LA SOCIÉTÉ DU DOIGT DANS L'OEIL

COMÉDIE-VAUDEVILLE EN UN ACTE

REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS, À PARIS, SUR LE THÉATRE DU GYMNASE, le 15 août 1840.

PRIX : 60 CENTIMES.

1860

PAR MM. CLAIRVILLE, SIRAUDIN et MOREAU

PARIS BECK, LIBRAIRE, RUE DES GRANDS AUGUSTINS, 3.

LAGNY.- Typographie de A. VARIGAULT et Cie.


Texte établi par Paul FIÈVRE, juin 2024

Publié par Paul FIEVRE, juillet 2024

© Théâtre classique - Version du texte du 31/07/2024 à 22:09:50.


PERSONNAGES.

DUVERDIER, Monsieur Marchand.

CORNIQUET, Monsieur Geoffroy.

ALFRED, Monsieur Armand.

LOUISE, Mademoiselle Duverger.

La scène est à Paris, de nos jours.

S'adresser, pour la musique, à M. JUBIN, bibliothécaire et copiste, au théâtre.


LA SOCIÉTÉ DU DOIGT ...

Un salon : porte au fond ouvrant sur un jardin ; une croisée/à gauche, au deuxième plan ; porws dans les angles du fond. 4 droite, au premier plan, une petite table à ouvrages à gauche, une table sur laquelle se trouvent des journaux, un bilboquet, etc.

SCÈNE PREMIÈRE.
Alfred, Louise.

LOUISE.

Voyons, Alfred, parlons raisonnablement.

ALFRED.

Je vous écoute, ma tante.

LOUISE.

D'abord, vous me ferez le plaisir de me rendre cette correspondance.

ALFRED.

Moi, rendre des lettres si chères... des lettres qui me rappellent un bonheur !... Laissez-les moi, je vous en prie.

LOUISE.

Mais, voyez, Alfred, à quoi vous sert de nourrir un amour sans espoir ?... Lucie est mariée, maintenant. Garder ces lettres, c'est la tourmenter ; la poursuivre, c'est la compromettre, et pourquoi ? Prétendez-vous l'arracher à ses devoirs ? Non... aussi, mon cher Alfred, si j'ai eu un premier tort, celui d'encourager votre passion pour Lucie avant qu'elle fût mariée, aujourd'hui qu'elle n'est plus libre, je ne veux plus me prêter en rien à une correspondance déjà trop coupable.

Air du Fleuve de la vie.

Aussi désormais je refuse

Vos lettres et vos billets doux.

ALFRED.

Ah ! C'est affreux !

LOUISE.

J'ai pour excuse

Son repos... l'honneur d'un époux.

ALFRED.

5   Ne croyez pas que je l'oublie.

LOUISE.

Ne peut-on dans votre intérêt

Vous rendre plus sage ?...

ALFRED.

Il faudrait

La rendre moins jolie.

ALFRED, lui prenant la main.

Oh ! Ma tante, vous qui êtes si bonne, je vous demande en grâce...

LOUISE.

Alfred !

À ce moment entre Corniquet par la porte du fond, et sans être vu. 11 écoute.

ALFRED.

Si vous saviez combien cet amour...

LOUISE.

Taisez-vous !

CORNIQUET, à part.

Oh !

Il se retire sur la pointe du pied.

ALFRED.

Si vous saviez combien je souffre !

LOUISE.

Je ne veux rien savoir !

ALFRED, apercevant Corniquet.

Ah !

Corniquet frappe et entre.

SCÈNE II.
Les mêmes, Oorniquet.

CORNIQUET, après avoir frappé.

Peut-on entrer, s'il vous plaît ?

ALFRED, à part.

Il est bien temps de le demander.

CORNIQUET.

Ah ! Pardon ! Peut-être vous dérangé-je, vous gêné-je ou vous obligé-je à lever le siège ?

LOUISE, émue.

Ah ! Monsieur Corniquet !

ALFRED, à part.

Quel est cet original ?

CORNIQUET, à part.

Hum ! Je crois que je les ai dérangés.

LOUISE.

Alfred, allez chercher votre oncle, qui doiT être au jardin, près du kiosque.

Alfred sort.

CORNIQUET, à part.

Ah ! C'est un neveu... et l'oncle est dans le kiosque.

SCÈNE III.
Louise, Corniquet.

LOUISE, regardant bien si Alfred est parti.

Là, maintenant, Monsieur Corniquet, donnez-moi vite des nouvelles de Lucie, votre femme... Chère amie, c'est presque une soeur !...

CORNIQUET.

Mais je vous remercie... Vous êtes bien bonne... Nous allons tout doucement... Une maladie de langueur...

LOUISE.

Pauvre Lucie !

CORNIQUET.

Ces médecins sont si ânes... Ils prétendent que ça ne se passera qu'au premier enfant.

LOUISE.

Eh bien ?

CORNIQUET.

Eh bien ! Ils nous ont conseillé les bains de mer... à ma femme... pas à moi... Car vous pensez bien... Non... Je veux dire... Enfin nous allons aux bains de mer.

LOUISE.

Lucie est avec vous ?

CORNIQUET.

Sans doute... Je l'ai laissée donnant des ordres... et tenez, la voilà dans le jardin.

LOUISE.

Lucie ! Je vais au-devant d'elle.

CORNIQUET, voulant la retenir.

Permettez...

ALFRED, en dehors.

Oui, mon oncle.

LOUISE.

Alfred !... Oh ! Je ne veux pas !

À Corniquet.

Pardon, pardon, Monsieur Corniquet... Mais je suis impatient de voir cette chère Lucie !

Elle sort virement.

SCÈNE IV.
Corniquet, puis Duverdier.

CORNIQUET.

Elle a été troublée à la voix du neveu... Pauvre Duverdier !

DUVERDIER, à la cantonade.

Tu entends, Alfred, va me remplacer, et surtout n'épargne pas les hannetons.

ALFRED, en dehors.

Oui, mon oncle.

CORNIQUET.

Voilà bien les maris, ils s'occupent des hannetons, tandis que...

DUVERDIER.

Ces bêtes-là finiraient par me dévorer moi-même.

Apercevant Corniquet.

Eh ! Corniquet !... Mon vieil ami !...

CORNIQUET.

Ce cher Duverdier !... C'est une surprise. Je me suis dit : Je vais aller voir Duverdier avec ma femme... Et ça le surprendra... Es-tu surpris ?... Dis-moi que tu es surpris.... Ah ! À propos, tu n'as pas encore vu ma femme ?

DUVERDIER.

Non, mais je sais par Louise qui la connaît, car c'est une amie de pension...

CORNIQUET.

Tu la verras... Ah ! Mon ami, je suis bien tombé !

Air : L'Amour qu'Edmond (BOURGEOIS).

10   C'est un trésor, car cette épouse

Qui réunit grâce, talent, vertus,

De moi, mon cher, n'est pas jalouse.

DUVERDIER.

Eh quoi !... Vraiment !

CORNIQUET.

Point jalouse, et de plus

Elle m'aime du fond de l'âme

15   Sans me le dire...

DUVERDIER.

  Et ça doit te charmer

En pensant que plus d'une femme

Te le disait autrefois sans t'aimer.

CORNIQUET.

Ah ! Méchant... J'ai peut-être un peu tardé à me marier, mais je n'ai pas perdu pour attendre.

DUVERDIER.

Peut-être as-tu un peu attendu.

CORNIQUET.

Je n'ai que cinquante ans.

DUVERDIER.

Oh ! Cinquante ans et le...

CORNIQUET.

Oh ! Je te vois venir... Tu veux dire cinquante ans et le pouce !... Il est inutile d'ajouter le pouce, le pouce n'y est pas... J'ai cinquante ans juste... et cinquante ans, c'est l'âge de l'expérience... si nécessaire en mariage.

DUVERDIER.

Oh ! Mon Dieu ! Aurais-tu déjà eu besoin de la mettre à l'épreuve, ton expérience ?

CORNIQUET.

Moi ? Tu crois que je serais jaloux... ridicule... que je craindrais... Oh ! D'abord, je fais partie de la grande assurance.

DUVERDIER.

Quelle assurance ?

CORNIQUET.

De l'assurance contre le Doigt dans l oeil !

DUVERDIER.

Qu'est-ce que c'est que ça, bon Dieu ?

CORNIQUET.

Ah çà ! Mais d'où sors-tu, homme de province, homme arriéré ? L'assurance contre... Mais je veux remonter plus haut, je veux t'expliquer le doigt dans l oeil, car sans doute tu ne connais pas...

DUVERDIER.

J'avoue...

CORNIQUET.

C'est bon... On va te mettre au courant. Tu songeras, mon cher Duverdier, que dans une certaine sphère, à Paris, dans le monde des journaux, des théâtres, des foyers... il y a une expression qui court journellement et qui est celle-ci : se fourrer le doigt dans l'oeil ! Ce qui veut dire s'illusionner, se bercer, se persuader à soi-même une chose qui n'est pas.

AIR : Ne raillez pas la garde citoyenne.

Le doigt dans l oeil enfante maint prodige ;

Du genre humain ces trois mots sont l'écueil ;

20   Pour ne pas voir ce qui le désoblige,

Chaque mortel se met le doigt dans l oeil.

     

Vices d'autrui ne sont jamais les nôtres,

Du monde entier telle est l'antique loi,

Et c'est ainsi que l'on voit chez les autres

25   Ce que jamais on ne veut voir chez soi.

     

Ce mari veuf, déjà sexagénaire,

Qui reprend femme à la fin de son deuil,

Et qui plus tard dit : Enfin, je suis père I

Certainement se met le doigt dans l oeil.

     

30   Cet orateur rempli de suffisance,

Et qui, malgré le plus honteux accueil,

De Mirabeau croit avoir l'éloquence,

Peut dire aussi qu'il a le doigt dans l oeil.

     

Ce vieux Crésus, qu'une jeune fille aime

35   Pour les trésors qui flattent son orgueil,

Quand il prétend être aimé pour lui-même,

Peut se vanter d'avoir le doigt dans l oeil.

     

Ce médecin sourd aux jérémiades

Des malheureux qu'il conduit au cercueil,

40   Et qui pourtant croit guérir ses malades,

Certes à son tour se met le doigt dans l oeil.

     

L'adroit chasseur qui dans une bruyère

Tue un lapin, et dit : C'est un chevreuil ;

L'auteur sifflé qui se croit un Molière,

45   Bref ! C'est à qui se met le doigt dans l oeil.

     

Quand l'usurier croit être nécessaire,

Et quand un sot vise au docte fauteuil,

Quand Macadam veut nier la poussière,

Ah ! Doigt dans l oeil, doigt dans l oeil, doigt dans l oeil !

     

50   Le doigt dans l oeil enfante maint prodige ;

Du genre humain ces trois mots sont l'écueil ;

Pour ne pas voir ce qui le désoblige,

Chaque mortel se met le doigt dans l'oeil.

     

DUVERDIER.

Ah ! Voilà ce qu'on appelle le...

CORNIQUET.

Oui, mon ami, c'est pourquoi une société s'est fondée contre le Doigt dans l oeil ; j'en suis membre et je veux que tu sois des nôtres, pour être, ainsi que moi, à l'abri de pas mal de choses désagréables... par exemple de tous les risques et périls qui menacent la propriété conjugale.

DUVERDIER.

Il n'y a que toi pour inventer ces plaisanteries-là.

CORNIQUET.

Merci bien, une plaisanterie que beaucoup de maris ont déjà prise au sérieux.

DUVERDIER.

Allons donc !

CORNIQUET.

Allons donc !... Tiens... Tu connais Dupont... Un de nos amis de cigares.

DUVERDIER.

Oui.

CORNIQUET.

Il en est... et bien lui en a pris... car déjà il plaide en séparation avec son épouse... C'est moi qui l'ai prévenu... Nous sommes brouillés... mais Grandet...

DUVERDIER.

Il en est aussi ?

CORNIQUET.

S'il en est ? Il s'est battu avec son cousin et a chassé sa femme de chez lui... Il y a eu esclandre... On l'a feuilletonné... C'est aussi moi qui l'ai... Nous sommes brouillés.

DUVERDIER.

Aussi ?... Et Blainville ?

CORNIQUET.

Blainville !... Oh ! En voilà un qui n'a pas tardé à être éclairé sur le compte de sa femme, grâce à notre société... La pauvre petite s'est asphyxiée... Blainville s'est désolé... C'est encore moi qui l'avais prévenu... Nous sommes brouillés.

DUVERDIER.

Encore !

CORNIQUET.

Oh ! Bien brouillés !... Ainsi, c'est convenu, je t'enrôle, tu es des nôtres.

DUVERDIER.

Non, non, bien obligé... Je n'ai rien à craindre... J'ai une excellente femme... dont je ne doute pas, dont je ne douterai jamais.

CORNIQUET.

Ils sont tous comme ça !

DUVERDIER.

Comment, tous...

CORNIQUET.

Oui, mon cher... et moi-même le premier, est-ce que je me douterais de quelque chose ? Est-ce que je serais ici, sans le bulletin... que j'ai reçu hier au soir ? Car rien n'échappe à la surveillance de la société...

DUVERDIER.

Laisse-moi donc tranquille !

CORNIQUET, tirant un papier de sa poche et lisant.

« Monsieur Corniquet est prévenu que sa femme aimait, avant son mariage... »

DUVERDIER.

Comment !... Ta femme aimait...

CORNIQUET.

« Avant... avant son mariage... un jeune officier de... »

Parlant.

Le cachet a enlevé le mot, mais il doit y avoir lanciers, car c'est un uniforme qu'elle m'a déjà fait remarquer à la promenade.

DUVERDIER.

C'est possible !

CORNIQUET.

Puisque je te le dis.

Lisant.

« Un jeune officier de... qu'elle croit mort en Afrique et qui est de retour en France. »

DUVERDIER.

Mais qui a pu t'instruire ?...

CORNIQUET.

La société... Vois... Un premier avertissement sans frais. Tous les assurés se doivent aide et protection réciproque. L'un d'eux est-il menacé ? Crac, un bulletin qui vous prévient. Je suis prévenu.

Air de la Robe et des Bottes.

C'est que la police est bien faite.

55   À tout accident qui survient,

Lorsqu'un malheur menace notre tête,

On nous prévient.

DUVERDIER.

On vous prévient

Quelle police !

CORNIQUET.

Elle vaut bien la vôtre ;

Celle de Paris, c'est connu,

60   Doit arrêter tout prévenu, la nôtre

Doit sauver chaque prévenu,

Sauve toujours le prévenu.

Aussi, en recevant celui-ci ai-je aussitôt fait demander des chevaux de poste ; et tandis que tout le monde croit que j'emmène ma femme aux bains de mer. Je la conduis à Bade, où nous passerons quelques mois pour dépister l'officier... C'est fort adroit, hein ?...

DUVERDIER.

Très adroit.

CORNIQUET.

Et sans la société, l'officier serait venu chez moi sous n'importe quel prétexte écheNiller les gueules de loup... détruire les hannetons... Moi, confiant, je l'aurais reçu... et je serais, à l'heure qu'il est, comme toi...   [ 2 Echenille : Terme rural. Débarrasser des chenilles. [L]]

DUVERDIER.

Comment !.. Comme moi ?..

CORNIQUET.

Sans le moindre soupçon... Tandis que maintenant...

DUVERDIER.

Mais dis-moi donc, tu viens de dire comme moi... Explique-toi. Que veux-tu que je soupçonne ici ?... Nous vivons seuls.

CORNIQUET, d'un air goguenard.

Ah !... Vous vivez...

DUVERDIER.

Oui.

CORNIQUET.

Tout seuls !...

DUVERDIER.

Absolument !... Ainsi, qu'est-ce que tu veux ?...

CORNIQUET.

Je veux te mettre de ma société.

DUVERDIER.

Mais je ne le veux pas, entends-tu. Je ne crains rien, moi ; Dieu merci, j'ai une femme charmante... une perle introuvable... Car voilà trois ans que nous sommes mariés, et nous nous croyons au premier jour...

CORNIQUET.

C'est bon... Tu réfléchiras... Je te laisse... je vais rejoindre ma femme.

Regardant.

Tiens ! Quel est donc ce jeune homme qui se promène dans ton jardin ?...

DUVERDIER.

Mais c'est mon neveu... Un jeune docteur plein de mérite, ma foi...

CORNIQUET.

Ah ! C'est un médecin ?...

DUVERDIER.

Oui... Mais depuis quelque temps il m'inquiète, ce garçon ; je ne sais pas ce qu'il a... Il est triste... à son âge...

CORNIQUET.

Quelque amour dans le coeur.

DUVERDIER.

J'en ai l'idée... Il ne m'en a pas parlé à moi... mais je crois que ma femme en sait quelque chose.

CORNIQUET.

Al...lons donc !.. Tu y es...

DUVERDIER.

J'y suis ?... Où suis-je ?...

CORNIQUET.

Tu brûles.

DUVERDIER.

Je brûle ?...

CORNIQUET, à part.

C'est-à-dire, c'est son neveu, qui brûle.

Haut.

Ton neveu... est amoureux de sa [t]ante.

DUVERDIER.

Par exemple !...

CORNIQUET.

Et, de son côté... je crois que sa tante...

DUVERDIER.

Par exemple !...

CORNIQUET.

Je les ai vus... Ton neveu était autant dire aux genoux de sa tante...

DUVERDIER.

Ça n'est pas vrai !...

CORNIQUET.

Ah ! S'il y a quelqu'un qui se le fourre dans l'oeil ici, c'est toi... jusqu'au coude.

DUVERDIER.

Quoi !..

CORNIQUET.

Jusqu'au coude.

Air de Couder (Daranda).

Mon cher ami, crois-moi, je te conseille

De prendre ici bien garde à ton neveu ;

65   Examine, observe, surveille.

Tu seras convaincu dans peu.

DUVERDIER.

Non, ma Louise fait ma gloire.

CORNIQUET.

De l'hymen l'amour est l'écueil.

DUVERDIER.

Je voudrais le voir pour le croire.

CORNIQUET.

70   Voit-on avec le doigt dans l oeil ?

REPRISE.

CORNIQUET.

Mon cher ami,

etc.

DUVERDIER.

Oui, c'est en vain qu'un ami me conseille

De prendre ici bien garde à mon neveu ;

Est-ce un parent, morbleu ! Que l'on surveille ?

75   Non, sans doute ! Allons,c'est un jeu.

Corniquet sort.

SCÈNE V.

DUVERDIER, seul.

Quelle calomnie !... Ma femme... Alfred à ses genoux... Quelle folie !... Suis-je simple !... Il a voulu m'éprouver, voir comment je prendrais sa plaisanterie... Je veux en rire.

Riant forcément.

Ah ! Ah ! Ah ! Ma femme ! Elle a l'air de chercher quelqu'un... Ah ! C'est moi... Pauvre chérie... Quand elle est deux minutes sans me voir...

SCÈNE VI.
Duverdier, Louise.

LOUISE.

Alfred n'est pas avec vous ?...

DUVERDIER.

Non.

À part.

Tiens, c'est lui qu'elle cherche...

LOUISE, avec inquiétude.

Est-ce qu'il est avec votre ami ?...

DUVERDIER.

Non ; pourquoi ?...

LOUISE, embarrassée.

Oh ! Pour rien.

DUVERDIER, s'échauffant.

Pour rien !... Pour rien !... Si c'était pour rien, vous n'auriez pas l'air si inquiet.

LOUISE.

Moi !...

DUVERDIER, en colère.

Eh ! Oui, Madame,vous êtes très émue, c'est évident...

LOUISE, surprise.

Je pourrais l'être, en effet, ne fût-ce que du ton dont vous me parlez, et qui vous est si peu habituel...

DUVERDIER, à part.

C'est vrai.... Je lui parle... malgré moi. Maudit Corniquet, va !...

Haut.

Chère amie, c'est que je suis très contrarié de la visite de ce Corniquet...

LOUISE.

Et moi donc !... Tomber ainsi chez les gens.

DUVERDIER.

Pour les surprendre.

LOUISE.

Dans un moment très embarrassant.

DUVERDIER.

Il se pourrait !...

LOUISE, embarrassée.

Et qui me force...à vous faire un aveu...

DUVERDIER, saisi, à part.

Ah ! Mon Dieu !

LOUISE.

Que je vous aurais peut-être dû plus tôt...

DUVERDIER, s'emportant.

Au sujet d'Alfred, Madame !...

LOUISE.

Oui... Mais ne vous emportez pas, mon ami, et pardonnez-moi ce manque de confiance, que je vais réparer en vous avouant tout sincèrement...

DUVERDIER, à part.

Sincèrement... Pourvu qu'elle ne m'en apprenne pas davantage... Ah ! Je suis bien mal à mon aise !

LOUISE.

Vous croyez votre neveu un jeune-homme calme.... Bien tranquille.... Mais quand vous saurez comme moi tout ce qu'il y a d'amour, de passion dans son âme...

Air : J'en guette un petit de mon âge.

Pour une femme mariée

Il soupire.

DUVERDIER.

Que dites-vous ?

LOUISE.

Ainsi que vous je suis terrifiée

Lorsque je songe aux dangers de l'époux,

80   Car je crains qu'il ne se hasarde

À le tromper.

DUVERDIER.

Me faire un tel aveu !...

LOUISE.

Après tout, c'est votre neveu,

Et c'est vous que cela regarde.

DUVERDIER.

Assez... assez... N'achevez pas, Madame, j'aime mieux cela.

LOUISE.

Cependant, mon ami, comment voulez-vous me conseiller et me tirer d'embarras, si vous ignorez ?...

DUVERDIER.

Je sais tout.

LOUISE, vivement.

Vous savez ? Et par qui ?

DUVERDIER.

Par le secours d'une institution sublime qui découvre jusqu'aux fautes les plus cachées des épouses.... Comprenez-vous, Madame ?

LOUISE.

Non, Monsieur.

DUVERDIER.

Sachez donc qu'il existe une assurance contre le doigt dans l oeil.

LOUISE.

Vous dites ?

SCÈNE VII.
Les mêmes, Corniquet.

DUVERDIER.

Oui, Madame, une société qui...

CORNIQUET, lui faisant signe.

Chut ! Chut !

DUVERDIER.

Une assurance que...

CORNIQUET, bas.

Tu t'y prends mal.

DUVERDIER.

Laisse-moi tranquille, toi ! Enfin, Madame, voilà comme je sais tout.

LOUISE, vivement, à Duverdier, voyant Corniquet.

Monsieur !

CORNIQUET.

Pardon... Je suis peut-être indiscret.

LOUISE, à part.

Le vilain homme ! Je ne puis le souffrir !

CORNIQUET.

Dis donc, voici ton neveu ; as-tu pris un parti ?

DUVERDIER.

Alfred ! Il fait bien d'arriver, je vais lui laver la tête.

LOUISE.

Mon ami...

DUVERDIER.

Laissez-moi, Madame !

LOUISE.

Mon Dieu ! Que va-t-il arriver ?

CORNIQUET, à Duverdier.

Ne fais pas d'esclandre, ou tu es perdu !

DUVERDIER.

Je sais ce que j'ai à faire.

SCÈNE VIII.
Duverdier, Louise, ALFRED, Corniquet.

DUVERDIER, allant à Alfred.

Monsieur mon neveu !

ALFRED, plaisantant.

Monsieur mon oncle !

Regardant la casquette retroussée de Duverdier.

Mon Dieu ! Mon oncle, que vous avez donc une drôle de coiffure ! Ah ! Ah !

DUVERDIER, scandalisé.

Monsieur, permettez-moi de trouver cette plaisanterie de fort mauvais goût.

LOUISE, bas, à Duverdier.

C'est cela, cherchez-lui querelle.

CORNIQUET, de même.

Ferme !

DUVERDIER.

Oh ! Pardon ! Mon oncle, je ne savais pas vous offenser.

DUVERDIER.

Vous n'avez cependant pas craint de le faire, Monsieur.

ALFRED.

Moi ? Et en quoi ai-je pu...

DUVERDIER.

Mais en compromettant votre tante...

ALFRED.

Moi ?

LOUISE, à Duverdier.

Mon ami, de grâce...

DUVERDIER.

Taisez-vous, Madame.

CORNIQUET.

Mon cher, tu as tort.

DUVERDIER.

Eh ! Mêle-toi de tes affaires, toi !

CORNIQUET.

Mais tu n'entends rien aux tiennes.

À Alfred.

Enfin, jeune homme, dans la situation des choses, je crois que ce que vous avez de mieux à faire, c'est de vous éloigner. ,

ALFRED.

De quoi se mêle-t-il, celui-là ? M'éloigner !

DUVERDIER.

Assurément, et je vais te conduire moi-même à Paris.

ALFRED.

J'espère que vous voudrez bien du moins m'expliquer...

DUVERDIER.

Il demande une explication !

CORNIQUET.

Oui, il demande...

ALFRED.

J'avoue que pour le moment j'en aurais grand besoin.

LOUISE.

Ce pauvre Alfred !

DUVERDIER, à Louise.

Je vous conseille de le plaindre.

À Alfred.

Tu vas aller faire seller deux chevaux, et je te la donnerai en route, l'explication.

ALFRED.

Du moins vous me laisserez apprêter mes bagages.

LOUISE, à Duverdier.

Non, c'est pour gagner du temps.

DUVERDIER.

Oui, c'est pour gagner... On vous les enverra, Monsieur, car je ne tiens pas à vous héberger à perpétuité.

ALFRED, piqué.

Mon oncle !

LOUISE.

Alfred, allez-vous-en, je vous en prie.

DUVERDIER.

Et moi je...

ALFRED.

Il suffit, mon oncle... Puisque tout le monde paraît tenir ici à ce que je m'éloigne... bien que je n'en puisse deviner la raison...

Allant pour embrasser Louise.

Ma tante, souffrez que...

DUVERDIER, t'arrêtant.

Elle n'en a déjà que trop souffert, Monsieur.

LOUISE, bas, à Alfred.

Revenez ici.

ALFRED, à part.

Ah !

CORNIQUET, à lui-même.

Un rendez-vous !

DUVERDIER.

Quoi ?

CORNIQUET.

Rien !...

ALFRED.

Je vous obéis, mon oncle.

DUVERDIER.

C'est heureux.

CORNIQUET, à part.

Pauvre ami, va ! Si je n'étais pas là...

ALFRED, à part.

Je saurai du moins ce qu'il y a...

Haut.

Je vais faire seller les chevaux...

DUVERDIER.

Et moi, passer un vêtement. Venez-vous, Madame ?

LOUISE.

Tout à l'heure, mon ami, j'ai affaire ici...

DUVERDIER.

Comme vous voudrez.

CORNIQUET, avec intention.

Je tiendrai compagnie à ta femme.

LOUISE, à part.

Par exemple !

DUVERDIER.

Air : Je saurai bien le faire marcher droit.

Allons, Alfred, allons, préparez-vous ;

85   Il faut partir, je le veux, je l'ordonner

À part.

Je veux d'ici l'éloigner en personne,

Pour écarter tous mes soupçons jaloux.

ALFRED.

Pour ce départ enfin préparons-nous.

J'obéirai quand mon oncle l'ordonne ;

90   Mais de sa part un tel ordre m'étonne.

D'où peut venir un semblable courroux ?

LOUISE.

Allons, Alfred, allons, préparez-vous ;

Il faut partir quand votre oncle l'ordonne.

À part.

Tâchons ici d'éloigner sa personne,

95   Pour écarter tous les soupçons jaloux.

CORNIQUET.

Allons, mon cher docteur, préparez-vous ;

Il faut partir quand votre oncle l'ordonne.

À part.

Il est prudent d'éloigner sa personne

Pour éviter tous les soupçons jaloux.

DUVERDIER, voyant Alfred et Louise parler bas.

100   Que disent-ils ?

CORNIQUET.

  Pars, moi, je reste ici.

Sur ta femme sois bien tranquille.

DUVERDIER.

Ah ! Quel bonheur d'avoir un tel ami !

CORNIQUET.

Dis donc un sergent de ville.

REPRISE DE L'ENSEMBLE.

SCÈNE IX.
Louise, Corniquet.

LOUISE,à part.

Comment le faire partir ?...

CORNIQUET, à part.

Remplissons les devoirs de ma profession en veillant sur l'amitié.

Il prend un bilboquet, dont il se met à jouer.

LOUISE.

Vous ne montez pas près de votre femme, Monsieur Corniquet ?...

CORNIQUET.

Non, Madame. Elle repose en ce moment et je craindrais de la déranger.

LOUISE, à part.

Et Alfred qui va revenir... Il faut pourtant qu'il s'en aille.

CORNIQUET, à part.

Comme je la vois venir...

Haut.

C'est fort amusant, ce jeu de bilboquet.

À part.

C'est stupide.

LOUISE.

Et surtout... spirituel.

CORNIQUET, à part.

Elle croit me piquer.. Elle me prend pour un amateur... Si elle savait que je n'y ai jamais touché.

LOUISE.

Il faut avouer que pour un Parisien, vous n'êtes guère curieux. N'avoir pas seulement encore vu notre jardin.

CORNIQUET.

Si Madame veut m'en faire admirer les allées et détours...

LOUISE, à part.

Il ne me quittera pas.

Haut.

Oh ! Vous ne vous y perdriez pas seul... et je suis occupée en ce moment.

CORNIQUET.

Je le vois bien... Vous cherchez...

LOUISE, impatientée.

Quelque chose que je ne trouve pas.

CORNIQUET, à part.

Oui, le moyen de rester seule.

LOUISE, à part.

Ah ! J'y suis...

Haut.

Savez-vous, Monsieur...

CORNIQUET, tout en jouant.

Bilboquet...

Se reprenant.

Corniquet.

LOUISE.

Savez-vous que votre femme, avec laquelle je viens de causer, est fort inquiète pour vous ?...

CORNIQUET.

Ma femme !... Et à quel sujet ?...

LOUISE.

Mais au sujet de Monsieur Blainville, qui s'est brouillé avec vous...

CORNIQUET.

Ah ! Elle vous a parlé...

LOUISE.

Oui... Et je suis bien fâchée que mon mari s'éloigne si vite...

CORNIQUET.

Je vous crois.

LOUISE.

Parce qu'il aurait pu vous réconcilier... Car il vous en veut beaucoup, Monsieur Blainville !...

CORNIQUET.

C'est vrai, il est très vif... Un duelliste !...

LOUISE.

Oui, oui, un duelliste... très heureux. Duverdier est intimement lié avec Monsieur Blainville.

CORNIQUET.

Oui, je le sais.

LOUISE.

Et comme nous l'attendons aujourd'hui même.

CORNIQUET, saisi.

Comment !... Vous l'attendez ?

LOUISE.

D'un instant à l'autre...

CORNIQUET.

Blainville ?...

LOUISE.

Lui-même.

CORNIQUET.

Ici ?

LOUISE, écoutant.

C'est une voiture, n'est-ce pas ? Entendez-vous ?...

CORNIQUET, bouleversé.

Je n'entends rien du tout... J'ai un bourdonnement dans les oreilles... Où diable me suis-je fourré ?... S'il me rencontre ici... Il est capable... Je le connais...

LOUISE.

Il est heureux du moins que mon mari ne soit pas encore parti. Je vais lui dire de toucher deux mots à Monsieur Blainville.

CORNIQUET.

Non, non, qu'il ne parle pas de moi, j'aime mieux cela... parce que je réfléchis que ma femme... me disait... C'est la vérité, ma femme me tourmentait pour partir... et alors... Blainville... J'ai même bien envie de faire un peu de chemin à pied, ma femme me rejoindrait...

LOUISE, riant sous cape.

Ah ! Ah !... Comment, vous nous quitteriez aussi subitement... Tenez... Voilà la voiture qui tourne la grande avenue...

CORNIQUET, tremblant.

La grande !... Je vais... Je vais dire à ma femme...

Fausse sortie.

LOUISE, étouffant son rire.

Ah ! ah ! ah !...

CORNIQUET, se rétournant.

Hein ?...

Oh !...

LOUISE, à part.

Alfred !... Maladroit !... Il n'était pas parti.

CORNIQUET, â part.

Ruse de femme !... Et moi qui donnais là dedans...

À la cantonade.

Oui, ma bonne amie... Je pars devant... Tu me rejoindras...

À Louise.

Ah !... Vous dites que c'est la voiture... Madame, j'ai bien l'honneur de vous saluer !...

11 feint de sortir et se cache derrière la porte.

SCÈNE X.
LOUISE, ALFRED, CORNIQUET, caché.

LOUISE.

J'ai cru qu'il ne s'en irait jamais.

ALFRED, rentrant.

Et moi donc !...

LOUISE.

Mais voyez s'il n'écoute pas à la porte, car cet homme est capable de tout.

CORNIQUET.

Comme cette femme-là me comprend !...

ALFRED, après avoir regardé.

Il n'y est pas... Enfin, chère petite tante, maintenant que nous voilà seuls, expliquez-moi donc ce que signifie...

LOUISE.

Cela signifie, Monsieur, que vous êtes cause du premier chagrin que me fasse mon mari...

ALFRED.

Moi ?... Mais c'est à en devenir fou !

CORNIQUET, à part.

Le malheureux ! Quelle passion !

LOUISE, très-froidement, lui présentant un paquet de lettres.

Voici toutes vos lettres, Monsieur.

CORNIQUET, à part.

Des preuves écrites.

LOUISE.

Et je vous déclare que je ne vous reverrai de ma vie ! Si vous ne me remettez à l instant même...

ALFRED.

Une telle menace ! Oh ! Quoi qu'il puisse en coûter à mon amour...

CORNIQUET, à part.

Pauvre Duverdier, va !

Alfred, rendant à Louise les lettres de Lucie.

Air du Pot de fleurs.

Je vous les rends. Quels malheurs sont les nôtres !

C'était ma joie et mon bonheur.

LOUISE.

105   Ah ! Croyez aussi que des vôtres

On se sépare avec douleur...

CORNIQUET.

On a voté les impôts les plus traîtres,

Mais en faveur de nos maris, je crois,

On ferait bien de voter une loi

110   Qui doublât l'impôt sur les lettres.

À part.

En voilà un qui me doit un fier remerciement.

Duverdier, ouvrant brusquement le porte, écrase Corniquet contre la causeuse. Tout le monde jette un cri de surprise. A part.

Si c'est comme ça qu'il me remercie.

SCÈNE XI.
Louise, Corniquet, Duverdier, Alfred.

DUVERDIER.

Il était ici !

CORNIQUET, se frottant.

Moi aussi, moi aussi, j'y étais.

ALFRED.

Lui !

LOUISE, à part.

Il nous écoutait !

CORNIQUET, bas.

L'assurance veillait sur toi.

DUVERDIER.

Ah çà, laisse-moi la paix, toi.

À Alfred.

Et nous, partons, monsieur le drôle, passez devant !

LOUISE.

Duverdier !

DUVERDIER.

Taisez-vous, Madame !

LOUISE.

Oh ! Mon mari me parler ainsi !

CORNIQUET, à part.

Il n'est pas adroit... mais je suis là.

Air : Trahison, perfidie.

DUVERDIER.

J'étouffe de colère.

Sachons me contenir,

Éclairons le mystère

Avant de les punir.

CORNIQUET.

115   Il doit être colère,

Mais j'ai dû l'avertir ;

Car un ami sincère

Doit toujours prévenir.

LOUISE et ALFRED.

D'où vient cette colère ?

120   Ah ! J'ai beau réfléchir,

Quel est donc ce mystère

Dont il veut nous punir ?

SCÈNE XII.

LOUISE, seule.

Monsieur Duverdier... me faire une pareille scène !... Lui, si bon jusqu'ici !... Car c'est la première querelle depuis notre mariage ; ce pauvre Alfred aussi a eu sa part de mauvaise humeur... et tout cela à cause de ce Monsieur Corniquet !... Il avait bien besoin de venir nous voir en passant ! Certes, si ce n'était sa femme, cette chère Lucie ! Monsieur Corniquet ne resterait pas deux heures ici !

CORNIQUET, en dehors.

Docteur... je vous en prie... Montez vite près de ma femme !

LOUISE.

Que dit-il ?... Mais... c'est Alfred qu'il appelle près de Lucie !... Et moi qui me suis donné tant de mal pour empêcher... Ah ! Tâchons, s'il en est temps encore...

SCÈNE XIII.
Louise, Corniquet.

CORNIQUET, à la cantonade.

C'est bien... Je vous laisse avec elle...

LOUISE, à part.

Ah ! Mon Dieu !

Voulant entrer chez Corniquet au moment où il sort de sa chambre.

Permettez...

CORNIQUET, la retenant.

Du tout... Ce n'est rien... Ne vous inquiétez pas !...

LOUISE.

Mais, Monsieur...

CORNIQUET, même jeu.

C'est un spasme... Je connais ça...

LOUISE.

Lucie indisposée !

CORNIQUET.

Rassurez-vous !... Je sais d'où cela vient ; ma femme prenait l'air à la fenêtre qui donne sur la cour, et en entrant brusquement chez elle je l'aurai effrayée... Ça m'arrive souvent... Pauvre petite ! Elle a jeté un cri en tombant dans mes bras.

LOUISE.

Lucie !

CORNIQUET.

Elle est revenue à elle, grâce à votre neveu.

LOUISE, à part.

Voilà ce que je craignais...

Haut.

Je cours...

CORNIQUET, la retenant.

Restez donc... Elle se trouve mieux... Très bien, même... C'est un fort habile docteur que votre neveu.

LOUISE.

Mais permettez...

CORNIQUET, à part.

Elle veut aller retrouver Alfred.

LOUISE.

À la fin, Monsieur, laissez-moi !

Elle sort vivement.

SCÈNE XIV.

CORNIQUET.

Elle m'échappe... Duverdier va croire que c'est moi qui prête les mains... Ah ! Je ne veux pas.

Il va pour sortir.

Allons, bien ! Voici le mari qui accourt d'un autre côté... Ah ! Voilà des gens qui pourront se flatter d'avoir troublé le repos de leur hôte.

SCÈNE XV.
Corniquet, Duverdier.

DUVERDIER, exaspéré.

Oh ! Je ne suis plus maître de mot !.. Il m'a planté là, seul, dans l'écurie, pour revenir sans doute.

CORNIQUET.

Ta, ta, ta, ta... voilà comme on se monte la tête quand on n'est pas raisonnable... C'est moi qui ai prié ton neveu de monter chez ma femme qui était évanouie... et je l'ai laissé lui prodiguant les soins les plus empressés... car il a l'air fort capable, ce gaillard-là !

DUVERDIER.

Oui, fais-moi son éloge.

CORNIQUET.

Je lui crois des capacités... comme docteur... Je dis comme docteur... Tu ne peux pas lui ôter cela, que diable ! J'aurais, confiance en lui, moi !

DUVERDIER.

Air : Les cinq Codes que je me flatte,

C'est un séducteur, un infâme !

CORNIQUET.

Accordé ; mais comme docteur

125   Il a fait revenir ma femme,

Et ce qui lui fait plus d'honneur,

En refusant ma récompense.

Que de soins et que d'intérêt !

Il eût été payé d'avance,

130   Que bien sur il n'eût pas mieux fait,

Que certes il n'aurait pas mieux fait !

DUVERDIER.

Je ne sais ce qui m'a retenu en les trouvant tous deux ici, tout à l'heure.

CORNIQUET.

Et tu aurais eu tort, car enfin j'étais là, moi... et j'ai été témoin de tout.

DUVERDIER.

De tout ! De tout quoi ?

CORNIQUET.

Voyons, ami infortuné, ne te laisse pas abattre par un danger que tu peux éviter maintenant... Si je n'étais pas arrivé aujourd'hui... Je ne dis pas...

DUVERDIER, accablé.

Tais-toi !

CORNIQUET.

Enfin, tout est fini.

DUVERDIER.

Comment, tout est fini ?

CORNIQUET.

Oh ! Mais fini tout à fait... Une fois ton neveu parti... Ta femme n'y pensera plus... Elle est vertueuse au fond, ta femme... Moi je la crois vertueuse.

DUVERDIER.

Comment donc, mais certainement que...

CORNIQUET.

Car c'est elle qui a exigé qu'ils se rendissent leur correspondance.

DUVERDIER, tombant sur un siège.

Leur correspondance !... Mon Dieu ! Mais cela datait donc...

CORNIQUET, soupirant.

À ce qu'il parait.

DUVERDIER, exaspéré.

Ma femme !.. Louise !

CORNIQUET.

Mais quand je te donne l'assurance...

DUVERDIER.

Va-t'en au diable avec ton assurance ! Car ce matin encore j'étais au comble du bonheur...

CORNIQUET.

C'est-à-dire que tu te figurais être heureux.

DUVERDIER.

Qu'importe ! Je l'étais... quand tu es venu détruire mon existence.

CORNIQUET.

Dis quand je t'ai sauvé du précipice.

DUVERDIER.

Et que te fait la conduite de ma femme ? Est-ce toi qui l'as épousée ? Et si elle aime son neveu !.. C'est que ça lui fait plaisir !

Étouffant ses larmes.

Et si je veux qu'elle l'aime, moi, est-ce que cela te regarde ?

Levant le bras.

Tiens ! Tu mériterais !...

CORNIQUET, avec dignité.

Duverdier !... Tu n'es qu'un ingrat !

DUVERDIER, se retenant.

Mais va-t'en ! Va-t'en ! Entends-tu, et ne remets jamais les pieds chez moi.

Il sort furieux.

CORNIQUET, le suivant.

Nous sommes brouillés !

DUVERDIER, en dehors.

Oui !

CORNIQUET.

Ça ne pouvait pas manquer. Voilà pourtant comme ils me récompensent tous...

Voyant Alfred au fond.

Ah ! Voilà la pomme de discorde de ce malheureux ménage !

SCÈNE XVI.
Corniquet, Alfred.

CORNIQUET.

Eh bien ! Docteur, et ma femme ?

ALFRED.

Elle va mieux, beaucoup mieux, Monsieur.

CORNIQUET.

Allons, nous pouvons nous remettre en route.

ALFRED.

Quoi ! Vous voudriez repartir ?

CORNIQUET.

Sur-le-champ.

ALFRED.

Impossible !

CORNIQUET.

Il le faut bien, puisque me voilà brouillé avec Duverdier à cause de vous.

ALFRED.

À cause de moi ?... Je me doutais bien que c'était vous...

CORNIQUET.

Qui vous ai surpris près de votre tante dans une position aussi significative que vos discours.

ALFRED, avec force.

Monsieur ! Mais...

DUVERDIER, en dehors.

Non, Madame, non !

CORNIQUET.

Votre oncle !... Silence !... Mais suivez-moi, jeune insensé, et j'espère que l'honneur ne vous permettra pas de refuser la seule satisfaction qu'on puisse attendre de vous.

ALFRED.

Ah Çà !...

CORNIQUET, l'entrainant.

Venez !

Ils sortent à l'entrée de Dunrdier.

SCÈNE XVII.
Duverdier, Louise, entrant très-animés.

DUVERDIER.

Oui, c'est une excellente excuse ! On se dit : Au bout du compte, si mon mari découvre quelque chose... J'en serai quitte pour me rejeter sur un manque de confiance.

LOUISE.

Ah ! Monsieur, me parler ainsi 1

DUVERDIER.

Je dis ce que je pense, Madame.

LOUISE.

Oh !

DUVERDIER.

Et qu'ennuyée de vivre ici seule avec un mari, vous avez été ravie de faire la coquette avec un jeune homme.

LOUISE, ne comprenant pas.

Plaît-il ?

DUVERDIER.

De l'entendre, comme vous disiez si bien, vous exprimer tout ce qu'il avait d'amour dans l'âme... et sans doute vous lui disiez aussi combien vous le payiez de retour.

LOUISE, interdite, étourdie.

Mais qui donc, Monsieur ?

DUVERDIER.

Qui donc ? Mon neveu, apparemment, dont vous êtes folle...

LOUISE, suffoquée.

Oh non !.. Monsieur... Non... Vous n'avez pas cru, vous ne pouviez pas croire...

DUVERDIER.

Je ne peux pas... Lorsqu'il a été surpris à vos pieds ce matin !

LOUISE, tombant à la renverse sur la causeuse.

Ah !

DUVERDIER, désolé.

Elle se trouve mal ! Mon Dieu ! Qu'ai-je fait ? Louise, ma pauvre Louise ! Non, non, je ne te crois pas coupable, je ne crois rien !

Il cherche à lui donner de l'air, et en enlevant son fichu, il fait tomber les lettres qu'il ramasse.

Ses lettres ! Et j'en avais pitié, et je...

Lisant la suscription.

« Monsieur Alfred, officier de santé, » C'est bien à lui, mais ce n'est pas l'écriture de ma femme !

Voyant la signature.

Lucie ! Signées Lucie ! Lucie... La femme de Corniquet !... Diable !... Et j'ai pu soupçonner !

Se jetant aux genoux de sa femme.

Ma Louise, reviens à toi, je t'en prie... Je t'en supplie...

LOUISE, revenant.

Ah ! Monsieur, c'est indigne ! Et vous mériteriez...

DUVERDIER.

Oh ! Non, car, vrai, je suis assez puni ; mais ce pauvre Corniquet !.. Ah ! Pour celui-là, j'en suis enchanté !...

LOUISE.

Air du Piége.

Mais c'est votre meilleur ami...

DUVERDIER.

Raison de plus !

LOUISE.

Ah ! quel langage !

135   Vous devriez avoir pitié de lui...

DUVERDIER.

Lorsque je vous croyais volage,

Il était gai, joyeux, il plaisantait,

Et quand j'arrive à tout connaître,

Il m'est permis d'être ce qu'il était,

140   En le voyant ce que je croyais être.

Je suis un grand coupable ! Pardonne-moi !...

LOUISE.

Mon ami !..

Il l'embrasse.

SCÈNE XVIII.
Les mêmes, Corniquet, costume de voyage.

CORNIQUET,les admirant.

Touchant tableau !... C'est pourtant à moi qu'ils doivent ce bonheur-là !

DUVERDIER.

Oui ! Je te conseille !

LOUISE, à Duverdier.

Il ne sait donc rien ?

DUVERDIER.

Non, il croyait que c'était à toi.

CORNIQUET, voyant les lettres à terre.

Maladroit, qui ne voit pas les lettres de sa femme ! Si c'était moi.

Il tousse.

Hum ! Hum !

Il va pour les ramasser.

LOUISE, alarmée.

Les lettres !..

DUVERDIER, retenant Corniquet.

Diable ! Ne te donne donc pas la peine.

CORNIQUET.

Mais c'est...

DUVERDIER.

Je sais.

CORNIQUET.

C'est juste ; vous voilà raccommodés !

DUVERDIER.

Tout à fait. Cette chère Louise.,,

Il l'embrasse.

LOUISE.

Mais... votre femme ?

CORNIQUET.

Elle est dans notre voiture.

LOUISE.

Ah ! Je respire...

CORNIQUET.

Le docteur... Votre neveu, étant convenu avec moi qu'avec de grands soins le voyage ne lui ferait que du bien... Et je viens vous faire mes adieux.

DUVERDIER.

Bon voyage !

LOUISE.

Mais... Alfred ?

CORNIQUET, à part.

La malheureuse ! Elle n'en démordra pas ! Voilà une passion !...

À Duverdier.

Ne lui en dis rien, il résistait d'abord, mais je l'ai supplié... et par humanité, par égard pour la santé de ma femme, il s'est résigné à nous accompagner.

LOUISE.

Lui !

CORNIQUET.

Oui, il vient avec nous.

DUVERDIER, à part.

Malheureux !

Haut.

Mais ta chaise de poste n'est qu'à deux places.

CORNIQUET.

Je le sais bien ; je monterai sur le siège... à côté du cocher.

DUVERDIER.

Oh ! C'est trop fort !

CORNIQUET.

Que veux-tu ? Voilà ce que j'appelle se sacrifier pour ses amis.

DUVERDIER.

Oui. Ah ! ah ! ah !

LOUISE, à Duverdier.

Mais, mon ami...

DUVERDIER, bas.

Laisse donc, Corniquet est assuré... Ah ! ah ! ah !

LOUISE.

Assuré ?

DUVERDIER.

Oui, contre... Ah ! ah ! ah !

LOUISE.

Ah ! Ma foi, il l'aura bien mérité...

Se laissant aller aussi.

Ah ! ah ! ah !

CORNIQUET.

Rire de bonheur et de...

Même jeu.

Ah ! ah ! ah !...

Ils rient tous trois ensemble.

DUVERDIER, à part.

Pauvre Corniquet !.. Se te fourre-t-il dans l'oeil...

LOUISE.

Quoi donc ?

DUVERDIER.

C'est un mot entre nous.

CORNIQUET.

Ce cher Duverdier... Quand je disais qu'il se l'était fourré jusqu'au coude...

LOUISE.

Quoi donc ?

CORNIQUET.

C'est un mot entre nous deux.

CHOEUR.

Air : Les Reines (de Mabille).

CORNIQUET.

Leur bonheur est ma seule récompense,

Mais pour le rendre encore plus complet,

En me chargeant,grâce à mon assurance,

145   De leur neveu, je suis sûr de mon fait.

LOUISE et DUVERDIER.

Nous lui devions bien une récompense

Pour tout le mal ici qu'il nous causait,

Qu'il parte donc, avec son assurance,

Notre bonheur à tous sera complet.

CORNIQUET.

Air : Ces postillons sont d'une maladresse.

150   Pour nos auteurs que vos bravos éclatent ;

Ne soyez point, Messieurs, trop exigeants ;

Imprudemment tous les hommes se flattent,

Et j'entendais ce soir ces pauvres gens

Qui prévoyaient des bravos indulgents.

155   Ils se disaient : Notre pièce est jolie,

Et le public lui fera bon accueil 1

 



Warning: Invalid argument supplied for foreach() in /htdocs/pages/programmes/edition.php on line 606

 

Notes

[1] Gueule de loup : fleur nommée aussi muflier.

[2] Echenille : Terme rural. Débarrasser des chenilles. [L]

 [PDF]  [XML] 

 

 Edition

 Répliques par acte

 Caractères par acte

 Présence par scène

 Caractères par acte

 Taille des scènes

 Répliques par scène

 Primo-locuteur

 

 Vocabulaire par acte

 Vocabulaire par perso.

 Long. mots par acte

 Long. mots par perso.

 

 Didascalies


Licence Creative Commons