LES DÉFAUTS DE PAUL

COMÉDIE.

1889

Adolphe CARCASSONNE.

PARIS C. MARPON et E. FLAMMARION, ÉDITEURS, rue Racine, 26 près de l'Odéon.

ÉMILE COLIN - IMPRIMERIE DE LAGNY.


Texte établi par Paul FIEVRE juin 2021

Publié par Paul FIEVRE juillet 2021.

© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:48.


PERSONNAGES

GILBERTE, 11 ans.

LUCIE, 11 ans.

PAUL, 10 ANS.

ÉTIENNE, 14 ans, mais malingre, chétif et paraissant avoir dix ans..

LA FEMME DE CHAMBRE.

Extrait de "Nouveau Théâtre d'enfants, Dix pièces en prose, à jouer dans les familles et dans les pensionnats, Paris, Marpon et Flammarion, Le Jay Libraires, 1889. pp. 92-130.


LES DÉFAUTS DE PAUL

La chambre de Paul. - À droite, une table avec des livres et des cahiers. - À gauche, une toilette surmontée d'une glace. - Portes à droite et au fond. - Chaises.

SCÈNE PREMIÈRE.
Gilberte, Lucie.

Au lever du rideau, Gilberte et Lucie entrent par la droite.

GILBERTE.

Mon cousin Paul n'est pas encore là, je voudrais bien le voir, il me tarde de le connaître.

LUCIE.

Comment ! Tu ne le connais pas ?

GILBERTE.

Non, il n'est jamais venu chez nous et c'est la première fois que je viens à Paris.

LUCIE.

C'est vrai.

GILBERTE.

Ma tante m'a dit que, ce matin, il doit prendre sa leçon de calcul, il sera donc bientôt ici et je l'attends.

LUCIE.

Il sait pourtant que tu dois arriver.

GILBERTE.

Je le crois, mais ma tante lui a dit de faire sa promenade au Bois comme il la fait tous les jours. D'ailleurs, il n'est pas en retard, il prend sa leçon à onze heures et il n'est que dix heures et demie.

LUCIE.

Qui t'a dit tout cela ?

GILBERTE.

Ma tante, pendant que, ce matin, tu as un peu dormi.

LUCIE.

Est-ce que ton cousin est gentil ?

GILBERTE.

Assez.

LUCIE.

Assez veut dire bien peu.

GILBERTE.

Il parait qu'il ne manque pas d'intelligence, mais il a deux défauts.

LUCIE.

Deux ?

GILBERTE.

Oui.

LUCIE.

C'est beaucoup.

GILBERTE.

Que veux-tu ? Maman dit que les choses n'arrivent jamais seules.

LUCIE.

C'est toujours ta tante qui t'a donné ces détails ?

GILBERTE.

Oui, elle ne m'a parlé que de Paul ; elle a voulu peut-être me faire connaître ses défauts pour que je n'en sois pas trop surprise.

LUCIE.

Et quels sont ces défauts ?

GILBERTE.

D'abord, la colère.

LUCIE.

C'est affreux, on devient tout blanc.

GILBERTE.

Ou tout bleu.

LUCIE.

On devrait en rougir.

GILBERTE.

Tu as bien raison, c'est dommage...

LUCIE.

C'est dommage que j'aie raison ?

GILBERTE.

C'est dommage pour Paul qui a aussi des qualités.

LUCIE.

Mais il a encore un défaut dont tu ne m'as pas parlé.

GILBERTE.

C'est vrai, l'entêtement. Quand mon cher cousin a une idée dans la cervelle, rien ne le fait changer d'avis.

LUCIE.

Avec tout cela, il me semble que ton cher cousin ne doit pas être bien aimable. Quelles qualités pourraient faire oublier la colère et l'entêtement ?

GILBERTE.

Il a très bon coeur.

LUCIE.

Je ne dis pas non, mais la bonté du coeur est bien peu quand la tête est aussi dure.

GILBERTE.

Puis, il n'a que dix ans.

Paul parait au fond.

Le voici, sans doute.

LUCIE.

Reste avec lui, ma chère Gilberte, tu me présenteras plus tard.

Elle sort par la droite. Paul vient en scène.

SCÈNE II.
Gilberte, Paul.

PAUL, venant avec empressement auprès de Gilberte.

Ma cousine Gilberte, n'est-ce pas ?

GILBERTE.

Mon cousin Paul ?

PAUL.

Je suis bien content de vous voir, chère cousine.

GILBERTE.

Et moi aussi, cher cousin... Mais pourquoi me dis-tu : Vous ?

PAUL.

Parce qu'il le faut.

GILBERTE.

Tu, je crois, est bien plus gentil.

PAUL.

Ce n'est pas mon avis.

GILBERTE.

Il semble que l'on est moins cousin et cousine en se disant : Vous.

PAUL.

Ce n'est pas mon avis.

GILBERTE.

Cela a même l'air un peu prétentieux.

PAUL, accentuant la voix

Ce n'est pas mon avis.

GILBERTE.

Alors, tant pis pour vous.

PAUL.

Ça ne m'empêche pas d'être content de vous voir, cousine.

GILBERTE.

Tout comme moi, cousin.

PAUL.

C'est la première fois que vous venez à Paris, n'est-ce pas ?

GILBERTE.

Oui. Je désirais depuis longtemps faire ce voyage et j'ai profité de l'invitation de ma tante pour venir voir ce beau Paris.

PAUL.

Beau ? Oui, surtout pour les gens de province.

GILBERTE.

Beau pour tout le monde ! Paris est une merveille.

PAUL.

Pas tant que ça.

GILBERTE.

Chacun le dit.

PAUL.

C'est possible, mais ce n'est pas mon avis.

GILBERTE.

Alors la réputation de Paris est perdue.

PAUL.

Vous vous moquez de moi, ma cousine.

GILBERTE.

J'en aurais le droit, mais...

À ce moment, Étienne parait à la porte du fond, il est petit de taille et il a l'air maladif.

ÉTIENNE.

Monsieur Paul Devès ?

PAUL.

C'est moi.

GILBERTE, se dirigeant vers la droite.

Je vous laisse, mon cher cousin, je reviendrai.

PAUL.

N'y manquez pas, chère cousine.

Gilberte sort.

SCÈNE III.
Paul, Étienne.

ÉTIENNE.

Monsieur Rebel, mon père et votre maître de calcul, est souffrant depuis hier ; il m'a dit de le remplacer ce matin et de vous donner votre leçon.

PAUL.

Il aurait mieux valu attendre à demain.

ÉTIENNE.

Demain, mon père ne sera probablement pas encore en état de sortir.

PAUL, examinant Étienne.

C'est que...

ÉTIENNE.

Je vous comprends : vous me trouvez bien jeune ; rassurez-vous, je suis petit et maladif, mais j'ai quatorze ans et, je me permets de le dire, je puis remplacer mon père auprès de vous.

PAUL.

Quatorze ans ! Je suis aussi grand que vous.

ÉTIENNE.

Je ne dis pas non, mais ce n'est pas une raison pour ne pas vous donner votre leçon.

PAUL.

Nous allons voir.

Tous les deux prennent place devant la table.

ÉTIENNE.

Vous deviez aujourd'hui vous occuper des poids et des mesures.

PAUL.

Oui.

ÉTIENNE.

Dites-moi, s'il vous plaît, ce qu'est le litre.

PAUL.

Le litre, c'est quelque chose qu'on boit.

ÉTIENNE.

Que dites-vous ?

PAUL.

Ce qui est : Un jour, j'ai entendu un homme dire à un autre : Allons boire un litre ; donc, le litre se boit.

ÉTIENNE.

Permettez-moi de vous expliquer...

PAUL, avec un peu de vivacité.

Vous voulez peut-être me prouver que le litre est une chose qu'on mange.

ÉTIENNE.

Assurément, non.

PAUL.

Eh bien ! Alors ?

ÉTIENNE.

Mais cela ne se boit pas, non plus. Le litre est une mesure de capacité, elle peut contenir de l'eau comme du vin.

PAUL.

Donc, cela se boit.

ÉTIENNE.

Écoutez-moi, je vous prie : lorsque vous êtes à table, vous buvez ce que votre verre contient, mais vous ne buvez pas le verre lui-même, n'est-ce pas ?

PAUL.

Ce serait très drôle.

ÉTIENNE.

Ce serait bien plus drôle si l'on devait boire la bouteille qui contient le litre.

PAUL.

Ne plaisantez pas, la moutarde me monte au nez.

ÉTIENNE.

Il faut bien vous expliquer ce que vous ne comprenez pas.

PAUL, vivement.

Je comprends mieux que vous !... Tenez, passons à autre chose.

ÉTIENNE.

Soit... Savez-vous ce qu'est le mètre ?

Après un silence.

Répondez.

PAUL.

Je répondrai, si je veux.

ÉTIENNE.

Vous le devez.

PAUL.

Eh bien ! Le mètre est la millionième partie du quart du méridien terrestre.

ÉTIENNE.

Vous vous trompez.

PAUL.

Je ne me trompe pas.

ÉTIENNE.

Le mètre est la dix-millionième partie du quart du méridien terrestre.

PAUL.

Pas du tout.

ÉTIENNE.

C'est trop fort ! S'il y avait beaucoup d'élèves comme vous, le métier de professeur ne serait pas facile. Je vous dis que le mètre est la dix-millionième...

PAUL, l'interrompant avec colère.

La millionième ! Croyez-vous en savoir plus que le livre d'arithmétique ? Vous m'impatientez à la fin !

ÉTIENNE.

Je ne puis laisser passer une pareille sottise.

PAUL, éclatant.

C'est vous qui êtes un sot !

Il prend sur la table un livre qu'il ouvre rapidement.

En voilà la preuve.

Lui présentant le livre.

Lisez !

ÉTIENNE.

Mais vous ne voyez pas que dans le coin...

PAUL.

Je vois que vous êtes un sot et que vous ne savez rien.

ÉTIENNE.

Vous parlez grossièrement, Monsieur Paul.

PAUL.

Allez-vous en ! Sortez vite de la maison ou je vous fais mettre à la porte !

ÉTIENNE, se levant.

Je vous prouverai votre ignorance.

PAUL, frappant du pied.

Allez-vous en ! Allez-vous en ! Sot ! Double sot !

ÉTIENNE, gagnant la porte du fond et se retournant.

Méchant !

Il sort.

SCÈNE IV.

PAUL.

Tout le monde est contre moi... Ma cousine a commencé et celui-là finit... Je suis très en colère...

Après un silence.

Mais pourquoi me contrarier ?... Il est bien facile de dire comme moi et de me donner toujours raison... Ce maître entêté veut prouver mon ignorance, je lui prouverai la sienne... Mon livre d'arithmétique est là... Enfin, il est parti... Je dirai à Maman que je ne veux plus le voir et il ne reviendra plus... Maman fait toujours ce que je veux...

Une pause

La colère s'en va... Il m'a dit que je suis méchant... Ce n'est pas vrai... Je ne suis pas méchant, puisque Maman dit que j'ai bon coeur...

Gilberte entre.

SCÈNE V.
Paul, Gilberte.

GILBERTE.

Cher cousin, me permettez-vous de me faire coiffer dans votre chambre ?

Indiquant la chambre, à droite.

Celle-là est un peu obscure.

PAUL.

Faites, ma chère cousine.

GILBERTE.

Merci.

Allant vers la porte, à droite.

Venez.

LA FEMME DE CHAMBRE, entrant.

Voilà, Mademoiselle.

Elle entre et elle pose des noeuds de rubans sur la toilette.

SCÈNE VI.
Paul, Gilberte, La Femme de chambre.

Gilberte s'assied devant la toilette. - Paul se met devant la table où il feuillette livres et papiers.

GILBERTE, à la femme de chambre.

Coiffez-moi avec attention.

LA FEMME DE CHAMBRE.

Je fais de mon mieux, vous le savez, Mademoiselle.

GILBERTE.

Vous le savez ! Qui vous permet un pareil langage ? Je vous ai déjà dit que vous devez me parler à la troisième personne.

LA FEMME DE CHAMBRE

Pardon, j'ai cru que ce n'était pas sérieux.

GILBERTE.

Est-ce que, par hasard, vous croyez que je plaisante quand je vous donne un ordre ? Ne vous oubliez plus.

LA FEMME DE CHAMBRE.

C'est bien.

GILBERTE.

Coiffez-moi donc et faites attention ; hier, vous m'avez tiré les cheveux en y passant le peigne.

LA FEMME DE CHAMBRE.

Mademoiselle n'a pourtant rien dit.

GILBERTE.

Cela n'empêche pas que vous m'ayez tiré les cheveux.

LA FEMME DE CHAMBRE.

Mademoiselle est agacée aujourd'hui.

GILBERTE.

De quoi vous mêlez-vous et que vous importe que je sois agacée ou non ?

PAUL, à part.

Ma chère cousine n'a pas un très bon caractère.

LA FEMME DE CHAMBRE.

C'est que je reçois le contre-coup de votre agacement.

GILBERTE.

Encore la deuxième personne !

LA FEMME DE CHAMBRE.

Que voulez-vous ? Je ne connais ni la grammaire ni la conjugaison des personnes.

GILBERTE.

Quelle ignorance ! Je vous ferai servir du foin à diner.

LA FEMME DE CHAMBRE.

Je ne mange jamais avant Mademoiselle.

GILBERTE.

Taisez-vous, insolente! et coiffez-moi.

LA FEMME DE CHAMBRE.

Quel ruban faut-il mettre dans les cheveux de Mademoiselle ?

GILBERTE.

J'aimerais bien ce noeud rose, mais la nuance est trop foncée.

LA FEMME DE CHAMBRE.

Cette nuance est pourtant très claire.

GILBERTE.

Je vous dis qu'elle est foncée.

LA FEMME DE CHAMBRE.

Mais...

GILBERTE, avec vivacité.

Je vous dis qu'elle est foncée !

PAUL, à part.

Vrai ! Ma cousine a mauvais caractère.

LA FEMME DE CHAMBRE.

Alors, mettons le noeud bleu.

GILBERTE.

Non, ce bleu est trop clair.

LA FEMME DE CHAMBRE.

Trop clair ? Que Mademoiselle regarde mieux, ce bleu est plutôt foncé.

GILBERTE.

Je vous dis qu'il est clair.

LA FEMME DE CHAMBRE.

En vérité...

GILBERTE, en frappant sur la toilette.

Je vous dis qu'il est clair, pécore !

LA FEMME DE CHAMBRE.

Je n'y comprends plus rien.

Elle demeure un instant immobile.

GILBERTE.

Eh bien ! Que faites vous là, plantée comme un piquet ?

PAUL, à part.

Que faut-il qu'elle fasse ?

LA FEMME DE CHAMBRE.

Essayons la nuance rouge.

GILBERTE.

Vous savez bien que le rouge ne va pas à ma figure.

LA FEMME DE CHAMBRE.

Pas de rose, pas de bleu, pas de rouge. Que Mademoiselle me donne ses ordres, je ne puis pas inventer des couleurs.

PAUL, à part.

C'est vrai, ça.

GILBERTE.

Impertinente ! Quoi ! Vous osez me répondre ainsi !... Tenez, voilà le cas que je fais des rubans que vous avez choisis !

Elle se lève et elle jette à terre chacun des noeuds en piétinant dessus.

Tenez ! Tenez !

PAUL, à part.

C'est affreux !

LA FEMME DE CHAMBRE.

Tant pis pour Mademoiselle, c'est elle qui paie ses rubans.

GILBERTE.

Taisez-vous, ignorante! Grossière ! Mal apprise !

LA FEMME DE CHAMBRE.

Il faut être méchante pour me traiter ainsi.

PAUL, se levant et intervenant.

Mais, ma cousine...

GILBERTE, à Paul.

Qu'avez-vous à dire, vous, et de quoi vous mêlez-vous ?

PAUL.

Je veux dire que...

GILBERTE, s'approchant de Paul.

Voudriez-vous, par hasard, prendre la défense de ma femme de chambre ?

PAUL.

Mais...

GILBERTE, venant regarder Paul sous le nez.

Mais, quoi ? Si vous voulez être pour elle contre moi, dites-le, je vous ferai voir ce que je suis!

PAUL.

Ah ! Quel horrible défaut que la colère.

GILBERTE.

Je ne suis pas en colère, mais si je l'étais...

Elle ferme les poings et elle frappe des pieds.

Ah ! Si je l'étais, je vous en ferais voir bien d'autres !

PAUL, à part

Et dire que je suis souvent ainsi, j'en ai honte.

Étienne, avec un livre ouvert à la main, entre en scène.

SCÈNE VII.
Paul, Gilberte, La Femme de chambre, Étienne.

ÉTIENNE, venant devant Paul.

Monsieur Paul Devès, ce livre qui n'est pas déchiré au coin, comme le vôtre, vous prouvera que le mètre est bien la dix-millionième partie...

PAUL.

Vous avez raison.

ÉTIENNE.

Vous voyez que votre insistance et votre colère de tantôt n'étaient pas justifiées.

PAUL.

C'est vrai et je vous en demande pardon.

ÉTIENNE.

Quel rapide changement !... N'importe, je vous en félicite, car l'entêtement et la colère sont deux vilaines choses.

PAUL.

Je m'en suis aperçu ici, tout à l'heure.

GILBERTE, frappant du pied.

Est-ce que ?...

PAUL, à Gilberte.

Non, non, en voilà assez.

À Etienne.

Je suis tout à fait guéri.

ÉTIENNE.

En êtes-vous sûr ?

PAUL.

Très sûr.

GILBERTE, changeant tout à coup de ton.

Alors, mon cher cousin, permettez-moi de vous dire qu'avec Lucie, mon amie bien chère que je vous présente, nous avons arrangé cette petite scène après avoir entendu ce qui s'est passé ici. Nous avons voulu montrer ce que ces défauts ont de laid. Nous avons réussi, j'en suis charmée. Rien n'est vrai dans tout cela.

PAUL.

Excepté mon retour à la raison, car pour faire ce que j'ai fait, il faut avoir perdu la tête.

À Étienne.

Vous ne m'en voulez plus, n'est-ce pas ?

ÉTIENNE, lui serrant les mains.

Non, Monsieur Paul, on pardonne tout à la bonté.

 



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