MAISON À LOUER

Comédie en un acte et en prose.

1884

Évariste CARRANCE

AGEN, LIBRAIRIE DU COMITÉ POÉTIQUE ET DE LA REVUE FRANÇAISE, 6, rue du saumon, 8

AGEN, V. LENTHERIC, Juin 1890.


Texte établi par Paul FIEVRE, juillet 2023

© Théâtre classique - Version du texte du 30/06/2024 à 10:57:18.


PERSONNAGES.

LA COMTESSE MARTHE D'HÉRICOURT. Mlle JEANNE B.

LE POÈTE RAPHAËL DE PRISSAC. MM. DELIGNY.

PIERRE, domestique. MAZA.

La scène se passe en Normandie, dans les environs de Domfront.

Texte extrait de "Théâtre complet de Évariste Carrance".- Agen : Librairie du comité poétique et de la revue française. pp 77-117.


MAISON À LOUER

Un grand salon, canapés, fauteuils, glaces, piano, etc. - À gauche, le portrait d'un capitaine de navire. - Dans un angle, sur une étagère, un vase de Chine, cassé. - Porte au fond. - À gauche, au premier plan, une causeuse et un guéridon.

SCÈNE PREMIÈRE.
Pierre, Marthe.

Marthe est assise devant le guéridon, Pierre, debout devant l'étagère, essaie de réparer le vase de Chine.

MARTHE.

Décidément, Pierre, vous avez fait là un beau chef d 'oeuvre. Je tenais à conserver précieusement ce vase de Chine :

Avec un soupir.

il me vient, vous le savez, du capitaine d 'Héricourt.

PIERRE.

C'est vrai, madame, et je regrette vivement cet accident ; mais je ne désespère pas de le réparer. Voici les morceaux rejoints, grâce à l'emploi de cette préparation.

MARTHE.

Pauvre Capitaine !... C'était le dernier voyage qu'il devait faire. Il était âgé, souffreteux, il rapporta de la Chine les germes de la maladie qui devait l'enlever si promptement !...

On entend un coup de sonnette.

On sonne ! C'est à cause de ce maudit écriteau que je vous avais prié de faire disparaître... Je ne veux recevoir personne. Je partirai la semaine prochaine pour Paris... On visitera la maison tant qu'on voudra en mon absence.

On sonne de nouveau.

Mais, grand Dieu, qui peut sonner avec cette persistance ? Allez vous informer, Pierre.

Pierre sort.

SCÈNE II.

MARTHE.

Oh ! Ils sont agaçants avec leurs visites domiciliaires... Ils promènent partout des regards curieux... Toute une famille vous arrive et vient inspecter votre maison. Le salon est trop petit, le jardin est trop grand, la serre n'est pas assez belle, le prix est trop élevé, que sais-je, moi ? Tous ces gens-là se reposent chez vous des heures entières ! Je ne recevrai plus ! C'est bien décidé !... Pauvre grande maison ! Il me semble que je ne devrais pas la quitter ainsi ; j'ai l'air de la fuir ; elle ne me rappelle cependant que des souvenirs heureux. C'est ici que je connus le comte d 'Héricourt, un mari qui fut un père pour moi !

Petite pause.

Des souvenirs heureux ! J'exagère, peut-être... Orpheline, mariée à seize ans à un vieillard, je n'ai point connu les douces émotions de la vie ; tous mes rêves de jeune fille se sont envolés !... Où sont les Princes charmants qui apparaissaient avec des vêtements d'azur et d'aurore ?...

SCÈNE III.
Marthe, Pierre.

PIERRE.

Eh bien ! Il est entêté ce monsieur !

MARTHE.

Ah ! C'est pour la maison, n'est-ce pas ?

PIERRE.

Oui, madame.

MARTHE.

La semaine prochaine.

PIERRE.

C'est bien ce que j'ai dit ; mais, ce monsieur veut à tout prix la visiter. Il prétend que les environs de Domfront sont ravissants, qu'il veut se fixer en Normandie, et que la maison lui plaît.

MARTHE.

Voilà une magnifique péroraison. Vous verrez qu'il faudra recevoir ce monsieur, parce que le pays lui convient. C'est affreux, cela ! Voyons, Pierre, dites que la maison est habitée, qu'il est impossible de la visiter !...

PIERRE.

J'ai dit tout cela, Madame.

MARTHE.

Et il persiste ?

PIERRE.

Toujours.

MARTHE.

C'est trop fort !

On sonne une troisième fois.

Bon ! Voici qu'il sonne de nouveau... Dites-lui qu'il revienne plus tard... demain.

Pierre sort.

SCÈNE IV.

MARTHE.

Mais c'est de la tyrannie cela ! Dieu, qu'il me tarde de partir ! Ma première visite sera pour mon ancienne amie du couvent, Ève de Prissac. Voilà deux ans que je n'ai eu le bonheur de la voir ; et dire que nous nous étions promises de ne jamais nous quitter !... Ah ! La vie est étrange ! Que de choses se sont passées depuis !... Ève doit avoir près de vingt ans. Cela me vieillit : j'ai au moins trois ans de plus qu'elle. Sa dernière lettre me parle de son frère, pour lequel elle éprouve la plus grande tendresse ; un poète distingué, d'ailleurs... Où donc est le charmant volume que j'ai reçu de Paris, et qui porte le nom du jeune écrivain ?...

Elle ouvre un tiroir du guéridon et en retire un volume.

Le voici : les Rayonnements, par Raphaël de Prissac. Quelle grande chose que la poésie ! Comme l'esprit doit se délasser dans ces voyages dans l'azur ! Être poète, refléter en son âme toutes les splendeurs de la Création ; contenir en son coeur l'espérance, l'amour, ces deux phares de la vie humaine ; marcher au milieu de la foule et la dominer ; avoir un nom qui fait rêver, un génie qui s'impose, une gloire immortelle !... Oh ! Que c'est beau ! Être la compagne d'un poète est une faveur divine ; songer que l'on occupe une place dans un grand coeur tout épris de beautés mystérieuses ; être aimée par un de ces génies au front serein ; se sentir toute petite à côté de sa grandeur, et se dire : il a besoin de moi, je suis nécessaire à sa vie, je suis le complément de son bonheur ! Oh ! C'est là un rêve, mais il est enivrant !

Elle pose le livre sur le guéridon.

SCÈNE V.
Marthe, Pierre.

PIERRE, un billet à la main.

Ma foi, madame, je renonce à faire entendre raison à ce monsieur. J'ai ouvert la grille, il s'est installé sur un des bancs de l'avenue, et m'a déclaré qu'il attendrait le bon plaisir de madame.

MARTHE.

C'est inconcevable !

PIERRE.

Tenez, mon garçon, m'a-t-il dit, voici quelques lignes que vous présenterez à votre maîtresse. Dites-lui bien que je ne suis ni vieux ni laid, que j'arrive en droite ligne de Paris pour m'installer sous le ciel bleu de la Normandie.

MARTHE.

C'est quelque impudent du boulevard. Voyons ce qu'il écrit.

Elle prend le billet.

Tiens ! Des vers...

Lisons.

Le printemps sourit, et la brise apporte

Les plus doux parfums :

De votre château vous fermez la porte

Aux vrais importuns...

5   Ce n'est pas mal.

Voyez, cependant, mon esprit murmure,

Et voudrait savoir

Pourquoi je subis la cruelle injure

De ne pas vous voir....

10   Voici maintenant de la galanterie. Poursuivons.

Lorsque la nature est hospitalière,

Et qu'à tous les pas

Je trouve un abri parmi la bruyère,

Oh ! je ne crois pas

15   Que, par vos refus, dont le coeur s'attriste

Par votre dédain,

Vous laissiez, madame, un pauvre touriste

Vous prier en vain.

Voici le temps des gais troubadours qui reparaît !... Ce monsieur a-t-il une barbe fauve et de longs cheveux blonds ? Est-il possesseur d'une guitare, comme les trouvères d'autrefois ?

PIERRE.

Mais non, Madame, il n'a ni guitare, ni barbe fauve, ni longs cheveux ; il est même vêtu avec élégance et distinction ; il s'exprime bien, et paraît très généreux.

MARTHE.

Ah !

PIERRE.

Il a voulu me glisser vingt francs dans la main, et je les ai refusés.

MARTHE.

Elle lui donne une pièce.

Les voici, Pierre ; acceptez-les de votre maîtresse, et veuillez dire à cet étranger que je l'attends dans ce salon.

PIERRE.

J'y cours, Madame.

SCÈNE VI.

MARTHE.

Nous allons vous recevoir, beau chevalier... puisqu'il n'y a pas moyen de faire autrement... et que votre insistance curieuse est rachetée par des vers du dernier goût.

Elle s'assied devant le piano et chante à mi voix.

Je suis la soeur du papillon,  [ 1 Rose et Papillon romance, paroles d'Evariste Carrance musique de Lodoïs Lataste, a été publiée dans le Journal dU Dimanche du 13 février 1870, numéro 1283.]

20   La douce rose au pur emblème ;

Je suis la fleur que chacun aime ;

Je grandis seule en ce sillon.

Mon parfum est une prière

Qui s'élance aux pieds du Seigneur,

25   Pour demander avec ferveur

Un jour de plus sur cette terre.

SCÈNE VII.
Marthe, Raphaël.

RAPHAËL.

La musique fait oublier la terre et songer aux deux.

MARTHE, se levant.

Monsieur.

RAPHAËL, à part.

Qu'elle est belle !

Haut.

Oh ! Je vous en prie, Madame, achevez le chant que vous avez commencé.

MARTHE.

Mais, Monsieur !...

À part.

Le joli garçon !...

RAPHAËL.

C'est la prière d'un inconnu, ne la repoussez pas.

MARTHE.

Je veux bien... Mais vous conviendrez qu'il est surprenant...

RAPHAËL.

De faire l'aumône à un malheureux que le hasard jette sur votre chemin ? Non, certes !

SCÈNE VIII.
Les mêmes, Pierre.

PIERRE.

Une pauvre femme se présente à la grille du château.

MARTHE.

Qu'elle ne soit pas venue pour rien, Pierre.

Pierre sort.

MARTHE, RAPHAËL.

MARTHE.

Vous voyez bien que j'ai mes pauvres !

RAPHAËL.

Allons, madame, un bienfait n'est, dit-on, jamais perdu.

MARTHE.

Je ne me ferai pas prier plus longtemps.

Elle se dirige vers le piano et chante.

Nul ne sait mon tendre réduit

Au milieu des herbes fleuries ;

Seul le papillon des prairies

30   Vient me visiter chaque nuit.

Mais quand l'aurore, avec mystère,

Apparaît dans l'azur du ciel,

Moi, je demande à l'Éternel,

Un jour de plus sur cette terre.

35   Vous voilà satisfait, monsieur ?

RAPHAËL.

Pouvez-vous n'être bonne qu'à demi ?... Cette romance a une troisième strophe.

MARTHE.

Ah ! Par exemple !

RAPHAËL.

Cette bluette est d'un compositeur d'avenir : Lodoïs Lataste.

MARTHE.

L'auteur d'une composition très populaire : Adieu rêves dorés.

RAPHAËL.

Précisément, madame ; j'ai l'honneur d'être l'ami de Monsieur Lataste ; daignez achever son oeuvre.

MARTHE.

Impossible, Monsieur ; ma mémoire est ingrate ; j'ai oublié la troisième strophe.

RAPHAËL.

Il va vers le piano.

Permettez-moi de la chanter, Madame.

MARTHE.

Oh ! Bien volontiers.

À part.

Poète et musicien.

RAPHAËL.

Le soleil, de ses mille feux,

A dévoré ma robe blanche,

Je mourrai peut-être dimanche ;

Que le papillon soit heureux.

40   La rose a fini sa carrière ;

Un souffle, expirant sous les bois,

Demandait encore une fois

Un jour de plus sur cette terre.

MARTHE.

C'est donc moi qui dois vous remercier, Monsieur.

RAPHAËL.

Oh ! Non, madame... Voici trois semaines que je ne me suis arrêté nulle part. J'ai vécu dans des villages impossibles ; j'ai visité des populations curieuses, et j'ai étudié des moeurs étranges. Le hasard, ce dieu des poètes et des amoureux, me conduit à la porte de votre château ; vous daignez m'y recevoir ; des sons harmonieux retentissent à mon oreille charmée. Je croyais être à mille lieues de la capitale du monde civilisé, et je me retrouve en plein boulevard Saint-Germain. Vous voyez bien, Madame, que je ne puis accepter des remerciements que je ne mérite pas.

MARTHE.

Enfin, Monsieur, donnez-vous la peine de vous reposer un instant, puis j'aurai l'honneur de vous faire visiter le château.

RAPHAËL.

Il prend un siège.

Trois semaines loin de Paris ! Est-ce possible ? Je vous assure, Madame, qu'il me semble que c'est un rêve; et, cependant, je ne pouvais plus vivre dans cette grande ville où se retrouvent tous les vices, toutes les vertus, tous les talents, toutes les lâchetés. J'avais besoin de respirer un air plus pur. Mon horizon était trop borné. J'ai soif d'inconnu. Puis, Madame, vous allez être généreuse jusqu'au bout, et pardonner l'expansion d'un pauvre touriste. Je suis à la recherche du bonheur !

MARTHE.

Et vous êtes venu sous le ciel de la Normandie pour le rencontrer, monsieur ? Le bonheur est souvent tout près de nous, et nous allons le chercher bien loin.

RAPHAËL, avec agitation.

C'est vrai ; j'ai laissé le meilleur de moi-même à Paris : ma vieille mère et ma jeune soeur ; ma vie se passe entre ces deux êtres.

MARTHE.

Et vous les avez quittés ainsi brusquement, sans songer que votre absence pouvait les affliger ?

RAPHAËL.

Mais, je cherche un nid pour abriter les préférées de mon coeur. Je suis parti dans ce but, et je me suis arrêté, comme un enfant, devant toutes les fleurs du chemin.

MARTHE.

Vous êtes poète, Monsieur, et l'inspiration ne vous fuira pas sous notre ciel. Je désire que mon habitation puisse vous convenir.

RAPHAËL.

Elle est admirablement située. Je me suis arrêté tout pensif devant les fraîches clématites qui enlacent la grille dorée du château, et je me suis écrié : Ici est le repos, le travail, le bonheur.

MARTHE.

Vrai ?

RAPHAËL.

Oui, Madame ; et de là mon insistance pour pénétrer chez vous.

MARTHE.

Vous allez me permettre de vous quitter un instant, monsieur, Pierre va se mettre à vos ordres ; vous allez faire un petit voyage à travers le château ; puis, à votre retour, nous causerons d'affaires, et vous me direz ce que vous aurez résolu.

RAPHAËL.

Comment, vous me quittez madame ; j'espérais...

MARTHE.

Pardonnez-moi, monsieur, de ne point vous accompagner, mais, en vérité, je suis d'une faiblesse extrême à l'égard de cette maison ; il me semble que si je visitais encore ces vastes galeries pleines de souvenirs, je n'aurais plus la force de les quitter.

RAPHAËL.

Vous avez raison, madame ; nous nous attachons presque sans nous en apercevoir aux pierres qui nous ont abrités, aux arbres que nous avons vu grandir, au coteau que nous avons gravi ; et, lorsque l'heure de la séparation est arrivée, nous comprenons que ces pierres, ces arbres, ces coteaux conservent une partie de notre âme.

Avec hésitation.

La meilleure, quelquefois.

MARTHE.

Au revoir, monsieur.

Elle sort.

SCÈNE IX.

RAPHAËL.

Au revoir !... Nous reverrons-nous encore ? C'est étrange ! Je ne sais ce que j'éprouve. Il me semble que je ne me suis jamais vu ainsi... La délicieuse créature ! Comme son regard est doux et pénétrant ! Comme sa voix est pure et fraîche !

Il s'assied et rêve.

SCÈNE X.
Raphaël, Pierre.

PIERRE.

À qui diable parle-t-il ?

RAPHAËL, se croyant seul.

Je sens bien que je n'ai pas laissé toutes mes illusions aux buissons de l'existence... Et, d'ailleurs, je n'ai jamais aimé, moi ; je n'ai jamais été compris... La grande chose que l'amour ! La belle chose que la jeunesse ! Comme le printemps chante doucement dans le coeur !... Est-ce un rêve que je fais ?... Où donc est-elle cette gracieuse châtelaine, dont la voix ressemble à une céleste musique ?... Que suis-je venu faire ici ?...

PIERRE.

Ah ! Ça, mais à qui diable parle-t-il ?... Et de ma maîtresse encore !... Hum ! hum.

RAPHAËL.

Je ne suis pas seul !

PIERRE.

Je suis aux ordres de monsieur.

RAPHAËL.

Prends cette pièce d'or et réponds-moi.

PIERRE.

On ne paye que les indiscrétions, je refuse, et je me tais.

RAPHAËL.

Tu dis ?

PIERRE.

Que je vous prie de me pardonner mon refus, Monsieur ; mais que je ne saurais répondre aux questions que vous pourriez m'adresser.

RAPHAËL.

C'est bien répondu, mon ami, et je me souviendrai de la leçon... De quel droit irai-je t'interroger sur ta maîtresse ?

PIERRE, avec vénération.

Oh ! Quant à Madame, Monsieur, pensez-en tout le bien possible ; puis, lorsque vous lui aurez accordé toutes les qualités, toutes les vertus, ajoutez qu'il n'existe pas sur la terre un coeur plus noble et plus généreux que le sien.

RAPHAËL.

Il lui présente un louis.

Ne me refusez pas.

PIERRE.

On croirait que vous payez les éloges que je décerne à ma maîtresse... Que monsieur n'oublie pas que je suis à sa disposition.

RAPHAËL.

Il regarde le portrait du capitaine.

Ce portrait ?

PIERRE.

Le mari de Madame.

RAPHAËL, avec émotion.

Elle est mariée ?

PIERRE.

Elle est veuve, Monsieur.

RAPHAËL.

Ah !

PIERRE.

Monsieur veut-il commencer sa visite par l'aile droite du château ?

RAPHAËL, à part.

Elle est veuve !

Haut.

Je te suis, mon ami.

PIERRE, à part.

Eh bien ! Je crois qu'il déménage souvent, ce monsieur.

Ils sortent.

SCÈNE XI.

MARTHE.

Il est à la recherche du bonheur.

Avec un soupir.

Je ne comprends pas mon émotion... Que m'importe un inconnu ? Mais celui-là s'exprime si bien, ses manières sont si distinguées !... Je ne sais pourquoi une secrète sympathie m'attire vers cet étranger.

Elle s'assied, prend le livre sur le guéridon.

Une mère, une soeur, ce sont les vrais trésors de la vie ; ils ont manqué à la mienne... Comme il a l'air de les aimer ! Il les appelle les préférées de son coeur !... Oh ! Mais, qu'ai-je donc ? Vraiment, ma pensée se reporte malgré moi vers ce jeune homme... On vit ici dans un isolement si complet.

Elle jette les yeux sur le livre.

Les jolis vers !

Comme la fleur pour éclore

45   Attend les baisers du jour,

Ton jeune coeur qui s'ignore,

Ma charmante, attend l'amour.

Comme l'oiseau sur la branche,

Pour chanter attend le jour,

50   Ta voix ravissante et franche,

Ma mignonne, attend l'amour.

Ainsi que la chrysalide

Attend les rayons du jour,

Ton regard clair et limpide,

55   Jeune fille, attend l'amour.

Je n'aurais pas dû recevoir ce jeune homme !... Qu'ai-je à craindre ? J'ignore même son nom... Ah ! Que la solitude est amère ! Comment ai-je pu vivre ainsi toute seule dans ce château ? Je vais avancer mon départ pour Paris. Oh ! Je veux m'éloigner de ces lieux ! Pourquoi me suis-je ensevelie vivante ? Ne suis-je plus jeune ? Ne suis-je plus belle ?

Elle se regarde dans une glace.

Je crois que je deviens folle ; je crois que j'offense la mémoire du Comte d 'Héricourt !

Elle va vers le portrait.

Pardonnez-moi, mon ami ; vous avez été un bon époux, un père indulgent ; les jours passés auprès de vous ont été pleins de douceur et de paix. Cette grande maison ne me paraît aussi vide que parce que vous n'êtes pas là, que votre voix ne retentit plus comme naguère, joyeuse et vibrante, que je n'entends plus, sur le perron, votre chien,  Tilleul, aboyer pour annoncer votre présence... En quittant votre demeure, Capitaine d 'Héricourt j'emporte avec moi le souvenir de vos bienfaits ; votre image elle-même me suivra partout, et dans les heures de mélancolie et de souffrance morale, je viendrai, comme aujourd'hui, fixer mon regard sur votre noble visage, chercher à me rappeler vos bons conseils, vos paternelles paroles et me dire que je suis encore digne de vous.

SCÈNE XII.
Marthe, Pierre.

PIERRE.

Ma foi, madame, je crois que nous aurions bien fait de refuser la porte à ce monsieur.

MARTHE.

Pourquoi donc ?

PIERRE.

Dame ! Il s'arrête à chaque pas, laisse échapper des exclamations bizarres, fait des questions étranges !

MARTHE.

Ah !

PIERRE.

Je crois, Madame, que nous avons à faire à un fou.

MARTHE.

Il est des fous très raisonnables, Pierre ; où donc avez-vous laissé cet étranger ?

PIERRE.

Il contemple les lys du Japon que Madame a reçus récemment.

MARTHE.

C'est bien. Tenez, Pierre, vous allez enlever le portrait du comte d 'Héricourt, et vous aurez soin de rouler la toile avec précaution ; je l'emporte avec moi.

PIERRE.

Il monte sur un siège, détache le portrait. Une lettre tombe sur le parquet.

Tiens ! Il y avait une grande lettre derrière le tableau.

MARTHE.

Une lettre.

PIERRE.

Il se baisse et ramasse le pli.

La voici, madame.

MARTHE.

Elle est à mon adresse.

Avec émotion.

Je reconnais la main qui l'a écrite... Laissez-moi seule un instant, Pierre.

PIERRE.

Je vais retrouver mon original.

SCÈNE XIII.

MARTHE.

Je suis toute tremblante !... Quel merveilleux hasard !... Ah ! J'ai hâte de connaître le contenu de cette lettre ! Voyons.

Elle décachette vivement, et lit.

« Mon amie,

L'heure de la séparation suprême va bientôt sonner : voici que je ne puis presque plus quitter mon fauteuil. Je veux t'écrire quelques lignes, et les confier à mon portrait, que tu consulteras quelquefois sans doute, lorsque je ne vivrai plus que dans ton souvenir.

Si tu savais, pauvre et chère enfant, combien je te suis reconnaissant des soins que tu me prodigues chaque jour ? Vieillard usé par les fatigues de la vie, j'ai trouvé en toi un ange de douceur et de bonté. Écoute-moi, ma douce Marthe, ton jeune coeur n'a pu s'ouvrir aux chaudes effluves de l'amour, aux chastes caresses du bonheur. Quelques mois, quelques jours à peine te séparent d'une nouvelle vie.

Je ne serai plus là ; le printemps sourira à ta jeunesse, l'espérance sourira à ton coeur.

Cette maison te paraîtra triste et sombre, mon souvenir ne suffira plus à tes aspirations...»

Marthe s'interrompant.

Oh ! Que dit-il, mon Dieu !...

« Tu aimeras alors, mon enfant ; l'amour c'est la loi suprême, tout aime sur la terre, tout aime dans le ciel. Choisis un coeur digne du tien, confie-lui ton avenir ; et, de temps en temps songez à moi tous les deux ; à moi, qui vous bénirai, comme je te bénis, ma bonne Marthe, pour le bonheur que tu répands sur les derniers jours de ma vie.

Comte D HÉRICOURT. »

Ah ! Le noble coeur ! Non, je n'aimerai personne, mon ami ; je garderai le nom que vous m'avez confié.

Elle s'assied rêveuse.

Ne plus aimer ! Est-ce possible à mon âge ?...

SCÈNE XIV.
Marthe, Raphaël.

RAPHAËL.

Est-ce que les fleurs ne s'ouvrent pas à chaque nouvelle aurore ?

MARTHE.

Monsieur.

RAPHAËL.

Ma foi, Madame, pardonnez-moi, car je me reconnais franchement indiscret. Vos dernières paroles m'ont touché. Je me suis souvent recueilli comme vous, et j'ai peut-être répondu à cette heure à ce point d'interrogation qui se plaçait constamment devant ma vie : « Ne plus aimer, est-ce possible à mon âge ? »

MARTHE.

Vous avez, sans doute, visité le château, monsieur ?

RAPHAËL.

Votre demeure réunit toutes les conditions du bien-être, madame ; elle séduit un pauvre touriste comme moi.

MARTHE.

J'en suis enchantée.

RAPHAËL.

Mais, avant de causer intérêts, n'est-il pas au moins indispensable que vous connaissiez le nom de votre futur locataire ?

MARTHE.

Nous allons échanger nos cartes, voulez-vous ?

Elle prend dans une coupe une carte qu'elle présente à Raphaël.

Je commence.

RAPHAËL.

Il prend la carte et offre la sienne.

C'est une présentation charmante.

MARTHE, lisant.

Raphaël de Prissac !

RAPHAËL, même jeu.

La comtesse Marthe d 'Héricourt !

MARTHE, avec une joie d'enfant.

Quoi ! Monsieur, vous êtes le poète Raphaël, le frère de ma meilleure amie, l'auteur de ce beau livre,

Elle lui présente le volume.

que vous avez appelé Les Rayonnements ?

RAPHAËL.

Et vous, Madame, vous êtes celle dont ma soeur nous entretient chaque jour ! Ah ! Maintenant que j'ai le bonheur de vous connaître, je comprends son amitié pour vous.

MARTHE.

Ah ! Monsieur Raphaël, c'est guidée par cette amitié que je m'éloigne de ce château ; je veux me rapprocher de votre mère et de votre soeur, oublier un peu ma solitude.

RAPHAËL.

Que ne cherchez-vous à l'embellir ? Elle vous plairait davantage. Ah ! Madame, je cherche un nid pour abriter ma famille, où trouverai-je celui qui abritera mon coeur ?

SCÈNE XV.
Les mêmes, Pierre.

PIERRE.

Encore un visiteur pour le château ; je vais le congédier.

MARTHE.

Allez, Pierre.

Pierre sort.

SCÈNE XVI.
Marthe, Raphaël.

MARTHE.

Je suis heureuse de vous recevoir, Monsieur Raphaël, et votre présence me fait désirer ardemment celle de mon amie.

RAPHAËL.

Vous me recevez aujourd'hui chez vous, Madame, mais Mademoiselle de Prissac peut vous recevoir demain chez elle ; mon intention est d'éloigner ma famille de Paris pendant quelques mois ; ne voudriez vous pas vivre auprès de nous ?

MARTHE, à part.

Auprès de lui !

Haut.

Si vous saviez combien je vous sais gré de cette offre bienveillante !

RAPHAËL, transporté.

Vous l'acceptez !... Je pars pour Paris, et dans huit jours nous venons nous installer.

MARTHE.

Je la refuse... J'ai besoin de m'éloigner... Il le faut, je le dois.

RAPHAËL.

Ah ! Je croyais que votre amitié...

MARTHE.

N'interprétez pas mal mon refus... Voyons, monsieur Raphaël, puisque la maison vous convient, venez vous y établir... à mon retour de Paris, je pourrais passer quelques jours auprès de mon amie.

RAPHAËL, à part.

Elle croit que je pourrais vivre sans elle maintenant,

Haut.

Décidément, madame, je vois que cette maison serait trop grande pour nous. Je ne sais trop à quoi je songeais... En Normandie, le ciel n'est pas toujours aussi bleu que le chantent les poètes... Voici bientôt un mois que j'ai quitté Paris... La nouvelle Athènes est une étrange maîtresse, Madame ; on reconnaît tous ses défauts, et cependant on ne peut vivre éloigné d'elle.

MARTHE.

Ah !

RAPHAËL.

Je quitterai ce soir la Normandie.

MARTHE.

Votre résolution est bien prompte, Monsieur Raphaël,

À part.

Je sens que je souffre, mon Dieu.

RAPHAËL, à part.

Je la suivrai partout, le bonheur est là.

Haut.

Hélas ! Madame, les poètes et les amoureux sont des fous. Mon voyage avait un double but : je voulais trouver,une retraite paisible pour ceux que j'aime : j'espérais... rencontrer l'idéal que j'aperçois quelquefois dans mes rêves.

MARTHE.

Mais la retraite est trouvée.

RAPHAËL.

Et l'idéal aussi.

MARTHE.

Monsieur Raphaël !

RAPHAËL.

Avez-vous aimé quelquefois, Madame ?

MARTHE.

Jamais.

RAPHAËL.

Ni moi ; à toutes les aspirations de ma jeunesse, j'ai répondu par des amours banales qu'un souffle fait évanouir. Je suis une âme qui souffre, parce qu'elle a cherché le bonheur et qu'elle ne l'a trouvé nulle part.

MARTHE.

Notre royaume n'est pas de ce monde.

RAPHAËL.

Qui sait ?... Dans mes rêves, je me suis demandé où je pourrais trouver le bonheur. - Dans l'amour, m'a répondu une voix mystérieuse, pleine d'harmonie... - Où est l'amour ?... - Cherche, a soupiré la voix... Et j'ai visité l'Italie, appelant de toutes les forces de mon âme une seconde Graziella ; l'écho seul m'a répondu.

MARTHE.

Vous rêvez peut-être un bonheur impossible ?

RAPHAËL.

Je cherche une âme.

MARTHE, embarrassée.

Monsieur Raphaël, l'amour tel que vous l'entendez n'existe pas.

RAPHAËL.

Est-ce votre bouche, Madame, qui vient de prononcer ce blasphème ? Cet amour n'existe pas ?

Avec feu.

Mais vous qui êtes digne de l'inspirer, ne sauriez-vous le partager ?

MARTHE.

Monsieur Raphaël, où allons-nous ?

RAPHAËL, tristement.

Je m'oubliais, n'est-ce pas, madame.

MARTHE.

Voyons, je vous ai fait de la peine ? Pourquoi me dites-vous de ces choses-là ? Ne sentez-vous pas que je suis aussi émue que vous, Raphaël ? Ne comprenez-vous pas que je dois vivre avec le souvenir du Comte d 'Héricourt ?

RAPHAËL, se dirigeant vers la porte.

Adieu, Madame ; les poètes sont des fous ; et, si l'amour existe, le bonheur n'existe pas.

MARTHE.

Il s'en va !... Monsieur Raphaël !

RAPHAËL.

Voyez comme je pars à regret ; il me semble que je vous laisse toute mon âme.

MARTHE.

Pourquoi partez-vous ainsi ?

RAPHAËL.

Je vais être franc... Écoutez, Marthe... Permettez-moi d'appeler ainsi la meilleure amie de ma soeur... Je pars, parce que je me grise de votre regard et de votre sourire, et que je crains le réveil.

MARTHE.

J'appartiens au souvenir du passé.

RAPHAËL.

J'aurais un culte pour lui. Écoutez, Marthe, ne refusez pas l'amour qui s'offre à vous : nous ne formerons qu'une famille ; nous marcherons vers l'avenir en nous tenant par la main ; ma mère sera la vôtre, ma soeur sera votre soeur. Marthe ! Marthe ! Voulez-vous être ma femme ?

MARTHE, à part.

Oh ! Je sens bien que je l'aime, et je n'ai pas la force de résister.

RAPHAËL.

Il n'est qu'une grande chose sur la terre, et c'est l'amour : voulez-vous accepter le mien ?

MARTHE.

Mon Dieu, inspirez-moi ! Comte d 'Héricourt, bénissez-nous !

RAPHAËL, les mains jointes.

C'est la vie que j'attends.

MARTHE.

Eh bien ! Vivez, Raphaël.

Elle lui tend la main.

SCÈNE XVII.
Les mêmes, Pierre.

PIERRE.

Des visiteurs pour le château, madame.

MARTHE.

Cette fois, Pierre, vous allez enlever l'écriteau.

RAPHAËL.

Est-ce que je rêve ?

MARTHE, regardant Raphaël.

Hâtez-vous, Pierre. Vous direz aux visiteurs que la maison est louée, et que le bonheur va venir l'habiter.

 



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Notes

[1] Rose et Papillon romance, paroles d'Evariste Carrance musique de Lodoïs Lataste, a été publiée dans le Journal dU Dimanche du 13 février 1870, numéro 1283.

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