PREMIER PROVERBE.
M. DCC. LXVIII. Avec Approbation et Privilège du Roi.
de CARMONTELLE.
À Paris, chez MERLIN, Au bas de la Rue de Harpe, vis à vis de la rue Poupée.
Texte établi par Paul FIEVRE juin 2018
© Théâtre classique - Version du texte du 30/11/2022 à 23:15:40.
PERSONNAGES
MONSIEUR DU PAS, Maître de ballet.
LE COMTE D'ORVILLE.
LA FRANCE, Laquais de Monsieur du Pas.
La scène est chez Monsieur du Pas.
Dans PROVERBES DRAMATIQUES, Tome premier, Première partie, 1768.
LE MAÎTRE DE BALLETS.
SCÈNE PREMIÈRE.
Monsieur du Pas, La France.
MONSIEUR DU PAS, en robe de chambre et en peignoir, s'ôtant la poudre, à la cheminée.
La France, le tailleur a-t-il raccommodé mon habit de la chaconne ? [ 1 Chaconne : Air de danse très étendu, à trois et quelquefois à quatre temps, qui servait de finale à un ballet ou à un opéra. [L]]
LA FRANCE.
Oui, Monsieur, mais il n'a point d'ordre pour la nouvelle culotte.
MONSIEUR DU PAS.
Comment, il n'a pas d'ordre ! Il se moque de moi, je lui ai parlé hier à l'Opéra.
LA FRANCE.
Je le sais bien.
MONSIEUR DU PAS.
Qu'est-ce qu'il veut donc dire ?
LA FRANCE.
Il parle de ces Messieurs.
MONSIEUR DU PAS.
Quels Messieurs ?
LA FRANCE.
Je ne sais pas, moi.
MONSIEUR DU PAS.
Comment ?
LA FRANCE.
Ils disent que vous avez déjà eu deux culottes pour cet habit-ci, et que trois c'est trop.
MONSIEUR DU PAS.
Ils disent cela ?
LA FRANCE.
Oui, Monsieur.
MONSIEUR DU PAS.
Hé bien, je ne danserai pas demain, justement c'est Dimanche, j'irai à la campagne ; vous n'avez qu'à le leur dire.
LA FRANCE.
Oui, Monsieur.
MONSIEUR DU PAS.
C'est trop de trois culottes ! J'en veux douze. Vous enverrez chercher mon cabriolet chez le sellier, entendez-vous ?
LA FRANCE.
Oui, Monsieur.
MONSIEUR DU PAS.
Ah, deux culottes ! Je leur apprendrai. Il y a quelqu'un là, voyez un peu. Ils s'en repentiront.
SCÈNE II.
Monsieur Du Pas, Le Comte, La France.
LE COMTE, en chenille.
Monsieur du Pas, est-il ici ?
LA FRANCE.
Oui, Monsieur, le voilà.
MONSIEUR DU PAS, sans se retourner.
Qu'est-ce qu'il y a ?
LE COMTE.
Monsieur du Pas, vous ne me connaissez point ?
MONSIEUR DU PAS, regardant à peine.
Non.
LE COMTE.
C'est que je viens vous prier de vouloir bien me dire ce que vous pensez de ma danse ; parce que je voudrais danser dans un Opéra.
MONSIEUR DU PAS, avec dedain.
Vous ?
LE COMTE.
Oui.
MONSIEUR DU PAS, sans se retourner.
Vous êtes trop petit.
LE COMTE.
Cela ne fait rien. Si vous voulez voir.
Il danse.
MONSIEUR DU PAS, regardant de côté.
Cela ne vaut pas le diable.
LE COMTE.
Mais on m'a pourtant dit, ... tenez, voyez ceci.
Il danse encore.
MONSIEUR DU PAS, regardant dans la glace.
Pitoyable !
LE COMTE.
Mais, Monsieur ....
MONSIEUR DU PAS.
Je vous dis que c'est inutile, vous n'êtes pas ce qu'on appelle un sujet ; je vous dirai plus, on ne fera jamais rien de vous, nulle disposition enfin.
LE COMTE.
Mais ce genre-ci, par exemple.
Il danse.
MONSIEUR DU PAS.
Hé bien ; c'est danser de force, et je ne me chargerai point de vous faire dansez à l'Opéra, pas même parmi les figurants. /
LE COMTE.
Mais, Monsieur, ce n'est point à l'Opéra où vous dansez, que je veux...
MONSIEUR DU PAS.
Quoi, à l'Opéra de Lyon, de Bordeaux ? Voilà une belle ambition ! Si, si !
LE COMTE.
Hé, non, ce n'est pas cela ; c'est dans un Opéra de Société, à la campagne, et je suis le Comte d'Orville.
MONSIEUR DU PAS.
Ah, cela est différent. Monsieur le Comte, je vous demande bien pardon ; mais c'est que si vous saviez comme je suis persécuté, ... on ne finirait jamais avec ces Messieurs-là, si on voulait les écouter.
LE COMTE.
Je le crois bien.
MONSIEUR DU PAS.
Revoyons un peu.
À La France ôtant son peignoir.
Ôtez moi cela.
LE COMTE.
Tenez, parlez-moi vrai.
Il danse.
MONSIEUR DU PAS.
Ne vous inquiétez pas, allez toujours. Pas mal la tête et les épaules sont placées. Point de force, moelleusement. À merveilles ! Voilà ce qui s'appelle danser, cela.
LE COMTE.
Trouvez-vous réellement ?
MONSIEUR DU PAS.
Très bien, très bien.
LE COMTE.
Je suis bien aise que vous soyez content. Vous allez voir actuellement ceci.
Il danse.
MONSIEUR DU PAS.
Soutenez, fort bien. De la précision, de l'oreille, comment diable, Monsieur le Comte ! Allez, allez, là, enlevez, à miracle ! Voilà ce que c'est.
LE COMTE.
Vous croyez donc que je pourrai hasarder ?
MONSIEUR DU PAS.
Comment, hasarder ? Je voudrais avoir un danseur comme vous à l'Opéra, et je ne sais pas où j'avais l'esprit tout à l'heure, en vous disant ce que je vous ai dit.
LE COMTE.
Parbleu, vous me ravissez, j'aime votre franchise.
MONSIEUR DU PAS.
C'est, je vous dis, qu'on me tracasse pour des misères ; j'aurais été au désespoir de ne vous avoir pas vu avec attention.
LE COMTE.
Enfin, vous êtes content. Les bras , comment les trouvez-vous ?
MONSIEUR DU PAS.
Moelleux, sans contraction.
LE COMTE.
Oh, oui, c'est ce que j'ai. La tête ?
MONSIEUR DU PAS.
Je vous l'ai dit, fort bien. Suivez votre oreille, soutenez, enlevez, point de force.
LE COMTE.
C'est tout ce que j'aime ; je viendrai vous remercier.
MONSIEUR DU PAS.
Cela n'en vaut pas la peine.
LE COMTE.
Je vous demande pardon, et puis j'aurai encore besoin de vos conseils, sur un pas de deux que j'ai composé, qui est charmant ; mais ce sera pour une autre fois.
MONSIEUR DU PAS.
Quand vous voudrez, Monsieur le Comte, je ferai toujours à vos ordres.
Il reconduit le Comte.
LE COMTE.
Où allez-vous donc ? Point de cérémonies, entre nous autres danseurs.
MONSIEUR DU PAS.
Je vous rends ce que je vous dois.
LE COMTE.
Soutenez, enlevez et point de force. Je me souviendrai de cela.
MONSIEUR DU PAS.
Vous n'en aurez pas besoin, cela ira à merveilles.
LE COMTE.
Adieu, Monsieur du Pas.
MONSIEUR DU PAS.
Monsieur le Comte, je suis bien votre serviteur.
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Notes
[1] Chaconne : Air de danse très étendu, à trois et quelquefois à quatre temps, qui servait de finale à un ballet ou à un opéra. [L]