PROVERBE.
QUATRE-VINGT-ONZIÈME PROVERBE.
M. DCC. LXXXI. Avec approbation et privilège du Roi
de CARMONTELLE.
À AMSTERDAM, et se trouve à Paris, Chez ESPRIT, au Palais-Royal, et chez LAPORTE, Libraire, Rue des Noyers.
Texte établi par Paul FIEVRE mai 2021
Publié par Paul FIEVRE juin 2021.
© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:42.
PERSONNAGES
MADAME DE CLERSEL.
LE COMTE DE VALPREUX.
LE BARON DE VALPREUX Fils.
LE DUC DE NERVAY, Ministre.
MONSIEUR BOUFFI, Financier.
LE BRUN, Valet de chambre de Madame de Clersel.
La Scène est chez Madame de Clersel.
Extrait de PROVERBES DRAMATIQUES DE CARMONTELLE (...), chez Poinçot libraire, Tome VII, Amesterdam, 1781. pp. 255-289.
LE FRIPON ORGUEILLEUX
SCÈNE PREMIÈRE.
Madame de Clersel, Monsieur Bouffi.
MADAME DE CLERSEL.
Entrons ici, et asseyons-nous.
MONSIEUR BOUFFI.
Oh très volontiers, Madame, je n'aime point à me tenir debout nulle part ; c'est ce qui fait que je vais rarement aux audiences.
MADAME DE CLERSEL.
Vous n'en avez plus besoin, à ce qu'on m'a dit, Monsieur Bouffi ; car vous êtes fort riche, et vous avez quitté les affaires.
MONSIEUR BOUFFI.
Oui, Madame ; et, Dieu merci, quand on a cent mille écus de rente, on n'est pas mal.
MADAME DE CLERSEL.
On est au dessus de tout.
MONSIEUR BOUFFI.
Pas absolument, Madame ; cependant ma fortune est l'ouvrage de dix ans, et je crois que cela prouve le mérite ; mais j'ai toujours devant les yeux ces diables de gens de qualité, qui se croient au-dessus de tout le monde, et cela me tracasse.
MADAME DE CLERSEL.
Il faut laisser à chacun sa chimère. Venons à l'affaire dont on m'a dit que vous aviez à me parler, Monsieur Bouffi.
MONSIEUR BOUFFI.
Madame, j'ai envie de me marier, et je crois être un assez bon parti.
MADAME DE CLERSEL.
Sûrement.
MONSIEUR BOUFFI.
Cependant je voudrais être encore meilleur, et c'est pour cela que je veux me marier.
MADAME DE CLERSEL.
Je ne vous comprends pas.
MONSIEUR BOUFFI.
Je vais m'expliquer : ce n'est pas assez d'être riche, il faut avoir un état, et c'est ce qui m'occupe depuis longtemps.
MADAME DE CLERSEL.
Mais le vôtre ?...
MONSIEUR BOUFFI.
N'était rien en comparaison de ce que je désire. J'ai pour voisin un homme de mes amis, homme de qualité simple ; mais son fils n'est pas de même, il aime à vivre, pendant que son père amasse ; c'est le Baron de Valpreux.
MADAME DE CLERSEL.
Ce sont des gens de bonne maison.
MONSIEUR BOUFFI.
Je ne le sais que trop ! Il a voulu m'écraser ce Baron avec sa qualité ; mais avec mon argent j'ai pris le dessus ; j'ai agrandi ma terre au point qu'elle est dix fois plus grande que la sienne ; il aime la chasse, et il est très borné de tous les côtés par mes possessions.
MADAME DE CLERSEL.
Vous devez être content.
MONSIEUR BOUFFI.
Point du tout. Il donne des spectacles chez lui ; on y joue la comédie assez bien : qu'est-ce que j'ai fait chez moi ? je donne des opéra-comiques, et je l'emporte par la musique.
MADAME DE CLERSEL.
Eh bien, cela est encore un triomphe pour vous.
MONSIEUR BOUFFI.
Qui ne me satisfait point. On dit toujours la comédie de Monsieur le Baron.
MADAME DE CLERSEL.
Et la vôtre, celle de Monsieur Bouffi ?
MONSIEUR BOUFFI.
Oui, Madame, voilà ce qui me désole, parce que cela a quelque chose d'humiliant ; je ne voudrais pas qu'il fût au-dessous de moi ; mais je voudrais du moins être son égal.
MADAME DE CLERSEL.
Mais s'il vous traite bien ?
MONSIEUR BOUFFI.
Il y a toujours dans les honnêtetés avec moi ce ton supérieur de la qualité ; enfin, il n'envie point mon sort ; et, plus riche que lui de beaucoup, je suis réduit à envier le sien.
MADAME DE CLERSEL.
C'est une folie.
MONSIEUR BOUFFI.
Qui me fera mourir de chagrin.
MADAME DE CLERSEL.
Mais que puis-je faire à cela, moi ?
MONSIEUR BOUFFI.
Premièrement, favoriser un mariage que je désire, et qui dépend entièrement de vous.
MADAME DE CLERSEL.
Je vous entends, Monsieur Bouffi ; la tournure que vous prenez est très délicate pour me déclarer votre amour.
MONSIEUR BOUFFI.
Je n'ose point me flatter de vous inspirer de l'amour, Madame ; ce n'est point là ce qui me fait désirer de vous épouser.
MADAME DE CLERSEL.
Mais quoi donc ?
MONSIEUR BOUFFI.
Deux raisons : la première, de vous enlever au Baron qui vous aime à la fureur, et qui espère que vous vous rendrez à son amour.
MADAME DE CLERSEL.
Comment savez-vous cela ?
MONSIEUR BOUFFI.
Avec de l'argent, on sait tout ce que l'on veut savoir. Si je puis vous paraître digne de vous, Madame, je vous ferai Marquise ; j'ai des moyens pour cela, et je vous assurerai un douaire de cinquante mille livres de rentes ; voilà, je crois, ce que le Baron de Valpreux ne pourra jamais faire avec tout son amour et sa naissance.
MADAME DE CLERSEL.
Cela mérite d'y penser. Et comment me ferez-vous Marquise ?
MONSIEUR BOUFFI.
En faisant ériger ma terre en marquisat. Monsieur le Duc de Nervay est votre ami, il est ministre, et rien ne lui sera plus facile.
MADAME DE CLERSEL.
Mais il est ami du Baron de Valpreux et de son père.
MONSIEUR BOUFFI.
Ont-ils votre parole ?
MADAME DE CLERSEL.
Non, pas absolument.
MONSIEUR BOUFFI.
Eh bien, ne dites rien à Monsieur le Duc de nos projets.
MADAME DE CLERSEL.
Vous avez raison. Il m'a fait demander aujourd'hui un rendez-vous ici ; je lui parlerai de votre affaire.
MONSIEUR BOUFFI.
Et nous conclurons tout de suite le mariage.
MADAME DE CLERSEL.
Allons, je n'y perdrai pas un moment.
MONSIEUR BOUFFI.
D'ailleurs, le Baron de Valpreux ne sera pas si riche qu'il le croit, il peut s'en rapporter à moi.
MADAME DE CLERSEL.
Réellement ?
MONSIEUR BOUFFI.
Je n'ai pas l'honneur de vous en dire davantage ; j'ai une affaire à terminer, je reviendrai tout de suite pour savoir la réponse de Monsieur le Duc de Nervay.
SCÈNE II.
Madame de Clersel, Le Baron, Monsieur_Bouffi.
LE BRUN.
Monsieur le Baron de Valpreux.
MONSIEUR BOUFFI.
Ah ! Je vous prie, qu'il ne se doute de rien.
LE BARON.
Quoi ! Madame, vous avez ici mon voisin, Monsieur Bouffi ? C'est un homme charmant !
Il lui tend la main. Monsieur Bouffi se baisse et se redresse tout de suite.
MONSIEUR BOUFFI.
Monsieur le Baron a bien de la bonté !
LE BARON.
Il a donné, cette année, des spectacles charmants, délicieux !
MONSIEUR BOUFFI.
Monsieur, après les vôtres.
LE BARON.
Je n'avais point de musique : ce n'était rien du tout en comparaison ; mais je dis rien, Monsieur Bouffi.
MONSIEUR BOUFFI.
Il est vrai que la musique...
LE BARON.
Fait tout, tout, vous dis-je, dans un spectacle.
MONSIEUR BOUFFI.
Et la mienne n'était pas mauvaise.
LE BARON.
Où allez-vous donc, Monsieur Bouffi ?
MONSIEUR BOUFFI.
Une affaire m'oblige de quitter Madame.
MADAME DE CLERSEL.
Vous reviendrez ?
MONSIEUR BOUFFI.
Oui, Madame, promptement.
LE BARON.
Adieu, adieu, Monsieur Bouffi.
SCÈNE III.
Madame de Clersel, Le Baron.
LE BARON.
Qu'est-ce que vous faites donc de cet homme-là chez vous, Madame ?
MADAME DE CLERSEL.
Je le vois comme tout le monde.
LE BARON.
Cela m'étonne ! Quoi, vous empruntez de l'argent ?
MADAME DE CLERSEL.
Je vous réponds que non ; mais il me semble que sans cela on le rencontre par tout.
LE BARON.
C'est qu'on est peu délicat.
MADAME DE CLERSEL.
D'ailleurs, il a une chose très commode, partout où il passe la soirée, il ne soupe pas, il n'y a que chez lui.
LE BARON.
Par ce moyen, on ne mange point avec lui cela est vrai ; cependant vous prenez son parti d'une manière qui m'inquiète : ce n'est pas que je lui veuille du mal à Monsieur Bouffi ; il a été élevé dans notre maison, et il a toute la confiance de mon père.
MADAME DE CLERSEL.
Vous voyez bien que je n'ai pas tort de le recevoir.
LE BARON.
Cela est différent. Il y a bien quelque chose à redire sur la manière dont il s'est enrichi.
MADAME DE CLERSEL.
On croit toujours avoir des reproches à faire aux gens riches.
LE BARON.
Eh bien, Madame, ne parlons plus de lui, ne parlons que de vous. Vous connaissez ma fortune, et vous devez me connaître assez pour savoir si je suis digne de vous ; mon père veut absolument me marier, il croit que mes assiduités auprès de vous m'ont permis d'espérer de vous obtenir.
MADAME DE CLERSEL.
Je ne vous ai pas dit le contraire.
LE BARON.
Non : mais vous ne m'avez rien dit de positif ; et il est certain que si je ne vous épouse pas, rien au monde ne pourra plus me toucher ; vous allez faire le malheur de ma vie.
MADAME DE CLERSEL.
Vous le croyez, et j'en suis persuadée ; mais vous pourriez obtenir du temps de Monsieur votre père.
LE BARON.
Et à quoi bon retarder ce qui peut me rendre le plus heureux homme du monde ?
MADAME DE CLERSEL.
À éprouver votre amour.
LE BARON.
Dites plutôt à me prouver que vous ne m'aimez pas.
MADAME DE CLERSEL.
Je ne dis pas cela
LE BARON.
Mais dites-moi du moins que vous m'aimez.
MADAME DE CLERSEL.
Ce serait m'engager.
LE BARON.
Et vous le craignez, Madame ? J'ai des soupçons...
MADAME DE CLERSEL.
Quels sont-ils ?
LE BARON.
Je trouve qu'ils vous avilissent trop pour vous les dire ; mais comparez du moins la différence qu'il y aurait de m'épouser, ou de me préférer...
MADAME DE CLERSEL.
Allons, vous êtes fou. Je vous quitte, parce que j'ai à écrire.
Elle s'en va.
LE BARON.
Et vous me laissez, sans chercher à me rassurer, sans aucune pitié ? Elle ne m'écoute plus !
SCÈNE IV.
Le Duc, Le Baron, Le Brun.
LE BRUN.
Monsieur le Duc de Nervay.
LE DUC.
Ah ! vous voici, Baron. Où est donc Madame de Clersel ?
LE BARON.
Elle vient de passer dans son boudoir.
LE BRUN.
Monsieur le Duc veut-il que je l'avertisse ?
LE BARON.
Un moment, Le Brun.
LE BRUN.
Monsieur sonnera.
SCÈNE V.
Le Duc, Le Baron.
LE DUC.
Qu'avez-vous donc à me dire, auriez-vous changé de sentiment au sujet de Madame de Clersel ?
LE BARON.
Non sûrement, Monsieur le Duc ; mais je crains bien d'avoir abusé de vos bontés, en vous engageant dans une démarche infructueuse.
LE DUC.
Voyons : qui vous le fait penser ?
LE BARON.
C'est que je viens d'avoir une conversation avec Madame de Clersel, qui ne me paraît pas disposée à faire ce que je désire, et je crois que ce qui l'en empêche, c'est Monsieur Bouffi.
LE DUC.
Comment, Bouffi ! Qu'a-t-il affaire à tout cela ?
LE BARON.
Lorsque je suis arrivé, il était ici seul avec elle, et il ne l'a quitté qu'en l'assurant qu'il reviendrait bientôt.
LE DUC.
Pourquoi voit-elle une espèce comme cela ?
LE BARON.
Je crains qu'il n'ait l'ambition de l'épouser.
LE DUC.
Je ne le souffrirai point. Elle pourrait être tentée de ses richesses ?... Mais non, je ne le saurais croire.
LE BARON.
Moi, je le crains.
LE DUC.
Écoutez, je lui ai fait demander un rendez-vous pour lui parler en votre faveur ; mais je ne me presserai point, je veux la voir venir, et sonder ses sentiments sur Bouffi. Reposez-vous sur moi, mon cher Baron ; vous savez combien je vous aime, n'ayez point d'inquiétude.
LE BARON.
Je suis comblé de vos bontés, Monsieur le Duc.
LE DUC.
Où est le Comte actuellement ?
LE BARON.
Mon père ? Il est à Paris, Monsieur le Duc.
LE DUC.
Et je ne l'ai pas vu ! Cela est fort mal à lui.
LE BARON.
Il a beaucoup d'affaires, et même de l'inquiétude dans ce moment : je vais le rejoindre.
LE DUC.
Dites-lui que s'il a besoin de moi qu'il peut y compter.
LE BARON.
Je vais le lui dire, Monsieur le Duc.
LE DUC.
Allez-vous-en, j'entends Madame de Clersel.
SCÈNE VI.
Madame de Clersel, Le Duc.
MADAME DE CLERSEL.
Quoi, Monsieur le Duc, vous êtes ici, et l'on ne me le dit pas ; je suis furieuse.
LE DUC.
Vous étiez en affaires.
MADAME DE CLERSEL.
Il n'y a rien que je ne quitte pour vous ; vos moments sont précieux. Vous m'avez envoyé demander si vous pourriez me voir ; mais toujours...
LE DUC.
C'est que je m'ennuyais d'avoir été si longtemps sans avoir de vos nouvelles, et j'en voulais venir chercher moi-même. Vous êtes toujours la plus belle du monde.
MADAME DE CLERSEL.
Et vous, toujours le plus honnête, Monsieur le Duc ; mais vraiment, j'ai une grande affaire à vous, à propos.
LE DUC.
Qu'est-ce que c'est.
MADAME DE CLERSEL.
Promettez-moi de ne pas me refuser.
LE DUC.
Si cela ne dépend que de moi, vous pouvez en être bien sûre.
MADAME DE CLERSEL.
Nous avons besoin de votre crédit.
LE DUC.
Pourquoi faire ?
MADAME DE CLERSEL.
C'est un fort honnête homme qui voudrait faite ériger une terre considérable en marquisat.
LE DUC.
Est-ce un gentilhomme ?
MADAME DE CLERSEL.
Non pas absolument ; mais un homme ennobli, je crois, par des charges.
LE DUC.
C'est un titre fort commun pour bien des gens, et ces grâces-là ne s'accordent qu'en faveur du mérite ou des services rendus à l'État.
MADAME DE CLERSEL.
Mais avec de l'argent ?...
LE DUC.
Ah ! je vois que votre homme a plus d'argent que de mérite.
MADAME DE CLERSEL.
Il est vrai qu'il est fort riche, et je suis dans le cas de lui avoir les plus grandes obligations.
LE DUC.
Vous, Madame ?
MADAME DE CLERSEL.
Oui, Monsieur le Duc, et si vous vouliez, vous me feriez le plus grand plaisir, et vous me rendriez le plus grand service...
LE DUC.
Je sais de qui vous me parlez, Madame, et je suis bien étonné que vous vous intéressiez pour cet homme-là !
MADAME DE CLERSEL.
Mais je ne vous ai pas dit qui c'est.
LE DUC.
Je l'ai deviné. Vous autres femmes, vous vous intéressez comme cela pour les gens sans les connaître. Apprenez qu'il n'a tenu qu'à moi de perdre votre protégé, parce qu'il le méritait.
MADAME DE CLERSEL.
Vous vous trompez, Monsieur le Duc.
LE DUC.
Je ne me trompe point, je vais vous le prouver. Je m'intéresse pour le Baron, je venais vous proposer de l'épouser ; c'est un homme de qualité qui fera son chemin, et d'une fortune assez honnête, pour être préférable à ce faste, qui, au lieu d'éblouir, rappelle la source impure où il a pris naissance.
MADAME DE CLERSEL.
Ah ! Vous êtes charmant, Monsieur le Duc ! J'aime le cas que vous faites des honnêtes gens.
LE DUC.
Aimez-les donc aussi, et ne me parlez point pour des gens méprisables.
MADAME DE CLERSEL.
Je n'en connais point, ou je me suis aveuglée.
LE DUC.
En ce cas-là, je vais vous dessiller les yeux : l'homme dont vous venez de me parler se nomme Bouffi.
MADAME DE CLERSEL.
Il est vrai ; mais...
LE DUC.
Laissez-moi achever. Il veut vous épouser, convenez-en.
MADAME DE CLERSEL.
Je ne saurais le dissimuler.
LE DUC.
Eh bien, apprenez que c'est de lui que je faisais le portrait dans tout ce que je vous ai dit.
MADAME DE CLERSEL.
Il a sûrement des ennemis qui vous ont indisposé contre lui.
LE DUC.
Ses ennemis sont ses vices, ils parlent très hautement. Si vous en avez bien pensé jusqu'à présent, soyez détrompée ; tôt ou tard vous verrez la vérité de ce que je vous dis.
MADAME DE CLERSEL, à part.
Je suis anéantie !
LE DUC.
Ah ! Voici le Comte, enfin.
SCÈNE VII.
Madame de Clersel, Le Duc, Le Comte, Le Baron.
LE COMTE.
Monsieur le Duc, d'après ce que mon fils vient de me dire de vos bontés, je viens les réclamer.
LE DUC.
Dites, mon cher Comte, vous connaissez toute mon amitié pour vous, je vous servirai de tout mon pouvoir.
LE COMTE.
Une partie de ma fortune est perdue sans votre protection ; les lois mêmes ne sauraient m'être favorables ; puisque je n'ai point de titres contre le malheureux en qui j'ai eu une confiance aussi indiscrète.
LE DUC.
Expliquez-moi votre affaire promptement.
LE COMTE.
J'avais, il y a un mois, trois cent mille francs à placer ; on m'indique une terre à acheter qui me convient, il ne s'agit que de terminer ; mais il faut encore quelques jours. Une autre affaire m'oblige d'aller à la campagne. Je laisse mes cent mille écus à celui qui m'a proposé la terre pour conclure le marché, et je pars, comptant sur lui.
LE DUC.
Sans quittance de ce dépôt ?
LE COMTE.
Pas la moindre.
MADAME DE CLERSEL.
Comment ?
LE DUC.
C'est l'usage, on ne saurait en demander ; mais les gens honnêtes devraient toujours en donner, lorsqu'ils s'en chargent.
LE COMTE.
J'écris plusieurs fois pendant mon absence, nulle réponse, cela ne m'inquiète pas, mais me fait imaginer seulement que mon marché est rompu. Je reviens, et comme on m'avait trouvé un autre emploi pour mes cent mille écus, je vais les redemander.
LE DUC.
Eh bien ?
LE COMTE.
On feint de croire que je plaisante ; je parle très sérieusement, et l'on me dit qu'on n'a nulle connaissance de ce que je demande. Je me souviens alors que je n'ai point de titre ; je veux consulter pour savoir quels sont les moyens que je dois employer, je trouve mon fils, il m'assure que vous seul, Monsieur le Duc, pouvez effrayer le coupable, et me faire rendre justice, et c'est à vous que j'ai recours,
LE DUC.
Et quel est ce misérable dépositaire ?
LE COMTE.
Monsieur Bouffi.
MADAME DE CLERSEL.
Monsieur Bouffi !
LE DUC.
Madame, voilà l'homme dont je vous parlais dans l'instant.
MADAME DE CLERSEL.
C'est un monstre ! Mais, Monsieur le Duc, est-il possible qu'il y ait des gens dans le monde qui s'enrichissent par d'aussi affreux moyens, et qui n'en soient pas déshonorés ?
LE DUC.
Que trop ! Mais, mon cher Comte, avez-vous quelque témoin de votre confiance en Bouffi, lorsque vous lui avez remis vos cent mille écus ?
LE COMTE.
Oui, Monsieur le Duc, son caissier ; mais il est riche aussi, et je ne doute pas qu'il ne parle comme lui ; il a sûrement sa part dans toutes ses friponneries.
LE DUC.
Je connais sa réputation. Je me charge de votre affaire : je vais commencer par envoyer chercher Bouffi.
LE BARON.
On ne le trouvera pas chez lui.
MADAME DE CLERSEL.
Non, il doit venir ici.
LE DUC.
Je vais l'y attendre, et j'espère que je pourrai le confondre.
LE COMTE.
J'entends une voiture.
LE BARON, regardant à la fenêtre.
C'est lui-même.
LE DUC.
Baron, entrez là-dedans avec le Comte, je vous appellerai quand il le faudra.
LE COMTE.
Ah ! Monsieur le Duc, que d'obligations !
LE DUC.
Vous perdez du temps.
SCÈNE VIII.
Madame de Clersel, Le Duc.
MADAME DE CLERSEL.
Je me retire aussi, je ne veux plus revoir un monstre pareil.
LE DUC.
Non, Madame, il est nécessaire que vous restiez.
MADAME DE CLERSEL.
Moi ?
LE DUC.
Oui, je veux que vous soyez convaincue de l'atrocité de son crime, en lui entendant avouer à lui-même.
MADAME DE CLERSEL.
Je n'en ai pas besoin, pour le croire.
LE DUC.
Pardonnez-moi, quand on a l'âme honnête, on a de la peine à le concevoir, et Bouffi serait capable d'oser vouloir vous persuader que j'ai abusé du pouvoir que me donne ma place. Demeurez, je vous prie.
SCÈNE IX.
Madame de Clersel, Le Duc, Monsieur Bouffi, Le Brun.
LE BRUN.
Monsieur Bouffi.
MADAME DE CLERSEL.
Je n'oserai seulement pas le regarder.
LE DUC.
Avancez, Monsieur Bouffi.
MONSIEUR BOUFFI.
Monsieur le Duc, je suis trop heureux que vous me permettiez de vous faire ma cour chez Madame ; je prévois l'obligation que je vais lui avoir.
MADAME DE CLERSEL, indignée.
À moi ?
LE DUC.
Répondez-moi, Monsieur Bouffi : vous connaissez sûrement Monsieur le Comte de Valpreux pour un honnête homme ?
MONSIEUR BOUFFI.
Oui, Monsieur le Duc ; il y a longtemps même qu'il m'honore de son amitié.
LE DUC.
Eh bien, vous n'imagineriez pas de quoi il vous accuse ?
MONSIEUR BOUFFI.
Moi ?
LE DUC.
Oui, vous : il prétend qu'il vous a remis en dépôt une somme de cent mille écus, et que, lorsqu'il vous l'a redemandée, vous avez nié ce dépôt ; voilà ce que je ne saurais croire d'un homme comme vous.
MONSIEUR BOUFFI.
Monsieur le Duc a bien de la bonté !
LE DUC.
Il est important de savoir le vrai de cette affaire.
MONSIEUR BOUFFI.
Le vrai est que je crois qu'il plaisante.
LE DUC.
C'est ce que je lui ai dit ; car vous lui auriez donné une reconnaissance d'un dépôt si considérable, vous, ou au moins votre caissier, qui était présent lorsqu'il vous l'a remis.
MONSIEUR BOUFFI.
Cela n'est pas douteux.
LE DUC.
Mais comment désabuser le public à qui il contera cette histoire ? Je ne sais comment vous ferez, et il serait désagréable pour vous de lui en donner une si mauvaise opinion : on vous recherchera sur d'autres imputations.
MONSIEUR BOUFFI.
Je reconnais bien la protection dont Monsieur le Duc veut bien m'honorer, et j'en suis comblé de reconnaissance.
LE DUC.
Dites donc ce que vous ferez ?
MONSIEUR BOUFFI.
Rien. N'ayant point de titre, cette accusation tombera d'elle-même.
LE DUC.
Mais vous convenez que le Comte est un honnête homme ?
MONSIEUR BOUFFI.
Il est vrai, Monsieur le Duc.
LE DUC.
Il serait affreux qu'il abusât de sa réputation pour vous déshonorer. J'imagine un moyen qu'il faut que vous employez pour prouver que son accusation est fausse.
MONSIEUR BOUFFI.
Je suis pénétré de vos bontés, Monsieur le Duc.
LE DUC.
Mettez-vous là, écrivez ce que je vais vous dicter.
MONSIEUR BOUFFI.
Volontiers.
LE DUC.
Cette lettre est pour votre caissier, écrivez.
Il dicte.
« Je suis actuellement vis-à-vis de Monsieur le Duc de Nervay, qui est instruit du dépôt que m'a remis Monsieur le Comte de Valpreux... »
MONSIEUR BOUFFI.
Mais...
LE DUC.
Écrivez donc.
Il dicte.
« Renvoyez-moi les cent mille écus par le porteur de ce billet, sans retard : sans quoi, si cette affaire éclatait, je serais perdu sans ressource. »
MONSIEUR BOUFFI.
Monsieur le Duc, je n'écrirai pas cela.
LE DUC.
Pourquoi ?
MONSIEUR BOUFFI.
C'est qu'il n'est pas vrai que j'aie reçu cet argent.
LE DUC.
S'il n'est pas vrai, nous verrons ce que répondra votre caissier.
MONSIEUR BOUFFI.
Mais en vérité, Monsieur le Duc...
LE DUC.
Avouez donc que vous êtes un insigne fripon, et qu'il ne tient qu'à moi de vous perdre ; songez que j'ai encore d'autres moyens, et que je les emploierai, si cet argent n'est pas rendu aujourd'hui.
MONSIEUR BOUFFI.
Eh bien, Monsieur le Duc, je vous demande bien pardon ; mais je vous jure qu'il le sera.
LE DUC.
Voilà, Madame, l'homme que vous vouliez faire Marquis.
MADAME DE CLERSEL.
Ah ! Monsieur, que me rappelez-vous !
LE DUC, à Monsieur Bouffi.
Restez ici.
Au Comte.
Monsieur le Comte, venez.
SCÈNE X.
Madame de Clersel, Le Duc, Le Comte, Le Baron, Monsieur Bouffi.
LE DUC.
Votre dépôt vous fera remis aujourd'hui ; mais, quoique je ne craigne pas qu'il me manque de parole, je veux que vous ayez un titre.
À Monsieur Bouffi.
Faites à l'instant un billet à Monsieur le Comte.
MONSIEUR BOUFFI.
Je vais le faire, Monsieur le Duc.
Il se met à écrire.
LE DUC.
Ce n'est pas tout, je veux qu'une action aussi infâme soit connue, et que le public n'accorde plus que du mépris à un misérable, qui osait lui en imposer par un faste insolent.
MONSIEUR BOUFFI.
Voilà le billet, Monsieur le Duc.
LE DUC.
Cela est bon. Songez à tenir parole.
MONSIEUR BOUFFI.
Je vais m'en occuper à l'instant.
LE DUC.
Un moment. Je veux savoir, étant prodigieusement riche, comment on peut désirer d'augmenter ses richesses par un pareil moyen ? Répondez.
MONSIEUR BOUFFI.
Monsieur le Duc, les richesses ne suffisent pas toujours pour faire notre bonheur ; j'ai désiré d'être qualifié : Madame pouvait seule remplir mon ambition, étant votre amie. J'ai voulu l'éblouir par mes richesses ; et, en diminuant celles de Monsieur le Baron, le mettre hors d'état de continuer à aspirer à sa main : sans cela, croyez que jamais...
LE DUC.
Sortez.
SCÈNE DERNIÈRE.
Madame de Clersel, Le Duc, Le Comte, Le Baron.
LE DUC.
Madame, où allez-vous donc ?
MADAME DE CLERSEL.
Cacher ma honte, Monsieur le Duc.
LE BARON.
Votre honte ?
MADAME DE CLERSEL.
Ah ! Sans doute ; n'est-il pas affreux pour moi, quoique sans le savoir, de m'être trouvée en société avec un homme comme celui-là ?
LE BARON.
Vous ne le connaissiez pas.
MADAME DE CLERSEL.
Est-ce à vous, Monsieur le Baron, à entreprendre de me justifier ?
LE BARON.
Oui, Madame ; je dois vous défendre contre vous-même. Eh ! Qui n'est pas sujet à l'erreur ?
MADAME DE CLERSEL.
Songez donc qui j'aurais pu vous préférer.
LE BARON.
Vous ne connaissiez pas mon coeur. Vos torts sont les miens. Si j'avais eu le bonheur de vous plaire, et de réussir à me faire aimer de vous, vous n'eussiez jamais écouté Monsieur Bouffi.
MADAME DE CLERSEL.
Quelle générosité !
LE DUC.
Cessez de vous affliger, Madame.
MADAME DE CLERSEL.
Eh ! Qui pourra me consoler de cette aventure ?
LE DUC.
Une liaison intime avec les deux plus honnêtes gens qui soient au monde. Consentez à épouser le Baron ; occupée de faire son bonheur, vous ferez le vôtre.
MADAME DE CLERSEL.
Et comment lui faire oublier...
LE COMTE.
Ne vous a-t-il pas dit tout ce qu'il pensait ? Une imprudence reconnue met à l'abri d'en faire jamais d'autres.
LE DUC.
Le Comte a raison. Pour moi, je voudrais employer mon temps chaque jour aussi bien. Démasquer des fripons, et faire des heureux, doit être l'occupation des honnêtes gens.
Explication du Proverbe : 91. Quand la poire est mûre, il faut qu'elle tombe.
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