QUARANTE-UNIÈME PROVERBE.
Trois livres le Volume.
M. DCC. LXXI. Avec Approbation et Privilège du Roi.
de CARMONTELLE.
À PARIS, chez Sébastien JORRY, vis à vis le Comédie Française, chez Le JAY, rue Saint Jacques, près celle des Mathurins.
Texte établi par Paul FIEVRE mai 2021.
Publié par Paul FIEVRE juin 2021.
© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:41.
PERSONNAGES
MONSIEUR DEVERBERIE. Habit vert, brandebourgs d'or, veste d'or, perruque à noeuds.
MONSIEUR DELAMERCI. Habit, veste rouge, galonnés d'or, chapeau, épée.
L'ABBÉ DE L'EXERGUE. En habit noir, rabat, manteau, grande perruque d'Abbé.
LEROUX, Laquais de Monsieur Deverberie. En redingote, une serviette à la main.
La Scène est chez Monsieur Deverberie.
Texte extrait de "Proverbes dramatiques..., seconde édition, tome troisième, sixième partie", Louis de Carmontelle, Paris : Jorry, Lejay, 1774. pp. 3-22.
LA MÉDAILLE D'OTHON
SCÈNE PREMIÈRE.
Monsieur Deverberie, Leroux.
MONSIEUR DEVERBERIE.
Tu dis que Monsieur Delamerci viendra sûrement ?
LEROUX.
Oui, Monsieur ; il a envoyé savoir quand vous rentreriez.
MONSIEUR DEVERBERIE.
C'est bon. Il faut faire du chocolat.
LEROUX.
À l'heure qu'il est ?
MONSIEUR DEVERBERIE.
Oui.
LEROUX.
Pour qui ?
MONSIEUR DEVERBERIE.
Pour lui.
LEROUX.
Mais, Monsieur, on ne prend pas de chocolat l'après-midi.
MONSIEUR DEVERBERIE.
Non pas tout le monde, mais lui.
LEROUX.
À la bonne heure.
MONSIEUR DEVERBERIE.
C'est que je veux qu'il goûte le mien, il s'y connaît, et il l'aime beaucoup.
LEROUX.
Allons.
Annonçant.
Monsieur Delamerci.
SCÈNE II.
Deverberie, Monsieur Delamerci, Leroux.
MONSIEUR DELAMERCI.
Ah, Monsieur Deverberie, enfin, je vous trouve ; j'avais bien peur de vous manquer.
MONSIEUR DEVERBERIE.
Je n'avais garde de ne pas vous attendre, d'abord que j'ai su que vous aviez à me parler ; mais avant tout, je vous en prie, prenez une tasse de chocolat.
MONSIEUR DELAMERCI.
Je vous remercie.
MONSIEUR DEVERBERIE.
C'est que vous ne connaissez pas celui-là ; Leroux, allez donc.
LEROUX.
Oui, Monsieur.
MONSIEUR DELAMERCI.
Je vous dis que je vous suis bien obligé.
MONSIEUR DEVERBERIE.
Quelles façons ! Allons, allons, faites toujours.
MONSIEUR DELAMERCI.
Mais réellement, je n'en veux pas.
MONSIEUR DEVERBERIE.
Vous n'en prendrez que ce que vous voudrez. Leroux ?
À Monsieur Delamerci.
Voulez-vous du pain avec ?
MONSIEUR DELAMERCI.
Je vous dis que je ne veux rien.
MONSIEUR DEVERBERIE.
Ah, oui, oui. Leroux, ayez soin d'avoir un petit pain.
LEROUX.
Oui, Monsieur.
MONSIEUR DEVERBERIE.
Et dépêchez-vous.
LEROUX.
Cela ne sera pas long.
SCÈNE III.
Monsieur Deverberie, Monsieur Delamerci.
MONSIEUR DEVERBERIE.
Je suis bien-aise que vous preniez de mon chocolat, parce que vous vous y connaissez bien, et que vous me direz ce que vous en penserez.
MONSIEUR DELAMERCI.
Je vous réponds que je n'en prends jamais, et surtout à cette heure-ci.
MONSIEUR DEVERBERIE.
Oh, il ne vous fera pas de mal, il est fait chez moi.
MONSIEUR DELAMERCI.
Voulez-vous me laisser dire ce qui m'amène ?
MONSIEUR DEVERBERIE.
Volontiers ; mais c'est que j'étais bien-aise d'être sûr avant, d'avoir votre avis sur mon chocolat.
MONSIEUR DELAMERCI.
Vous connaissez l'Abbé de l Exergue ?
MONSIEUR DEVERBERIE.
Si je le connais ? Sûrement. Eh, vous me faites songer !... Il doit venir ici cette après-dînée ; c'est lui qui m'a procuré le cacao, il faudra bien qu'il en prenne aussi du chocolat.
MONSIEUR DELAMERCI.
Vous n'avez que votre chocolat dans la tête ; mais puisque l'Abbé vient ici, il faut bien que je l'attende.
MONSIEUR DEVERBERIE.
Sans doute, vous prendrez du chocolat ensemble.
MONSIEUR DELAMERCI.
C'est un homme très curieux en médailles, à ce que vous m'avez dit ?
MONSIEUR DEVERBERIE.
C'est très vrai. Leroux ? Je crains qu'il n'en fasse pas assez.
MONSIEUR DELAMERCI.
Ne vous inquiétez pas de cela. Je voudrais causer avec l'Abbé, un peu, pour savoir...
MONSIEUR DEVERBERIE.
Permettez que j'aille dire à Leroux...
MONSIEUR DELAMERCI.
Cela n'est pas nécessaire.
MONSIEUR DEVERBERIE.
Allons, comme vous voudrez ; mais vous serez cause qu'il n'y aura pas assez de chocolat de fait.
MONSIEUR DELAMERCI.
Je vous dis que je n'en prendrai pas, ainsi il y en aura toujours assez pour l'Abbé.
MONSIEUR DEVERBERIE.
Oh ! Bon, vous en prendrez aussi tous les deux. Eh bien ?
MONSIEUR DELAMERCI.
Eh bien, si l'Abbé avait une certaine médaille, qui me manque, je serais le plus heureux homme du monde.
MONSIEUR DEVERBERIE.
Vous saurez cela en prenant du chocolat ensemble.
MONSIEUR DELAMERCI.
On m'a dit qu'il l'avait, et vous sentez bien que s'il voulait me la céder...
MONSIEUR DEVERBERIE.
Oh, il le fera, puisqu'il m'a cédé le cacao avec quoi j'ai fait mon chocolat.
MONSIEUR DELAMERCI.
Ce n'est pas la même chose.
MONSIEUR DEVERBERIE.
Pardonnez-moi, pardonnez-moi.
SCÈNE IV.
Monsieur Delamerci, L'Abbé, Monsieur Deverberie, Leroux.
LEROUX, annonçant.
Monsieur l'Abbé de l Exergue.
MONSIEUR DEVERBERIE.
Ah, le voilà. Je savais bien moi qu'il viendrait. Leroux, il faut faire une tasse de plus.
LEROUX.
Oui, oui, Monsieur.
L'ABBÉ.
De quoi ?
MONSIEUR DEVERBERIE.
Du chocolat, vous en prendrez.
L'ABBÉ.
Oh, Pour cela non.
MONSIEUR DEVERBERIE.
Faites, faites toujours.
LEROUX.
Oui, Monsieur.
MONSIEUR DEVERBERIE.
Deux pains, trois pains, vous entendez ?
LEROUX.
Oui, oui.
MONSIEUR DEVERBERIE.
Ah, écoutez.
Il parle à l'oreille de Leroux.
MONSIEUR DELAMERCI.
Monsieur l'Abbé, j'avais la plus grande envie de vous voir.
L'ABBÉ.
Monsieur, je suis charmé de cette rencontre, il y a longtemps que je sais que vous avez le plus beau Cabinet de Médailles qui soit au monde, et...
MONSIEUR DELAMERCI.
Monsieur, il est vrai, mais...
MONSIEUR DEVERBERIE, revenant.
Il faut un peu de temps, pour qu'il soit bon ; mais vous n'attendrez pas trop. Je vous détourne peut-être. Ah, Leroux, mettez-nous toujours une table.
LEROUX.
Celle-là ?
MONSIEUR DEVERBERIE.
Non, l'autre, celle de bois d 'Acajou. Tenez, la voilà tout près de vous.
LEROUX.
C'est vrai.
Il apporte la table.
MONSIEUR DEVERBERIE.
Allez-vous-en à présent.
SCÈNE V.
Monsieur Delamerci, L'Abbé, Monsieur Deberberie.
L'ABBÉ, à Monsieur Delamerci.
Monsieur, vous avez les plus belles collections...
MONSIEUR DEVERBERIE.
Il est un peu étourdi ; mais il fait très bien le chocolat.
MONSIEUR DELAMERCI.
Monsieur l Abbé, il n'y a point de belle collection, quand elle n'est pas complète.
MONSIEUR DEVERBERIE.
Oh ! Mais l'Abbé fera votre affaire il est très obligeant, et je me souviendrai toujours du cacao...
L'ABBÉ.
Ne parlons pas de cela.
MONSIEUR DEVERBERIE.
Mais c'est la base du chocolat. Que je ne vous interrompe pas, je vous prie.
MONSIEUR DELAMERCI.
Une pièce qui me serait bien précieuse, c'est une Médaille d 'Othon, et l'on dit que vous en avez une.
L'ABBÉ.
Il est vrai, et très belle même ; elle est de bronze.
MONSIEUR DELAMERCI.
Vous pourriez me faire un très grand plaisir.
L'ABBÉ.
Il faut savoir ; si c'est quelque échange...
MONSIEUR DELAMERCI.
Non ; c'est cette Médaille d'Othon, qui justement me manque, et qu'on m'a dit que vous aviez achetée avant-hier. Si vous vouliez me la céder...
L'ABBÉ.
Si elle vous fait un si grand plaisir !...
MONSIEUR DELAMERCI.
C'est réellement un service, et je vous donnerai tout ce que vous voudrez.
L'ABBÉ.
Mais il y aura peut-être moyen de nous arranger.
MONSIEUR DELAMERCI.
Comment ?
L'ABBÉ.
Si vous avez quelque chose qui me convienne.
MONSIEUR DELAMERCI.
Je ne crois pas, et puis cela serait trop long, je pars demain.
L'ABBÉ.
Hé bien, à votre retour.
MONSIEUR DELAMERCI.
Non, je vous en supplie ; dites ce que vous en voulez.
L'ABBÉ.
Je ne fais ordinairement que des échanges, et j'ai une chose en vue pour laquelle je la donnerais volontiers. Si vous pouviez l'avoir...
MONSIEUR DELAMERCI.
Je l'aurais bien si j'avais le temps, chargez-vous de l'acheter. Combien en veut-on ?
L'ABBÉ.
C'est une affaire de dix louis.
MONSIEUR DELAMERCI.
Eh bien, je m'en vais vous les donner. Votre Othon est-il chez vous ?
L'ABBÉ.
Non, je l'ai ici.
MONSIEUR DELAMERCI.
Finissons notre affaire.
MONSIEUR DEVERBERIE.
Oui, avant de prendre du chocolat.
L'ABBÉ.
Je ne peux pas.
MONSIEUR DELAMERCI.
Pourquoi cela ? D'abord que vous l'avez ; songez donc que je voudrais partir demain de bonne-heure.
L'ABBÉ.
Je comprends bien.
MONSIEUR DELAMERCI.
Vous n'êtes engagé avec personne, pour cette médaille ?
L'ABBÉ.
Non.
MONSIEUR DELAMERCI.
Voyons-là.
L'ABBÉ.
Je ne peux pas vous la montrer à présent.
MONSIEUR DELAMERCI.
Comment ?
L'ABBÉ.
J'ai des raisons ; vous l'aurez demain.
MONSIEUR DELAMERCI.
Mais d'abord que vous l'avez ici, pourquoi me remettre ? Je vais vous compter vos dix louis.
L'ABBÉ.
Ce n'est pas là ce qui m'arrête.
MONSIEUR DELAMERCI.
Je n'y comprends rien ; mais je vous prie en grâce, de me faire le plaisir de me la céder actuellement.
L'ABBÉ.
Je vous jure que je ne demande pas mieux.
MONSIEUR DELAMERCI.
Mais quelle raison pouvez-vous avoir ?
L'ABBÉ.
Je ne puis pas vous la dire.
MONSIEUR DELAMERCI.
Oh ! Pour cela, Monsieur l'Abbé, je ne puis pas m'empêcher de croire que vous voulez la céder à un autre.
L'ABBÉ.
Je vous jure, en honneur, que vous l'aurez.
MONSIEUR DELAMERCI.
Et vous ne voulez pas me la montrer ?
L'ABBÉ.
Si je le pouvais, croyez...
MONSIEUR DELAMERCI.
Hé bien ! Dites-moi seulement pourquoi ; je ne vous demande que cela.
L'ABBÉ.
Vous êtes bien pressant.
MONSIEUR DELAMERCI.
Que diable cela vous fait-il ?
L'ABBÉ.
Mais c'est que...
MONSIEUR DELAMERCI.
Dites donc ?
L'ABBÉ.
Allons ; mais en vérité... Je vous dis que...
MONSIEUR DELAMERCI.
Quoi ! Allez-vous encore vous défendre ?
L'ABBÉ.
Puisque vous le voulez absolument...
MONSIEUR DELAMERCI.
Je vous en prie.
L'ABBÉ.
Il faut bien y consentir. Vous saurez qu'avant hier au soir j'achetai cette médaille, qui est réellement très belle.
MONSIEUR DELAMERCI.
Je vous en crois sur votre parole.
L'ABBÉ.
Celui qui me la vendit, voulut absolument me donner à souper ; c'était dans le quartier Saint-Victor, où l'on ne trouve point de fiacres : je fus donc obligé de revenir à pied. En passant dans une petite rue, deux hommes, qui marchaient derrière moi me firent craindre qu'ils ne fussent des voleurs ; j'eus beau doubler le pas, ces hommes me suivaient, et ma crainte augmentait. J'étais très occupé de sauver ma Médaille, et je m'embarrassais peu du reste. Je pris le parti de l'avaler, je n'eus pas plutôt fait, que ces deux hommes tournèrent par une autre rue, et je me repentis de ma peur.
MONSIEUR DELAMERCI.
Depuis ce temps-là...
L'ABBÉ.
Depuis ce temps-là, je l'ai toujours dans le corps, ainsi vous voyez bien que je ne peux pas vous la montrer ; elle ne me fait point de mal.
MONSIEUR DEVERBERIE.
Hé bien ! Prenez du chocolat, cela fera peut-être que...
L'ABBÉ.
Non, au contraire : ainsi vous voyez bien que j'avais mes raisons.
MONSIEUR DELAMERCI.
Il est vrai ; mais quand pourrai-je donc partir ?
L'ABBÉ.
Je ne sais pas ; mais d'ici à deux ou trois jours, seulement...
MONSIEUR DELAMERCI.
Quoi ! Deux ou trois jours !...
L'ABBÉ.
Je ne peux pas répondre du temps.
MONSIEUR DELAMERCI.
Mais n'y aurait-il pas quelques moyens à prendre ; car cela me dérange prodigieusement.
MONSIEUR DEVERBERIE.
C'est dommage que l'Abbé croie que le chocolat... mais essayez-en toujours.
L'ABBÉ.
Tenez, puisque vous êtes si pressé...
MONSIEUR DELAMERCI.
Voyons ?
L'ABBÉ.
Venez-vous en chez moi, en chemin nous passerons chez mon apothicaire...
MONSIEUR DELAMERCI.
Je vous entends.
L'ABBÉ.
Et peut-être finirions-nous cette affaire-là tout de suite.
MONSIEUR DELAMERCI.
Allons, je le veux bien ; ne perdons pas de temps.
MONSIEUR DEVERBERIE.
Vous ne voulez pas de chocolat ?
MONSIEUR DELAMERCI.
Une autre fois.
MONSIEUR DEVERBERIE.
Demain avant de partir ?
MONSIEUR DELAMERCI, en s'en allant.
Oui, oui.
Explication du Proverbe : 41. Ce qui est bon à prendre, est bon à rendre.
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