ! - Il trouvera peut être une vieille Anglaise qui s'éprendra de sa beauté ! - Mais on n'est pas sot, on n'est pas désagréable, on n'est pas ennuyeux comme cet Antinoüs en culottes courtes ! Et le Comte qui n'en a pas déjà sur les nerfs ! Mais à quoi pense-t-il, le comte ? ? À en faire l'éloge voilà ! Que ce Valentin soit du monde et le Comte ne tarirait pas de louanges, certainement ! Et il l'inviterait tous les jours et il précipiterait dans son intimité avec une furie... Décidément le premier complice des femmes qui tombent, c'est le mari !
On entend du bruit.
Qui vient là ?
SCÈNE V.
La Comtesse, Valentin.
VALENTIN.
C'est moi, Madame la Comtesse !
LA COMTESSE, avec humeur.
Encore vous ! Toujours vous !
VALENTIN.
Je demande pardon à Madame la Comtesse, mais Monsieur le Comte a, m'a-t-il dit, laissé sur la console le rôle que monsieur le comte doit aller répéter et comme Monsieur le Comte achève de se costumer...
LA COMTESSE, l'interrompant.
Sur la console ? Voyez si c'est ce papier-là.
Elle montre une brochure à Valentin qui s'approche gravement de la console, saluant en passant devant la Comtesse. Regardant Valentin marcher, et à part en faisant la moue.
Et même comme modèle !.. Peuh !... Les pieds sont énormes !... Énormes !... Des pieds de géant ! Ces bas blancs seuls.
Valentin pousse un cri.
Quoi encore ?
VALENTIN.
Madame la Comtesse me pardonnera... Je n'ai aujourd'hui vraiment pas de chance... Ce drageoir...
LA COMTESSE.
H est brisé ?
VALENTIN.
Non, Madame la Comtesse, mais en prenant la brochure, j'ai poussé contre la glace...
LA COMTESSE.
Elle est cassée, la glace ?
VALENTIN.
Non, Madame la Comtesse, la peur, voilà tout... J'aurais été désolé ! Un des émaux du drageoir a seulement... Mais avec une pâte spéciale... l'Auvergnat.
LA COMTESSE.
Bien, bien, cassez, brisez, vous êtes chez vous, ici, Monsieur Valentin ! Monsieur le Comte vous le permet ! Mettez tout en miettes, Monsieur Valentin ! Seulement vous me ferez le plaisir de ne plus rien casser dans ce petit salon. Vous déléguerez vos pouvoirs à Fanny. Elle s'acquitte de ce soin à merveille.
VALENTIN.
Madame la Comtesse est indulgente.
On entend la voix du Comte appelant Valentin.
C'est monsieur le Comte qui...
Répondant.
Voilà ! Voilà ! Monsieur le Comte !
La porte s'ouvre et le comte parait, costume en valet de comédie du XVIIème siècle, habit rouge, culotte courte, souliers et boucles et bas blancs.
SCÈNE VI.
Les Mêmes, Le COMTE, costume de Frontin.
LE COMTE.
Portez cette lettre à son adresse, Valentin !
LA COMTESSE, regardant le Comte et poussant un cri.
Ah ! Mon Dieu !
LE COMTE.
Quoi donc ?
LA COMTESSE.
Regardez-moi !... Là !... Oh ! Comme c'est curieux1
LE COMTE.
Je vous présente Monsieur Frontin. Seulement, après avoir eu l'ennui de m'habiller, je vais avoir celui de ne pas répéter aujourd'hui. Madame de Brives à décidément rendu son rôle à Madame de Neirens. Elle se réserve pour les Célimènes.
LA COMTESSE.
Et vous êtes désolé ? Naturellement ?
LE COMTE.
Et j'écris à Madame de Neirens que j'attendrai une nouvelle Marton pour aller répéter de nouveau. Allez, Valentin !
LA COMTESSE, à Valentin.
Attendez !
Elle fait signe à Valentin de sortir.
Vous ne porterez cette lettre que lorsque Monsieur le Comte vous le dira !
Valentin s'incline et sort.
SCÈNE VII.
Le Comte, La Comtesse.
LA COMTESSE, éclatant de rire.
Que vous êtes original sous ce costume !
LE COMTE.
Moi ? Vous me trouvez grotesque peut-être ?
LE COMTESSE.
Pas du tout. Retournez-vous donc ! Cela vous va mieux que l'habit noir !... Il est fort laid, l'habit moderne !... Et le chapeau haut de forme... Au lieu que ce lampion - c'est bien le mot, n'est-ce pas ? - Hardiment planté sur le coin de l'oreille !... Vous êtes fort bien, ainsi, savez vous ?... Vous avez l'air d'un Meissonier ! - Comme c'est bizarre ! Mais vous avez la jambe fine, mon cher Comte ! Et dans quelle comédie, je ne m'en souviens pas, Samson, l'acteur, était-il chargé de dire qu'il n'y a plus de mollets depuis la Révolution ?
LE COMTE.
Eh bien ?
LA COMTESSE.
Eh bien, mais la Révolution n'a pas tout pris à votre famille, mon cher Comte, ma parole d'honneur, - c'est votre mot, vous avez des mollets !
LE COMTE.
C'est ce que me disait tout à l'heure Valentin !
LA COMTESSE, riant.
Ah ! Ne me parlez pas de votre Valentin, mon ami ! - Savez-vous pourquoi je ris ? C'est que vous lui ressemblez !
LE COMTE.
Est-ce ridicule ?
LA COMTESSE.
Pas le moins du monde. Mais votre fameuse théorie du costume... ?
LE COMTE.
L'illusion ?
LA COMTESSE.
Le prestige du comédien !
LE COMTE.
Eh bien ?
LA COMTESSE.
Eh bien... Rien, mon cher comte !... Une idée !
Elle sourit.
Mais vous me parliez tout à l'heure du rôle de Marton...
LE COMTE.
Je vous dirai encore : eh bien ? Comtesse.
LA COMTESSE, tendrement.
Voulez-vous que j'essaie de vous donner la réplique. Maître Frontin ?
LE COMTE, avec joie.
Vous consentiriez ! Vous, comtesse ?... Ma chère Blanche !... Attendez !...
Appelant.
Valentin ! Valentin !
Silence.
Où est-il passé ?... Valentin ! Valentin ! Vous comprenez, chère amie, que je veux ajouter un post-scriptum à ma lettre à madame de Neirens !... Valentin ! Valentin ! Je veux lui dire que j'ai trouvé Marton ! La Marton idéale !... Valentin ! Valentin !
Il sonne.
Ah ! Par exemple, si le drôle me fait souvent attendre ainsi, je vous obéirai, ma chère, et je le jetterai à la porte.
LA COMTESSE.
À quoi bon ? C'est un garçon inoffensif... Au bout du compte !
LE COMTE, allant a la fenêtre.
Et le voilà dans la cour, tenez ! Flirtant avec cette grosse fille blonde... La charbonnière, ma foi !
LA COMTESSE.
Une charbonnière ! L'horreur !
LE COMTE.
Elle est veuve, elle a de l'argent, il l'épousera ! Valentin ! Valentin ! Il n'entend pas ! Je vais sonner Laurent ! Quant à Valentin il casse énormément, vous avez raison, il casse trop !
LA COMTESSE.
Mais il a un moyen pour tout réparer. Ne vous occupez plus de Valentin. - Et venez répéter,
Doucement et tendrement.
Frédéric !
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Notes
[1] Delft ; Nom d'une ville des Pays-Bas, célèbre pour sa production de faïence qui prirent le nom de la ville.
[2] Marton et Frontin ou Assaut de Valets, est une comédie en un acte et en prose de J.-B. Dubois crée le 15 Janvier 1804.
[3] Ruy Blas est un drame romantique en cinq actes et en vers de théâtre de Victor Hugo créée en 1838.
[4] "La Marquise" est une nouvelle de Georges Sand. Elle est accessible dans le recueil Nouvelles, Michel Lévy Frères, 1869.
[5] Thisbé est un personnage de "Angelo Tyran de Padoue" du drame de Victor Hugo. Carmosine est le rôle titre d'une comédie en trois actes d'Alfred de Musset.
[6] Châsse : Sorte de boîte ou de coffre qui contient les reliques d'un saint. [L]