MICHEL LANDO

DRAME EN VERS ET EN QUATRE ACTES.

SUIVI D'UN ÉPILOGUE.

Représenté pour la première fois, à Paris, Grand Concert Parisien.

MAURICE BOUCHOR

PARIS, LECENE, OUDIN ET Compagnie, ÉDITEURS, 17 rue Bonaparte.

POITIERS, - TYPOGRAPHIE OUDIN ET Cie.


© Théâtre classique - Version du texte du 30/06/2024 à 10:55:09.


À GEORGE-WASHINGTON DESSOMMES

Très cher ami, tu ne seras point surpris de lire ton nom à cette place : il y est inscrit depuis un an et demi, en souvenir des heures de paix et de joie que j'ai passées dans ta petite maison de Vicksburg. Là, tous les soirs, au milieu des tiens, nous vivions avec les maîtres, chaque jour mieux aimés, de la poésie ou de la musique. Parfois, en guise d'intermède et pour répondre au voeu de VOTre indulgente amitié, je vous lisais ceux de mes ouvrages qui me déplaisent le moins, ou dont les tares ne me sont pas trop visibles. C'est ainsi que vous avez connu ce drame, vierge de toute publicité. Grâce à votre intelligente sympathie, rien ne vous a échappé de ce que j'avais voulu y mettre ; cela m'a donné, pour quelques instants, l'illusion que je m'étais pleinement exprimé. L'amitié a de telles magies. Le souvenir de cette lecture nous est cher ; et nous ne penserons plus à Michel Lando sans nous rappeler bien des heures sereines ou joyeuses. Accepte donc, ami, l'humble présent que je t'offre : il tiendra tout son prix. de notre commune affection.

MAURICE BOUCHOR.


PRÉFACE

Le drame que je publie a eu l'honneur d'être lu devant le comité de la Comédie française. Il y a été accueilli par un refus probablement unanime. Les directeurs de deux autres théâtres l'ont jugé avec la même sévérité. L'un n'a pu l'écouter jusqu'au bout ; l'autre m'a écrit que je retardais de vingt ans sur mes contemporains. Ces divers témoignages, rendus par des hommes que leur expérience met à l'abri de toute erreur, me laissent peu de doute sur les vices de mon oeuvre ; et j'aurais mauvaise grâce à ne pas remercier ceux qui m'ont évité une brutale désillusion, en ne permettant pas que Michel Lando vît le feu de la rampe. On me demandera pourquoi je publie un ouvrage condamné par de si bons juges. C'est d'abord parce qu'il peut offrir un certain intérêt littéraire ; et ensuite parce que, même au point de vue dramatique, il a paru n'être pas sans valeur à des arbitres non moins compétents que les autres. Je me permettrai de nommer ici M. Henri Lavoix, qui avait adressé au comité du Théâtre-Français un rapport favorable sur Michel Lando. Pour cela je ne dois point de reconnaissance à M. Lavoix, car il n'a fait que donner son opinion en toute sincérité ; mais je tiens à lui marquer ma gratitude pour l'extrême bienveillance de son accueil et pour .es judicieux conseils qu'il m'a donnés. J'ai fait de ces conseils le meilleur usage que j'ai pu ; je leur dois peut-être d'offrir à mes lecteurs un drame présentable. Mais je ne veux pas dire que M. Lavoix regarde Michel Lando comme un chef-d'oeuvre ; bien loin de là. Les défauts de ma pièce ne lui ont pas échappé, et je crois que nous sommes,à ce sujet, entièrement d'accord. Je n'insiste pas. Le lecteur découvrira bien sans moi les défauts dont je parle ; et, s'il ne doit pas les apercevoir, pourquoi irais-je lui gâter son plaisir ?

La donnée de Michel Lando est historique dans ses grandes lignes. Un Florentin de ce nom, qui était cardeur de laine, fut porté au pouvoir par une émeute, sut maintenir contre elle l'ordre dans la ville, quitta ses fonctions en temps légal et, plus tard, mourut exilé. Au demeurant, j'ai prêté à Michel Lando un caractère fort différent de celui qu'il dut avoir. Il n'eut point le rare désintéressement que je prête à mon personnage ; ni la sensibilité, les scrupules, l'hésitation qui font de Michel Lando, dans ma pièce, un homme du dix-neuvième siècle plus que du quatorzième. Je crois donc oiseux de rechercher ici ce que fut au juste mon Florentin. Tous les historiens ont reconnu la vigueur de son action à une heure décisive et le service qu'il rendit à sa patrie ; Machiavel blâme l'ingratitude de la cité qui l'exila. Peu m'importe, après cela, qu'il ait gouverné d'après les conseils d'habiles politiques, et non pas selon sa propre initiative. C'est ce que dit M. Perrens dans son excellente Histoire de Florence, et je m'en rapporte à lui ; mais, ayant voulu faire oeuvre d'écrivain dramatique, je n'ai eu aucun scrupule à repétrir le personnage suivant mon idée. Edgar Quinet blâme Michel Lando d'avoir voulu faire place à tous les partis dans le gouvernement. D'après lui, c'était méconnaître une loi essentielle des cités italiennes : l'antagonisme des partis et la nécessité de gouverner par l'un d'eux contre tous les autres. Michel aurait ainsi fait avorter le triomphe de la cause populaire. Quinet semble même lui reprocher d'avoir été trop scrupuleux dans sa politique ; parce que, dit-il, rien n'est plus immoral que de laisser confondre la vertu avec la faiblesse. Je ne méconnais pas la portée de ces réflexions ; mais on pourrait leur opposer divers arguments. Il est difficile de juger de si loin ce qui pouvait être accompli de durable en faveur de la démocratie florentine ; et j'inclinerais à croire que tout, dans cette république déchirée par les factions, l'entraînait vers la tyrannie. Puis, derrière la question politique, il y avait la question sociale ; et on ne peut guère reprocher à Michel Lando de n'avoir point résolu le problème qui est notre angoisse de toutes les heures.

Je n'ai pas eu la prétention d'émettre une théorie sur des matières aussi complexes, et qu'il serait mal à propos de discuter au théâtre ; mais le souci que mon personnage a pu en avoir, le trouble de sa conscience, sa cruelle désillusion lorsqu'il passe d'un rêve de justice au maniement des hommes, cela était bien le coeur de mon sujet. J'ai voulu montrer un plébéien à l'âme loyale, à l'esprit ouvert, à la parole entraînante, ayant moins de génie que de bon vouloir, capable d'énergie et de finesse pour accomplir un acte de salut public, mais parti de conceptions trop simples et vite rebuté par la complexité des choses ou la mobilité des hommes. Je n'ai pas examiné si, grâce à d'autres circonstances, le même personnage aurait pu gagner en sens politique ce qu'il eût perdu en honnêteté candide ; j'avais seulement à l'étudier jusqu'à l'heure où sa vie publique est brisée tout à coup.

Une violente passion que Michel a conçue pour une patricienne (ceci n'est aucunement historique) forme le noeud de ma pièce et en amène la péripétie. À l'instant où il a perdu toute foi en son oeuvre, le bonheur convoité lui est offert au prix d'une trahison envers le peuple : c'est alors, me semble-t-il, que l'effort de sa vertu serait digne d'émouvoir. Ensuite, lorsqu'il s'est noblement démis de ses fonctions, la rancune de la patricienne fait exiler, à la honte de Florence, un homme qui s'est aliéné tout le monde en voulant être juste. J'avoue que cette fin n'a rien de consolant. J'ai pourtant la faiblesse d'y tenir, et je l'aurais maintenue contre l'aimable directeur qui me disait un jour : « Apportez-moi une pièce ; mais ne vous occupez pas du dénouement. » Non, certes, je n'ai point voulu élucider les rapports si délicats de la morale et de la politique, ni faire le procès à toute démocratie sur un exemple isolé. Je n'ai point soutenu de thèse dans mon drame. Mais, s'il contient l'émotion que j'ai tâché d'y mettre, une vérité supérieure s'en dégagera d'elle-même : c'est que nul blasphème contre la patrie, si ingrate qu'elle puisse être, ne doit monter aux lèvres du juste.

J'ai dit en quoi j'avais modifié le caractère, du reste assez douteux, de Michel Lando. En outre, je l'ai fait plus jeune qu'il n'était à son entrée dans la politique, et j'ai beaucoup avancé la date de son exil. J'ai pris de même quelques libertés avec l'histoire de cette époque, et j'ai fort simplifié le mécanisme du gouvernement florentin. Je suis trop imbu de la pensée d'Aristote : « La poésie est plus vraie que l'histoire, » pour me justifier de mes licences. Il y a seulement une mesure à observer et des convenances qu'on ne peut méconnaître. Je crois n'avoir pas excédé mon droit de modifier ou d'interpréter des faits embrouillés par eux-mêmes et inconnus à la presque totalité des spectateurs que j'aurais pu avoir. D'ailleurs, tout en étant inexact en certains détails, je me suis efforcé de peindre dans leur vérité l'émeute, les partis, les moeurs et passions de la ville. Je voudrais qu'il y eût dans ces pages quelque chose de l'âme florentine ; et il ne me déplairait point qu'on devinât ma profonde sympathie pour la cité illustre où la vie fut si intense, l'art si merveilleux, et qui a donné au monde Dante et Michel-Ange.

Je me suis efforcé avant tout de prêter à mes personnages, sérieux ou comiques, un langage en rapport avec leur nature et qui s'appliquât sur leurs sentiments d'une façon aussi juste que possible. Tout ce qu'il y a ici de pittoresque vient en droite ligne de l'histoire elle-même ou des comédies de Machiavel. N'ayant pas à faire parler des poètes indous, j'ai été très sobre de métaphores ; je me suis abstenu de tirades ; j'ai soigneusement évité les vers à effet. Peut-être mon désir d'être simple et vrai m'a-t-il nui devant mes juges autant que mes plus graves défauts.

Je n'ai pas besoin de protester, je pense, que ma pièce ne contient aucune allusion à des événements contemporains. Toutefois, une préoccupation qui hante tous les esprits en France ne fut pas étrangère à la pensée initiale de ce drame. Qui de nous n'a été profondément attristé par les divisions de la patrie? qui ne l'est encore ? Le souci que j'en ai a pu se faire jour, malgré moi, à bien des pages de mon oeuvre.


PERSONNAGES

GUICCIARDINI, gonfalonier de justice dans la République florentine.

NICCOLO DEL BENE, Prieur, ou membres de la Seigneurie.

GUERRIANTE, Prieur, ou membres de la Seigneurie.

FERRUCCI, Prieur, ou membres de la Seigneurie.

CARLO STROZZI, chef du parti guelfe.

PIERRE DES ALBIZZI, chef du parti guelfe.

SALVESTRO DES MEDICI, riche banquier, homme très populaire.

MICHEL LANDO, cardeur de laine.

STEFANO, maître d'école.

THOMAS BARBIDORO, cordonnier.

JACOPO, cardeur de laine.

GASPAR, notaire.

DONATA, veuve de Messer del Garbo, soeur de Pierre des Albizzi.

FRANCESCA, femme de Michel Lando.

BOURGEOIS.

GENS DU PEUPLE.

MASSIERS.

HOMMES D'ARMES.

La scène est à Florence, vers la fin du XIVe siècle.


ACTE PREMIER

PREMIER TABLEAU

Une boutique de fruitière. - A droite, une table et deux ou trois chaises. Au fond une porte donnant de plain-pied sur la rue. Une autre porte, à gauche, ouvre sur une pièce qu'on ne voit pas. Au lever du rideau Francesca, est assise à gauche, sur le devant de la scène ; elle travaille à un ouvrage d'aiguille. Michel est debout et se dirige vers la porte de la rue.

SCÈNE PREMIÈRE.
Michel, Francesca.

FRANCESCA.

Tu vas sortir ?

MICHEL.

Oui, femme.

FRANCESCA.

Où vas-tu ?

MICHEL.

Je vais voir

L'émeute.

FRANCESCA, se levant.

N'y va pas, Michel.

MICHEL.

C'est mon devoir

D'être avec les amis : le peuple se rassemble.

FRANCESCA.

Pourquoi ?

MICHEL.

Pour renverser les prieurs.

FRANCESCA.

Ah je tremble,

5   Quand tu parles ainsi. Faut-il toujours changer ?

On est heureux.

MICHEL.

Beaucoup n'ont pas de quoi manger.

FRANCESCA.

Ceux-là, tu le sais bien, montrent peu de courage

À la besogne.

MICHEL.

Soit ; mais s'ils manquent d'ouvrage ?

FRANCESCA.

Ce n'est pas en criant, la nuit, comme des sourds,

10   Qu'ils verront le travail reprendre. De trois jours,

Moi, je n'ai rien vendu ; les troubles en sont cause.

Mieux vaudrait qu'aujourd'hui la porte fût bien close.

MICHEL, souriant.

Fermer boutique? Allons, c'est bon pour les bourgeois.

FRANCESCA.

On a bouleversé la ville tant de fois...

15   N'est-ce donc pas assez ?

MICHEL.

  Non : jusqu'ici Florence

Pour nous, le menu peuple, eut trop d'indifférence.

Nos métiers ne sont pas comptés parmi les arts.

La plèbe a-t-elle su ce qu'étaient les Césars

Pour qui les Gibelins ensanglantaient la ville ?

20   On ne consulte pas la multitude vile.

Nous sommes un bétail, un stupide troupeau

Dont le seul privilège est de risquer sa peau...

Non, cela n'est pas bien. Je ne suis qu'un pauvre homme

Et cependant je crois que cette antique Rome

25   Dont parle Stefano - femme, tu te souviens -

Inspirait moins d'amour à ses fiers citoyens

Que moi, rude ouvrier, maraud sans apparence,

Je n'ai de passion au coeur pour ma Florence

FRANCESCA.

Que veux-tu ?

MICHEL.

La justice. Oh ! moi, je ne suis pas

30   D'humeur à reprocher au riche un bon repas ;

Je veux que la cité me compte pour un homme.

Les plus lâches bourgeois, tu vois bien qu'on les nomme

Aux charges de l'État : nous en sommes exclus.

Le plus digne est celui qui possède le plus...

35   Nous ne pouvons rien dire, et l'impôt nous .écrase.

Aussi bien qu'eux, pourtant, nous tournons une phrase ;

Et nous ne serions pas troublés par les rieurs,

Si nous nous expliquions en face des prieurs.

Plusieurs, même, en dépit de leur basse origine,

40   Sont dignes d'être élus.

FRANCESCA.

Tu rêves.

MICHEL.

  J'imagine

Que Stefano vaut bien nos prieurs d'aujourd'hui,

Faibles ou corrompus.

FRANCESCA.

Eh bien demande-lui

S'il voudrait gouverner quinze jours à leur place.

On ne contentera jamais la populace.

45   Te voilà contre-maître, et moi je vends mes fruits ;

Travaillons, et laissons le reste aux gens instruits.

MICHEL.

Ah ! ma femme, il faut bien, parfois, songer aux autres !

Leurs misères, demain, peuvent être les nôtres ;

Va, soyons indulgents pour ceux qu'on pousse à bout.

50   Je ne souhaite pas que le peuple soit tout ;

Je veux de justes lois. Tous ces gens qu'on opprime,

En les avilissant on leur prêche le crime.

Moi qui suis un des leurs, femme, sincèrement,

Je peux leur être utile. Est-ce bien le moment

55   De les abandonner à leurs folles colères ?

Malheur à qui, fuyant les troubles populaires,

Ne pense qu'à lui-même et n'est d'aucun parti

Au revoir. Je devrais être déjà sorti.

Il marche vers la porte.

FRANCESCA.

Écoute !

MICHEL.

Que veux-tu ?

FRANCESCA.

Sois juste envers ta femme.

60   J'admire ton courage, ami, ta force d'âme ;

Moi, dont le faible esprit à peine te comprend,

Je trouve en toi, Michel, je ne sais quoi de grand ;

Mais je t'aime, et j'ai peur.

MICHEL, s'approchant de sa femme.

Que crains-tu ?

FRANCESCA.

Tant de choses !

Puis-je ne pas trembler, moi, lorsque tu t'exposes ?

65   Mon coeur n'est pas aussi résolu que le tien.

Ah ! Si je te perdais n'es-tu pas mon soutien ?

Je n'ai que toi.

MICHEL.

C'est vrai.

FRANCESCA.

Puis j'ai besoin qu'on m'aime.

MICHEL.

Je t'aime bien.

FRANCESCA.

Ton coeur est-il toujours le même ?

MICHEL.

Femme, n'en doute point.

FRANCESCA.

Autrefois, mon mari

70   Ne sortait pas heureux si je n'avais souri ;

Il me choyait comme une enfant ; et, chaque année,

Il réservait pour moi toute cette journée.

MICHEL.

Mais quel jour est-ce donc ?

FRANCESCA.

Jamais il ne manqua

De fêter notre jour de noces.

MICHEL.

Francesca !

75   Pardonne-moi... Tu sais, j'aime tant ma patrie...

Voici quatre ans, déjà Dans l'église fleurie

Je crois te voir marcher, timide, à petits pas.

Quel soleil sur la place, et chez nous quel repas !

Ce vin doré montait tout de même à la tête...

FRANCESCA.

80   Nous en avons encore.

MICHEL.

  Eh bien c'est notre fête;

Il faut trinquer.

Thomas et Stefano poussent la porte et entrent dans la boutique.

SCÈNE II.
Michel, Francesca, Thomas, Stefano.

THOMAS.

Salut !

FRANCESCA, à Michel.

Voilà tes deux amis.

STEFANO, à Michel et à Francesca.

On s'embrasse ?

FRANCESCA.

Mais non, Stefano.

STEFANO.

C'est permis !

THOMAS.

Bonjour, vous deux.

MICHEL.

Bonjour, Thomas. Quelles nouvelles[.]

THOMAS.

Il fait chaud.

STEFANO.

Le soleil irrite les cervelles ;

85   On crie, on hurle, on prend les armes. Les prieurs

Refusent de céder. Par de nombreux crieurs

Ils somment tous les arts de leur prêter main-forte ;

Mais le bourgeois s'enferme, et je doute qu'il sorte.

THOMAS.

Ah ! Battons-nous ! Ça n'est pas moi qu'on verra fuir.

90   Thomas Barbidoro sait travailler le cuir,

Et plus d'un traître aura par moi sa récompense.

MICHEL.

Nous vaincrons.

THOMAS.

Oui, Sang-Dieu !

STEFANO.

Comme vous, je le pense

Mais je crains, le palais une fois pris d'assaut,

Que le peuple vainqueur ne se trouve bien sot.

THOMAS.

95   Et pourquoi donc ?

STEFANO.

  La plèbe - on l'a vu dans l'histoire

Sait vaincre, mais non pas user de la victoire.

THOMAS.

Oh ! Tes maximeS, pour nous autres, c'est du vent.

On te montrera bien, espèce de savant,

Que la plèbe...

MICHEL.

Voyons, Thomas.

STEFANO.

Laisse-le dire.

THOMAS.

100   Je ne viens pas ici pour qu'on m'apprenne à lire.

MICHEL.

Tais-toi.

Francesca est allée se rasseoir et a repris son travail. Michel continue.

Moi, vous savez, je n'aime pas le bruit ;

Pourtant j'applaudirai le peuple, s'il détruit

Le parti guelfe, qui nous hait et nous outrage.

Puisque les Gibelins ne sont plus de notre âge,

105   Il ne faut pas non plus de Guelfes : trop longtemps

Ils se sont arrogé des droits exorbitants,

Soi-disant pour sauver la ville...

THOMAS.

Je t'approuve.

MICHEL.

La noblesse n'est plus ?bien ; mais je -la retrouve

Dans cette faction, toujours rebelle aux lois,

110   D'anciens nobles tarés et d'orgueilleux bourgeois.

STEFANO.

Ceux qui, pour le moment, tiennent la seigneurie

Sont des gens modérés...

MICHEL.

Qu'ont-ils fait, je te prie ?

Jamais ils n'oseront agir contre les grands ;

Et notre abjection les laisse indifférents.

STEFANO.

115   Michel, je crains surtout ceux que l'on voit sans cesse

Flatter la plèbe avec une entière bassesse.

De vrais amis du peuple, à juger par les mots ;

Mais ils ne feront rien qu'exaspérer ses maux.

Exemple : Salvestro des Medici, leur maître,

120   A tous nos apprentis dans l'art de bien promettre !

Une émeute, pour ces gens-là, n'est qu'un moyen.

Lorsqu'un banquier puissant, un royal citoyen

Vous déchaîne une foule avec tant de génie,

Que veut-il, l'honnête homme ? Il veut la tyrannie.

MICHEL.

125   Peut-être ; mais, enfin, notre tour est venu

De faire aussi des lois.

STEFANO.

Alors c'est l'inconnu.

MICHEL.

Ah tu n'as pas assez confiance en la plèbe !

Sommes-nous donc des serfs attachés à la glèbe ?

Non, mais des ouvriers, de libres travailleurs.

130   Les temps sont durs ? Eh bien nous les ferons meilleurs.

Nous avons parmi nous des gens à l'esprit large

Qui rempliraient fort bien n'importe quelle charge.

Toi, par exemple.

STEFANO.

Moi ?

MICHEL.

J'en suis sûr.

STEFANO.

Plût à Dieu

Mais quand on pense trop, Michel, on agit peu.

135   Pour toi, c'est différent. Tout le monde t'écoute,

Et ton vaillant esprit ne connaît point le doute.

A chacun son devoir. Ce que j'ai préféré,

C'est l'école, et jusqu'à la fin j'y resterai.

Je sers le peuple, moi qui hais son ignorance,

140   En apprenant à lire aux bambins de Florence.

THOMAS.

Bien ; mais, s'il faut se battre, es-tu des nôtres ?

STEFANO.

Oui,

Thomas ; je suis du peuple, et je marche avec lui.

THOMAS.

On peut s'entendre, alors.

STEFANO.

Bien sûr qu'on peut s'entendre.

Tout d'un coup, Michel aperçoit Francesca qui travaille.

MICHEL.

Ah !...

Il s'approche d'elle, lui prend les mains et l'oblige à se lever.

THOMAS.

Qu'est-ce qui lui prend ?

STEFANO.

Comme le voilà tendre !

MICHEL, à Francesca.

145   Je t'avais oubliée encore... - Chers amis,

Pardon. Ma femme et moi, nous nous étions promis

De fêter notre jour de noces.

THOMAS.

Bonne idée !

MICHEL.

Une flasque de vin que j'ai longtemps gardée

Va nous réjouir tous. C'est d'excellent muscat,

150   Qui miroite au soleil comme l'or d'un ducat.

Pour le boire, oublions un peu ce qui se passe.

À Francesca.

Tu ne m'en veux pas ?

FRANCESCA, souriant.

Non.

MICHEL.

Viens donc que je t'embrasse !

THOMAS.

Eh bien ! est-on toujours jalouse, Francesca ?

Ce fut un vrai chagrin, quand Michel remarqua

155   La belle veuve, un jour de Pâques, à sa croisée.

FRANCESCA.

Après si peu de temps qu'il m'avait épousée,

Cela me semblait dur ; mais, plus tard, j'ai compris

Que mes chagrins étaient peu de chose. J'en ris ;

Et, sûre maintenant d'avoir la préférence,

160   Je le laisse admirer les dames de Florence.

THOMAS.

Donata del Garbo, commère, pourrait bien

Rendre fou ce rêveur.

FRANCESCA.

Pour ça, je n'en crois rien.

THOMAS.

Il aime trop le musc.

MICHEL, à Francesca.

Tu peux être sans crainte.

STEFANO.

Comme si l'ouvrier que le travail éreinte

165   Pensait à rire !

MICHEL, à Francesca.

Va chercher le vin.

FRANCESCA.

  J'y vais.

Elle sort à gauche. Un peu après, elle rentre avec une fiasque et des verres, qu'elle dispose sur la table. Elle va et vient sans prendre garde à la conversation des trois hommes.

MICHEL, à Thomas.

Es-tu fou ?

THOMAS.

J'ai parlé comme je le devais.

MICHEL.

Ton histoire est stupide.

THOMAS.

Une patricienne

On n'admire pas ça.

MICHEL.

Voyons...

THOMAS.

Chacun la sienne.

MICHEL.

Sans doute.

THOMAS.

Une Albizzi !

MICHEL.

Puisque l'on est d'accord...

THOMAS.

170   Son frère, tu sais bien, nous hait comme la mort.

MICHEL.

Tiens, pardieu ! c'est un Guelfe.

THOMAS.

Oh l'impudente clique

Ces misérables-là vendraient la République...

Un des chefs de la bande est le fameux Carlo,

Qui parle de verser le sang comme de l'eau.

175   Or, la veuve le tient : on dit que la pécore

Rend sa haine pour nous plus acharnée encore.

Si jamais celui-là me parle insolemment,

Je lui saute à la gorge.

MICHEL.

Elle a donc un amant ?

THOMAS.

Le voyez-vous dresser l'oreille comme un lièvre ?

MICHEL.

180   Qui ? moi ?

THOMAS.

Toi-même.

MICHEL.

Brute !

THOMAS.

  Allons, calme ta fièvre.

J'en parle pour causer, voila, tout ; mais je dis

Que cette jeune veuve, avec ses yeux hardis,

Ne peut à son défunt être longtemps fidèle,

Et que Messer Carlo Strozzi rôde autour d'elle.

MICHEL.

185   Voyons, Barbidoro, pourquoi l'exècres-tu ?

THOMAS.

Oh ! Bien sûr, ce n'est pas parce que sa vertu

Ne bat plus que d'une aile... Un jour (cela m'enrage !)

Je lui fis des souliers. Je soignai mon ouvrage,

Car il est malaisé de plaire à ces gens-là ;

190   Et puis bien réussir des souliers de gala

N'est pas, vous m'en pouvez croire, une bagatelle.

Enfin je les lui porte. A genoux devant elle,

Je lui prends son pied droit...

STEFANO, d'un air gouailleur.

Hé !...

THOMAS.

Puisqu'il le fallait

C'était un pied cambré, long, mince, pas trop laid ;

195   Un de ces pieds que, dans notre art, un homme habile

Aime à bien chausser, quoi Mais, toujours immobile,

Elle rêvait. « Par Dieu ! j'espère qu'il vous sied,

Dis-je, ce soulier-là. Frappez un peu du pied. »

Et je la regardais comme une vraie idole.

200   Ah ! misère !... « Ôte-moi du pied cette gondole, »

Qu'elle me dit. Vois-tu, tout en la déchaussant,

J'aurais mordu son pied de noble jusqu'au sang.

« Me préservent les Saints, dis-je outré de colère,

De faire des souliers capables de vous plaire !

205   J'aimerais mieux chausser un paon qu'une Albizzi. »

Que diable ! Mon langage était assez choisi.

Mais elle cria tant qu'on me fit disparaître,

Tandis que le soulier volait par la fenêtre.

Michel et Stefano se mettent à rire.

MICHEL.

Par où descendis-tu, frère ?

THOMAS.

Eh ! Par l'escalier !

MICHEL.

210   Elle aurait dû, la veuve, en jetant le soulier,

Te faire prendre aussi le chemin de l'espace.

STEFANO.

Michel, tu la défends !

MICHEL.

C'est vrai ; mais le temps passe.

Buvons, mes vieux amis. Donata del Garbo

M'éblouit, j'en conviens, tant son visage est beau.

215   Quel mal y voyez-vous ? Un vrai fils de Florence

Passera-t-il jamais avec indifférence

Devant ce que j'appelle un chef-d'oeuvre de Dieu,

Et lui défendrez-vous d'y songer quelque peu ?

Nous avons tous au coeur l'amour des belles choses.

220   Non, Thomas, ce n'est point comme tu le supposes !

D'ailleurs, si je pouvais lâchement oublier

Que je fus trop heureux, frère, de me lier

A celle que tu vois et dont ma vie est pleine,

Comment ferais-je, moi, pauvre cardeur de laine,

225   Pour que cette Albizzi se doute un seul instant ..

Mais assez de discours ; le muscat nous attend.

Allons, laisse ta veuve, et buvons, je t'en prie,

À mes deux vrais amours : ma femme et la patrie

THOMAS, à Stefano.

Ce Michel parle bien, tout de même.

Ils s'approchent de la table ; Francesca remplit les verres. Au même instant la porte s'ouvre ; Pirro apparaît sur le seuil.

SCÈNE III.
MICHEL, FRANCESCA, THOMAS, STEFANO, PIRRO.

PIRRO.

Eh ! Là-bas !

MICHEL, se retournant.

230   Qu'est-ce donc ?

THOMAS.

C'est Pirro.

MICHEL, à Pirro.

  Pourquoi n'entres-tu pas ?

Viens.

Pirro ferme la porte et s'approche lentement.

FRANCESCA.

Comme il me déplaît !

STEFANO.

Je n'aime point ce drôle ;

Il jouera dans l'émeute un misérable rôle.

MICHEL.

J'aurai les yeux sur lui.

STEFANO.

Bien, Michel ; sois viril.

PIRRO.

Vous êtes guillerets comme le mois d'avril,

235   Vous autres.

THOMAS.

  Nous allions trinquer.

PIRRO.

  Je vous dérange ?

MICHEL.

Non, Pirro, pas du tout.

PIRRO.

C'est tout de même étrange...

Boire en ce moment-ci ! Vous devriez rougir

D'être à vous goberger ensemble au lieu d'agir.

Nos chers prieurs, tandis que vous buvez à l'aise,

240   Font des choses...

THOMAS.

Quoi donc ?

PIRRO.

  Eh bien ! Ne vous déplaise...

MICHEL.

Veux-tu boire avec nous, Pirro ?

PIRRO.

Moi ?... Volontiers.

Sur un signe de Michel, Francesca va chercher un verre, le pose sur la table et le remplit. Pirro prend une mine réjouie et se frotte les mains.

L'émeute ne fait pas grand plaisir aux fruitiers,

Hein, ma commère ?

FRANCESCA, sèchement.

Non.

PIRRO.

Ô Seigneur, quelles pêches

Et du beau raisin noir, des figues toutes fraîches...

245   Eh bien ! Si c'était moi, tu sais, Michel Lando,

J'engloutirais tout ça.

MICHEL, à demi-voix.

Goinfre !

PIRRO.

Ce melon d'eau

Me semble avoir reçu déjà plus d'une entaille ;

On pourrait l'achever.

THOMAS.

Le jour d'une bataille ?

PIRRO.

C'est juste ; le melon est traître.

THOMAS.

Le vin doux

250   Va te consoler ; tiens.

Il lui tend un verre ; les autres entourent la table et s'apprêtent à boire.

STEFANO, soulevant son verre.

  Francesca, puissiez-vous

Plus de cinquante fois, - c'est notre voeu sincère, -

Fêter joyeusement ce doux anniversaire !

FRANCESCA.

Grand merci, Stefano. Moi-même je boirai,

Si mon mari le veut, à l'enfant désiré

255   Que la Vierge et les Saints m'accorderont, j'espère.

THOMAS.

Bien souhaité ! Votre homme, allez, sera bon père.

Et puis c'est le meilleur moyen de le tenir.

MICHEL.

L'enfant se fait tirer l'oreille pour venir ;

Mais nous nous aimons bien, en attendant qu'il vienne.

260   Je pense avec fierté : (r Cette femme est la mienne.

La bonté de son coeur égale sa raison ;

Elle garde paisible et chaste ma maison. »

Je bois à ta santé, femme.

FRANCESCA.

À notre espérance !

Ils boivent.

THOMAS, élevant son verre.

Au triomphe du peuple !

STEFANO, de même.

À toi, libre Florence !

Ils boivent.

PIRRO, à part, avant de vider son verre.

265   Moi, je bois au pillage.

Haut.

  Ah ! C'est un joli vin.

Dire que ces voleurs de riches... Mais enfin,

On va changer tout ça. Pour nous, le peuple maigre,

Dont la sueur, dit-on, exhale une odeur aigre

Qui fait évanouir nos faiseurs d'embarras,

270   C'est l'heure de montrer les dents au peuple gras.

THOMAS.

Oui.

PIRRO.

Les gens du Conseil, voilà de bons apôtres !

Ainsi, tenez : on a pincé quatre des nôtres;

Et le bourreau leur tord les membres. C'est hideux.

MICHEL.

La torture ! et pourquoi ?

PIRRO.

Tiens ! Pour arracher d'eux

275   Le détail de l'émeute et savoir qui nous mène.

MICHEL.

Ah ! parle Christ, je hais leur justice inhumaine !

Mais comment le sais-tu ?

PIRRO.

C'est fort simple. J'allais

Remonter, soi-disant, l'horloge du palais,

Et j'ai tout vu.

MICHEL.

Pourquoi gardais-tu le silence ?

280   Nous sommes entre amis ; on cause ; je balance,

Ne sachant pas s'il faut agir, et le bourreau

Travaille en ce moment !

PIRRO.

Thomas Barbidoro,

Je te prends à témoin d'une chose notoire ;

C'est qu'on m'a fait trinquer quand j'entamais l'histoire

285   D'ailleurs, un coup de vin, c'est toujours ça de bu.

THOMAS.

Partons-nous ?

PIRRO.

Vous savez, le Conseil est fourbu.

Les prieurs, tout tremblants et la face ahurie,

Vendraient bien six deniers leur piètre seigneurie.

Un bon coup de balai les poussera dehors,

290   Et les bourgeois verront si c'est eux les plus forts.

La porte s'ouvre. Jacopo paraît et interpelle Michel Lando sans entrer dans la boutique. Quelques autres attendent derrière lui.

JACOPO.

Vous ne venez donc pas, vous autres ? Tout le monde

Est déjà sur la place. En route !

MICHEL.

Une seconde,

Jacopo.

JACOPO.

Bon. Ça va chauffer

Il s'en va, laissant la porte ouverte.

MICHEL.

Femme, tu vois...

Un homme passe en courant.

L'HOMME.

Viens-tu, Michel Lando ?

MICHEL, à Francesca.

Lorsque, tout d'une voix,

295   Le peuple dit : Marchons ! puis-je ne pas le suivre,

Fût-ce pour le calmer si la rage l'enivre ?

Allons, sois courageuse.

D'autres hommes passent en courant.

THOMAS.

Eh bien, Michel ?

FRANCESCA.

Vas-y,

Puisqu'il le faut.

Tafo s'arrête devant la porte.

TAFO.

Bonjour. Le palais des Strozzi

Flambe. Venez voir ça !

Il part en courant.

FRANCESCA.

Quelle horreur !

PIRRO.

À l'ouvrage !

MICHEL.

300   Chère femme, à bientôt.

FRANCESCA,pleurant.

Adieu...

MICHEL.

  Va, prends courage.

THOMAS.

En route, sang du Christ !

STEFANO.

Viens, Michel.

THOMAS.

En avant !

PIRRO.

Dépêchons-nous, cordieu ! Nous sommes là rêvant,

Et nos dignes prieurs, dont la gueule est friande,

Avec nos compagnons, là-bas, font de la viande !

Michel s'arrache à l'étreinte de sa femme. Les quatre hommes sortent en courant. Francesca éclate en sanglots.

DEUXIÈME TABLEAU

Une vaste salle dans le palais de la Seigneurie. Les fenêtres, rares et étroites, donnent sur la place publique. Une large porte à droite ; à gauche une autre porte. Table chargée de paperasses ; sièges inoccupés. - Trois prieurs sont debout. Guicciardini, le gonfalonier de justice, va et vient avec angoisse.

SCÈNE PREMIÈRE.
Guicciardini, Niccolo del Bene, Guerriante, Ferrucci.

GUICCIARDINI.

305   Personne ne viendra ; vous le verrez, personne !

On nous livre à la plèbe. Ah ! Seigneur ! je frissonne

En y pensant...

NICCOLO.

Voyons, Messer Guicciardini...

GUICCIARDINI.

J'ai voulu la grandeur ; m'en voilà bien puni !

NICCOLO.

Montrez plus de courage.

GUICCIARDINI.

En pareille occurrence

310   Être gonfalonier de justice à Florence,

Pour celui qui n'a pas faim et soif du péril,

C'est vivre deux longs mois étendu sur un gril.

FERRUCCI.

Le peuple aurait bien dû tarder quelques semaines.

GUICCIARDINI.

Mon Dieu que d'imprévu dans les choses humaines !

GUERRIANTE.

315   Si pas un seul métier ne vient nous secourir,

Que ferons-nous ?

NICCOLO.

Il est permis de bien mourir.

GUICCIARDINI.

Niccolo del Bene, vous avez du courage :

Tant mieux pour vous. Je crains, moi, leur aveugle rage.

Hélas ! que deviendront mes enfants, si je meurs ?

FERRUCCI.

320   Écoutez ! On dirait de lointaines clameurs....

Ils écoutent.

Non, rien.

GUERRIANTE.

Je crains aussi ces lugubres silences.

GUICCIARDINI.

À notre appel il est venu quatre-vingts lances !...

GUERRIANTE.

Qui passeront sans doute au peuple.

FERRUCCI.

Il est permis

De le croire.

GUICCIARDINI.

Que faire, alors, mes bons amis ?

NICCOLO.

325   Résister jusqu'au bout.

GUERRIANTE.

  Ou céder tout de suite.

GOICCIARDINI, désignant les prieurs.

Plus que trois... Les deux tiers des prieurs sont en fuite.

NICCOLO.

Quelle honte !

GUICCIARDINI.

Après tout, si nous partions aussi ?

GUERRIANTE.

Vous êtes libre.

NICCOLO.

Non ; le devoir est ici.

GUICCIARDINI.

Enfin, si tout va mal, que veut-on que j'y fasse?

NICCOLO.

330   On veut que vous parliez au peuple, et bien en face.

Faites votre devoir.

GUICCIARDINI.

Ah ! mon pauvre cerveau !

À Ferrucci.

Eh bien ! Ce patient, l'avez-vous de nouveau...

Interrogé ?

FERRUCCI.

Trois fois.

GUICCIARDINI.

Que dit-il ?

FERRUCCI.

Peu de chose.

Aux questions qu'avec adresse je lui pose

335   Il répond: « Salvestro... Marché-Vieux... florins d'or... »

GUICCIARDINI.

Toujours ce Medici !

FERRUCCI.

J'en ai d'autres encor ;

Mais les drôles ne font que hurler et se tordre.

GUICCIARDINI.

Vous les torturez donc ?

FERRUCCI.

J'exécute votre ordre.

GUICCIARDINI.

Ah ! Messer Ferrucci, vous êtes bien zélé !

340   - Faites venir cet homme.

Ferrucci sort à gauche.

SCÈNE II.
Les mêmes, sauf Ferrucci.

GUERRIANTE.

  Avez-vous appelé

Salvestro ?

GUICCIARDINI.

Ce matin. Je doute que le traître,

Se voyant démasqué, veuille bien comparaître ;

Mais, s'il vient, gardons-nous d'être rudes pour lui.

Le peuple l'aime ; il peut nous servir aujourd'hui.

GUERRIANTE.

345   Vous, Niccolo, tâchez d'être un peu moins sévère.

NICCOLO.

Je dirai ce qu'il faut que je dise.

GUICCIARDINI.

Ah ! Que faire ?

Ferrucci rentre avec Simon. Le visage du patient est pâle et défait ; le sang coule de son front.

SCÈNE III.
Guicciardini, Niccolo, Guerriante, Ferrucci, Simon.

FERRUCCI.

Voici le compagnon, Messer Guicciardini.

GUICCIARDINI.

C'est bien. - Parle, maraud.

SIMON.

Ça n'est donc pas fini ?

GUICCIARDINI.

Tu t'appelles ?

SIMON.

Simon. Oh !...

GUICCIARDINI.

Qu'as-tu ?

SIMON.

C'est ma tête...

350   Et puis j'ai bu trop d'eau.

GUERRIANTE.

  Tu dis, méchante bête,

Que messer Salvestro donne à tous de l'argent

Pour qu'on se révolte?

SIMON.

Oui. C'est assez engageant !

GUERRIANTE.

Au Marché-Vieux, sans doute, on vous en distribue ?

SIMON.

Juste.

GUERRIANTE.

Où donc est ta part ?

SIMON.

Je crois que je l'ai bue.

GUERRIANTE.

355   On n'en peut rien tirer.

La grande porte s'ouvre ; Salvestro entre dans la salle. Simon s'affaisse sur une chaise, les coudes sur la table.

GUICCIARDINI.

Voici l'homme.

SCÈNE IV.
Les mêmes, Salvestro des Medici.

SALVESTRO.

  Bonjour,

Frères. Vous désiriez me voir ? À mon retour

De la campagne, sans tarder une minute,

Je suis venu.

GUICCIARDINI, désignant Simon.

Messer Salvestro, cette brute

Prétend que - je n'en crois pas un mot - vous avez

360   Agi sur le bas peuple.

SALVESTRO.

  Est-ce que vous rêvez ?

J'ai sans doute entendu parler de cette émeute ;

Mais, enfin, suis-je un homme à déchaîner la meute

Des loqueteux toujours affamés de nos biens ?

Est-ce que l'on m'a vu faire aboyer ces chiens ?

NICCOLO.

365   Vous, Messer Salvestro, vous pêchez en eau trouble.

Vous êtes de ces gens de bien à face double

Qui, tout en protestant de leur respect des lois,

Poussent la multitude à de honteux exploits.

La plèbe, grâce à vous, perd toute retenue.

370   Pourtant, je vous le dis, l'heure n'est pas venue

Où nous devons subir un maître.

SALVESTRO.

Par la Croix !

Je suis calomnié.

GUICCIARDINI.

Je vous crois, je vous crois..

GUERRIANTE.

Ne voyez pas en moi l'un de vos adversaires,

Mon digne Salvestro.

NICCOLO, à part.

Voilà des gens sincères !

SALVESTRO, à Guerriante.

375   Votre main... Pourquoi suis-je en butte à tant d'affronts?

Je sais, Guerriante, que nous nous entendrons

Comme de vrais amis du peuple que nous sommes.

Mais - au fait. Vous avez torturé plusieurs hommes ?

On le sait dans la plèbe ; et vous seriez prudents

380   De les relâcher tous. Où sont-ils

FERRUCCI, montrant la porte de gauche.

  Là-dedans.

SALVESTRO.

Délivrez les.

Ferrucci consulte du regard le gonfalonier de justice ; puis il s'incline devant Salvestro en passant devant lui.

FERRUCCI.

Très bien, Messer.

Il sort à gauche.

SCÈNE V.
Les mêmes, sauf Ferrucci.

GUICCIARDINI.

Mon sang se glace

En pensant aux fureurs de cette populace.

On dit qu'elle a brûlé...

SALVESTRO.

Rien ; deux ou trois palais.

Ces gens sont calmes ; oui, très calmes. Je voulais,

385   Par amitié pour vous, leur barrer le passage ;

Mais un certain Michel, homme énergique et sage,

Devant moi leur a fait un discours... Ah! voici

Les prisonniers.

Ferrucci rentre suivi de trois hommes à l'aspect lamentable. Ils s'appuient les uns sur les autres et flageolent sur leurs jambes. Simon se lève et les rejoint.

SCÈNE VI.
Guicciardini, Niccolo, Guerriante, Ferrucci, Salvestro, Simon et Les autres patients.

GUICCIARDINI.

Marauds, allez-vous-en.

PREMIER PATIENT.

Merci,

Braves coeurs.

DEUXIÈME PATIENT.

On priera pour vous.

TROISIÈME PATIENT.

L'autre semaine.

SIMON.

390   À revoir !

Les quatre hommes se dirigent vers la porte ; Ferrucci les accompagne.

SALVESTRO.

  Les gredins n'ont plus figure humaine.

GUICCIARDINI.

Mais où donc allez-vous, Ferrucci ?

FERRUCCI.

Jusqu'en bas ;

Je les conduis.

Les quatre hommes viennent de sortir ; Ferrucci passe derrière eux.

SCÈNE VII.
Guicciardini, Niccolo, Guerriante, Salvestro.

GUERRIANTE.

Gageons qu'il ne reviendra pas.

GUICCIARDINI.

Vous croyez ?

NICCOLO.

J'en suis sûr; il est féroce et lâche.

SALVESTRO.

Laissons-le.

Il prend par le bras Guicciardini et Guerriante.

Maintenant, mes amis, votre tâche

395   Est, quand viendra ce peuple un peu surexcité,

D'accorder tout - mais en gardant la dignité.

La plèbe est aisément prise aux nobles manières.

Les plus humbles métiers arborent leurs bannières;

Et devant vous, avec grande solennité,

400   Ils veulent, disent-ils, refaire la cité.

Mon Dieu, je sais fort bien ce que vaut leur système;

Mais par degrés, et sans leur jeter l'anathème,

Nous saurons rétablir les choses. Laissons-les

Étonner de leurs cris les murs de ce palais,

405   Et jusqu'à nos maisons ils nous feront cortège...

Carlo Strozzi et Pierre des Albizzi se précipitent dans la salle.

SCÈNE VIII.
Les mêmes, Carlo Strozzi, Pierre des Albizzi.

STROZZI.

Nous demandons justice !

ALBIZZI.

Il faut qu'on nous protège!

STROZZI.

Vous avez arraché le pouvoir de nos mains;

Et des êtres abjects, sans nom, à peine humains,

Font aujourd'hui la loi, grâce à votre mollesse.

GUICCIARDINI.

410   Feriez-vous mieux que nous, Strozzi ?

STROZZI.

  Certes. On nous laisse

Assaillir par la plèbe à deux pas du palais!

Nous nous sommes armés, tous, maîtres et valets;

Mais nous ne pouvions vaincre une foule innombrable..

Les lâches m'ont brûlé ma maison.

Menaçant du poing Salvestro.

Misérable !

415   C'est toi, je le sais bien, qui causes mon malheur.

SALVESTRO.

Par Dieu, tu deviens fou, Carlo. Demande-leur...

STROZZI.

N'as-tu pas honte, toi, grand dans la bourgeoisie,

D'oublier la raison, l'honneur, la courtoisie,

Pour te faire, malgré leurs crimes, partisan

420   De tous ces plébéiens ignobles ?

SALVESTRO.

  Parlons-en

Et ne crois pas que ton air rogue m'embarrasse.

Qui de nous ment le plus au passé de sa race ?

Tous deux nous sommes peuple : et toi, Carlo Strozzi,

N'as-tu pas, pour amis et fidèles, choisi

425   Des nobles sans scrupule et que ta bourse oblige ?

N'impute qu'à toi seul le malheur qui t'afflige.

STROZZI.

À moi, menteur ? À moi ?

ALBIZZI, à Salvestro.

Je t'admire, vraiment,

D'insulter la noblesse en un pareil moment.

Si Florence périt, quels seront les coupables ?

430   L'impuissance des lois rend vos crimes palpables.

Les bourgeois, envieux des nobles, ont lutté

Pour une misérable et basse égalité.

Or, c'est en déchaînant le peuple qu'ils l'ont eue;

Et votre bourgeoisie, à son tour abattue,

435   Va gémir sur sa faute... Oui, son crime est flagrant !

Florence ne fera désormais rien de grand.

La mort de la noblesse a laissé la patrie

Sans vertu, sans honneur et sans chevalerie.

SALVESTRO.

Pierre des Albizzi se lamente ; c'est bien.

440   Mais toi qui, malgré tout, as du sang plébéien,

Que diras-tu, Strozzi ?

STROZZI.

Moi, je dirai sans phrase

Que la plèbe est hideuse et qu'il faut qu'on l'écrase.

SALVESTRO.

Ah ! Je sais le fin mot. Tu veux te faire aimer ;

Et c'est par tes fureurs que tu prétends charmer

445   Donata, qui te tient la dragée un peu haute...

STROZZI.

Je te défends de la nommer !

SALVESTRO.

Est-ce ma faute,

À moi, si, n'étant pas encore son époux,

Tu couves sa beauté de tes regards jaloux?

ALBIZZI.

Si tu parles ainsi de ma soeur, mauvais drôle,

450   Je te souffletterai.

SALVESTRO.

  Toi, comprends mieux ton rôle.

Voici longtemps, mon cher, que l'on en chuchota.

Crois-moi, fais épouser la belle Donata

Par ce pauvre Carlo qu'elle tourne en bourrique

Et qu'elle mènera, je pense, à coups de trique.

ALBIZZI.

455   Tais-toi, lâche !

STROZZI.

Gredin, tu m'insultes !

Ils vont se jeter sur Salvestro ; les prieurs s'interposent. En même temps, une grande clameur s'élève sur la place. Tous se regardent.

GUERRIANTE.

  Quel bruit !

Il court vers une des fenêtres.

GUICCIARDINI.

C'est le peuple...

ALBIZZI.

Tant mieux. Vous recueillez le fruit

De votre complaisance abjecte.

STROZZI.

Par la Messe !

Voilà qui me plaît bien. Je vous fais la promesse

Que jusqu'au bout, prieurs, nous vous assisterons.

460   Il sera beau de voir le prince des poltrons

Se colleter avec une plèbe en furie.

NICCOLO.

Honte à vous qui riez des maux de la patrie !

GUICCIARDINI.

Je ferai mon devoir.

SALVESTRO.

C'est nous qui rirons d'eux !

GUICCIARDINI, bas à Salvestro.

Messer, ne faut-il pas les éloigner tous deux ?

465   Leur présence pourrait exaspérer la foule...

LE PEUPLE, sur la place.

Vive le peuple !

GUERRIANTE, quittant la fenêtre.

C'est comme une immense houle

Noyant toute la place.

GUICCIARDINI.

Il faut, Guerriante,

Que sur-le-champ...

GUERRIANTE.

Eh bien ?

GUICCIARDINI.

Vous ayez la bonté

De parler au peuple...

GUERRIANTE.

Oui.

GUICCIARDINI.

Je sais qu'on vous estime.

GUERRIANTE.

470   Je leur dirai ?

GUICCIARDINI.

  Que leur désir est légitime ;

Qu'on s'entendra; que nous causerions volontiers

Avec plusieurs d'entre eux...

GUERRIANTE.

Soit.

LE PEUPLE, sous les fenêtres du palais.

Vivent les métiers !

Vive le peuple !

GUICCIARDINI.

Allez, et Dieu vous soit en aide !

Guerriante sort en courant.

SCÈNE IX.
Les mêmes, sauf Guerriante.

GUICCIARDINI.

Être humble et patient, c'est l'unique remède,

475   N'est-ce pas ?

NICCOLO.

Soyez ferme.

GUICCIARDINI.

  Oui, Messer del Bene.

SALVESTRO.

Tout se passera bien.

Une vitre vols en éclats.

GUICCIARDINI.

Ce peuple est effréné.

SALVESTRO, à Strozzi et Albizzi.

Fuyez par ici.

Il leur montre la porte de gauche.

STROZZI.

Non.

SALVESTRO.

Fuyez tous deux, vous dis-je !

ALBIZZI.

Nous ne voulons pas fuir.

SALVESTRO.

Il faudrait un prodige

Pour que vous sortiez saufs de la bagarre...

Guerriante rentre précipitamment.

SCÈNE X.
Les mêmes, Guerriante.

GUICCIARDINI.

Eh bien ?

GUERRIANTE.

480   Ils veulent tous entrer. Le hardi plébéien

Qui les mène a séduit la garde...

GUICCIARDINI.

Hélas ! Que faire ?

NICCOLO.

Refusez-leur l'entrée.

GUERRIANTE.

Oh ! Vous, je vous révère ;

Mais je n'ai pas envie, austère Niccolo,

Qu'on m'arrache le coeur ou qu'on me jette à l'eau.

485   Je veux vivre et n'ai point souci de votre blâme.

Il court vers la fenêtre.

NICCOLO.

Messer Guerriante !..

GUERRIANTE, ouvrant la fenêtre.

Vive le peuple !

NICCOLO.

Infâme...

Guerriante va ouvrir la porte à deux battants.

LE PEUPLE, sur la place.

Vive le peuple !

GUICCIARDINI, aux deux Guelfes.

Ils vont venir. Ah ! Sauvez-vous !

ALBIZZI.

Non.

GUICCIARDINI.

Mais, par tous les Saints, ces hommes-là sont fous !

STROZZI.

Où me réfugier ? Ma maison est en cendre.

GUICCIARDINI.

490   Fuyez donc ! Vous avez tout le temps de descendre.

Le peuple fait irruption dans la salle. Les prieurs lui font face. Strozzi et Albizzi, sans se tourner vers la foule, gardent une attitude résolue. Michel, Thomas, Stefano, Pirro, Jacopo sont dans le foule.

SCÈNE XI.
Les mêmes, Le peuple.

JACOPO.

Où sont-ils, les prieurs ?

NICCOLO.

Que leur voulez-vous ?

PIRRO.

Rien ;

Les jeter dans la rue.

THOMAS.

On vous montrera bien

Que la chair de la plèbe, ô bouchers que vous êtes,

Ne se dépèce pas comme la chair des bêtes !

NICCOLO.

495   Vous n'aviez pas le droit d'entrer ici.

PIRRO.

  Tu mens !

Le palais est au peuple.

MICHEL.

Amis, soyons cléments :

Nous sommes forts.

THOMAS, bas à Michel.

Fais-leur un discours sans réplique.

MICHEL, aux prieurs.

Vous êtes préposés à la chose publique ?

Expliquons-nous, prieurs ; et Messer Salvestro

500   Sera témoin.

SALVESTRO.

  J'accepte.

MICHEL.

  On sait que le bourreau

Travaille maintenant avec vos seigneuries ;

Mais cela nous révolte : assez de boucheries !

En outre vous saurez que, sans toucher aux biens,

Nous réclamons des droits pour la plèbe.

PIRRO, à part.

Les miens,

505   Je les prendrai.

MICHEL, à Guicciardini.

  Messer, les bourgeois sont des pleutres.

Ils s'enferment chez eux et veulent rester neutres ;

Presque tous les prieurs ont fui. Si nous venons

Vous trouver, nous, avec nos libres gonfanons,

C'est que, même gardés ici par tolérance,

510   Vous seuls représentez la justice à Florence,

Et que le peuple, afin de consacrer ses droits,

A voulu les tenir de vous.

GUICCIARDINI.

Nous sommes trois...

C'est peu pour une chose aussi grave.

GUERRIANTE, bas à Guicciardini.

Qu'importe !

Faites-leur des lois.

THOMAS.

Mais, tout près de cette porte,

515   Je vois deux compagnons...

JACOPO.

Tiens, tiens...

THOMAS.

  C'est lui, par Dieu !

JACOPO.

Dites donc, les amis, faites-vous voir un peu...

Strozzi et Albizzi se tournent vers le peuple.

THOMAS.

Ah ! Te voici, Carlo !

STROZZI, s'avançant.

C'est Carlo qu'on me nomme.

Après ?

THOMAS.

Carlo Strozzi.

STROZZI.

Qu'es-tu, toi-même ?

THOMAS.

Un homme !

Il prend Strozzi à la gorge.

STROZZI.

Me lâcheras-tu ?

THOMAS.

Non ! Je te tiens au collet,

520   Et je t'étranglerai, canaille, s'il me plaît

On les entoure.

STROZZI.

Lâche-moi, misérable !

THOMAS.

Ah ! Nous sommes la lie

Du peuple, et c'est par nous que la ville est salie,

Hein, Carlo ?

GUICCIARDINI.

Mon ami...

MICHEL.

Laisse-le donc, Thomas.

Il sépare violemment Thomas et Strozzi.

STROZZI.

Chien, que t'avais-je fait ?

THOMAS.

Toi ? L'autre jour, tu m'as

525   Regardé de travers.

STROZZI.

  Faut-il qu'on te salue ?

SALVESTRO.

Silence !... À quoi la plèbe est-elle résolue ?

Que voulez-vous ?

JACOPO.

Au fait, qu'est-ce que nous voulons ?

UN HOMME.

Du travail !

UN AUTRE.

Non, du pain !

UN TROISIÈME.

Moins de travail !

MICHEL.

Allons,

Du calme.

PREMIER HOMME.

Plus d'impôts !

JACOPO.

Qu'on nous fasse des rentes !

GUICCIARDINI.

530   Vos réclamations sont trop incohérentes.

PIRRO.

Plus de riches !

DEUXIÈME HOMME.

Du pain pour tous !

PIRRO.

Plus de bourgeois !

JACOPO.

Il faut tout changer.

PREMIER HOMME.

Non !

DEUXIÈME HOMME.

Si !

MICHEL.

Pas tous à la fois !

STROZZI.

Eh bien ! Comprendras-tu, stupide populace,

Que ton rôle est toujours de hurler sur la place,

535   Et non pas de siéger au conseil avec eux ?

JACOPO.

Ah ! Pour le coup, c'est trop !

STROZZI, dégaînant un stylet.

Viens-y, drôle visqueux !

Je suis prêt.

JACOPO, reculant.

Diable !...

PIRRO.

À mort, le Strozzi !

MICHEL.

Toi, silence.

On ne fait rien de bon avec la violence.

STEFANO.

Michel, parle pour tous !

GUICCIARDINI.

Exposez vos griefs.

NICCOLO.

540   Soit ; et, s'il est possible, en termes clairs et brefs.

MICHEL.

D'abord je vous dirai...

JACOPO.

Très bien !

STEFANO.

Faites silence.

MICHEL.

... Que nous ne pouvons plus supporter l'insolence

De ces Guelfes, tenez, qui, chassés du pouvoir,  [ 1 Guelfe : Dans le moyen âge, celui qui appartenait au parti soutenant en Italie les papes contre les empereurs d'Allemagne. La querelle des Guelfes et des Gibelins (on met une majuscule). |L]]

Sont assez odieux pour qu'on souffre à les voir.

545   Ils ne seront jamais au bout de leurs ressources.

Leurs noms ne restent pas longtemps au fond des bourses

Lorsque l'on tire au sort les magistrats nouveaux.

Et puis ça se dit noble, et ça fait les dévots !

Mais pareille impudence a l'air d'une gageure.

550   Nous n'obéirons plus, bourgeois,je vous le jure,

Qu'à de vrais magistrats honnêtement élus.

Plus de Guelfes ! la loi pour tous, et rien de plus.

SALVESTRO.

On sait que j'ai toujours défendu cette cause.

GUERRIANTE.

Elle est juste.

GUICCIARDINI.

Sans doute.

STROZZI.

Attendez autre chose ;

555   Chacun son tour.

MICHEL.

  Parlons maintenant des métiers.

Les plus humbles - il faut que vous y consentiez -

Formeront plusieurs arts, trois par exemple, ou quatre,

Jouissant d'autres droits que du droit de se battre.

Ils auront des consuls et fourniront le tiers

560   Des prieurs...

GUICCIARDINI.

Le tiers ?

MICHEL.

Oui.

ALBIZZI.

  Vous n'êtes plus si fiers ?

NICCOLO.

C'est absurde.

THOMAS.

Comment ?

JACOPO.

Il rêve, le vieux père.

STEFANO.

Taisez-vous donc !

MICHEL.

La ville, étant riche et prospère,

Allégera l'impôt...

NICCOLO.

Toujours mêmes refrains !

MICHEL.

Puis, ceux qui doivent moins de cinquante florins,

565   Les riches n'auront pas le droit de les poursuivre.

Nous voulons bien payer ; mais, que diable ! Il faut vivre.

GUICCIARDINI.

Cet homme est raisonnable.

MICHEL.

En outre, et je finis,

Voulant voir désormais les citoyens unis,

Je réclame pour tous une amnistie entière.

Murmure d'approbation.

PIRRO.

570   Toi, tu ferais bien mieux d'aller voir ta fruitière.

MICHEL.

Tu n'es pas content?

PIRRO.

Non, je ne suis pas content.

MICHEL.

Que te faut-il ?

PIRRO.

Je veux le pillage à l'instant.

Peuple, quand tu la tiens, lâcheras-tu ta proie ?

Te contenteras-tu des faveurs qu'on t'octroie ?

575   Faut-il que ces gredins esquivent le danger

En nous abandonnant quelques os à ronger ?

Nous dirons notre mot, s'ils daignent le permettre ;

On nous applaudira... Mais qui sera le maître ?

L'argent ; et les bourgeois gardent l'argent pour eux.

JACOPO.

580   Mais si je fais la loi ?

PIRRO.

  Tout ça, c'est des mots creux.

Le lait de ta nourrice est encor dans ta bouche,

Jacopo.

JACOPO.

Par exemple !

PIRRO.

Ô tas de gobe-mouche !

Ils sont ravis. Mais moi, je suis plus exigeant.

Puisque c'est les bourgeois qui détiennent l'argent,

585   Je propose à mon tour qu'on aille, d'un pied leste,

Explorer leurs maisons et leurs boutiques...

DEUXIÈME HOMME.

Peste !

PIRRO.

Pour moi, vous savez bien, les lois, c'est du fatras.

Je suis maigre : il est temps que je devienne gras.

Voilà tout.

TROISIÈME HOMME.

Il n'est pas trop stupide.

NICCOLO, cachant son visage dans ses mains.

Ô Florence !

MICHEL.

590   Peuple, écoute-moi bien ! Je veux ta délivrance ;

Je réclame pour toi le pouvoir qui t'est dû,

Ta part dans les honneurs. Mais, tu l'as entendu,

Lui, pour toute réforme, il demande qu'on aille

En tumulte piller les boutiques...

JACOPO, montrant le poing à Pirro.

Canaille !

MICHEL.

595   Parlez, au nom du Christ : sommes-nous des voleurs ?

LE PEUPLE.

Non, Michel, non !

PIRRO.

C'est bien le pire des malheurs,

Quand on écoute un homme à langue bien pendue.

Ah ! Vous regretterez l'occasion perdue.

MICHEL.

Des gredins ont brûlé plusieurs palais....

PIRRO.

Tant mieux

600   Brûlons-en d'autres.

MICHEL.

  Non ! Laissez ce furieux !

Ne déshonorez pas la cause populaire

En ruinant Florence.

PIRRO.

Amis, la chose est claire

Il défend les bourgeois parce qu'il est des leurs.

Mais en voilà, tenez, en voilà, des voleurs !

605   Égorgeons-les.

GUICCIARDINI.

Mon Dieu

PIRRO.

  Puis brûlons la bâtisse...

MICHEL.

Non ! Point de cette aveugle et sommaire justice

Qui rend le plus coupable à jamais innocent !

Le peuple doit avoir les mains pures de sang.

STEFANO.

Très bien, Michel !

LE PEUPLE.

Bravo ! Bravo !

JACOPO.

C'est un vrai mâle.

THOMAS, à Pirro.

610   Toi, décampe !

PIRRO.

Bonsoir.

Il est poussé dehors parmi les huées de la foule.

SCÈNE XII.
Les mêmes, sauf Pirro.

GUERRIANTE.

  Je vous trouve bien pâle,

Guicciardini.

GUICCIARDINI.

Par Dieu ! Vous l'êtes encor plus.

THOMAS, à Guicciardini.

Eh bien, maître poltron, qu'est-ce que tu conclus ?

GUICCIARDINI, aux prieurs.

Pensez-vous que je doive accueillir leurs demandes ?

NICCOLO.

C'est contraire à la loi.

GUERRIANTE.

Toi, vieux, tu nous gourmandes

615   Comme des bambins..

NICCOLO.

Ah plus de respect.

GUERRIANTE.

  Tais-toi,

Bonhomme ; ce que veut le peuple devient loi.

MICHEL.

Nous allons être au bout de notre patience.

GUERRIANTE, à Guicciardini.

Parlez donc !

NICOLO, de même.

J'en appelle à votre conscience.

GUICCIARDINI.

Ah ! Que faire ?

SALVESTRO.

Un instant, mes chers concitoyens !

620   Je vais le décider. Vos désirs sont les miens.

Il prend à part Guicciardini et les prieurs.

Vous avez vu combien ce Michel les domine ?

Il semble honnête ; il est fier et de bonne mine ;

Cédez-lui votre place.

GUERRIANTE.

Oui, très bien.

SALVESTRO.

Sûrement

Lui seul peut museler la plèbe en ce moment.

625   Il rêve du pouvoir ; il voudrait bien y mordre ;

Guidé par nos conseils, il rétablira l'ordre.

GUICCIARDINI.

Les deux mois de sa charge une fois écoulés,

Voudra-t-il s'en démettre ?

GUERRIANTE.

Est-ce que vous voulez,

Vous, qu'on nous pende ?

GUICCIARDINI.

Non... mais c'est la tyrannie

630   Que nous allons créer !

SALVESTRO.

  Pour cela, je le nie.

Puis il coule, en deux mois, beaucoup d'eau sous les ponts ;

D'ici là nous serons les maîtres, j'en réponds.

GUICCIARDINI.

Eh bien donc, parlez-leur ; je consens à tout.

NICCOLO.

Lâche !

MICHEL.

Si vous ne voulez pas que le peuple se fâche,

635   Il faut vous décider.

SALVESTRO.

  Travailleurs florentins,

Écoutez ! Voulez-vous, pour être plus certains

De voir tous les abus promptement disparaître,

Qu'un des vôtres gouverne ?

LE PEUPLE.

Oui !

ALBIZZI, à Slrozzi.

Nous aurons un maître.

SALVESTRO.

Quand tous nos ennemis devraient se récrier,

640   Voulez-vous que Michel Lando, simple ouvrier,

Tienne le gonfanon de justice à Florence ?

LE PEUPLE.

Oui ! Oui ! Oui !

STROZZI.

Le mensonge épouse l'ignorance.

NICCOLO.

Je proteste.

JACOPO.

Par Dieu ça nous est bien égal.

NICCOLO.

Je ne puis reconnaître aucun pouvoir légal

645   À ce gonfalonier qu'on élit en tumulte.

DEUXIÈME HOMME.

Vieux radoteur !

MICHEL.

Assez je défends qu'on l'insulte.

À Niccolo :

Va-t'en.

Niccolo fait quelques pas vers la porte ; puis il prend de grosses clefs à sa ceinture et se tourne vers Michel.

NICCOLO.

Voici les clefs qui gardent le palais ;

Si tu les veux, Michel Lando, ramasse-les.

Il jette les clefs à terre. Murmures de la foule. Michel se baisses vivement et ramasse les clefs.

MICHEL.

Je les ramasse au nom du peuple, et je les garde.

TROISIÈME HOMME.

650   Si nous rossions le vieux ?

MICHEL.

  Que nul ne s'y hasarde !

Je veux qu'il sorte en paix.

Niccolo se retire lentement.

SCÈNE XIII.
Les mêmes, sauf Niccolo.

THOMAS.

Salut, gonfalonier

Nous nous ferons hacher pour toi jusqu'au dernier.

LE PEUPLE.

Vive Michel Lando !

MICHEL.

Non : vive la justice !

Vous tous, si je fais mal, il faut qu'on m'avertisse...

JACOPO.

655   Vive Michel Lando, seigneur de la cité !

MICHEL.

Je ne suis point seigneur.

STROZZI.

Voilà leur liberté...

MICHEL.

Allons, peuple et bourgeois, plus de guerre civile !

Descendons sur la place, amis, et que la ville

Choisisse des prieurs.

SALVESTRO, bas à Michel.

Un mot, gonfalonier.

660   Le pouvoir, tout d'abord, est dur à manier.

Pour moi, ces choses-là me sont fort coutumières,

En sorte qu'on pourrait user de mes lumières...

MICHEL, à haute voix.

Non, Messer. Les élus du peuple feront tout.

Puis, gouverner l'État, j'en viendrai bien à bout !

665   Pour le faire sans honte, il suffit d'être juste.

SALVESTRO.

La tâche est lourde.

MICHEL.

Soit ; mais je me sens robuste,

EL je suffirai bien à porter mon fardeau.

Suivez-moi, compagnons.

LE PEUPLE.

Vive Michel Lando !

(Michel saisit un gonfanon et s'élance dehors, entraînant la

670   foule qui l'acclame. Les bourgeois, suivent consternés.)

DEUXIÈME ACTE

La place de la Seigneurie. En face, le palais, massif, noir, percé de rares fenêtres. De droite et de gauche, des rues aboutissent à la place. Au fond, vers la droite, s'enfonce une ruelle tortueuse. Un gibet se dresse sur la place. Simon et Tafo l'examinent curieusement.

SCÈNE PREMIÈRE.
Simon, Tafo.

TAFO.

Qu'est-ce que c'est que ça ?

SIMON.

Ça, c'est une potence.

Quand tu voudras finir ta chienne d'existence...

TAFO.

Après toi, vieux filou. Qui nous fait ce cadeau ?

SIMON.

C'est l'aimable Michel.

TAFO.

Ah ! Bien ; Michel Lando

675   Un homme qui connaît .. sa petite importance.

Pourquoi Michel a-t-il planté cette potence ?

SIMON.

C'est un arbre de mai qu'il offre à ses amis.

On y pendra tous ceux qui ne sont pas bien mis.

TAFO.

Alors, mon pauvre vieux...

SIMON.

Tout de même, c'est raide !

680   Culbuter les bourgeois pour venir à leur aide ;

Empêcher le pillage...

TAFO.

On est bien mal tombé.

Pirro, la face allumée, vient d'arriver sur la place ; il a écouté les dernières réflexions des deux amis.

SCÈNE II.
Simon, Tafo, Pirro.

PIRRO.

Par la béquille d'or du vieux saint Barnabé !

Voilà de braves gens.

SIMON.

Ah ! C'est toi, l'araignée ?

PIRRO.

Un jour on lui fera quelque bonne saignée,

685   A cet homme rigide. Oui. Mais, en attendant,

Mes fils, amusons-nous !

SIMON.

Te voilà bien fendant.

PIRRO.

Il faut que j'exécute une farce choisie ;

Car je viens d'arroser d'un riche Malvoisie,

Qui m'a subitement éclairé le cerveau,

690   Un bon rôti de grue et du ventre de veau.

Je me sens tout gaillard après cette lippée.

TAFO.

Moi, quand j'ai bu, je suis brave comme une épée.

PIRRO.

As-tu bu ?

TAFO.

Non.

PIRRO.

Alors, tu n'es pas brave ?

TAFO.

Si.

PIRRO.

Veux-tu te marier, Tafo ?

TAFO.

Moi ? Grand merci.

695   Là-bas, près du vieux pont, j'ai quatre ou cinq maîtresses.

Quand, par hasard, je suis en veine de tendresses,

Ça me suffit.

SIMON.

Butor !

PIRRO.

Moi, pas du tout. Je veux

Du meilleur, une peau très fine, et des cheveux

Qui fleurent bon.

SIMON.

À nous les femmes !

PIRRO.

J'en sais une

700   Pour qui notre Michel avalerait la lune.

TAFO.

Michel ?

PIRRO.

Oui : ça m'irait de lui jouer un tour.

C'est qu'il en est coiffé Je l'ai surpris, un jour,

Qui la mangeait des yeux, mon cher, en pleine rue.

Depuis un bout de temps elle était disparue,

705   Et l'autre, sur ses pieds, restait tout ahuri,

Comme s'il la voyait encore. Ah j'ai bien ri !

TAFO.

Enlevons-la, Pirro.

PIRRO.

La chose est très facile.

Pierre des Albizzi, son frère,- un imbécile,

Est en voyage. Bon. Pour cueillir le fruit mûr,

710   Il suffit maintenant d'escalader un mur.

Toute leur valetaille a du sang de concombre;

Vous voyez ça : des gens qui fuient devant leur ombre...

TAFO.

Oh ! Nous enlèverons la belle prestement.

Est-ce loin ?

PIRRO.

À deux pas.

TAFO.

Je serai son amant !

SIMON.

715   Après moi, s'il te plaît.

PIRRO.

  Allons, pas de querelle...

Chacun aura sa part.

TAFO.

Ça sera gai pour elle.

SIMON.

Oui, mais elle criera?

TAFO.

Sûr.

PIRRO.

Pour se déranger,

Nos honnêtes bourgeois ont trop peur du danger.

TAFO.

Sans sortir du palais, Michel pourra l'entendre;

720   Et le gonfalonier pour nous n'est pas bien tendre.

PIRRO.

Michel rétablit l'ordre en ville. Je vous dis

Que tout est prévu.

SIMON.

Mais...

PIRRO.

Cordieu, soyons hardis !

SIMON.

Je n'ai pas peur.

TAFO.

Ni moi non plus.

SIMON, à Pirro.

Allons-y, frère !

PIRRO.

D'ailleurs, pour empêcher l'amoureuse de braire,

725   On la bâillonnera, tu sais, mais comme il faut,

Avant de l'entraîner vers le fleuve au grand trot.

SIMON.

Par où filera-t-on?

PIRRO.

Tiens, par cette ruelle.

TAFO.

J'engage notre amie à faire la cruelle,

Lorsqu'à l'auberge, après un souper copieux,

730   On se partagera ses faveurs...

PIRRO.

  Hein, mon vieux ?

Une de la noblesse !

TAFO.

Oui, ça vous flatte.

SIMON.

Écoute !

On entend un bruit de foule.

Voilà qu'on vient en masse.

TAFO.

À cause ?

SIMON.

On veut sans doute

Faire enrager Michel.

PIRRO.

Ça tombe bien : les cris

Empêcheront qu'on nous entende...

Une foule de plébéiens entre par la gauche. Un notaire marche en tête, tenu au collet par Jacopo et par un garçon boucher. Le notaire porte à sa ceinture une plume et une écritoire ; il tient un rouleau de papier à la main.

JACOPO, au notaire.

Écris ! écris !

PIRRO.

735   Allons faire le coup.

Il s'esquive par la droite avec Simon et Tafo.

SCÈNE III.
Jacopo, Un Notaire, La Foule.

LE BOUCHER.

  Misérable notaire,

À ta besogne !

LE NOTAIRE.

Hélas, mon Dieu !

JACOPO.

Veux-tu te taire ?

LE NOTAIRE.

Mes amis, je n'ai point de table.

LE BOUCHER.

Arrange-toi

JACOPO.

Écris sur ton genou, Gaspar : voici la loi.

LE BOUCHER.

Non, c'est moi qui la fais !

UN HOMME.

C'est moi !

UN AUTRE.

C'est tout le monde !

Le notaire s'agenouille et se prépare à écrire.

JACOPO.

740   Écris ce que je vais te dire.

LE NOTAIRE.

  Une seconde...

JACOPO.

Le seul maître est le peuple ; et le peuple, c'est nous.

Écris ça.

LE NOTAIRE, écrivant.

Le seul maître...

UN JEUNE MITRON.

Un notaire à genoux,

Vrai, c'est farce.

JACOPO.

Tu sais, soigne bien ton grimoire.

Je te ferai relire, et j'ai bonne mémoire ;

745   S'il y manque un seul mot...

PREMIER HOMME.

  Écris qu'à l'avenir

Personne ne sera pendu.

LE NOTAIRE.

J'allais finir

L'autre phrase...

PREMIER HOMME.

Écris donc !

LE NOTAIRE.

Voyez, je me dépêche...

C'est fait.

Le boucher efface avec sa main ce que le notaire vient d'écrire.

LE BOUCHER.

Je ne veux pas de ça !

LE NOTAIRE.

Mais l'encre est fraîche !

LE BOUCHER.

Il faut, pour en finir avec la pendaison,

750   Que le bourreau lui-même y passe.

DEUXIÈME HOMME.

  Il a raison !

JACOPO.

Écris que nous pendrons le bourreau par le ventre.

DEUXIÈME HOMME.

Par les pieds !

TROISIÈME HOMME.

Par la gorge !

LE MITRON.

Écris tout ça.

LE NOTAIRE.

Que diantre !

Il faut choisir.

JACOPO.

C'est moi qui vais dicter : écris.

La pinte sera double et vaudra moitié prix...

TROISIÈME HOMME.

755   Mets qu'on pourra cogner sur les patrons d'auberges.

Le boucher prend un couteau à sa ceinture et le met sur la gorge du notaire.

LE BOUCHER.

Notaire, écris pour moi. Cinquante coups de verges

À qui se permettra de porter un manteau.

Je n'en ai pas, moi.

LE NOTAIRE, tremblant de tous ses membres.

Mais...

LE BOUCHER.

Écris.

LE NOTAIRE.

Votre couteau

Me trouble...

DEUXIÈME HOMME.

Qui vient là ?

TROISIÈME HOMME.

Deux bourgeois.

LE BOUCHER.

Qu'on les pende !

JACOPO.

760   C'est Messer Salvestro.

LE PEUPLE.

Vivat !

Salvestro entre avec Guerriante ; on les entoure. Le boucher reste à l'écart. Profitant du tumulte, le notaire s'esquive.

SCÈNE IV.
Salvestro, Guerriante, Les précédents, sauf le notaire.

SALVESTRO.

  Ma joie est grande,

Amis, de vous revoir. Eh bien ! Quoi de nouveau ?

JACOPO.

Nous réformons l'État.

GUERRIANTE.

Bravo, peuple, bravo !

JACOPO.

Ah ! Si tous les bourgeois étaient comme vous autres ..

SALVESTRO.

Mais le gonfalonier n'est-il pas un des vôtres ?

765   Il doit vous s[o]utenir.

JACOPO, montrant la potence.

  Regardez, s'il vous plaît !

Quiconque aura volé seulement un poulet

Sera pendu. Tant pis si l'on a faim. Je rage

En pensant que le peuple a fait ce bel ouvrage...

Car nous avons élu Michel gonfalonier

770   Sans consulter personne !

GUERRIANTE.

  On ne saurait nier

Qu'il est hautain, brutal, sourd à toute supplique.

Puis, dresser un gibet sur la place publique !

JACOPO.

Pourtant il est cardeur de laine comme moi;

Ni plus ni moins.

SALVESTRO.

Comment t'appelles-tu ?

JACOPO.

Pourquoi

775   Demandez-vous mon nom ?

SALVESTRO.

  Parce que ton visage,

Tes gestes, ton discours montrent un homme sage.

JACOPO.

Mon nom est Jacopo.

SALVESTRO.

Je te protégerai.

JACOPO.

Comment ça ?

SALVESTRO.

Quand Michel se sera retiré

Du pouvoir qu'il occupe avec tant d'insolence

780   (Et, certes, il s'en ira, fût-ce par violence),

Il faudra qu'un de vous prenne sa place...

JACOPO.

Enfin !

SALVESTRO.

Oui, mais un homme adroit, un gaillard au nez fin...

Nous penserons pour lui.

JACOPO.

Ça sera très commode.

SALVESTRO.

Il faut qu'il soit élu selon la vieille mode ;

785   Pas de tirage au sort ; et c'est sur Jacopo

Que nous réunirons les voix.

JACOPO.

Moi, dans la peau

D'un vrai gonfalonier !...

GUERRIANTE.

Eh bien, qu'en dis-tu, frère ?

JACOPO.

Tout ce que fait Michel, je ferai le contraire !

LE PEUPLE.

Bravo !

JACOPO.

Je donnerai de somptueux festins

790   On boira tout le temps.

LE PEUPLE.

Bravo !

JACOPO.

  Soyez certains

Que, tant que je serai dans la magistrature,

Ça sentira partout le vin et la friture.

LE PEUPLE.

Bravo ! bravo !

SALVESTRO.

Soyez calmes en attendant,

Mes amis, et rentrez chez vous.

GUERRIANTE.

C'est plus prudent.

LE BOUCHER.

795   Mais pourquoi, dites donc, est-ce lui qu'on désigne ?

Je réclame.

JACOPO.

Pourquoi ? Parce que j'en suis digne.

SALVESTRO.

Chacun aura sa part ; et, pour tout plébéien,

L'heure d'être au pouvoir viendra

LE PEUPLE.

Très bien ! très bien !

LE BOUCHER.

Si vous appelez ça de la justice...

Fanfare de trompettes.

PREMIER HOMME.

Ah ! Diable !

800   Voilà Michel.

JACOPO.

Filons.

GUERRIANTE, à Salvestro.

  Ce peuple est impayable.

SALVESTRO.

L'autre fait du vacarme ; on tremble devant lui.

Michel entre, précédé de massiers et de trompettes. On porte devant lui le gonfanon de justice. Michel est vêtu, très simplement, d'une longue simarre. Derrière lui, quelques hommes d'armes. Dès que Michel paraît, le peuple fait mine de se disperser.

SCÈNE V.
Les mêmes, Michel et le cortège.

LES MASSIERS.

Place ! Place !

MICHEL, s'arrêtant.

Quoi donc, peuple, est-ce qu'aujourd'hui

L'on ne travaille pas ?

GUERRIANTE, bas, à Salvestro.

C'est qu'il leur parle en maître.

MICHEL.

Le peuple est libre ; eh bien, qu'il soit digne de l'être !

JACOPO.

805   Demandez, s'il vous plaît, à Messer Salvestro

Si nous ne faisions rien.

MICHEL.

Prenez garde au bourreau.

Que ce gibet vous soit un conseil salutaire !

Il se peut qu'on sévisse, et qu'entre ciel et terre

Quelques lâches voleurs se balancent demain...

JACOPO.

810   Ça sera très bien fait.

MICHEL.

  Passez votre chemin !

Car je ne veux plus voir la plèbe famélique

Perdre ainsi tout son temps sur la place publique.

Au travail! et gagnez-le pain de vos enfants.

SALVESTRO.

Puis-je plaider pour eux ?

MICHEL.

Non. Je vous le défends.

SALVESTRO.

815   C'est fort bien ; je m'incline.

MICHEL, au peuple.

  À l'ouvrage ! À l'ouvrage !

Je travaille pour vous, moi.

JACOPO.

Messer, bon courage...

C'est l'heure de manger nos poireaux et nos choux.

Hop ! En route...

Il s'en va, entraînant la foule.

MICHEL, aux hommes qui le précèdent.

Rentrez.

Le cortège entre dans le palais.

SCÈNE VI.
Michel, Salvestro, Guerriante.

MICHEL, à Salvestro.

Messer, un mot. C'est vous

Qui les troublez ainsi.

SALVESTRO.

Moi ?

MICHEL.

Mais je vous surveille.

820   Vous voilà prévenu.

SALVESTRO.

  Vraiment, je m'émerveille

Que vous ayez si vite appris l'art d'oublier,

Sans moi vous peineriez encore à l'atelier.

MICHEL.

Vous obéir serait d'une âme trop servile.

Je suis là pour veiller au salut de la ville ;

825   Sachez-le bien, j'y veille ; et, de nos vingt quartiers,

Je peux faire accourir en armes les métiers.

On m'obéit. Malheur (croyez-moi, je vous prie)

A ceux qui porteraient les mains sur ma patrie !

Je ne crains pas, malgré vos sarcasmes mordants,

830   Les pillards au dehors, les traîtres au dedans.

SALVESTRO.

C'est bien ; restons-en là.

À Guerriante.

Venez.

Ils s'éloignent.

MICHEL.

Quelle âme vile !

SALVESTRO, à Guerriante.

Décidément cet homme est de trop dans la ville.

Ils sortent.

MICHEL.

Il s'en va caresser la crapule en haillons...

N'importe : il ne peut rien contre moi. Travaillons.

Il entre dans le palais.

SCÈNE VII.
Donata, Pirro, Simon, Tafo, puis Michel.

À peine Michel est-il rentré, que Donata, bâillonnée, se précipite sur la place. Elle vient d'échapper à Pirro, Simon et Tafo qui la poursuivent ; tout en courant, elle cherche à se défaire du bâillon qui l'empêche de crier. Pirro l'atteint et l'empoigne ; les deux autres font de même et tâchent de l'entraîner vers la ruelle.

PIRRO.

835   Je te tiens, cette fois.

SIMON.

  De la douceur, ma fille...

TAFO.

Elle nous a glissé des mains comme une anguille !

PIRRO.

Tenez bon.

SIMON.

Quelle poigne !

TAFO.

Allons, viens, mes amours.

SIMON.

Pas de façons, la belle...

Au moment où ils vont l'entraîner, elle parvient à dégager un de ses bras, et elle arrache le bâillon qui lui serre la bouche.

DONATA.

Au secours ! au secours

PIRRO.

Silence, ou je t'étrangle.

DONATA.

Au secours !

Pirro met sa main sur la bouche de Donata ; mais tout de suite il la retire en criant.

PIRRO.

Ah ! La chienne

840   M'a mordu.

SIMON.

  Dépêchons, Pirro ; j'ai peur qu'on vienne.

DONATA.

Au secours !

Michel parait au seuil du palais.

MICHEL.

Qu'est-ce donc ?

DONATA.

Défendez-moi, Messer !

TAFO.

Corps de Dieu ! C'est Michel.

MICHEL.

Gredins !

Il tire sou épée et descend les degrés en courant.

TAFO.

J'ai besoin d'air.

Il se sauve.

PIRRO, tirant un couteau de sa ceinture.

Restez donc ! Il est seul.

SIMON.

Restes-y, toi ; je file.

Il se sauve.

PIRRO.

Ah ! Tant pis !

Il tourne le dos pour fuir ; au même instant, Michel le pique de son épée entre les deux épaules.

SCÈNE VIII.
Michel, Donata, Pirro.

MICHEL.

Tiens, voleur...

Pirro tombe ; Michel se jette sur lui et lui arrache son couteau.

PIRRO.

Lâche

MICHEL.

Ce que la ville

845   A de plus odieux, misérable, c'est toi ;

J'ai sali mon épée en t' effleurant...

PIRRO.

Pourquoi

Me fais-tu des discours ? Pousse ferme ta lame ;

Achève-moi.

MICHEL.

Porter les mains sur cette femme !...

Un officier sort du palais.

SCÈNE IX.
Les mêmes, Un officier.

L'OFFICIER.

Qui donc fait tout ce bruit ?

MICHEL.

Moi. J'ai pris un voleur.

PIRRO.

850   Qu'est-ce que j'ai volé ?

MICHEL, à l'officier.

  Deux autres, par malheur,

Sont en fuite.

L'OFFICIER.

Plaît-il à Votre Seigneurie

Que j'emmène cet homme ?

MICHEL.

Aidez-moi, je vous prie.

L'officier s'approche.

PIRRO.

Le coup de grâce...

MICHEL.

Non, scélérat. Que la loi

Dispose de ton corps.

PIRRO.

Ô traître !

MICHEL.

Lève-toi.

PIRRO, se mettant à genoux.

855   Michel...

MICHEL.

Allons, debout !

Michel et l'officier aident Pirro à se lever.

PIRRO.

  Cette veuve est un ange...

Prends-la ; je te la donne.

MICHEL.

Assez

PIRRO.

Qu'elle nous venge !

Michel se tourne vers Donata, qui, toute haletante, est tombée assise sur un banc de pierre auprès du palais.

MICHEL.

Daignez m'attendre ; à moins que vous ne préfériez

Entrer dans le palais avec moi.

DONATA, se levant.

Vous riez,

Messer ?... Une Albizzi semblerait trop suspecte ;

860   On me recevrait mal.

MICHEL.

  J'entends qu'on vous respecte.

DONATA.

Merci; j'attendrai là. Je n'ai plus peur de rien.

Allez, Messer. Il faut que je respire.

MICHEL, s'inclinant.

Bien.

À Pirro.

Toi, monte.

PIRRO.

Si je peux.

Michel et l'officier le prennent au collet.

MICHEL.

Drôle, monte plus vite !

Tous les trois entrent dans le palais.

SCÈNE X.

DONATA, seule.

Je rêve. Est-ce donc là Michel Lando ? J'évite

865   Une honte sanglante et pire que la mort.

Grâce à lui, que j'aurais frappé sans un remord ?

L'homme odieux par qui la canaille est maîtresse,

Lui, Michel, accourt seul à mon cri de détresse ?

Ces murs l'ont entendu, pourtant ; je le sais bien.

870   Tandis que s'élançait vers moi le plébéien,

Plus d'un bourgeois s'est dit en verrouillant sa porte :

On égorge une femme... » Après ? que leur importe ?

La place est vide. Où sont les grands ? Dans leur palais

Ils attendent, au lieu d'aiguiser les stylets,

875   Que pour les obliger Michel Lando s'en aille ;

Et moi, pendant ce temps, livrée à la canaille,

J'aurai dû mon honneur - l'honneur d'une Albizzi -

Au maître qu'en hurlant le peuple s'est choisi !...

Ah ! c'est trop. Mais que faire ? Aurai-je le courage

880   De châtier celui dont le bienfait m'outrage ?

Oui, j'en aurai le coeur. Il le faut. Je voulais

À loisir expulser cet homme du palais ;

Mais je vais en finir tout de suite...

Une pause.

Mon frère

Juge notre dessein follement téméraire,

885   Bien que les grands de Sienne aient promis un secours.

Sans doute, à notre appel, beaucoup feront les sourds.

Ah! si vraiment, Strozzi, ton amour est sincère,

Il te faudra lutter contre un rude adversaire !

Michel a le pouvoir; il est hardi ; sa voix,

890   Qu'aujourd'hui j'entendais pour la première fois,

A sans doute un viril accent qui m'a troublée,

Car sa force me fut tout à coup révélée...

Mais Carlo sait aussi hurler avec les loups.

Il ne fut jamais lâche ; il m'aime ; il est jaloux ;

895   Donc il m'obéira... Je vois d'ici sa rage,

Lorsque je lui dirai qu'avec un vrai courage

Notre gonfalonier en personne arrêta

L'un de ces vils gredins...

Strozzi entre, éperdu.

SCÈNE XI.
Strozzi, Donata.

STROZZI.

Donata ! Donata !...

Mon âme !...

DONATA.

C'est moi-même.

STROZZI.

Ah !...

Il soupire comme un homme délivré d'une grande angoisse.

DONATA.

Tu me croyais morte ?

STROZZI.

900   Tes lâches serviteurs m'ont dit devant ta porte...

DONATA.

Je voudrais souffleter ces traîtres Pas un d'eux

Ne restera chez moi.

STROZZI.

Quand des êtres hideux

Outrageaient Donata, ma noble bien-aimée,

Que n'étais-je près d'elle !

DONATA.

Oui, - je serais charmée

905   De t'être redevable, ami, de mon salut ;

Mais le Ciel, qui n'est pas sans malice, voulut

Me faire délivrer de ces horribles hommes

Par Michel Lando...

STROZZI.

Quoi !

DONATA.

Dans le temps où nous sommes,

Tout arrive. Michel reste notre ennemi ;

910   Mais je ne pourrai plus le haïr qu'à demi.

STROZZI.

Je le haïrai donc, moi, d'une triple haine.

DONATA.

Parce qu'il m'a sauvée, ami ?

STROZZI.

Sois plus humaine ;

Ne raille pas.

DONATA.

Railler m'est défendu ?

STROZZI.

Comprends

Que je souffre de voir un ennemi des grands

915   Te servir à ma place et forcer ton estime !

DONATA.

Aurais-tu préféré que je fusse victime

Du plus abominable attentat ? Je serais

Déshonorée - ou morte - en dépit des regrets,

Si, me voyant aux mains des bandits de la rue,

920   Michel, fort bravement, ne m'avait secourue.

STROZZI.

Ah ! Si j'eusse été là, que m'eût fait le danger ?

Chaque jour, pour te voir et pour te protéger,

Je traverse Florence au péril de ma vie.

DONATA.

Tu m'aimes ? Prouve-le. Crois-tu que j'aie envie

925   De subir un nouvel affront ?

STROZZI.

  Qu'exiges-tu ?

DONATA.

Michel fut mon sauveur; mais j'aurai la vertu

De le sacrifier à notre juste cause.

Délivre-nous de lui.

STROZZI.

Soit. Je ferai la chose,

Dussé-je être pendu comme un lâche assassin.

930   Mais qu'y gagnerons-nous ?

DONATA.

  Comprends mieux mon dessein.

Peu m'importe, Carlo, qu'on l'exile ou qu'il meure ;

Je veux qu'il ne soit rien. Si le pouvoir demeure

A ceux qui dans un jour de trouble l'ont saisi,

Qu'adviendra-t-il de nous? Sois un homme, Strozzi.

935   Tu peux ressusciter notre grandeur ancienne,

Si tu le veux.

STROZZI.

Comment ?

DONATA.

Pierre m'écrit de Sienne

Que plusieurs citoyens de la ville sont prêts

A tenter avec nous un coup de main.

STROZZI.

Après

Que moi, de mon côté, j'aurai pris mes mesures ?

DONATA.

940   Tout de suite.

STROZZI.

Ils sont fous.

DONATA.

  Carlo, tu me rassures ;

Je vois que mon sauveur n'a rien à craindre.

STROZZI.

Il faut

Tout perdre, n'est-ce pas, pour agir au plus tôt ?

DONATA.

Vivre dans la terreur devient une torture.

Je n'attendrai plus rien.

STROZZI.

Pour tenter l'aventure,

945   Il me faudrait au moins trois cents affiliés.

Or, je n'ai sous la main que mes seuls familiers.

Sans doute, ils me suivront partout comme mon ombre ;

Mais tout avorterait par notre petit nombre.

DONATA.

Combien de gens faut-il pour trahir un secret ?

STROZZI.

950   Ah ! C'est trop m'irriter !

DONATA.

  Michel Lando paraît ;

Va-t'en.

Strozzi s'éloigne de quelques pas. Sans le voir, Michel sort du palais et marche vers Donata.

SCÈNE XII.
Michel, Strozzi, Donata.

DONATA, à part, en regardant Michel.

Si je pouvais l'envelopper de ruses...

MICHEL.

Madonna del Garbo, je vous fais mes excuses.

DONATA.

Vous ne m'en devez pas.

MICHEL.

L'État prend tout mon temps.

DONATA.

Et vous lui dérobez pour moi quelques instants ?

MICHEL.

955   A peine. Les prieurs exigent ma présence.

DONATA.

Messer, ne doutez pas de ma reconnaissance.

MICHEL.

Oh ! Le peu que j'ai fait, qui ne l'eût fait pour vous ?

DONATA, à part.

Déjà si gracieux ?

Strozzi, sans être vu, se rapproche de Michel et de Donata, et il écoute attentivement.

MICHEL.

J'aurais rompu de coups

Ces misérables; mais j'en tiens un, et j'espère

960   Que les autres seront traqués dans leur repaire.

Jugés par des bourgeois sans aucune merci,

Certes, ils seront pendus. Mais pourquoi tout ceci ?

Le supplice de trois gredins est peu de chose.

J'avais l'esprit ailleurs...

DONATA.

Que pensiez-vous ?

MICHEL.

Je n'ose,

965   En vérité...

STROZZI, à part.

  Cet homme est fou, sur mon honneur !

DONATA.

Dites...

MICHEL.

Je pensais donc, avec un grand bonheur,

Que vous ne semblez pas me mépriser...

DONATA, à part.

Il m'aime.

Haut.

Vous m'avez secourue en un péril suprême ;

Je vous dois mon honneur, et l'honneur est sans prix ;

970   Comment pourrais-je donc vous payer en mépris ?

MICHEL.

Quoi ! Vous me regardez avec des yeux sans haine ?

STROZZI, paraissant.

Vous êtes bien galant, pour un cardeur de laine !

MICHEL.

Que faites-vous ici ? Vous savez bien pourtant

Que vous ne devez pas sortir un seul instant.

975   Je vous l'ai défendu pour éviter un crime ;

La plèbe vous exècre.

STROZZI.

Ah ! Très bien. On m'opprime

Parce que je pourrais, comme il me fut promis,

Être mis en morceaux par vos nobles amis...

MICHEL.

Vous tairez-vous ?

DONATA, à Strozzi.

Messer, il faut que je vous blâme.

Stefano sort du palais.

SCÈNE XIII.
Les mêmes, Stefano.

STEFANO.

980   Excusez.

MICHEL.

Que veux-tu ?

STEFANO.

  Le conseil te réclame.

MICHEL, exaspéré.

Ah ! - Pourquoi ?

STEFANO.

Pour répondre à ceux de Faenza.

MICHEL.

Suis-je à leurs ordres ?

STEFANO.

Viens ; il le faut.

MICHEL.

Pourquoi ça ?

C'est aux prieurs d'agir selon leur convenance.

Moi, je ne veux pas être un homme de finance.

STEFANO.

985   Viens donc.

MICHEL.

La chose est grave ?

STEFANO.

  Elle importe au Trésor.

Faenza nous emprunte huit mille florins d'or.

MICHEL.

C'est bon. Mais la cité se donne ainsi l'allure

D'une maison de banque.

STEFANO.

Allons, il faut conclure !

Stefano entraîne Michel qui, avant d'entrer dans le palais, se retourne brusquement.

MICHEL.

Je reviens.

SCÈNE XIV.
Strozzi, Donata.

STROZZI.

Le désir éclate dans ses yeux.

990   L'impudent se permet de vous aimer !

DONATA.

  Tant mieux.

STROZZI.

Donata !...

DONATA.

Sois plus calme. Il passe pour honnête ;

Mais le pouvoir le trouble et lui porte à la tête.

Lui qui tient aujourd'hui notre sort dans sa main,

Voudra-t-il n'être plus qu'un pauvre homme demain ?

995   Non : l'attirer à nous sera chose facile,

Et je me charge, moi, de le rendre docile.

Crois-moi : ceci vaut mieux.

STROZZI.

Mais que lui diras-tu ?

DONATA.

S'il ne m'obéit pas, il sera bien têtu.

STROZZI.

Ah ! Prends garde !

DONATA.

Tu sais qu'une promesse est douce.

1000   Si, d'abord, il fait l'homme austère et me repousse,

Je saurai l'attendrir, sans qu'il m'en coûte rien,

Par certaine promesse irrésistible...

STROZZI.

Bien ;

Mais si tu te voyais prise à ton propre piège ?

L'homme est beau....

DONATA.

Que veux-tu dire ?

STROZZI.

Mon Dieu, que sais-je ?

1005   Tout plébéien qu'il est, j'ai grand'peur...

DONATA.

  Peur de quoi?

STROZZI.

Tu m'as compris : j'ai peur que tu ne l'aimes.

DONATA.

Moi !

Vraiment, lorsqu'il s'agit d'une chose aussi grave,

Cette plaisanterie est de trop. Soyez brave

À l'heure du danger, Strozzi ; mais, jusqu'alors,

1010   Sachez vous contenir.

STROZZI.

Donata...

DONATA.

  Mes efforts

Tendent à relever la noblesse avilie.

Et je m'abaisserais jusqu'à cet homme !...

STROZZI.

Oublie

Une parole injuste.

DONATA.

Au lieu de m'insulter,

Confiez-vous à moi, Carlo, sans hésiter,

1015   Et ne me prêtez plus une pensée infâme.

N'êtes-vous pas honteux ?

STROZZI.

Pardonne-moi, chère âme.

DONATA.

Lutter contre Michel est impossible. Eh bien !

Sachons nous en servir, de ce fier plébéien.

STROZZI.

Mais,pourtant, accepter l'appui d'un pareil homme...

DONATA.

1020   Qu'importent les moyens ? Puis ce Michel, en somme,

- Il faut que je l'avoue en toute loyauté -

Dans une heure terrible a sauvé la cité.

STROZZI.

Que ferons-nous de lui quand nous serons les maîtres ?

DONATA.

Tout ce que nous voudrons.

STROZZI.

Nous aurons l'air de traîtres.

DONATA.

1025   Venant de vous, Carlo, le scrupule est joli.

J'eusse récompensé cet homme par l'oubli ;

Mais, puisqu'il vous inspire une amitié si tendre,

On le protégera.

STROZZI.

S'il ne veut rien entendre,

- Et ce n'est pas cela qui me chagrinerait -

1030   Il aura cependant pu saisir le secret...

DONATA.

Messer Carlo Strozzi, croyez-moi plus habile !

S'il ne nous livre pas les forces de la ville,

Il ne saura du moins que ce qu'il doit savoir.

Alors n'hésitez plus : faites votre devoir.

1035   Mais (qu'il nous serve ou non) si tout marche à ma guise,

Carlo, soyez heureux : ma main vous est acquise.

STROZZI.

Vous savez, Donata, que ma vie est à vous ;

Aussi, bien que je sois mortellement jaloux,

Je vous obéirai, mon âme, en toute chose.

1040   Mais il faut que je parle à ceux dont je dispose.

Ils seront fort surpris, lorsque je leur dirai

Que je tiens en Michel un nouveau conjuré !

DONATA.

Eh bien! vous jouirez, Carlo, de leur surprise.

Quand les reverrez-vous?

STROZZI.

Ce soir.

DONATA.

Dans quelle église ?

STROZZI.

1045   Toujours San-Lorenzo. Silence!...

Il vient d'apercevoir Michel, arrêté sur le seuil du palais, et qui écoute.

SCÈNE XV.
Michel, Strozzi, Donata.

MICHEL, à part.

  Que dit-il ?

STROZZI, à Donata.

C'est une fine oreille, un chien au flair subtil,

Que ce gonfalonier du diable. Prenons garde.

MICHEL, à part.

Ils s'aiment...

Michel s'approche lentement de Strozzi et de Donata.

STROZZI.

De quels yeux le drôle vous regarde !

MICHEL, s'arrêtant.

C'est à San-Lorenzo qu'ils ont pris rendez-vous...

1050   Eh ! que m'importe, à moi? Je ne suis pas jaloux

De cette femme...

Il marche résolument vers Donata.

DONATA, à Strozzi.

Vous, tâchez de ne rien dire.

MICHEL.

Madonna del Garbo, je vais vous reconduire.

STROZZI, s'avançant.

Pardon !...

MICHEL.

Où logez-vous ?

STROZZI.

Au palais des Bardi.

MICHEL, montrant la gauche.

Voilà votre chemin. Montrez-vous moins hardi,

1055   Messer, à l'avenir ; évitez cette place.

STROZZI.

C'est bon.

À part.

Si je pouvais te parler face à face !

Il fait quelques pas vers la gauche.

MICHEL, à Donata.

Puis je ferai garder de près votre maison,

Madonna ; n'ayez pas de crainte.

DONATA.

Une prison

M'épouvante, Messer ; vous me cloîtrez ?

MICHEL.

Non, certes ;

1060   Mais, comme votre rue est tout le jour déserte,

Je veux vous protéger...

Il se retourne et voit Strozzi immobile.

Eh bien ! Partirez-vous ?

Strozzi s'éloigne. Lorsqu'il a disparu, Michel fait un geste pour inviter Donata à sortir. Puis il s'approche d'elle, lui prend la main, et dit en fixant ses yeux sur elle :

Vous avez un regard qui rend les hommes fous...

Ils sortent.

TROISIÈME ACTE.

Dans l'intérieur du palais ; même salle qu'au premier acte. - Michel et Stefano sont assis. - Stefano travaille ; Michel songe tristement.

SCÈNE PREMIÈRE.
Michel, Stefano.

MICHEL.

Stefano !

STEFANO.

Quoi, Michel ?

MICHEL.

Est-ce que le bourreau,

Comme je l'avais dit, a détaché Pirro

1065   De cette potence ?

STEFANO.

Oui.

MICHEL.

  Je détestais le traître ;

Mais le voir, chaque fois que j'ouvrais ma fenêtre,

Se balancer au vent, - cela me faisait mal.

Et les autres ?

STEFANO.

Enfuis.

MICHEL.

Tant mieux...

Stefano se lève et s'approche de Michel.

STEFANO.

Cet animal,

Dont la plèbe commence à s'engouer, m'irrite.

1070   Salvestro le soutient.

MICHEL.

  Jacopo ? Son mérite

Est fort mince.

STEFANO.

Pourtant, tu ne saurais nier

Qu'il prend tout le chemin d'être gonfalonier.

Il te succédera, l'imbécile.

MICHEL.

Peut-être.

STEFANO.

Son patron, grâce à lui, deviendra notre maître,

1075   Abrogera des lois, en fera d'autres...

MICHEL.

  Oui ;

C'est possible.

STEFANO.

Le peuple, aisément ébloui,

Marche à la servitude...

MICHEL, se levant.

Il est vrai ; mais qu'y faire ?

On n'a pas écouté mon langage sévère.

Tant que je serai là, je défendrai la loi ;

1080   Je ne peux rien de plus.

STEFANO.

  Michel, parlons de toi.

MICHEL.

De moi ?

STEFANO.

Tu souffres.

MICHEL.

Non.

STEFANO.

Si. Ton coeur est malade.

MICHEL.

Mon coeur se porte bien.

STEFANO.

Pourquoi cette bravade ?

Donata...

MICHEL, violemment.

Je la veux, - oui. Mais tu me diras

Si le hasard qui l'a poussée entre mes bras

1085   N'est pas le plus coupable... Ah ! ce fut un vrai piège.

Pouvais-je la sauver et m'enfuir ? le pouvais-je ?

Ses yeux me traversaient le coeur. Tout éperdu,

J'osai croire qu'un peu de bonheur m'était dû...

Mais, bien qu'elle sourît comme lorsque l'on aime

1090   Elle accepta pourtant d'aller, ce soir-là même,

Retrouver son Carlo !

STEFANO.

Ces gens-là sont hardis.

MICHEL.

Le Guelfe lui jeta ces mots, que j'entendis :

« Toujours San-Lorenzo. » Je pensai : Que m'importe ?

Mais, depuis lors, mes gens rôdent près de sa porte.

STEFANO.

1095   Sort-elle ?

MICHEL.

Peu.

STEFANO.

Va-t-elle au rendez-vous ?

MICHEL.

  Jamais...

Si toutefois mes gens sont véridiques.

STEFANO.

Mais

Ne peux-tu pas avoir commis quelque méprise ?

MICHEL.

J'ai fort bien entendu ceci : « Dans quelle église ?

Toujours San-Lorenzo. »

STEFANO.

Moi, n'étant pas jaloux,

1100   Vois-tu, je flaire ici quelque autre rendez-vous.

MICHEL.

Politique ?

STEFANO.

Oui.

MICHEL.

Ton flair est bien subtil... Du reste,

A quoi bon raisonner ? L'homme que je déteste

Est son amant. J'étouffe...

STEFANO.

Après ?

MICHEL.

Après, dis-tu ?

Après tout ce que j'ai de force et de vertu

1105   S'en va par cet amour. Le désir me possède.

Jusque dans mon sommeil une image m'obsède ;

Donata me regarde et, pour mieux m'embraser,

Vient, en riant, m'offrir ses lèvres à baiser...

Tiens, touche-moi les mains ; je brûle.

STEFANO, lui prenant les mains.

Sois un homme;

1110   Résiste.

MICHEL.

C'est facile à dire.

STEFANO.

  Mais, en somme,

Tu ne l'as pas revue ?

MICHEL.

Ami, je t'avouerai

Que, me cachant de tous, même de toi, malgré

L'ancienne et fraternelle amitié qui nous lie,

J'ai laissé chaque jour s'exalter ma folie.

1115   Donata me reçoit chez elle. Tour à tour

Compatissante ou rude à mon naïf amour,

Elle joue avec moi - du moins, c'est ma pensée -

Comme une chatte avec une souris blessée,

Et j'attache sur elle un regard anxieux

1120   Sans deviner quelle âme est au fond de ses yeux...

STEFANO.

Elle se rit de toi ; tu le sens bien toi-même.

MICHEL.

Soit.

STEFANO.

Alors, que veux-tu ?

MICHEL.

Moi ? Je veux qu'elle m'aime,

Et, pour l'avoir, la prendre à l'autre, - son amant.

STEFANO.

Ta pauvre femme...

MICHEL.

Eh ! Oui, ma femme ! Justement.

1125   C'est bien ce qui me fait souffrir.

STEFANO.

  Prouve-le, frère.

Tu perdras ton honneur à ce jeu téméraire.

Fuis Donata.

MICHEL.

La fuir !...

STEFANO.

Michel, tu t'appartiens :

Ressaisis-toi.

MICHEL.

Comment ? Aujourd'hui même, tiens,

Je la reçois ici.

STEFANO.

Cette imprudence est grave.

MICHEL.

1130   Je reçois qui me plaît, et je veux être brave

Devant la calomnie. On dit, je le sais bien,

Que je suis l'instrument des Guelfes.

STEFANO.

Le moyen

Pour toi de regagner quelque peu de prestige

N'est certainement pas...

On entend le bruit d'une dispute ; la voix de Thomas s'élève.

THOMAS.

Si ! J'entrerai, vous dis-je !

1135   Tout le monde a le droit d'entrer.

UNE VOIX.

  Pas aujourd'hui.

MICHEL, à Stefano.

Il me semble...

THOMAS, criant.

Je veux voir Michel !

MICHEL.

C'est bien lui ;

Cours le chercher.

Stefano sort à droite.

Il va m'adjurer d'être ferme ;

De bannir tout le monde...

Stefano paraît avec Thomas.

SCÈNE II.
Michel, Stefano, Thomas.

THOMAS.

Eh bien, quoi, l'on s'enferme ?

Il faut se battre avec tes gens...

MICHEL.

Excuse-les ;

1140   Mon ordre était formel.

THOMAS.

  Est-ce que le palais,

Michel, n'appartient plus au peuple ?

MICHEL.

Mais si, frère.

Seulement on venait trop souvent me distraire ;

Alors...

THOMAS.

Tout va très mal.

MICHEL.

C'est vrai. Veux-tu t'asseoir ?

THOMAS.

Non ; je suis mieux debout. Du matin jusqu'au soir,

1145   J'entends déblatérer le peuple sur ton compte.

Tu t'en moques ? Très bien ; mais moi, j'en ai la honte.

MICHEL.

J'ai fait distribuer assez de grains. J'entends

Que la plèbe travaille.

THOMAS.

Oui ; mais les mécontents

Viennent me dire, à moi, - voilà comme on s'exprime, -

1150   Que, de la part du peuple, un rien te semble un crime.

« Ce Michel, disent-ils, est par trop regardant;

Il trouverait des poils sur un oeuf. » Cependant

On ne remarque pas, mon cher, que tu sévisses

Contre les Guelfes...

MICHEL.

Mais...

THOMAS.

Des gens pourris de vices !

1155   Des voleurs! des gredins qui guettent le moment

De t'envoyer à tous les diables !... Franchement,

Puisqu'avec eux on est toujours dans quelque transe,

Tu devrais te montrer et délivrer Florence

De tous les scorpions de cette espèce.

MICHEL.

Enfin,

1160   Quel est leur crime ?

THOMAS.

  Vrai, tu n'as pas le nez fin

Si tu ne flaires pas la trahison. Commence

Par me les mettre à l'ombre, - et pas trop de clémence !

MICHEL.

Dès qu'on me fournira des preuves, je suis prêt

À les traîner devant les juges.

STEFANO.

Quel arrêt

1165   Les juges rendraient-ils ? Beaucoup sont de la bande.

Les Guelfes ont la main partout.

MICHEL.

Je te demande,

Alors, ce qu'il faut faire ? Eussé-je le moyen

De frapper en mon nom, sans preuve, un citoyen,

En aurais-je le droit ?

STEFANO.

S'il faut être sincère,

1170   Non ; mais un coup de force est parfois nécessaire,

Quand la loi n'est plus rien.

MICHEL.

Certes, si je voulais...

THOMAS.

Mon cher, j'ai vu rôder aux abords du palais

Certains particuliers dont j'aime peu la mine ;

Quelque chose est dans l'air...

Donata entre par la porte restée ouverte ; les trois hommes l'aperçoivent.

SCÈNE III.
Michel, Donata, Stefano, Thomas.

MICHEL, tressaillant.

Ah !

THOMAS.

Quoi ! Cette vermine

1175   Entre dans le palais sans crier gare...

MICHEL.

  Assez !

THOMAS.

Eh bien ! Nous voilà frais.

DONATA, à Michel.

Chassez-le.

THOMAS.

Vous pensez

Que je vais moisir là ? Rassurez-vous, la veuve.

MICHEL.

C'est pour ma patience une trop rude épreuve.

Va-t'en.

THOMAS.

Oui, je m'en vais, - pauvre homme !

Il sort. - Court silence.

MICHEL, à Stefano.

Laisse-nous.

STEFANO.

1180   Bien.

Il sort.

SCÈNE IV.
Michel, Donata.

MICHEL.

Daignez vous asseoir.

DONATA, s'asseyant.

  Vous n'êtes plus jaloux ?

MICHEL.

Non, Donata. Je tâche, au moins, de ne plus l'être.

Il s'assied auprès de Donata.

DONATA.

Michel, croyez en moi.

MICHEL.

Je n'en suis pas le maître.

Tant d'autres, je le sais, convoitent votre amour !

DONATA.

Eh quoi ! Lorsque je viens au palais en plein jour,

1185   Vous douterez encore ? Oserez-vous prétendre

Que je me laisse aimer par Strozzi ?

MICHEL.

Soyez tendre ;

Et je vous croirai mieux. J'ai le coeur ulcéré ;

Dites une parole aimante.

DONATA.

Je croirai

Moi-même à votre amour, qu'exalte un peu d'attente;

1190   Si vous m'en apportez une preuve éclatante.

MICHEL.

Je t'aime, tu le sais. Sitôt que je te vois,

Je défaille, mes yeux se troublent, et la voix

Me reste dans la gorge...

DONATA.

Ami, l'heure est venue

Où votre âme va m'être entièrement connue.

1195   J'espère en vous, Michel. Votre fierté me plut

Le jour où je vous vis surgir pour mon salut,

L'épée en main et l'air si noble...

MICHEL.

Est-il possible ?

DONATA.

Pour être de ma race, on n'est pas insensible.

Au temps où vous m'aimiez sans me le dire, ami,

1200   Je suis sûre qu'en moi quelque chose eût frémi,

Si jamais nos regards s'étaient mêlés... La flamme

Ardente de vos yeux m'eût illuminé l'âme ;

Et, vous voyant parmi de rudes ouvriers,

J'eusse bien pressenti ce qu'un jour vous seriez.

1205   Vous m'étiez inconnu, Michel; cela m'irrite,

Parce que j'aurais eu quelque peu de mérite

En vous tendant alors cette loyale main.

MICHEL, saisissant la main de Donata.

Laissez-moi l'effleurer de mes lèvres...

DONATA.

Demain

J'aurai sur moi, Messer, peut-être moins d'empire ;

1210   Attendez.

Elle retire sa main.

MICHEL, suppliant.

Donata !...

DONATA.

  Votre pouvoir expire,

Ami, dans quinze jours. Qu'allez-vous faire ?

MICHEL.

Moi ?

Je m'en irai.

DONATA.

Sans un regret ?

MICHEL.

Puisque la loi

Me l'ordonne...

DONATA.

J'ai cru - dois-je en être punie ? -

- Qu'un homme de la plèbe ayant, par son génie,

1215   Dans une heure de grand péril sauvé l'État,

Il ne se pouvait point qu'un tel homme acceptât

De rentrer dans l'oubli, de reprendre sa chaîne,

Et de perdre sa vie à carder de la laine.

MICHEL.

Il est vrai que, dans peu, sans me faire prier,

1220   Je reprendrai ma vie obscure d'ouvrier.

Mais en désespérant trop tôt je serais lâche.

Si l'on vient me chercher, je reprendrai ma tâche.

DONATA.

Jusque dans vos erreurs, Michel, vous me plaisez.

De moins nobles esprits seraient désabusés ;

1225   Tandis que vous - malgré vos paroles amères ! -

Vous essayez de croire encore à des chimères.

MICHEL.

Niez-vous la justice ?

DONATA.

Allons, de mieux en mieux...

Je vois que vous prenez la chose au sérieux.

Il vous plaît d'être juste ? A chacun son idée.

1230   Moi, généreux ami, j'en suis persuadée,

La justice n'est pas de ce monde.

MICHEL.

Vraiment,

C'est mal... Mais vous raillez ?

DONATA.

Dans un autre moment

Je serais volontiers d'humeur folle et rieuse ;

Je veux, pour cette fois, me montrer sérieuse.

1235   J'aime aussi ma patrie: elle me tient au coeur;

Et, bien que votre peuple aujourd'hui soit vainqueur,

On peut lui rappeler sans trop d'irrévérence

Que les nobles ont fait la grandeur de Florence.

Les gens à courte vue, il est vrai, les bourgeois

1240   Firent, pour abaisser les grands, d'absurdes lois;

Les privilèges dus à notre race antique

Nous furent arrachés par des gens de boutique...

Mais plusieurs crurent bon de revenir à nous

Quand la plèbe les eut abreuvés de dégoûts ;

1245   Et, grâce au parti guelfe, où nous avons fait place

A qui ne voulait pas servir la populace,

Florence retrouva quelque gloire...

MICHEL.

Ah ! faut-il

Que j'entende toujours un plaidoyer subtil

Sortir de cette bouche aimée ?

DONATA.

À qui la faute ?

1250   Si votre ambition veut se faire plus haute,

Si vous daignez m'en croire, il nous sera permis

De parler librement comme de vrais amis ;

Mais, jusque-là, souffrez que je plaide ma cause.

Sachez-le : la naissance est ici peu de chose.

1255   pour arracher la ville à de cruels malheurs,

Les grands vous salueraient demain comme un des leurs.

On peut vous accueillir sans redouter le blâme,

Car vous avez, Michel, la noblesse de l'âme,

Celle qui créa l'autre, en illustrant le nom

1260   Des rudes fondateurs de nos familles... Non,

Nous ne repoussons point, pour sa naissance obscure,

L'homme qui, parmi nous, fera noble figure.

Strozzi que, je ne sais pourquoi, vous haïssez,

N'a pas un nom fameux dans les siècles passés;

1265   C'est un simple bourgeois ; mais, comme il parle en maître,

Il se fait écouter par les Guelfes. Peut-être

Un homme tel que vous, fraîchement converti,

Prendrait-il aisément la tète du parti...

Mais tout ce long discours serait-il nécessaire,

1270   Michel, si vous m'aimiez d'une âme un peu sincère ?

MICHEL.

Que dis-tu ? Je n'entends que le son de ta voix.

Ta bouche au souffle frais, et qui sourit parfois,

M'enivre, et je ne puis te comprendre...

DONATA.

Je rêve,

Après nos jours troublés, une durable trêve.

1275   Plus d'insolents bourgeois, de peuple révolté.

Les Guelfes- grâce à vous - maîtres de la cité,

D'où serait vite exclu tout citoyen rebelle,

La rendraient chaque jour plus puissante et plus belle.

Que ne ferais-je pas en dépit des jaloux,

1280   Quand je verrais alors, Michel, - et grâce à vous, -

Florence magnifique et redoutée ?

MICHEL.

Amie,

Exige tout de moi, mais pas une infamie;

C'est trop...

DONATA.

Je vous admire. Est-il déshonorant

D'être, parmi les grands, salué le plus grand ?

1285   De vivre glorieux ? d'illustrer sa patrie ?

Tout cela, quand le peuple ingrat vous injurie,

Moi, je viens vous l'offrir. Il faut être plus fier.

Oubliez l'artisan que vous fûtes hier,

Et faites que je puisse, enviée, acclamée,

1290   Dire : « Voilà celui par qui je suis aimée. »

MICHEL.

Tu me troubles dans l'âme.

DONATA.

Allons, je vais savoir

Quel amour est le vôtre.

MICHEL.

Hélas et mon devoir ?

DONATA.

Ah ! Toujours... Faites-moi grâce de ce langage.

Vous m'aimez, dites-vous ? Eh bien ! Je veux un gage.

1295   Il faut me le prouver, ce grand amour.

MICHEL.

  Parlez.

DONATA.

Les Guelfes, mon ami, se sont tous assemblés

Pour chercher un remède aux maux de la patrie.

Leur résolution est prise. L'incurie

De ceux qui maintenant gouvernent la cité

1300   Vous est connue...

MICHEL.

À moi ?

DONATA.

  Vous êtes excepté,

Messer.

MICHEL.

On nous prépare un coup de main ?

DONATA.

L'audace

Est grande, je le sais, de vous le dire en face ;

Mais il le faut. Michel, soyez des nôtres.

Michel se lève brusquement.

MICHEL.

Oui...

J'y penserai.

DONATA, se levant.

Non pas, Messer ; c'est aujourd'hui,

1305   Ce soir, qu'il faut agir.

MICHEL.

Ce soir ?

DONATA.

  Oui.

MICHEL, à part.

  Que dit-elle ?

DONATA.

Certes, parmi vos gens la vigilance est telle,

Qu'ils n'ont pu vous instruire...

MICHEL.

Ils m'en ont dit assez.

DONATA.

Vous étiez averti ?

MICHEL.

Mieux que vous ne pensez.

DONATA.

J'ose en douter un peu; mais, au surplus, qu'importe ?

1310   Soyons francs : c'est permis aux gens de notre sorte.

Livrerez-vous demain Florence à nos amis ?

Répondez. Il n'est rien qui ne vous soit promis,

Si nous devons régner sur la ville.

MICHEL, à part.

Silence,

Lâche coeur...

DONATA.

Vous semblez vous faire violence ?

MICHEL.

1315   Non pas ; je réfléchis.

DONATA.

  Messer, décidez-vous.

Sans moi, peut-être, froid, sanglant, percé de coups,

Vous seriez maintenant charrié par le fleuve.

Soyez à nous. Donnez cette éclatante preuve

D'un amour qui me rend si fière.

MICHEL.

Ô Donata.

DONATA.

1320   Jamais, croyez-le bien, mon âme n'hésita

Entre vous et le pauvre esprit qui vous occupe.

S'il pense que je l'aime, il est sa propre dupe...

MICHEL.

Quel sera mon salaire ? - Allons, parle.

DONATA.

Pourquoi ?

Comprenez mon silence.

MICHEL.

Ah tu serais à moi,

1325   Dis ? À moi ? Rien qu'à moi ?

DONATA, se détournant.

Mon ami...

MICHEL.

  Je suis ivre ;

Pardon.

DONATA, à part.

Il est à nous.

MICHEL, à part.

Faut-il que je leur livre,

À ces Guelfes, le sort de Florence ?

DONATA.

Le temps

Passe ; décidez-vous.

MICHEL, à part.

Quelle angoisse !

DONATA.

J'attends.

MICHEL.

Vous savez trop combien ma passion est forte ;

1330   Mais enfin, Donata, si le devoir l'emporte ?

Si je refuse ?

DONATA.

Ami, vous raillez.

MICHEL.

Supposons

Que je ne raille pas.

DONATA.

Pourquoi ?

MICHEL.

J'ai mes raisons.

DONATA.

Michel, - si tu me fais cette mortelle injure,

Je saurai me venger, vois-tu, je te le jure;

1335   Et je n'attendrai pas longtemps. Tu te crois fort ?

Nous le sommes. Michel, prends garde ! Un duel à mort

Ne nous fait pas trembler...

MICHEL.

Dites-moi, je vous prie,

Sans trop vous émouvoir pour une raillerie...

Vous qui pensez à tout, vous avez dû songer

1340   Qu'une fois averti d'un terrible danger,

Moi, n'étant pas issu d'une race choisie,

Je pourrais mal répondre à votre courtoisie,

Et même - afin de voir mes doutes résolus -

Vous arracher ici quelques aveux de plus ?

DONATA.

1345   Certes, je ne crois pas que vous soyez un lâche ;

Mais j'ai su tout prévoir.

MICHEL.

Alors, si je me fâche,

Que ferez-vous ?

DONATA.

Au bas de vos fenêtres, - là,

Tenez, à l'endroit même où le peuple hurla

Si fort avant d'entrer dans la salle où nous sommes

1350   Pour vous y proclamer seigneur,- là, plusieurs hommes,

Que mon frère, tantôt, vint lui-même placer,

Armés, forts, résolus, sont prêts à s'élancer,

S'ils entendent un cri d'alarme.

MICHEL.

J'ai ma garde.

DONATA.

Eh bien, on se battra ! Pourquoi non ? Il me tarde,

1355   Au contraire, qu'on en finisse. Regardez :

Voilà des gens à nous, oui, d'autres affidés

Qui doivent; au premier signal, prêter main-forte...

MICHEL.

Je vois ; mais si tu meurs ?

DONATA.

Moi ?

MICHEL.

Tu peux être morte,

Avant qu'ils soient venus à ton secours.

DONATA.

Eh bien !

1360   Pour avoir accueilli l'amour d'un plébéien,

Je mourrai, c'est trop juste ; et j'expierai la faute

D'avoir cru que Michel eût l'âme vraiment haute.

Mais les Guelfes, qui sont cachés tout près d'ici,

Courront vite au palais, nombreux et sans merci :

1365   Ma mort sera vengée.

MICHEL, à part.

  Une guerre civile ?

Risquer cette aventure? ensanglanter la ville ?

Non. Je veux tout savoir.

DONATA, à part.

Il hésite.

MICHEL.

Comment !

Vous vous laissez duper par un homme qui ment

Pour la première fois, peut-être, de sa vie ?

1370   Je plaisante ; aussitôt Donata se méfie,

Doute démon amour, s'indigne contre moi,

Puis s'emporte et menace ?

DONATA.

Ah ! Vous mentiez ? Pourquoi ?

MICHEL.

Je voulais être sûr de celle qui nous mène,

Et j'ai vu qu'elle avait l'âme d'une Romaine.

DONATA.

1375   Vous croire est malaisé !

MICHEL.

  Promptement averti

Des intrigues de votre audacieux parti,

Je pouvais l'écraser... Mais soyez fière : j'ose

Être Guelfe à mon tour.

DONATA.

Vous ignoriez la chose.

MICHEL.

Moi ? Le complot me fut, ces jours-ci, révélé.

1380   Pierre des Albizzi, votre frère, est allé

Tout récemment - si j'ai bonne mémoire - à Sienne.

DONATA.

Je vous l'ai dit.

MICHEL.

D'accord ; mais, qu'il vous en souvienne,

Vous parliez d'un procès. Or, je ne doute pas

Que Pierre ait recruté des complices là-bas.

1385   Tous, Florentins bannis et nobles de la ville,

Approchent de nos murs...

DONATA.

Vous êtes fort habile ;

Mais je voudrais avoir un détail seulement.

Où les chefs du complot sont-ils en ce moment ?

Une pause.

MICHEL, à part.

Ah ! Quelle idée !

DONATA.

Eh bien, Messer ?

MICHEL, à part.

À quoi pensais-je ?

1390   « Toujours San-Lorenzo... »

DONATA.

  Je vous ai pris au piège.

MICHEL.

Non pas.

DONATA.

Où sont-ils donc, puisque vous le savez ?

MICHEL.

Vos amis, Madonna, récitent leurs avés,

Ensemble et fort souvent, le soir, dans une église...

À part.

Elle se trouble.

DONATA.

Après ?

MICHEL.

Faut-il que je le dise ?

1395   Ils sont tous réunis, vos Guelfes éventés,

Dans l'église de San-Lorenzo.

DONATA.

Vous mentez !

MICHEL.

Ah ! Je mens ?

DONATA, à part.

Il sait tout.

MICHEL.

Mais rien que ta colère,

Si j'en pouvais douter, rendrait la chose claire !

Vois-tu, je tiens le sort des Guelfes dans ma main.

1400   Mais ne crains rien de moi : Florence, avant demain,

T'appartiendra...

DONATA.

Par qui l'avez-vous su ?

MICHEL.

Qu'importe ?

Je mets à ton service une âme libre et forte,

Mon courage, un désir immense de t'avoir,

Ma haine pour ce peuple ingrat, tout mon pouvoir,

1405   Mes hommes les plus sûrs.

DONATA.

  Soit ; mais qu'allez-vous faire ?

MICHEL.

Agir ; car tout sera perdu si je diffère.

J'ai sous.la main des gens de coeur, armés, tout prêts ;

Je dis une parole : ils me suivent.

DONATA.

Après ?

MICHEL.

Un chemin détourné nous mène vers l'église.

1410   J'entre seul pour ne pas causer une méprise,

Et je dis fièrement aux Guelfes : « Suivez-moi ;

Votre cause est la mienne. »

DONATA.

Ensuite ?

MICHEL.

Le beffroi

Sommera les métiers de s'assembler en hâte ;

Je leur parlerai, moi. Si l'affaire se gâte,

1415   On se battra. Le jour baisse ; à ce moment-là,

Sans doute, il fera nuit, et nous vaincrons. Voilà.

Une pause.

DONATA.

J'accepte. Me trahir, Michel, serait infâme.

Voyez : je m'abandonne, et de toute mon âme.

Ne brisez pas ce coeur que vous avez dompté.

1420   Me voici toute faible, et votre volonté

Devient la mienne, ami.

MICHEL.

Que ta voix me pénètre!

Je me sens tressaillir jusqu'au fond de mon être.

DONATA.

Ce que plus d'une fois j'ai dû te refuser,

Je te l'offre à présent. Viens, Michel. Un baiser

1425   Scellera notre amour.

MICHEL.

  Ah ! Ce baiser, ma vie,

Tu ne sauras jamais combien j'en eus envie !

D'avance il m'a brûlé la bouche...

DONATA.

Approche-toi.

Michel hésite, fait un pas, puis recule.

MICHEL.

Non, non, c'est impossible.

DONATA.

Impossible ? Pourquoi ?

Perds-tu l'esprit ?

MICHEL.

J'ai peur de moi. L'heure nous presse,

1430   Il faut que je sois calme. Écoute. Une caresse,

Maintenant que c'est dit et que me voilà prêt,

Au lieu de m'enhardir, Donata, m'ôterait

Ma force et mon courage.

DONATA.

Allons, c'est un caprice ?

MICHEL.

Non. Que la liberté de Florence périsse !

1435   Après je t'aimerai.

DONATA.

  Michel, pas de remords.

MICHEL.

Laisse-moi t'obéir ; et, si tu veux, alors,

Moi, sans qu'un seul instant ma passion se lasse,

Je t'aimerai jusqu'à te faire crier grâce !

DONATA, à part.

Il m'épouvante.

MICHEL.

Agir, sur l'heure ; il faut agir.

1440   Stefano ! Stefano ! - Les cloches vont mugir ;

On s'armera ; quels cris dans la ville affolée !

Si l'on se bat, tant mieux; j'ai soif de la mêlée...

Stefano !

DONATA, à part.

Qu'a-t-il donc à lui dire ?

Stefano entre ; Donata observe les deux hommes et les écoute attentivement.

SCÈNE V.
Michel, Stefano, Donata.

MICHEL.

Ah ! C'est toi ?

Bien. Écoute, mon cher : je me décide.

STEFANO.

À quoi ?

MICHEL.

1445   Je tente un coup de main pour les Guelfes.

STEFANO.

  Tu railles ?

MICHEL.

Moi ? Du tout. Nos bannis s'approchent des murailles

Avec de braves gens de Sienne ; ils ont aussi

Des routiers allemands...

DONATA.

Non...

MICHEL.

Si ! Croyez-moi ; si !

STEFANO.

Ils peuvent tous venir ! Nos murailles sont fortes.

MICHEL.

1450   Oui, mais j'ordonnerai qu'on leur ouvre les portes.

STEFANO.

Que dis-tu ?

MICHEL.

C'est ainsi, mon cher; ils entreront.

Tout se passera bien, pourvu que je sois prompt.

Madonna, je vous quitte. Il faut que je contrôle

Tous ceux qui dans l'affaire ont à tenir un rôle ;

1455   Et, certes, je ferai si bien que la cité

Dans une heure sera conquise.

DONATA.

En vérité,

Je crains quelque malheur. Il faut que l'on s'explique.

Je vous suivrai.

MICHEL.

Vous ?

DONATA.

Moi.

MICHEL.

Sur la place publique ?

Dans la foule ? Au milieu de la bagarre ? Non !

1460   Laissez-moi déployer au vent le gonfanon,

Crier que je préviens une guerre civile,

Parler en maître, agir, terrifier la ville,

Me battre s'il le faut ; mais exposer pour rien

Vos jours si précieux serait un crime.

Une pause.

DONATA.

Eh bien !

1465   J'attendrai : soit.

MICHEL, désignant Stefano.

  Cet homme a lu dans ma pensée.

Une heure, en l'écoutant, sera vite passée.

Il peut vous dire, lui, de quel âpre désir

Je souffre.

STEFANO.

Explique-moi...

MICHEL.

Plus tard ! Je dois saisir

Un instant décisif qui, j'en ai l'assurance,

1470   Fixera pour longtemps le destin de Florence.

DONATA.

Revenez vite avec tous les nôtres.

MICHEL.

Dans peu

Vous les verrez ici, je vous le jure. Adieu...

Il va pour sortir.

DONATA.

Pas de faiblesse, ami.

MICHEL.

Non, non, soyez tranquille.

STEFANO.

Ah ! Michel, que fais-tu ?

MICHEL.

Je vais sauver la ville...

À Donata.

1475   N'est-il pas vrai ?

DONATA.

J'y compte.

MICHEL.

Adieu, mon âme...

Il sort à gauche.

SCÈNE VI.
Stefano, Donata.

STEFANO, à part.

  Non,

Michel ne peut ainsi déshonorer son nom ;

Il trompe cette femme...

DONATA, de même.

Une heure : patience...

Elle s'assied à gauche sur le devant de la scène.

Comme les voilà bien, avec leur conscience !

Celui-ci va trahir le peuple, sans respect

1480   Pour ses phrases d'hier...

Elle aperçoit Stefano qui la regarde.

  Pourtant, s'il me trompait ?

Il faut scruter cet homme.

À Stefano.

Eh bien ! L'heure est suprême

STEFANO.

Michel vous obéit. Vous voyez s'il vous aime.

DONATA.

J'attends la preuve. Il m'a paru fort singulier.

STEFANO.

Ah !...

DONATA.

Qu'en dites-vous ?

STEFANO.

Rien.

DONATA.

Je ne puis oublier

1485   Son trouble, et je ne sais vraiment si je fus sage

En le laissant partir si vite...

STEFANO.

Son visage

Ne pouvait être calme en un pareil moment.

Songez que, pour vous plaire, il manque à son serment.

DONATA.

Qu'est-ce donc qu'un serment, si l'amour parle en maître?

STEFANO.

1490   Mais la plèbe dira que Michel est un traître.

DONATA.

Oh ! La plèbe...

STEFANO.

Pourtant...

DONATA.

Oui, vous avez raison ;

Seulement vos discours ne sont pas de saison.

STEFANO.

C'est vous-même...

DONATA.

Souffrez que j'attende en silence.

STEFANO.

Je me tais, Madonna.

À part.

Malgré son insolence,

1495   Elle a peur. Moi, j'espère...

Il se dirige vers la porte de droite.

DONATA, se parlant à elle-même.

  Allons, point de regrets.

Ce compagnon n'a pas un doute, et j'en aurais ?

Non, Michel m'obéit, j'en suis certaine.

STEFANO, arrêtant.

Traître !...

Ce mot-là me poursuit.

DONATA.

L'homme va reparaître

En réclamant de moi, certes, mieux qu'un baiser.

1500   Que ferai-je ? Carlo pleure pour m'épouser.

L'autre a le coeur plus fier ; et, je l'avoue, il m'aime

Avec une fureur qui me trouble moi-même...

Quoi donc ?.., en suis-je là ? justifierais-je ainsi

Les risibles terreurs qui tourmentaient Strozzi ?

1505   Penserais-je vraiment à ce cardeur de laine ?

Il ne m'inspire plus, du moins, aucune haine.

Fût-ce pour châtier un ami trop jaloux,

Je suis femme à tenir ma promesse...

Francesca entre à droite. Stefano s'avance vers elle, de façon qu'elle n'aperçoit pasDonata.

SCÈNE VII.
Stefano, Donata, Francesca.

STEFANO.

Ah ! c'est vous,

Ma bonne Francesca ?

FRANCESCA, hors d'haleine.

Dites-moi, je vous prie...

1510   Où puis-je voir Michel ?

STEFANO.

Veuillez l'attendre.

FRANCESCA.

  On crie

Près de chez nous qu'il est traître envers la cité.

Qu'a-t-il fait, mon ami ? Dites la vérité.

STEFANO.

Rien de mal. Vous savez comme on le calomnie.

FRANCESCA.

Thomas vient de me dire...

STEFANO.

Il se trompe. Je nie

1515   Que Michel soit un traître; et, dans quelques instants,

Du reste, on verra bien...

FRANCESCA, apercevant Donata.

Ah !

DONATA.

Qu'est-ce que j'entends ?

Elle se lève et voit Francesca.

FRANCESCA.

Vous voyez, Stefano, qu'on ne m'a pas trompée !

Il a des rendez-vous avec cette poupée,

Cette veuve sans coeur, cette femme de rien,

1520   Sur qui nous connaissons des histoires !

DONATA.

  Fort bien.

Continuez ainsi pendant une heure entière;

Nous avons du loisir. Vous êtes la fruitière,

N'est-ce pas ?

FRANCESCA.

Taisez-vous, malheureuse ! Mieux vaut

Gagner son humble vie et marcher le front haut

1525   Que d'être, comme vous, noble et déshonorée.

Je ne serai jamais une femme tarée.

Allez-vous en. N'ayez pour nous que du mépris,

Soit ; mais ne venez pas nous voler nos maris

DONATA.

Vous me croyez bien peu difficile, ma chère...

1530   On ne vous prendra rien. Vous permettrez, j'espère,

Que je demeure ici pour le bien de l'État?

Les Guelfes désiraient que Michel leur prêtât

Son aide pour ôter Florence à la canaille;

Il a tout accepté.

FRANCESCA, à Stefano.

Faites qu'elle s'en aille !

1535   Elle n'a pas le droit de le calomnier.

Je sais bien que Michel n'ira pas renier,

Pour ces gens-là, sa vie honnête et sans reproches...

On entend sonner le beffroi. Stefano s'approche d'une fenêtre pour regarder sur la place.

Que se passe-t-il donc ?

DONATA, à part.

Déjà le son des cloches ?

STEFANO, quittant la fenêtre.

La place est maintenant pleine de citoyens ;

1540   Tout va se décider.

DONATA.

Tant mieux.

FRANCESCA.

  Je me souviens

Que Michel ne parlait des nobles qu'avec rage.

Moi, je le retenais ; j'avais bien tort.

STEFANO, bas à Francesca.

Courage !

Il fera son devoir.

FRANCESCA.

J'ai peur de tout. La nuit

Tombe : qu'adviendra-t-il ?

Il fait presque nuit ; on entend le beffroi par intervalles, et aussi la sourde rumeur de la foule. - Tout à coup s'élève une clameur.

LE PEUPLE, à quelque distance.

Vivat !

DONATA.

Quel est ce bruit ?

FRANCESCA.

1545   S'ils allaient le tuer ? J'ai l'angoisse dans l'âme.

LE PEUPLE, sur la place.

Vive Michel Lando !

STEFANO.

C'est Michel qu'on acclame !...

Il court à la fenêtre.

DONATA.

Déjà ?

FRANCESCA, à Stefano.

Vient-il ? Vient-il ?

STEFANO.

Je ne l'aperçois pas...

FRANCESCA, se signant.

Jésus !

STEFANO.

Si, justement; il entre.

On entend un bruit de pas et d'armes dans l'escalier.

DONATA.

Un bruit de pas...

On vient.

LE PEUPLE, sous les fenêtres.

Vive Michel Lando !

DONATA.

Suis-je trahie ?

STEFANO, à Donata.

1550   À coup sûr, vous voilà promptement obéie...

La porte s'ouvre : précédé de torches, Michel entre à la tête d'une troupe de gens armés. Entre les soldats marchent les principaux conjurés, parmi lesquels Strozzi et Albizzi ; tous ont les mains liées.

SCÈNE VIII.
Les mêmes, Michel, Strozzi, Albizzi, Les conjurés et les hommes d'armes.

FRANCESCA.

Ah ! c'est toi

Elle se jette dans les bras de Michel.

DONATA, à part.

Qu'a-t-il fait ?

MICHEL.

Oui, Francesca, c'est moi.

Allons, sèche tes pleurs et calme ton émoi ;

J'ai quelques mots à dire à cette femme.

DONATA.

Lâche !

Lâche !

MICHEL.

Injuriez-moi si vous voulez ; ma tâche

1555   Est faite maintenant. Ah! vous vous figuriez

Qu'on nous retourne ainsi, nous autres ouvriers,

Et que, pour un maraud qui travaille la laine,

Le devoir le plus saint est une chose vaine ?

Non pas. Si j'eus le tort d'ignorer le complot,

1560   C'est grâce à moi, du moins, qu'il avorte...

Aux prisonniers.

  D'un mot

Je pourrais à l'instant faire tomber vos têtes ;

Mais je dois vous citer, malfaiteurs que vous êtes,

Devant les magistrats désignés par la loi.

C'est fâcheux; j'aurais fait prompte justice, moi...

1565   La conspiration, du moins, n'est plus à craindre ;

On veille aux murs ; la loi, que nul ne doit enfreindre,

Est toujours souveraine à Florence.

STROZZI.

Demain

On nous acquittera.

MICHEL.

Non. Par respect humain

Les juges, redoutant les traits dont on les crible,

1570   Montreront, je l'espère, une rigueur terrible.

ALBIZZI.

Nous vous remercions, Messer, de vos souhaits.

MICHEL.

À la prison !

On emmène les prisonniers, qui sortent par la gauche. Michel les regarde s'éloigner ; puis, avec stupeur, se parlant à lui-même :

J'ai fait mon devoir....

DONATA, à part.

Je le hais ;

Mais comme il devient beau, quand sa parole vibre !

Elle s'avance vers Michel.

Eh bien ! Que ferez-vous de moi ?

MICHEL, montrant la porte.

Vous êtes libre.

Donata semble hésiter ; puis elle sort très vite. Francesca s'approche timidement de son mari ; Michel et Stefano se serrent les mains en silence.

QUATRIÈME ACTE

La boutique de Francesca.

SCÈNE PREMIÈRE.
Stefano, Francesca.

Stefano entre brusquement. - Francesca se lève en sursaut.

STEFANO.

1575   Eh bien ! Ils l'ont nommé.

FRANCESCA.

Qui donc ?

STEFANO.

  Leur Jacopo !

Il succède à Michel ; c'est triste... Le troupeau,

Pour quelque temps, du moins, va brouter en silence ;

Tout paraît calme ; on est las de la violence ;

Mais que va devenir la ville ?

FRANCESCA.

Des crieurs

1580   N'ont-ils pas annoncé que les nouveaux prieurs

Allaient accompagner Michel jusqu'à sa porte ?

STEFANO.

Oui ; la reconnaissance aujourd'hui les transporte.

D'ailleurs, les vieux griefs doivent être enterrés.

Après l'acquittement honteux des conjurés,

1585   Tous les partis ont fait une espèce de trêve:

Mais ce n'est pas la paix durable que je rêve.

Les Guelfes, Salvestro, Michel, d'autres aussi,

Qui vont l'accompagner en pompe jusqu'ici,

Ont juré sur le livre ouvert de l'Évangile

1590   De ne pas attenter à cette paix fragile.

Tous ces gens-là, depuis que Michel n'est plus rien,

L'acclament sur les toits comme un grand citoyen.

FRANCESCA.

Ah ! Nous ne serons plus heureux, j'en suis bien sûre.

STEFANO.

Pourquoi ? Je ne veux pas rouvrir votre blessure ;

1595   Mais cependant....

FRANCESCA.

Parlez.

STEFANO.

  Vous ne savez pas tout.

Cette femme n'inspire à Michel que dégoût,

Le malheureux, après un instant de folie,

Vous revient plus aimant ; et que faire ? On oublie.

Michel n'est pas aussi coupable...

FRANCESCA.

Vous pensez

1600   Que je l'accuse ? Non. - Mais ils sont bien passés,

Les jours d'heureux travail et de bonheur paisible.

STEFANO.

Ces jours-là reviendront pour vous.

FRANCESCA.

Est-ce possible ?

Je ne crois pas. Pourquoi, mon Dieu, s'est-il jeté

Dans cette horrible émeute ? Est-ce que la cité

1605   Ne pouvait se passer d'un pauvre contre-maître ?

Qui le forçait d'agir ?

STEFANO.

Mais, Francesca, peut-être

Que, sans notre Michel, Florence, en un moment,

Eût péri tout entière ! Allez, son dévouement

Sera glorifié plus tard comme il mérite.

1610   J'en suis sûr.

FRANCESCA.

L'avenir est loin.

STEFANO.

  Je vous irrite,

Ma pauvre Francesca. Pardon. Une autre fois

Peut-être...

On entend un bruit de pas et des voix.

FRANCESCA.

Entendez-vous ?

Stefano court vers la porte et regarde dans la rue.

STEFANO.

Ils viennent. Je les vois...

On escorte Michel avec mainte bannière.

Des bourgeois seulement ; la plèbe rancunière

1615   A voulu témoigner qu'elle ne l'aime pas.

Stefano retourne vers Francesca.

Ils sont tout près de nous et marchent d'un bon pas.

FRANCESCA.

Alors, excusez-moi,

STEFANO.

Ce monde vous effraie ?

FRANCESCA.

Michel n'entendra pas une parole vraie ;

On le déteste.

STEFANO.

Eh bien ! Soyez bonne pour lui ;

1620   Montrez-vous, tout à l'heure, indulgente et douce...

FRANCESCA.

  Oui,

Je tâcherai.

Elle sort à gauche.

SCÈNE II.
Michel, Strozzi, Albizzi, Salvestro, Jacopo, Les prieurs et un groupe de citoyens.

MICHEL, avant d'entrer.

C'est trop d'honneur qu'on veut me faire.

Jacopo, prenant Michel par le bras, entre avec lui. Il est vêtu d'une longue robe sénatoriale. Dans le cortège figurent Strozzi, Albizzi, Salvestro, les nouveaux prieurs et une vingtaine de bourgeois. Stefano reste à l'écart pendant toute la scène.

JACOPO.

Si, si, nous entrerons. Michel, je vous révère,

Je vous admire, et c'est bien le moins, au moment

Où vous rentrez chez vous, comme ça, tristement,

1625   Que je vous fasse un bout de conduite.

Regardant autour de lui.

  Je pense

Avoir bien exprimé...

MICHEL.

Pareille récompense

Peut rendre un ouvrier plus fier que de raison.

Puis, vous recevoir tous dans ma pauvre maison...

Vraiment, je suis confus.

SALVESTRO.

C'est trop de modestie.

1630   Ayant pu la gagner, vous quittez la partie ;

L'exemple est rare et vaut un hommage éclatant.

MICHEL.

Qu'entendez-vous par là ?

ALBIZZI.

Cet honnête homme entend

Qu'à votre place il eût étranglé sa patrie.

N'est-ce pas, Salvestro ?

SALVESTRO.

Calmez cette furie.

1635   Je ne suis pas si brusque ; et puis vous oubliez

Que les partis, mon cher, sont réconciliés.

Ajournons, s'il vous plaît, nos petites querelles,

Puisque nos factions se partagent entre elles

Le pouvoir qu'il a si loyalement quitté.

MICHEL.

1640   Ah ! Je vois que l'on pense au bien de la cité.

STROZZI.

Michel, vous avez fait une erreur capitale

En nous prenant au col d'une main si brutale...

MICHEL.

Je n'ai point fait d'erreur

STROZZI.

Si ; mais on vous sait gré

D'avoir su museler la plèbe. Je serai

1645   Votre ennemi loyal.

À voix basse.

  Si désormais tu rôdes

Autour de Donata, prends garde...

MICHEL.

Plus de fraudes !

N'essayez pas, Messer, de fausser le scrutin ;

Je vous estimerai.

Bas.

Tu peux être certain

Que, si ta Donata me trottait par la tête,

1650   Je ne te craindrais pas, Strozzi...

JACOPO.

  La paix est faite !

Comme récitant une leçon :

Maintenant il s'agit d'être ferme et prudent.

Michel est un garçon honnête. Cependant

Il a mécontenté la plèbe, et c'est dommage.

D'ailleurs nous sommes tous venus lui rendre hommage.

1655   Évidemment. Florence estime la vertu.

Mais, il faut bien le dire, oui, le peuple est têtu.

Il n'a pas honoré ce jour de sa présence.

À qui la faute ? Ayons un peu de complaisance.

Lorsqu'on veut réformer l'État...

MICHEL.

Tout ira bien,

1660   Si tu fais ton devoir comme j'ai fait le mien.

JACOPO.

Puisque je me consacre au bonheur de la ville !

Nous sommes tous d'accord.

ALBIZZI.

C'est clair.

JACOPO, bas à Salvestro.

Est-ce qu'on file ?

SALVESTRO.

Michel, nous vous laissons.

MICHEL.

Faites comme il vous plaît.

Merci pour le discours, par malheur incomplet,

1665   Dont ce pauvre homme a pu retenir quelques bribes.

JACOPO.

Moi ? J'ai fait ça tout seul !

MICHEL.

Les pires diatribes

Sont plus dignes que vos louanges, Salvestro.

Je ne vous retiens pas.

SALVESTRO.

Votre ami le bourreau

Vous serait précieux, si vous restiez le maître ;

1670   Mais vous ne l'êtes plus.

MICHEL.

  Vous, tâchez donc de l'être ;

Et vous verrez !

SALVESTRO.

C'est bon ; je m'en vais.

MICHEL.

Citoyens,

Tous mes remerciements...

STROZZI, s'inclinant.

Messer...

Bas.

Tu te souviens ?

Prends garde à toi.

MICHEL, à voix basse.

Suffit.

Haut.

Que Dieu vous accompagne !

Tous saluent et sortent. Michel, resté seul, aperçoit Stefano. Il court vers son ami et lui prend les mains.

SCÈNE III.
Michel, Stefano.

MICHEL.

Ah ! C'est toi, Stefano. Le désespoir me gagne.

1675   Conseille-moi. Que faire, ami? Puis-je savoir,

En des jours si troublés, quel est mon vrai devoir?

Faut-il, soumis aux lois, lutter sans espérance ?

Vaut-il mieux arracher violemment Florence

A tous ces chiens qui la dévorent? Penses-tu

1680   Que je doive ruser comme eux, et, par vertu,

Mentir à tous, partout et toujours ?

STEFANO.

Je t'en prie,

Sois calme.

MICHEL.

Que vont-ils faire de ma patrie ?

L'usure et le trafic suffisent aux bourgeois.

Le peuple, méprisant les hommes de son choix,

1685   Lèche et mord tour à tour la main qui le caresse ;

Il n'a qu'un rêve au coeur : croupir dans la paresse.

Les Guelfes, factieux avec impunité,

Injustes, faux, cruels, oppriment la cité.

Tous, ils ont dans le sang des haines séculaires ;

1690   On se déchire ; on meurt de stériles colères ;

Et ce peuple n'a plus, s'il veut finir en paix,

Qu'à se vendre au plus riche... Ah! que je me trompais

Lorsque, ne voyant pas le troupeau que nous sommes,

Je prenais tous ces vils Florentins pour des hommes !

STEFANO.

1695   Michel, ton vaillant coeur désespère trop tôt.

Demain nous reprendrons la lutte ; mais il faut

Te reposer, penser à toi, pour quelques heures

Vivre auprès de ta femme...

MICHEL.

Ah ! c'est juste...

Il se détourne et porte la main à son front.

STEFANO.

Tu pleures ?

MICHEL.

Non, mais je meurs de honte.

STEFANO.

Allons, courage, ami.

1700   Francesca, tu le sais, n'aime pas à demi ;

Elle n'a point d'aigreur ; elle est pieuse et bonne ;

Tu verras dans ses yeux que son coeur te pardonne.

MICHEL.

Je n'en aurai que plus de honte et de remords.

STEFANO.

Tu te chagrines trop. Qui n'a pas eu des torts ?

1705   Crois-moi, vous reprendrez votre paisible vie...

Si la veuve, du moins, ne te fait plus envie ;

Si tu n'es pas hanté par elle !

MICHEL.

Je la hais.

Elle s'est plusieurs fois présentée au palais ;

Je ne l'ai pas reçue.

STEFANO.

Es-tu sûr de toi-même ?

1710   Donata pourrait bien faire un effort suprême

Et ressaisir sa proie.

MICHEL.

Ami, juge-moi mieux.

Je peux la regarder en face et dans les yeux,

Sans trouble ni colère.

STEFANO.

En es-tu sûr ?

MICHEL.

Écoute.

Je la hais, t'ai-je dit ? Non : elle me dégoûte.

STEFANO.

1715   Alors, je puis parler.

MICHEL.

  Tu l'as vue ?

STEFANO.

  En sortant

Du palais. Elle veut, ne fût-ce qu'un instant,

Te parler ici même et sur l'heure.

MICHEL.

Elle rêve.

STEFANO.

« Cette entrevue, a-t-elle affirmé, sera brève ;

Mais je la veux. Sinon, je fais quelque malheur.

1720   Avertissez Michel. »

MICHEL.

C'est tout ?

STEFANO.

  Oui. Sa pâleur

Est singulière.

MICHEL.

Il faut céder : rien ne l'arrête.

STEFANO.

Je te conseillerais de fuir ce tête-à-tête.

MICHEL.

J'aurais l'air d'avoir peur. Du reste, il faudra bien

Nous expliquer un jour ou l'autre.

STEFANO.

Le moyen

1725   D'éloigner Francesca ?

MICHEL.

Rien de plus simple.

STEFANO.

  Évite,

Au moins, de la froisser, et, si tu peux, fais vite ;

Car l'autre peut entrer ici dans un moment.

MICHEL.

Voici ma femme.

STEFANO.

Adieu, frère ; agis noblement.

Il sort.

SCÈNE IV.
Michel, Francesca.

FRANCESCA.

Bonjour, Michel.

MICHEL.

Bonjour, ma femme.

À part.

Que lui dire ?

1730   Je ne puis exiger, moi, qu'elle se retire.

FRANCESCA.

Cela te déplaît-il que je travaille ici ?

MICHEL.

Mais non ; je suis heureux d'être avec toi...

FRANCESCA.

Merci.

Elle s'assoit et se met à coudre.

MICHEL, à part.

Comme elle doit souffrir ! Sans doute elle s'impose

De ne pas m'accabler de reproches.

FRANCESCA, à part.

Je n'ose

1735   Lui parler la première.

MICHEL, à part.

  Eh bien ! J'aimerais mieux

Des reproches qu'un tel silence, et que ces yeux

Dont le regard baissé veut m'éviter un blâme,

À haute voix.

Francesca ?

FRANCESCA.

Mon ami ?

MICHEL.

Dieu m'est témoin, chère âme,

Que je souffre d'un grand remords. Je sais trop bien

1740   Le mal que je t'ai fait. Toi, tu ne me dis rien.

Nul reproche : tes yeux me cachent tes pensées...

FRANCESCA.

À quoi bon revenir sur les choses passées ?

Oublions tout cela.

MICHEL.

Non, ma femme ; je veux

Te faire avec douleur de sincères aveux...

Hésitant.

1745   Mais pas à l'instant même...

FRANCESCA, se levant.

  Il faut que je te laisse !

MICHEL.

Pour une heure, veux-tu ? Pardon, cela te blesse...

FRANCESCA.

Où te plaît-il que j'aille ?

Un court silence.

MICHEL.

À l'église.

FRANCESCA.

Pourquoi ?

MICHEL.

Il est bon de prier ; prie en pensant à moi.

FRANCESCA, avec un air de doute.

Ah ! Michel...

MICHEL.

Francesca, tout mon coeur te le crie :

1750   Je t'aime ! il ne faut plus en douter.

FRANCESCA.

  Je t'en prie,

Ne recommence pas à me faire pleurer.

MICHEL.

Va : la Vierge et les Saints te diront d'espérer ;

Le bonheur renaîtra pour nous.

FRANCESCA.

Que Dieu t'écoute !

MICHEL.

Va prier pour nous deux, et reviens.

Francesca sort.

SCÈNE V.

MICHEL, seul.

Elle doute ;

1755   Mais que faire ? Il fallait l'éloigner à tout prix.

L'autre, à présent, je peux lui cracher mon mépris

À la face...

Il écoute.

On dirait qu'elle vient...

Il court à la porte, l'ouvre et regarde dans la rue.

Non, personne.

Ô lâche que je suis Voilà que je frissonne,

Comme si j'entendais son pas fier et léger.

1760   Tout, pour ce faible coeur, est un mortel danger.

Si, d'un souffle, elle doit m'effleurer le visage,

En fuyant comme un fou j'aurais été plus sage.

Il écoute.

Tout se tait dans la rue : un silence de mort.

Court silence.

Ah ! Je l'entends. C'est elle... Allons, je serai fort,

1765   Dussé-je m'arracher le coeur.

SCÈNE VI.
Michel, Donata.

DONATA.

  Que Dieu m'assiste !

J'eusse mieux aimé suivre un renard à la piste

Que d'errer au milieu de ces ruelles...

Donata regarde autour d'elle avec une inquiète curiosité. Michel reste à l'écart et parle sans lever les yeux sur elle.

MICHEL.

Bien ;

Que voulez-vous ?

DONATA.

Fêter l'illustre citoyen ;

Offrir à mon sauveur mes voeux les plus sincères ;

1770   Lui dire..

MICHEL.

  Ces discours ne sont pas nécessaires.

DONATA.

Nous sommes seuls ?

MICHEL.

Oui, seuls.

DONATA.

Ah ! Déloyal ami

Tout à l'heure, en touchant votre seuil, j'ai frémi;

Mon coeur se révoltait ; pourtant je suis entrée,

Moi que vous avez, traître, indignement leurrée...

1775   Une dernière fois j'ai voulu vous revoir,

Peut-être vous servir...

MICHEL.

Je voudrais bien savoir

D'où vous vient envers moi tant de sollicitude.

DONATA.

Me voici devant vous dans une humble attitude ;

Vous ne comprenez pas, Michel ?

MICHEL.

Je n'entends rien

1780   Aux énigmes ; parlez.

DONATA.

  Tu me comprends trop bien !

Mais tu veux m'arracher l'aveu qui me fait honte.

Mon orgueil est terrible ; eh bien vois, je le dompte.

Car je t'apporte ici des paroles de paix,

A toi, parjure, à toi, lâche qui me trompais

1785   A l'heure où, me sentant défaillir de tendresse,

Moi, je sollicitais ta première caresse...

Tu m'as fait une injure inoubliable! Mais

J'ai cru que, pénétré de remords, tu m'aimais,

Et cessant, par pitié, d'être altière et farouche,

1790   Je suis venue avec un pardon sur ma bouche...

Michel se tourne vers Donata et la regarde en face.

MICHEL.

Tu parles de remords, Donata, de remords,

Quand, depuis si longtemps, tes scrupules sont morts?

J'en ai, certes ; mais pas comme tu l'imagines.

D'abord, tu mens - malgré tes hautes origines....

1795   Lorsque tu vins à moi, femme, et que tu t'offris,

Tu le fis sans amour et presque avec mépris.

Je frémissais pourtant, moi, devant ton sourire!

Et voilà mon remords, celui qui me déchire:

C'est d'avoir pu, mauvais serviteur de la loi,

1800   Hésiter un instant entre Florence et toi

DONATA.

Te répondrai-je avec des yeux pleins de prière ?

Non, crois-le bien. C'est trop regarder en arrière.

Pensons à l'avenir et sachons être heureux,

Pendant que les partis se déchirent entre eux...

1805   Ou plutôt, soulevons une guerre civile;

Sois guelfe ou plébéien, perds ou sauve la ville,

Mais qu'enfin Donata puisse t'aimer... Veux-tu

Renoncer à ta froide et stérile vertu ?

Fuir cette vie étroite, âprement économe ?

1810   Agir ? Vivre à plein coeur ? Redevenir un homme ?

Michel, veux-tu m'aimer ? Veux-tu ?

MICHEL.

Je ne veux pas.

Ah ! Certes, je tressaille au seul bruit de ton pas ;

Ta voix me fait pâlir ; te regarder m'enivre ;

Ton image, la nuit, s'obstine à me poursuivre ;

1815   Le désir me rend fou... Mais cette âpre fureur,

Est-ce l'amour ? Non, non, elle me fait horreur;

C'est une fièvre dans mon sang... Je te déteste.

On ne le sait que trop, tu m'as été funeste...

Pour toi j'ai négligé mon devoir ; le mépris

1820   De moi-même, je l'ai connu. Tu m'as tout pris :

La paix de mon foyer, la fierté de mon âme...

Va-t'en. Sors de chez moi.

DONATA.

Je t'ai cru moins infâme.

Mais prends garde à présent ! Nous tenons la cité.

Tu ne sortiras plus de ton obscurité.

1825   Sinon, malheur à toi.

MICHEL.

  Je crains peu tes menaces.

DONATA.

Les femmes de mon sang ont des haines tenaces.

Tu le verras.

MICHEL.

C'est bien ; va-t'en.

DONATA.

Encore un mot.

Les grands n'oublieront pas l'affaire du complot.

Je pouvais seule avoir ta grâce...

MICHEL.

Que m'importe ?

DONATA.

1830   Mais puisque maintenant ta passion est morte,

Mon Carlo, que je sais viril et résolu,

Acceptera l'amour dont tu n'as pas voulu...

MICHEL.

Va le trouver va donc !

DONATA.

Et si je veux ta vie,

Je l'aurai, lâche !

MICHEL.

Soit ! passe-toi cette envie.

DONATA.

1835   Non, Michel. J'avais tort de te mettre en émoi.

Si ton sang plébéien rejaillissait sur moi,

Je serais trop salie.

MICHEL.

Ah ! Va-t'en ; tu m'irrites !

Va caresser Strozzi ; prône-lui tes mérites ;

Fais ton métier.

DONATA, se dirigeant vers la porte.

J'y vais.

MICHEL.

Donata !

DONATA, s'arrêtant.

Plébéien

1840   Stupide...

MICHEL.

Écoute-moi.

DONATA.

Quoi, traître ?

MICHEL.

  Écoute bien.

Ton Carlo, je le hais; et, si je veux sa vie,

Je l'aurai.

DONATA.

Toi, frapper Carlo ? Je t'en défie.

MICHEL, saisissant le poignet de Donata.

Tu l'aimes, n'est-ce pas ? Tu l'aimes ?

DONATA.

Sûrement...

Je l'ai toujours aimé.

MICHEL.

Tu l'avais pour amant.

1845   Sans doute ?

DONATA.

Si tu veux le croire...

MICHEL.

  Tu l'avoues !

Et pas une rougeur de honte sur tes joues...

Donata fait un violent effort pour se dégager de l'étreinte de Michel.

DONATA.

Lâche-moi.

Elle se dégage et fait quelques pas vers la porte.

MICHEL.

Tu m'as dit n'avoir pas eu d'amants.

Tu mentais donc toujours, malheureuse ?

DONATA.

Je mens

Lorsqu'il me plaît.

MICHEL.

Va-t'en. Je ne suis plus mon maître.

DONATA, tout près de la porte.

1850   Avant que je m'en aille, apprends à me connaître.

Je n'aime point Carlo...

MICHEL.

Hors d'ici !

DONATA.

Mais ce soir,

Dans la chambre où, naguère, humble, tu vins t'asseoir,

Je souffrirai qu'il m'aime...

MICHEL.

Ah ! Misérable femme !

Il dégaine son stylet et se précipite sur elle. Donata reste immobile. Michel recule, le bras levé, hésitant à frapper Donata.

DONATA.

Lâche, frappe-moi donc !

SCÈNE VII.
Les mêmes, Francesca.

Au moment où Michel va frapper Donata, la porte s'ouvre ; Francesca parait. Michel se rejette vivement en arrière.

FRANCESCA.

Dieu !

Long silence.

DONATA.

Rengaine ta lame...

1855   Homme sans foi, tu mis ta gloire à me tromper;

Mais tu n'as pas assez de coeur pour me frapper.

C'est bien; ne quitte plus ta vertueuse épouse.

Je te laisse auprès d'elle et ne suis point jalouse.

Mais je veux éviter tes regards insultants,

1860   Ne plus revoir ta face. Avant qu'il soit longtemps,

Mon tout-puissant désir t'aura fait disparaître ;

Tu t'en iras mourir dans l'exil. Adieu, traître.

Elle sort.

SCÈNE VIII.
Michel, Francesca.

Michel jette son stylet à terre ; sans regarder Francesca, il marche vers la table en chancelant et se laisse tomber sur une chaise. Accoudé à la table, il cache son visage de ses deux mains. Francesca s'approche doucement, et elle se tient debout derrière Michel.

FRANCESCA.

Ne cache pas ainsi ta face dans tes mains.

Je demandais à Dieu de meilleurs lendemains;

1865   Mais, comme si c'était la voix de la Madone,

Quelque chose m'a dit d'aller vers toi... Pardonne,

Ami, si j'ai mal fait.

MICHEL, sans la regarder.

Moi, te pardonner ! Moi !

FRANCESCA.

Je n'ai presque rien dit tout à l'heure. Pourquoi ?

Tu souffrais : j'aurais dû comprendre ta détresse,

1870   Parler plus doucement, montrer plus de tendresse...

MICHEL.

Quelle honte!

FRANCESCA.

Vois-tu, c'est fini, tout cela.

Ta femme est près de toi, Michel ; regarde-la.

Tu m'aimes, je le sais, tu m'aimes...

Michel lève les yeux sur elle et la regarde en silence. Puis, tout en parlant, il lui prend les mains et se lève péniblement.

MICHEL.

Pauvre amie !

Sans toi je commettais la suprême infamie.

1875   Je me souillais de sang comme un vil meurtrier.

FRANCESCA.

Ne m'avais-tu pas dit toi même : Va prier ?

Dieu fut clément pour nous.

MICHEL.

C'est toi qui m'es clémente.

Laisse-moi te jurer - car cela me tourmente -

Que cette femme...

FRANCESCA.

Il faut l'oublier.

MICHEL.

Par serment

1880   J'affirme que jamais je ne fus son amant.

Me crois-tu ?

FRANCESCA.

Je te crois.

MICHEL.

Non, c'est mal. Je suis lâche.

Ma conscience est là qui m'accuse, et je tâche

En vain de rendre moins pénible mon aveu...

J'ai péché dans mon coeur ; le reste importe peu.

FRANCESCA.

1885   Tant d'autres n'auraient pas ce repentir sincère !

MICHEL.

Deux mois que je suis ivre. Hélas ! quelle misère !

On se croit fort, solide, entier dans sa vertu;

On blâme vertement les autres ; mais, vois-tu,

Vivre au-dessus de tous, cela trouble la tête...

FRANCESCA.

1890   Ne parle pas ainsi.

MICHEL.

  L'homme le plus honnête,

Le plus juste, le plus ferme dans son devoir,

Ne ressent pas en vain l'ivresse du pouvoir.

Heureux est celui-là, ma femme, sois-en sûre,

Qui, l'ayant exercé, reste sans flétrissure.

FRANCESCA.

1895   Toi, rien ne t'a flétri ! Je te sais pur et grand.

MICHEL.

Ton noble coeur, ton coeur de femme le comprend,

Personne n'a le droit de me jeter le blâme ;

Mais tu ne songes pas aux douleurs de ton âme.

FRANCESCA.

Ne penser qu'à soi-même, est-ce que c'est aimer ?

MICHEL.

1900   Ô chère Francesca, j'aurais dû m'enfermer

Dans mon bonheur étroit.

FRANCESCA.

Michel, je suis heureuse.

MICHEL.

J'ignorais même, avant cette heure douloureuse,

Combien tu m'étais chère et combien tu m'aimais.

Je le sais maintenant. Qu'on m'oublie à jamais,

1905   Ou que le peuple ingrat m'insulte et me diffame,

Tu me consoleras de tout, ma pauvre femme...

FRANCESCA.

Oui, nous serons heureux.

Ils se tiennent embrassés.

MICHEL, tressaillant.

Ah !...

FRANCESCA.

Qu'as-tu ?

MICHEL.

J'oubliais...

Ils n'auront qu'à dicter un ordre à ce niais

Qu'ils ont mis à ma place...

FRANCESCA.

Ami...

MICHEL.

Si l'on m'exile,

1910   Si je dois, misérable, aller de ville en ville ;

Errer toujours, sans joie et sans amis, manger

Avec douleur le pain amer de l'étranger,

Humilier mon âme autrefois fière et haute,

Faudra-t-il qu'à jamais tu souffres par ma faute ?

FRANCESCA.

1915   Quoi ! Pour avoir servi Florence noblement...

MICHEL.

Tu sais ce qu'elle a dit, cette femme ?

FRANCESCA.

Elle ment !

Aucun d'eux n'osera te chasser de Florence.

L'acte serait trop vil.

MICHEL.

Puisse l'indifférence

En peu de jours se faire à jamais sur mon nom !

1920   Ne parlons plus d'exil ; cela me trouble.

FRANCESCA.

  Non,

Michel, ils n'auront pas cet odieux courage !

Estimé par tous ceux qui t'ont jeté l'outrage,

Va, tu n'as rien à craindre.

MICHEL.

Ah ! tu les connais peu.

Vivons notre humble vie, et demandons à Dieu,

1925   Chère femme, qu'il nous épargne la souffrance

D'aller, le coeur brisé, mourir loin de Florence...

Ils se regardent tristement.

ÉPILOGUE

Une esplanade près des remparts de Florence. - On voit au fond, massive, large, flanquée de tours, une des portes de la ville. Il ne fait pas jour encore ; peu à peu le ciel s'éclaire. Au lever du rideau, un officier et deux hommes d'armes sortent de l'une des tours et s'approchent de la porte. L'officier fait crier de grosses clés dans la serrure, et les hommes ouvrent la porte tonte grande. Puis l'officier les place en sentinelles du côté extérieur des remparts ; on les voit de temps à autre aller et venir. L'officier va se retirer, lorsque Strozzi entre avec Albizzi. Tous deux sont enveloppés de manteaux épais ; Strozzi tient à la main un rouleau de papier où est appendu un sceau.

SCÈNE PREMIÈRE.
Strozzi, Albizzi, Un Officier.

STROZZI, à l'officier.

Personne encore ?

L'OFFICIER.

Il est cinq heures tout au plus,

Messer.

STROZZI.

C'est bien.

L'officier se retire.

SCÈNE II.
Strozzi, Albizzi, puis Michel et Thomas.

STROZZI.

Quel vent ! J'ai les membres perclus.

ALBIZZI.

Il doit sortir par là ?

STROZZI, montrant le rouleau.

C'est écrit.

ALBIZZI.

À l'aurore ?

STROZZI.

1930   Certes. Si, par hasard, l'honnête homme pérore,

Il ameutera bien quatre mille badauds,

Et la chose pourra me tomber sur le dos.

ALBIZZI.

Tout le monde est couché.

STROZZI.

C'est ce qui me rassure.

D'ailleurs, la garde est là.

ALBIZZI.

Strozzi, cette mesure

1935   Est d'une révoltante injustice.

STROZZI.

  Comment ?

ALBIZZI.

Nous avons escorté cet homme en l'acclamant...

STROZZI.

Oui, pour la forme.

ALBIZZI.

Soit ; mais il me paraît lâche

De l'exiler un mois après.

STROZZI.

Cela te fâche ?

ALBIZZI.

Je t'aurais conseillé d'être plus généreux.

1940   Les prieurs n'ont rien dit ?

STROZZI.

  Si fait. Plusieurs d'entre eux

M'appelèrent d'abord traître à la foi jurée,

Puis trouvèrent la chose un peu prématurée.

Je tins bon ; et je fis calmer ce grand émoi

Par Salvestro, qui hait Michel autant que moi.

1945   Avant-hier le décret fut chose décidée.

J'en suis l'exécuteur, puisque j'en eus l'idée.

ALBIZZI.

Triste besogne

STROZZI.

Allons, Pierre, plus de douceur.

Je te dirai d'abord, mon ami, que ta soeur

A voulu cet exil.

ALBIZZI.

Je la sais coutumière,

1950   Il est vrai, de pareils caprices.

STROZZI.

  La première,

Elle en eut le désir. Même, elle m'a juré

Qu'en pleine rue, un jour, comme un désespéré,

Michel avait voulu la percer d'une lame.

Qu'il soit hors de nos murs : elle sera ma femme.

ALBIZZI.

1955   Tu feras un époux docile, je le vois.

Rappelle-toi pourtant qu'une première fois

Elle a failli nous perdre.

STROZZI.

Oui, Pierre ; mais je l'aime.

ALBIZZI.

Enfin...

STROZZI.

Voilà Michel.

ALBIZZI.

Le pauvre homme est tout blême.

STROZZI.

A quoi bon s'attendrir ? La chose est faite.

Thomas et Michel entrent par la droite.

THOMAS.

Ainsi,

1960   Tu pars ?

MICHEL.

Dans un instant.

STROZZI.

  Observons-les d'ici.

Strozzi et Albizzi restent à l'écart.

SCÈNE III.
Michel, Thomas.

THOMAS.

Au point du jour tu dois avoir franchi la porte ?

MICHEL.

Oui, sous peine de mort.

THOMAS.

Dire qu'on les supporte !

Les étrangler serait pourtant notre devoir.

MICHEL.

Je ne pouvais, ami, partir sans te revoir.

1965   Tu m'as cru déloyal...

THOMAS.

  Toi ! L'honneur de Florence !

On juge comme ça, tu sais, sur l'apparence ;

Mais ensuite on se mord les pouces. J'ai pleuré,

Michel, en y pensant.

MICHEL.

Bien ; tout est réparé.

Ils se serrent les ma;ns.

THOMAS.

Quand l'ordre est-il venu ?

MICHEL.

Cette nuit. Tu regardes

1970   Mon pauvre accoutrement...

THOMAS.

  Qu'as-tu fait de tes hardes ?

MICHEL.

On m'a tout enlevé, hormis ce vieux manteau.

Mais nous arriverons vers le soir à Prato ;

J'ai là certains parents qui connurent mon père.

Après nous pousserons sur Ravenne, et j'espère

1975   Y trouver de l'ouvrage.

THOMAS.

  Ah ! mon vieux compagnon !

- Tiens, j'ai quelques méchants florins...

MICHEL.

Non, frère, non.

J'ai déjà dépouillé Stefano de sa bourse.

THOMAS.

Raison de plus ! Ce n'est qu'une maigre ressource ;

Mais tu pourras attendre.

Il met sa bourse dans la main de Michel.

MICHEL.

Allons, soit ! Et merci.

THOMAS.

1980   Des bêtises !

MICHEL.

  Non pas... Il faut songer aussi

Que ce serait bien dur pour ma femme. Elle est forte ;

Mais si nous avions dû frapper de porte en porte...

Thomas, voyant Francesca venir avec Stefano, marche à sa rencontre.

SCÈNE IV.
Michel, Thomas, Stefano, Francesca.

THOMAS.

Ma pauvre amie !

FRANCESCA.

Eh bien ?...

THOMAS.

En voilà, du nouveau !

Je vais donc lâchement coudre du cuir de veau,

1985   Moi, quand vous peinerez tous deux sur la grand'route ?

MICHEL.

Où la chèvre est liée il faut bien qu'elle broute.

STEFANO.

Que vas-tu faire ?

MICHEL.

Moi ? Peut-être, après-demain,

Reprendre le métier pour gagner notre pain ;

Accepter, s'il le faut, des besognes vulgaires

1990   Parmi des compagnons qui ne m'aimeront guère...

SCÈNE V.
Les mêmes, Strozzi, Albizzi.

STROZZI.

Abordons-les.

ALBIZZI.

Pourquoi ?

STROZZI.

Viens.

À Michel.

Il faut vous hâter,

L'homme aux phrases,

MICHEL.

Moi ?

STROZZI.

Vous.

MICHEL.

À quoi bon m'insulter ?

Vous m'avez fait bannir ; c'est bien, je me résigne ;

Mais ne pas m'outrager, Carlo, serait plus digne.

STROZZI.

1995   Vous voyez s'il en coûte à lutter contre moi.

MICHEL.

Vous me faites pitié.

STROZZI.

Pitié, maître ? et pourquoi ?

MICHEL.

Parce que vous souffrez d'une fièvre incurable.

Moi, Dieu m'en a guéri.

STROZZI.

Silence, misérable !

MICHEL.

Vous connaîtrez dans peu toutes les trahisons,

2000   Carlo ; je vous le dis.

STROZZI.

  C'est assez de raisons !

Par ordre des prieurs je veille à cette porte.

Il fait jour ; va-t'en, drôle.

THOMAS.

Ah ! L'impudence est forte !

Saignons-les, et courons les jeter dans l'Arno.

Il veut prendre un couteau à sa ceinture et se ruer sur Strozzi ; Michel et !Stefano le retiennent. Au début de l'altercation, un groupe de citoyens entre sous la conduite de Niccolo del Bene; sans être vu, Niccolo s'approche de Michel et des autres.

STROZZI, à Thomas.

Arrière, mauvais chien !

MICHEL.

Retiens-le, Stefano.

THOMAS.

2005   Lâchez-moi donc, vous deux !

MICHEL.

  Thomas, que vas-tu faire ?

Mon éternel exil, ami, je le préfère

À la honte de voir le sang couler pour moi...

SCÈNE VI.
Les mêmes, Niccolo del Bene, Un groupe de citoyens.

NICCOLO.

J'admire en vous, Michel, ce respect de la loi.

STROZZI.

Vous, Messer del Bene !

THOMAS, à Strozzi.

Hein, tu n'oses plus mordre ?

STROZZI, à Niccolo.

2010   Quel est votre désir ? Moi, j'exécute un ordre.

NICCOLO.

Êtes-vous si bruyant, Strozzi, dès le matin ?

J'estime qu'il n'est pas digne d'un Florentin

D'outrager les vaincus.

STROZZI.

Messer, la Seigneurie

M'a donné l'ordre...

NICCOLO.

Bien, Carlo ; moi, je vous prie

2015   De ne pas insulter ces hommes.

STROZZI.

  De quel droit

Me parlez-vous ainsi ?

NICCOLO.

Montrez plus de sang-froid.

Même vos partisans blâment votre langage ;

Vous le savez.

ALBIZZI, bas à Strozzi.

Il a raison.

NICCOLO.

Je vous engage

À nous laisser en paix durant quelques instants.

Court silence.

STROZZI.

2020   Soit ; mais j'attendrai là.

Il se retire à quelques pas avec Albizzi ; tous deux restent immobiles jusqu'à la fin de la scène.

NICCOLO, à Michel.

  Des propos insultants

N'auraient pas dû troubler cette heure grave et triste.

Souffrez qu'en un cruel moment je vous assiste.

MICHEL.

L'honneur est grand, Messer.

NICCOLO.

Michel, voici trois mois

Que, voulant imposer à Florence des lois,

2025   La foule vous poussa bruyamment aux affaires ;

J'eus même, à ce propos, des paroles sévères.

Depuis, vous avez fait oeuvre de citoyen.

Or, on m'apprit hier que vous, homme de bien,

Par la haine des grands comme du populaire,

2030   Vous alliez recevoir l'exil pour tout salaire

Je n'ai pu vous servir ; mais je tenais du moins

À vous dire, Michel, et devant ces témoins,

Que, sans trouver jamais l'émeute légitime,

Malgré tout, Niccolo Del Bene vous estime.

UN CITOYEN.

2035   Il a parlé pour tous.

UN AUTRE.

  Pour tous, noble Michel.

MICHEL.

Ah ! Merci ; le départ me sera moins cruel.

NICCOLO.

Peut-être quelque jour éteindrons-nous leur rage ;

D'ici là, patience.

MICHEL.

Il faudra du courage.

Je supporterais tout, la faim et le mépris ;

2040   Mais ne plus voir Florence... Ah que ne puis-je, au prix

D'une étroite misère, oui, d'un labeur servile,

Ne pas quitter ainsi ma grande et pauvre ville !

FRANCESCA.

Pourtant cette Florence a fait tous nos malheurs.

Ce n'est pas elle, au moins, qui m'arrache mes pleurs ;

2045   Elle est trop dure envers tous ceux qui l'ont servie !

Je traînerai sans doute une pénible vie,

Mais sans la regretter aux jours les plus mauvais,

Cette ville cruelle, ingrate, et que je hais...

MICHEL.

Non, non, ne maudis pas Florence, ta patrie !

2050   Notre plaie à tous deux ne peut être guérie ;

Mais la cité, vois-tu, m'est sacrée à jamais,

Et je souffrirais trop si tu la blasphémais.

Oh ! de ma part surtout, l'insulte serait vile,

Et je veux m'éloigner en bénissant ma ville.

2055   Qu'elle soit toujours libre et forte ! Je serai

Trop heureux, en dépit de mon coeur ulcéré,

Si Florence accomplit sans moi de grandes choses.

Sur ce qu'elle m'a fait mes lèvres seront closes.

STEFANO.

Puisses-tu la revoir !

NICCOLO.

Je dis : Ainsi soit-il !

MICHEL.

2060   Dante prit avant moi le chemin de l'exil ;

D'autres aussi, dont l'âme était juste et fidèle ;

Perdus pour la patrie, ils moururent loin d'elle.

Messer, je vous salue.

Tous se découvrent.

NICCOLO.

Adieu, noble coeur...

Niccolo tend les mains à Michel, qui fait ensuite ses adieux aux autres citoyens. Stefano serre les mains de Francesca.

STEFANO.

Si,

Nous nous retrouverons. Ne pleurez pas ainsi,

2065   Francesca...

THOMAS, à Michel.

Mon ami !

MICHEL.

  Je sais bien que tu m'aimes.

Séparés à jamais, nous resterons les mêmes.

Adieu, frère.

Ils s'embrassent.

STEFANO.

Ah ! Michel, tu nous reviendras !

MICHEL.

Non ;

C'est impossible. Adieu, Stefano...

Michel et Stefano s'embrassent, tandis que Thomas fait ses adieux à Francesca. Niccolo s'avance vers Strozzi et Albizzi.

NICCOLO.

Que son nom,

Pour vous qui l'exilez, soit un éternel blâme !

MICHEL, entraînant sa femme.

2070   Viens, ma Francesca, viens.

Tous deux s'éloignent rapidement.

STEFANO.

Michel !...

Au moment de franchir la porte de la ville, Michel se retourne ; il envoie de la main un dernier adieu à ses amis. Puis il disparaît avec Francesca. Tous restent tournés vers la porte.

NICCOLO.

  Adieu, grande âme.

 



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Notes

[1] Guelfe : Dans le moyen âge, celui qui appartenait au parti soutenant en Italie les papes contre les empereurs d'Allemagne. La querelle des Guelfes et des Gibelins (on met une majuscule). |L]

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