LE PREMIER BILLET

MONOLOGUE

1881 Tous droits réservés.

Par J. DE BIEZ

PARIS, TRESSE, LIBRAIRES ÉDITEUR Galerie du Théâtre Français. Paris Royal.

F. Aureau. - Imprimerie de Lagny


Texte établi par Paul Fièvre février 2023

Publié par Paul FIEVRE mai 2024

© Théâtre classique - Version du texte du 30/06/2024 à 10:58:16.


DISTRIBUTION DE LA PIÈCE.

JULIETTE, ingénue.

UNE VOIX dans la coulisse.

.

Texte extrait de "Saynètes et monologues : Première-huitième série. Première série", Paris, Tresse Editeur, 1881. pp 113-123.


LE PREMIER BILLET

Petit salon en désordre, indiquant qu'une femme en est sortie pour aller au bal. - Au milieu, guéridon à côté, une chaise. - Sur le guéridon traînent différents objets de toilette, dont quelques-uns ont roulé par terre souliers de bal, gants, etc., etc. - À gauche, porte ouverte par laquelle on entrera. - À droite, porte conduisant à la chambre à coucher cette porte restera ouverte. - Au lever du rideau personne en scène. - On entend dans la coulisse des pas, et la fin d'une conversation.

On entend de nouveau du bruit dans la pièce de gauche, et une voix qui crie.

JULIETTE, entrant par le pan coupé de gauche, parlant à la cantonade... un bougeoir à la main.

C'est entendu à onze heures précises, le déjeuner... Allons, bonne nuit, ma petite tante chérie... Bonne nuit... Vous direz à la femme de chambre qu'on ne m'apporte pas mon chocolat... Bonne nuit.

Elle envoie un baiser, puis entrant, va poser son bougeoir sur le guéridon, puis revient fermer sa porte à double tour.

Là, très bien.

Poussant les verrous.

Me voilà tranquille maintenant ; avec ma porte ainsi fermée... Je ne crains pas les voleurs. Si je n'avais pas une serrure aussi solidement armée, je ne pourrais pas dormir une seconde.

Elle allume une autre bougie.

Quand il fait sombre, j'ai une peur effroyable.... surtout depuis tous ces horribles crimes dont les gazettes sont pleines. Si l'on venait m'assassiner, pauvre malheureuse, j'aurais beau crier. que pourrais-je contre un grand diable d'homme comme doit être un assassin... car je me figure que pour se faire assassin ou voleur il faut être grand, très grand, énorme... Comme je deviens brave tout de même. Quand mes portes sont ainsi hermétiquement closes, je comprends admirablement bien les gens qui affrontent de sang-froid les dangers du champ de bataille.

On entend des bruits de pas dans la chambre de gauche. Juliette est prise de peur. Le bruit va s'augmentant. Juliette court, à la porte, tient la serrure à deux mains.

Quelqu'un... Ah mon Dieu ! Qui est là... et mon oncle qui couche à l'autre extrémité de l'hôtel... Que faire ? Que devenir ?... Eh bien, et mon courage... Où est-il ?

Le bruit devient très fort. On entend un tiroir qui tombe.

Mais c'est un voleur... Je n'ose plus remuer... Comment prévenir ?... Je vais appeler.

Elle essaie, mais sa voix ne sort pas.

UNE VOIX, dans la coulisse.

Bonne nuit, Juliette, c'est moi... N'aie pas peur, je viens chercher le portefeuille de ton oncle qu'il avait oublié dans le salon.

JULIETTE, d'une voix tremblante.

Ah c'est vous, ma tante... Vous ne m'avez pas fait peur... au contraire...

Le bruit cesse.

Suis-je sotte !... Où donc avais-je la tête ?... Ce ne pouvait être que ma tante... Et je parlais tout à l'heure d'aller à la guerre. c'est papa qui rirait de mes prétentions militaires. c'est égal, ces pauvres soldats, je les aime bien, car ils sont si malheureux... toujours à cheval... toujours exposés... et puis ils sont si braves. Ah ! C'est beau le courage... chez les autres... et les décorations, donc... Voilà qui est joli ! Si j'avais un frère je voudrais en faire un bel officier, comme papa... seulement comme on n'est pas tout de suite colonel, je lui défendrais de faire comme tous les simples soldats qui sont toujours fourrés dans lés cuisines. Je n'ai jamais compris cette passion-là... quand j'ai demandé à papa pourquoi ses ordonnances restent des heures entières avec la cuisinière, il m'a répondu en riant beaucoup ce n'est pas étonnant, ces pauvres gens sont si mal nourris au régiment. C'est vrai, toujours la soupe et le boeuf... Dieu sait quelle soupe et quel boeuf... Il paraît que c'est plus mauvais encore qu'au couvent.

Elle rit.

Ils ont joliment raison de se mettre dans les bonnes grâces des cordons bleus... Ah ! Ah !...

Elle s'assied.

Comme c'est bon de s'asseoir quand on a dansé depuis onze heures jusqu'à trois heures... j'ai trop dansé. Bah !.. C'est pour celles qu'on n'a pas invitées... C'est cette pauvre Marguerite qui n'avait pas l'air contente après moi ; je ne lui ai pourtant rien fait... Il est vrai qu'elle n'a dansé que deux fois, et encore c'était avec son frère... Pourquoi aussi a-t-elle une si grande bouche ?... Eh ! Savez-vous, ma petite tante qu'on mène joyeuse vie chez vous... tous les jours fête... il y a deux jours soirée musicale chez Madame de Varseilles ; hier grand dîner chez vous ; aujourd'hui bal chez la générale. Oh ! Mais c'est charmant... décidément je ne regrette plus le couvent... je m'habituerais bien à être votre fille ; non pas que je n'aime plus ma chère maman... mais on est si triste à la maison... toujours malade, cette pauvre mère et cela depuis longtemps... enfin, j'espère qu'elle va se mieux porter désormais, car tout le monde ici la dit guérie et pour toujours... Il paraît qu'elle va me ramener un joli petit frère, de la campagne, un gros bébé, gentil comme les amours, dit ma tante.;; ce n'est pas étonnant, il y a de si jolies roses à La Chesnaye.

Mettant sa main dans sa poche, elle la retire brusquement.

Ah ! Mon Dieu, tous les bonbons que j'avais mis de côté pour mon frère qui ont fondu dans ma poche.

Au moment où elle sort son mouchoir pour s'essuyer ses doigts pleins de sucre, son carnet de danse entraîné par le mouchoir, tombe à terre.

Ah ! Qu'est-ce que je casse là !... Mon carnet...

Elle le ramasse.

Il y a là-dedans des notes précieuses par une jeune fille appelée à beaucoup sortir... Voilà un petit objet, dont les messieurs ne soupçonneront jamais l'importance ni l'utilité... C'est votre dossier, mondains, jeunes danseurs, c'est là qu'il est inscrit si vous avez de beaux yeux, des mains soignées, des dents blanches, si vous êtes élégamment vêtus, gracieux dans vos mouvements, et enfin si vous dansez bien... Soyez tranquilles, avez-vous été aimable avec votre danseuse, au lieu d'être banal comme beaucoup, elle saura bien ne pas l'oublier... Dans le carnet il y a toujours une note pour vous. tant mieux si elle est bonne... si elle est mauvaise par exemple... gardez-vous de lui renouveler votre invitation... vous serez refusé net, car on ne veut plus rien avoir de commun avec un danseur dont le signalement serait comme celui-ci : Bête, danse comme un portier, manque la mesure, et marche sur les pieds de sa danseuse... Ainsi, messieurs, vous croyez que le carnet de danse est uniquement pour nous un moyen mnémotechnique, et vous vous imaginez, que la soirée finie, il ne nous reste plus qu'à passer l'éponge, ou un coin de notre mouchoir légèrement humecté. Que nenni !... Pour éviter les confusions nous avons besoin de points de repère...

Montrant le carnet.

Voici le point de repère.... avec cela vous pouvez aller au bout de la terre, jeune homme. Nous gardons votre passeport d'homme du monde. Votre signalement de salon.

Feuilletant son carnet.

Ceux-ci sont ordinaires... rien à dire... ni bien... ni mal... comme il est toujours ennuyeux de rester sur sa chaise, mieux vaut prendre un danseur comme ça, que de n'en pas prendre du tout.

Elle continue à feuilleter, puis soudain se met à rire.

En voilà un, par exemple, qui est du dernier comique...

Lisant.

Joseph Pré... Pré... c'est effacé... ah ! Voilà... Préville... signe particulier. prière de ne pas le confondre avec son frère cadet Symphorien Chrysostome... deux jolis noms ma foi pour figurer sur un calendrier... mais sur un carnet de danse jamais... d'ailleurs on ne doit pas savoir danser quand on s'appelle Symphorien... et Chrysostome par-dessus le marché...

Elle efface les deux noms avec son doigt, se remet à lire, puis riant.

En voilà un autre qui m'a beaucoup amusée... Gaston... tout court... parce que, dit-il étant d'origine espagnole, il est affligé de huit noms en os et en as vous réunis par la voyelle y... voila de quoi remplir tout mon carnet et deux autres avec...

Se rappelant.

J'ai dansé trois fois avec ce Gaston tout court... il était très amusant.

Se remet a lire.

Georges... tout court aussi celui-là... ce n'est pas pour la même raison... je le connais assez pour n'avoir pas besoin de renseignements. Que de valses, que de polkas nous avons faites ensemble... Ah ! Mais c'est que c'est un fameux danseur lui Comme il est grand maintenant, et comme ses petites moustaches lui vont bien. il a ma foi tout l'air d'un homme. Comme ça pousse tout de même les enfants ! Je me rappelle encore l'heureux temps où moi j'avais huit ans et lui dix... nos parents passaient l'été à la campagne ensemble et nous avions les mêmes professeurs... Quelles bonnes parties nous faisions, dans le grand parc de la Chesnaye... et comme nous savions bien nous cacher dans les taillis pour laisser passer l'heure de la leçon de calcul ou de thème latin. Le soir, quand la nuit descendait .sur ces chênes séculaires, tout peuplés de légendes, nous n'osions plus sortir. le murmure du feuillage mélancolique et calme nous donnait des frayeurs... et nous croyions entendre la voix des revenants qu'on disait habiter tout au fond du grand puits. C'est un joli cavalier maintenant, et je serais fière, s'il me voulait pour femme. C'était le plus élégant de tous, hier chez la générale. Oh oui le plus élégant, et le moins prétentieux. Quelle différence avec son frère. toujours sombre, toujours muet... ne pensant qu'à des choses sérieuses. Les chiffres... toujours les chiffres... le voilà au comble de ses rêves aujourd'hui ce bon Henri... élève à l'École Polytechnique... comme c'est beau cela... mais c'est trop beau pour moi. Je n'aimerais pas un mari qui me ferait passer après son ambition, ses livres, ses découvertes. Oh ! Georges ne sera jamais comme cela, lui... il était bien trop paresseux au collège. Que peut-il bien faire en ce moment, ce petit coquin-la ?... Il dort sans doute... il a si bien dansé.

Avec air peiné.

Oui il dort, cela est certain... sans penser à moi, peut-être... Oh, c'est mal cela, moi qui pense tant à lui...

Prenant le carnet ouvert à la page où est écrit le nom de Georges.

Adieu, mon petit compagnon d'enfance... Adieu, Georges... je t'embrassais autrefois... tu m'embrassais aussi. mais aujourd'hui je n'ose plus, maman m'a dit que ce n'était pas convenable d'embrasser les jeunes gens. Il y a des jours pourtant où j'en ai bonne envie. Si j'étais sûre de n'être pas grondée... Oh mais oui, je t'embrasserais, et à pleins bras, comme jadis... Bonne nuit... Georges.

Elle va pour porter le carnet à sa bouche.

Oh non !... Si quelqu'un me voyait et maman ne veut pas. Pourtant, je, ne fais pas mal, il me semble... et puis ce carnet est muet, il ne le dira à personne ! Tiens, Georges, comme autrefois... tant pis.

Elle embrasse son nom avec l'ardeur d'un enfant. Mais au moment où elle referme le carnet un morceau de papier plié en plusieurs fois, s'échappe du petit livre et tombe.

Ah !... Que peut-être cela ?!..

Elle ramasse le brin de papier.

Oh ! Mais voilà qui est soigneusement plié. .. D'où cela peut-il sortir ?... De ce carnet sans doute. Mais qui l'y a mis ?

Regardant attentivement.

On dirait un billet... Je n'en ai jamais vu, mais je me les suis toujours figuré pliés de la sorte. Voilà qui est étrange... je n'ai prêté mon carnet à personne... Pourtant si... à Georges qui voulait s'inscrire lui-même pour toutes les danses dont je pouvais disposer... et... au petit Espagnol, Gaston tout court. Voilà c'est une plaisanterie de ce polisson-là... Gageons que c'est la nomenclature de tous ces noms en os et en as et de tous les...

Elle s'apprête à ouvrir.

Mais... si j'allais trouver dans ce papier quelque chose que je ne dois pas lire... je serais bien punie de ma curiosité... car enfin il y a peut-être un secret, là-dedans... et pénétrer ce secret ce serait commettre un gros péché... il vaudrait mieux consulter mon directeur de conscience à ce sujet... Cependant si j'ai bonne mémoire, il ne fait pas grand cas des péchés commis par indiscrétion, le bon abbé. péchés de femmes, m'a-t-il dit ; si nous n'étions pas bienveillants sur ce chapitre-là, l'enfer ne serait peuplé que de femmes... ma faute ne sera pas bien grave... vénielle tout au plus... d'ailleurs je m'en confesserai, je le jure... Soyons femme, Juliette, il n'est jamais trop tôt pour commencer.

Elle ouvre le papier.

Oh ! Une écriture toute semblable... à la mienne, c'est comme si je m'étais écrit à moi-même... Voyons la signature... Georges !... Eh !...

Avec hauteur.

Puisse reprenant.

Quelque recommandation pour son frère sans doute, auprès du général commandant l'école, l'ami de papa... ou bien une charade, comme nous essayions d'en faire autrefois.

Elle va pour rire, puis s'arrête.

C'est étrange tout de même cette similitude d'écriture... il y a des gens qui verraient là une grande sympathie, une grande compatibilité d'humeur... il est vrai que nous avons eu le même maître d'écriture, et que nous faisions tous nos efforts pour arriver a écrire l'un comme l'autre, afin de faire nos devoirs l'un pour l'autre... C'était charmant de voir la bonhomie de ce bon père Durnerain qui n'y voyait plus assez clair pour s'apercevoir de notre supercherie... Mais que peut-il me vouloir, ce petit Georges ?...

Lisant.

Juliette...

Parlant.

Cela débute comme autrefois... Voyons la suite...

Lisant.

Il faut me pardonner mon audace coupable d'avoir osé t'aimer et d'oser te le dire...

Parlant.

... C'est une farce sans doute...

Continuant de lire.

Depuis longtemps cet amour que je cache, me pèse ; c'est un secret qui m'étouffe ; ouvre-moi ton coeur si frais et si chaste, pour que j'y blottisse mon bonheur dont l'existence dépend de toi...

Parlant.

Cela devient sérieux... Monsieur Georges, prenez garde.

Lisant.

Aurais-tu oublié ces heureux jours de notre enfance, où causant dans le parc, tu m'appelais ton mari et je te nommais ma femme. Rêve d'enfant qu'il t'appartient de réaliser ; je suis un grand garçon... aujourd'hui...

Parlé.

Oh ! Grand garçon... C'est ton avis, petit fat...

Lisant.

Presque un homme...

Parlé.

Ah bien ouiche !...

Lisant.

Et c'est l'homme qui demande à confirmer le désir du bambin...

Parlé.

... Voilà qui est violent, par exemple, me faire ainsi une déclaration sans savoir si maman le permettrait... Mais il est fou...

Lisant.

Ne cherche pas le médaillon que tu as perdu l'autre jour chez madame de Varseilles, je l'ai ramassé et caché sur mon coeur ; depuis de moment je ne cesse de le couvrir des baisers te donner.

Parlé avec une colère qui augmente.

C'est cela, ne vous gênez plus monsieur, non content de me tourmenter en me cachant le médaillon de maman, que je croyais bien perdu... ce qui m'a tant fait pleurer... Voilà que vous manquez à toutes nos conventions, que vous désobéissez à maman, et vous voulez m'embrasser.... mais puisque c'est défendu.

Continue de lire.

Hélas, on ne veut plus que nous nous embrassions, et toi aussi peut-être, tu m'en voudrais si j'osais faire comme autrefois, prendre ta tête dans mes deux mains et t'embrasser au front...

Parlé.

Oh ! Ça c'est certain... et pour te punir je le dirais à maman.

Reprend lecture.

Je t'aime, Juliette, je t'adore, et c'est à genoux que j'attends ta sentence.

Juliette froissant le billet avec colère le jette à ses pieds.

Oh ! C'est trop fort... Oser m'écrire ainsi... Impertinent !

Elle fond en larmes.

Venir me dire des choses comme ça... et me crier je t'aime comme si cela devait me faire plaisir... Comme maman va me gronder quand je lui raconterai cela... et pourtant ce n'est pas de ma faute... Dieu que je suis malheureuse !... La pensée seule de la colère de papa me fait trembler... Oh ! Mais pourquoi au lieu de m'écrire de pareilles sottises, pourquoi n'avoir pas parlé, au moins je n'aurais pas été obligée de l'écouter, je l'aurais fait taire, je lui aurais dit que c'était très mal à lui d'abuser de ma faiblesse... Que sais-je enfin... Je lui aurais dit beaucoup de choses très raisonnables... et maman ne l'aurait jamais su... Petit sot, va...

Cessant de pleurer, à sa frayeur succède an sentiment d'ironie.

Mes grandes amies m'avaient prévenue... Ils sont tous les mêmes les gamins de cet âge-là... C'est à peine sorti de classe, on les mène dans le monde pour la première fois... Vite les voilà amoureux... Qu'est-ce que cela d'abord que d'être amoureux ?... Je ne sais pas moi...

Avec ingénuité.

S'il m'avait seulement donné une explication... ce petit bêta... Mais non, rien que des impertinences. Je t'aime, je t'aime, voilà tout ce qu'il me dit... Eh bien et après ?... Alors il suffit de dire aux gens « je vous aime, » pour les épouser... Ah bien merci, ce n'est pas difficile de se marier... Pourtant comment se fait-il qu'il y ait tant de vieilles filles ?... Il doit y avoir autre chose que je ne sais pas ni toi non plus, Georges... Aussi je trouve ta démarche très imprudente... A-t-on vu ce moutard s'engager en aveugle dans un projet dont il ignore la portée... Gamin, va !... D'ailleurs pour votre gouverne, Monsieur Georges, apprenez que j'ai été distinguée par un homme beaucoup plus expérimenté que vous, un vieux général, qui doit en savoir beaucoup plus long que vous sur le chapitre des épousailles. S'il a demandé ma main, ce doit être après mûre réflexion et non pas à l'étourdie comme vous.

Ironie croissante.

Vous êtes trop jeune, mon petit, et je me verrais dans la nécessité do faire votre éducation... car enfin j'ai seize ans, et vous dix huit. Or, une fille de mon âge, vous ne l'ignorez pas, est déjà une femme, tandis que vous n'êtes encore qu'un gamin. Tant pis, mon cher... Il fallait naître dix années plus tôt, cela vous eût donné plus de chance de succès... car vous devez bien penser que ne connaissant rien du mariage, ce n'est pas avec vous, dont l'ignorance doit au moins égaler la mienne, que je vais faire mon apprentissage... Voyons, Georges, raisonnons un peu... Tout ce que j'ai entendu jusqu'ici sur le mariage, m'a donné de cette institution une idée des plus graves... Mes amies qui sont mariées depuis leur sortie du couvent, m'ont toutes dit la même chose ma chère Juliette, c'est un mariage de raison, aujourd'hui on n'en fait plus d'autres... Elles doivent le savoir puisqu'elles le disent... Et puis, à vrai dire, le mariage me fait peur, quand je songe à cet ami de papa, un jeune fou qui se dit saint-simonien, et qui lorsqu'on lui demande pourquoi il a épousé une vieille précieuse, répond invariablement qu'il a voulu imiter le maître, et se marier pour étudier les savants ! Or tu sais, Georges, je n'aime pas les savants, et si c'est là le but du mariage, j'aime mieux rester vieille fille. Allons, Georges, conviens que tu es irréfléchi... Cependant si tu me promets de me rendre mon médaillon, j'oublierai ton erreur... Je n'en dirai rien à personne. pas même à ta nourrice.

Devenant sentimentale.

Loin delà, il me semble que j'ai eu tort de m'emporter ainsi contre toi, et quelque chose me dit que ton audacieuse démarche est le résultat d'un bon mouvement... Il faut bien que tu m'aimes un peu, pour avoir ainsi bravé les conséquences d'un acte téméraire... Ton audace me séduit presque maintenant, et je te vois déjà affrontant mille dangers pour me prouver ton amour... Mais ce médaillon... tu me le rendras, n'est-ce pas ?... Sans toi je l'avais perdu, le médaillon de maman... comme j'aurais été grondée...

Elle s'essuie les yeux.

Mon Dieu, une larme... C'est la joie que tu me fais en me disant que tu n'as pas oublié la petite Juliette que tu avais tant l'air d'aimer autrefois... Tiens, je regrette mon emportement de tout à l'heure... J'ai voulu faire la grave personne ayant ses susceptibilités et froissée dans sa dignité mais je vois que j'ai mal réussi à me tromper moi-même... Cette larme m'est un gage que je suis la première punie de mon subterfuge.

Reprenant sur ta table le carnet de danse qui est fermé, et l'ouvrant à la page où se trouve le nom de Georges.

Si tu m'avais vue, il n'y a qu'un instant déposant sur cette feuille d'ivoire un baiser à l'endroit même de ton nom, tu aurais compris que nos deux âmes sont soeurs... Ah ! Que ton billet m'est doux à la mémoire ! Il me semble qu'il est l'expression même du souvenir que j'avais gardé de notre enfance.

Elle se baisse et ramasse le billet.

Tiens, Georges, regarde-moi, je fais amende honorable et je veux réparer par un gros baiser ma sotte colère.

Elle porte le billet à sa bouche.

Oui, petit chiffon de papier, tout parfumé de vie et de bonheur, tu es le bienvenu... Je... t'aim[e]...

UNE VOIX.

Comment, Juliette, pas encore couchée... encore de la lumière.

JULIETTE, à part.

Ah ! Ma tante.... encore.

Haut.

Si, si, ma tante... Si, je m'endors.

Elle va pour souffler sa lumière et dans son empressement elle renverse un bougeoir sur le parquet. À part.

Que de tapage... mon Dieu !

LA VOIX, dans la coulisse.

Mais quel métier fais-tu donc dans ton lit pour faire un bruit pareil ?

JULIETTE.

Oh ! Rien... C'est parce que je dors.

LA VOIX.

Tu as le sommeil bruyant.

Rire.

JULIETTE, courant vers la porte de sa chambre à coucher... regardant le billet qu'elle tient dans sa main.

C'est pourtant toi, coquin de petit billet, qui es cause de tout cela.

 



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