Monologue en vers.
dit par COQUELIN AINÉ, de la Comédie Française.
1886
par ARTHUR CHÉREAU
Imprimerie Générale de Chatillon-sur-Seine.- A. PICHAT
PARIS PAUL OLLENDORF, ÉDITEUR, 28 bis, RUE DE RICHELIEU, 28 bis.
Texte établi par Paul FIEVRE, juillet 2023
© Théâtre classique - Version du texte du 30/06/2024 à 10:56:52.
PERSONNAGES.
LE NARRATEUR, COQUELIN AÎNÉ
EN EXPRESS
J'aime beaucoup voyager,
Mais seul : la compagnie empêche de songer
Et de bien voir le paysage ;
Et puis il me plaît de causer, quant à moi,
5 | Avec n'importe qui touchant n'importe quoi : |
D'un mot, je suis un peu sauvage.
Chacun son naturel. Lors donc que je voyage,
Je recherche l'isolement
Et, la tête en dehors de mon compartiment,
10 | Je veille, de peur qu'on ne l'ouvre, |
Comme jadis la garde aux barrières du Louvre.
Un jour, ainsi campé, j'attendais le départ.
Ceux qui voyaient mon air se sauvaient autre part.
Tout le monde se loge enfin et je m'installe,
15 | Seul ! - Mais j'avais compté sans les gens en retard |
Un monsieur hors d'haleine entre comme un Vandale.
- Le vapeur siffle. En marche ! - Un monsieur très gentil
Peut-être est-il discret et me laissera-t-il,
Sinon tant pis pour lui, je fais quelque scandale !
20 | - Il me salue et fort civilement, |
Je lui réponds et fort brutalement.
Il m'oppose un cigare et moi je lui réplique
Du geste un refus sec. Sans se décourager,
Après certain coup d 'oeil oblique
25 | Il va jusqu'à m'interroger : |
- « Allez-vous loin, Monsieur ? » - J'enrageais taciturne.
Renfonce, renfrogné comme un oiseau nocturne.
Bavarde tant qu'il plaira,
Morbleu ! Je suis sourd. On verra.
30 | - « Monsieur, allez-vous loin ?... » Et moi je tends l'oreille. |
Dieu sait pourtant qu'il parlais bas !
- Allez-vous à Lyon ?... Allez -vous à Marseille ?...
- Non, merci, je ne fume pas... »
Ah ! ah! pensais-je, admirable riposte !
35 | Pouffant de rire, il retourne à son poste ? |
Plus que lui je riais, sauvé sans trop de mal,
Quand il conclut : « Est-il sourd l'animal ? »
Eh ! eh ! pensai-je un tant soir peu morose,
Pour un faux sourd tout n'est pas rose !...
40 | Bientôt il descendit - seul - et remonta deux : |
Une petite femme au parfum capiteux,
Aux yeux noirs pétillants, à la bouche maligne,
Vive comme l'anguille aux méandres glissants.
Bienheureux le pêcheur qui la prit à la ligne !
45 | Ah ! Maintenant causons, cher Monsieur, j'y consens ! |
Or c'était une jeune et fraîche mariée,
Je le sus par la suite et qu'à ce rendez-vous
Elle avait rejoint son époux.
Elle eut, m'apercevant, une moue ennuyée.
50 | - « Bah ! lui dit-il, Charlotte, il est sourd comme un pot. » |
Décidément, j'étais capot.
- « Quoi : Sourd ? réfléchit-elle en frappant ses mains folles,
Nous pourrons au moins nous aimer en paroles ?... »
Oh ! oh ! pensais-je, impossible ! Il me faut
55 | D'honneur les inviter à n'aimer pas tout haut !... |
- « Huit jours, reprit la jeune femme,
Huit longs jours sans se voir et, quand on se revoit,
N'être pas seuls !... » - Chacun alors ouvrit son âme,
Où l'autre s'abreuvait comme un oiseau qui boit.
60 | - Tu crois qu'il n'entend pas ? disait la pauvre amie ; |
- Qui ? Lui ? Pas plus qu'une momie !
- Quel dommage au physique il n'est pas mal pourtant. »
(Là, de ne pas être sourd j'étais assez content.)
- « Peut-il en cet état se marier quand même ?
65 | Poursuit-elle d'un air contrit, |
Comment s'y prendrait-on pour lui dire : je t'aime ?... »
Là-dessus, d'un fantasque esprit
Sans doute aiguillonné par ma sotte présence,
Elle me décocha toute sa médisance,
70 | Tous les désagréments de cette infirmité |
Dont j'affectais trop bien l'impassibilité,
Un étourdissant babillage,
Des gammes de rire éclatant.
- « C'est un colis, dit-elle en m'inspectant,
75 | On s'est trompé dans l'emballage ! » |
(Là, de n'être pas sourd je n'étais plus content !)
Elle allait, se grisant d'une ivresse enfantine,
Et répétait dans ses ébats :
- Mais Gaston, puisqu'il n'entend pas !...
80 | On est puni par où l'on pèche. - La mutine, |
Me guettait ; un moment je détourne les yeux
Et j'entends le baiser le plus séditieux !...
De son audace peu commune
Elle tremble après coup, elle articule : « Ciel !
85 | - Il rêve dit Gaston, il marche dans la lune... » |
Ce sont eux qui marchaient dans le lune... de miel !
Je n'osais plus me retourner, profane.
- « Ah ! murmurait un organe charmant,
Ah ! S'il était aveugle, seulement !
90 | - Mains encor, s'il dormait ! » soupirait l'autre organe. |
Dormir ; Si je faisait semblant ?
Sans mentir, j'en eus la pensée
Séduisante, mais repoussée,
Et je me retournerai, comme Argus vigilant.
95 | Je déplorai d'ailleurs mon stratagème. |
Ces rôles tiers sont singuliers.
Depuis les papillons jusqu'au couple lui-même
Tout conjuguait le verbe : « J'aime » ;
J'étais dans mes petits souliers,
100 | Refroidi par le pittoresque, |
Rêvant Arlésienne, Espagnole ou Mauresque.
- « Dormira-t-il ? Entendais-je toujours.
Dors, voisin ! soufflait l'un ; l'autre : dors, roi des sourds ! »
C'en était trop. Plus prompt que le salpêtre
105 | Et m'affublant d'un titre redouté, |
- « Non ! dis-je avec autorité,
Je ne dormirai pas, je suis garde-champêtre !... »
D'ici vous jugez l'effet.
L'épouse rougit fort et l'époux stupéfait :
110 | - Vous n'étiez donc pas sourd ? - Hé ! Pas le moins du monde... » |
À ces mots, comme un chat qui gronde
Il se hérisse furieux,
Va me manger le nez ou m'arracher les yeux,
Quand le train s'arrêtant, madame saut à terre
115 | Et, pour couper court au procès, |
Entraîne à quelques pas monsieur qu'il fait taire.
Colloque entre eux et rire : Enfin un vrai succès.
Gaston m'offre la main et moi, de ma portière,
Saluant et déjà roulant vers la frontière ;
120 | - « Un peu plus, lui criai-je, et je verbalisais !... » |
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