VISITE À CORNEILLE

POÈME

DIT PAR MADEMOISELLE J. BARTET AU THÉÂTRE-FRANÇAIS

le 6 juin 1886 à l'occasion du 280ème Anniversaire de la naissance de Pierre Corneille.

M DCCC XCVIII

EN COLLABORATION AVEC LÉON VALADE.

PARIS, ALPHONSE LEMERRE, EDITEUR, 23-31 PASSAGE CHOISEUL, 23-31.


Texte établi par Paul FIEVRE, août 2019.

publié par Paul FIEVRE, septembre 2019.

© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:51.


PERSONNAGES ACTEURS qui ont créé les rôles.

UNE JEUNE FEMME.

TROUPE DE COMÉDIENS, qui viennent de jouer Le Cid de Corneille.


VISITE À CORNEILLE

Autour du buste de Pierre Corneille, sont groupés les acteurs qui viennent de jouer le Cid ; une jeune femme, vêtue à la mode du dernier printemps, entre en scène et s'avance vers les comédiens.

[LA JEUNE FEMME].

Seigneurs, soyez cléments ; excusez-moi, Chimène !

Dans ce monde idéal, votre illustre domaine,

Je pénètre, affrontant l'immortelle beauté,

Moi, le réel qui passe et la modernité !

5   Je n'ai jamais régné dans un lointain magique ;

Sur moi, le blanc peplum paraîtrait peu tragique ;

Et ce n'est pas aux bords du Tibre, antiquement,

Que l'on a chiffonné mon léger vêtement.

Déesse je ne suis, je ne suis pas Infante ;

10   Je n'ai rien du passé. Je suis femme, et vivante ;

Et ? ne m'en veuillez point si j'y mets quelque prix,

Seigneurs ! ? Je suis Française, et même de Paris.

Or, maîtrisant mon trouble et surmontant mes doutes,

Je viens, moi, spectatrice émue, au nom de toutes,

15   Du balcon sur la scène, offrir, sans mot cherché,

Quelques fleurs à l'auteur du Cid et de Psyché,

Dont nous avons voulu fêter l'anniversaire.

     

Corneille, nous t'aimons d'un amour très sincère,

Nous, filles de la France et de la Liberté,

20   Parce que ta naïve et mâle austérité

A su profondément sentir et faire entendre

Tout ce qu'il est en nous d'héroïque et de tendre,

Tout ce qu'en son instinct notre coeur ignorant

Garde, et peut révéler, de vrai, de pur, de grand.

25   Nous t'aimons d'autant plus, ô bienfaisant génie,

Que nous sommes en proie à plus de calomnie.

Hélas ! Que n'ont pas dit depuis peu contre nous

Les gens d'esprit, les sots, les pédants, les jaloux,

Les écoliers amers, les doucereux bellâtres !

30   En prose, en vers, dans les salons, dans les théâtres,

Le grave psychologue et le conteur galant

Nous accablent, avec plus ou moins de talent,

D'un pessimisme noir, brutal et tyrannique,

Fait de brume allemande et de spleen britannique,

35   Qui ternit l'or du ciel, qui flétrit l'âme en fleur,

Qui change tout désir, toute joie en douleur,

Où la beauté n'est plus, souveraine torture,

Qu'un piège éternisant le mal dans la nature !

Ils traduisent, dès qu'il s'agit de nous juger,

40   Les arguments haineux d'un sophiste étranger ;

Et quand on veut de nous un portrait plus fidèle,

C'est quelque ange... déchu qu'ils prennent pour modèle,

L'exhibant, pour avoir un succès plus certain,

Dans un style à la fois vandale et byzantin.

45   Devant leur joli monstre, on trouve Messaline

Plus blanche que la blanche et sainte mousseline ;

Un naïf doute-t-il de ce portrait charmant,

Les amuseurs du jour le raillent finement.

L'Europe, qui de loin nous guette et nous envie,

50   Les écoute en riant, les prend au mot, ravie,

Ajoute son gros sel, surcharge chaque trait,

Vient chez nous en criant : « Je vais au cabaret ! »

S'attable sans façon, court partout, fait la fête,

Rentre, reprend son air guindé, cite un prophète,

55   Et compare Paris, dévotement, sans fiel,

Aux villes que brûla jadis le feu du ciel.

     

Poète devant qui le plus fier est modeste,

Ô toi qui fis pleurer Condé, je t'en atteste,

Ces fous ne savent pas ce qu'ils disent. Et si

60   Des mystificateurs, qu'on mystifie aussi,

Font de la décadence en rimes transcendantes,

Il n'est point parmi nous beaucoup de décadentes.

Lorsqu'on n'a pas dans l'âme un coin du grand ciel bleu,

On sait mal nous aimer et l'on nous connaît peu,

65   Quoi qu'on ait de science ou de galanterie.

Les habiles, malgré l'art de leur flatterie,

Les importants, les fats, malgré leurs airs vainqueurs,

Ne trouveront jamais la clef d'or de nos coeurs.

Elle était dans ta main, poète, la clef sainte !

70   Car tu la méritais ; car, si ta tempe est ceinte

Du chêne et du laurier toujours verts, c'est que, toi,

Tu vis la vérité sublime, ayant la foi !

Tes guerrières d'antan, tes princesses, tes reines,

Tes martyres marchant au ciel en souveraines,

75   Où donc as-tu connu leur intime beauté ?

Est-ce à Sparte ? Est-ce à Rome ? As-tu jamais été

Conquérir leur secret dans la Castille Vieille ?

Non ! Tu n'as pas cherché si loin cette merveille ;

Elle était sous tes yeux, elle éclatait au jour,

80   À Paris, à Rouen, à la ville, à la cour.

Dans la soeur de Pascal respirait ta Pauline ;

Émilie, en son coeur d'implacable orpheline,

D'une belle Frondeuse a l'orgueil léonin ;

Le nom de Cornélie est ton nom féminin.

     

85   C'est l'âme du pays qui fait le vrai poète,

Et qui, légère, ailée, ainsi que l'alouette,

Chante, comme en plein ciel, dans les poèmes d'or.

L'idéal, après tout, c'est le réel encor ;

C'est le réel plus vrai, plus semblable à lui-même,

90   Qui sait mieux ce qu'il veut, qui voit mieux ce qu'il aime,

Et qui, prenant son vol, sans tarder, sans peser,

Va cueillir dans le rêve un immortel baiser.

Chaque patrie, en sa légende, en son histoire,

Se fait femme, aux grands jours de deuil ou de victoire,

95   Et dans une charmeuse agréable à ses dieux

S'incarne, se résume, et se révèle aux yeux.

Ruth, Esther et Judith ont la Judée en elles ;

Hélène a le ciel grec au fond de ses prunelles,

Et la blonde Ophélie est la fleur d'outre-mer.  [ 1 Oph?lie est une personnage d'Hamlet de Shakespeare/]

100   Notre France a donné ce qu'elle a de plus cher

À Jeanne, cette vierge, à la bonne Lorraine

Dont la candeur sans tache et la grandeur sereine,

Dominant de si haut nos vallons orageux,

Règnent sur nous, au loin, comme un sommet neigeux.

105   Tes héroïnes sont ses soeurs en poésie,

Corneille ! Et quand soudain l'une ou l'autre est saisie

Du saint transport, on sent qu'elles aussi, parfois,

Elles prêtent l'oreille à de divines voix.

Comme tout fait briller d'une lumière exquise

110   Leur généreux courage ! Et comme la marquise

De Sévigné sut bien expliquer leur succès !

À leur bouche, en leur coeur, comme tout est français !

La Française, la vraie, elle est là tout entière,

Réfléchie, et pourtant vive et primesautière,

115   Très personnelle et très ondoyante à la fois ;

Ignorant l'égoïsme et l'ennui des coeurs froids,

Docile et non servile, ardente mais lucide,

Ayant l'éclair profond et le mot qui décide ;

Possédant la justesse et la précision

120   Du verbe qu'elle parle avec émotion,

Introduisant partout d'une main fine et sûre,

Sans paraître y toucher, le rythme et la mesure ;

De la pointe de son aiguille dégonflant

Toute vanité creuse et tout faste insolent ;

125   Communiquant sa vie aux plus petites choses,

Alliant avec grâce, et sans fadeurs moroses,

Le bon goût au bon sens, la réserve à l'esprit,

L'intrépidité calme à l'espoir qui sourit ;

S'élevant au sublime à force d'être sage,

130   Sans fausser la nature et sans froisser l'usage ;

Trouvant dans le devoir, noblement accepté,

Le charme d'une douce et pure volupté,

Jugeant le bien trop beau pour que l'on s'en écarte ;

Athénienne avec la volonté de Sparte,

135   Et gouvernant son coeur d'assez haute façon

Pour que l'amour y soit l'instinct de la raison.

     

Telle était autrefois, ô rayonnante aurore,

La Française accomplie ! Et telle elle est encore ;

Telle on l'a retrouvée, intacte, à ciel ouvert,

140   Dans l'épreuve terrible où l'on a tant souffert.

Malgré l'isolement, long, sourd, plein de ténèbres,

Malgré l'hiver, la faim, et les éclats funèbres

Qui, dans l'ombre, abattaient les blessés par monceaux,

Malgré les cris plaintifs qui sortaient des berceaux,

145   Vous n'avez pas fléchi, pâles Parisiennes !

Vous fîtes honte au sort. Toutes, patriciennes

Ou peuple, les grands noms, les doigts fins, les beaux yeux,

L'artiste au chant si doux, l'âme aspirant aux cieux,

Toutes, d'un libre accord, filles, femmes et mères,

150   Vous repoussiez la trêve offerte ; et, sans chimères,

Mais sans peur, le front haut, fronçant votre sourcil,

Vous ramassiez, de vos mains frêles, le fusil

Que l'homme avait jeté, morne, avec un blasphème ;

Vous baisiez l'arme sainte, et, d'un élan suprême,

155   La lui rendiez, disant, tout bas, loin des clameurs :

« Je t'aime, va te battre, et s'il faut mourir, meurs ! »

     

Mais, en causant, j'ai fait une étrange sortie.

Je crois que j'ai manqué pour vous de modestie,

Mesdames ; et je crois qu'en ce jour glorieux

160   Des larmes, je ne sais comment, mouillent mes yeux.

Pardon ! Je suis distraite, encor que je surveille

Mes paroles ; d'ailleurs, c'est la faute à... Corneille.

Quittons la tragédie et sourions un peu !

On peut être aussi grand avec un plus doux jeu ;

165   Thalie, en qui fleurit une âme plus humaine,

N'en reste pas moins muse et soeur de Melpomène ;

Et Corneille eut parfois, - il était tendre et fin, -

Bonhomme de génie, un sourire divin.

Quoiqu'il fut déjà vieux et qu'il semblât plus gauche,

170   Molière, un jour, n'ayant pu faire que l'ébauche

D'une pièce promise au roi, vint, empêché,

Le prier de l'écrire. Il écrivit Psyché.

Et jamais, ô Patrie, ô moderne Cybèle,

France, tu n'apparus plus touchante et plus belle

175   Que dans cette figure ailée, âme et rayon,

Fille d'un Prométhée et d'un Pygmalion.

L'Amour antique, enfant dont Vénus est la mère,

Est un bambin aveugle, un caprice éphémère ;

C'est l'archer minuscule et prompt, le nain railleur,

180   L'irrésistible dieu de la matière en fleur

Que l'Asie idolâtre et qui désarme Rome.

- En épousant Psyché, l'âme, il devient un homme.

Délivré du bandeau qui lui couvrait les yeux,

Il s'ouvre aux profondeurs lumineuses des cieux,

185   S'élance, et, triomphant de la Mort souterraine,

Chez les Olympiens conduit, blanche et sereine,

À côté de Vénus, l'âme, cette Beauté.

Ô France, en tes douleurs, en ta prospérité,

Ne ressembles-tu pas à l'épouse suprême ?

190   N'es-tu pas la Psyché réelle ? L'Amour t'aime !

L'Amour, transfiguré, pur, viril et loyal,

Par toi devient lumière et conquiert l'idéal.

Laisse les appétits, dans l'ombre mensongère,

S'agiter ! Toi, l'Aurore au front, libre, légère,

195   Emplissant de clartés les plus obscurs séjours,

Sois déesse, sois belle, et rayonne toujours !

     

Voilà les conseils fiers qu'à travers les deux masques

Corneille, en vers parfois rudes, parfois fantasques,

Ne craint pas de donner, Patrie, à tes enfants.

200   Permets-moi d'honorer ses mânes triomphants ;

Permets que, les yeux pleins d'un orgueil juste et calme,

J'apporte de ma main féminine la palme

Dont il sied aujourd'hui d'orner son piédestal !

     

Vous, en qui vibre encor sa rime au pur métal,

205   Ô vous tous, selon lui poursuivez votre tâche ;

Écartez à sa voix tout acte faux ou lâche ;

Et, pour ne pas périr, pour vaincre, soyez tels

Que ses héros : soyez dignes d'être immortels !

Croyez au beau ; que vers le grand, le beau vous mène !

210   Ressuscitez Rodrigue et vous aurez Chimène,

Messieurs ! Et quand sur nous, Françaises d'aujourd'hui,

Jaseront la laideur, l'ignorance et l'ennui,

Défendez-nous bien haut, car c'est de notre argile,

Si légère pourtant, si vaine, si fragile,

215   Que Corneille a pétri de ses robustes mains

Les plus purs et les plus vaillants des coeurs humains.

     

 



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Notes

[1] Ophélie est une personnage d'Hamlet de Shakespeare/

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