L'ANGLAIS À PARIS

COMÉDIE EN UN ACTE ET EN PROSE

Représentée, pour la première fois, à Paris sur le Théâtre des Variétés Amusantes, le 12 Mars 1783.

NOUVELLE EDITION.

Prix 12 sous.

M. DCC. LXXXVII.

Par M. D'......Y, l'aîné.

Représenté pour la première fois au théâtre des Variété Amusantes.


Texte établi par Paul FIEVRE, novembre 2022

Publié par Paul FIEVRE, décembre 2022

© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:48.


ACTEURS

LORD PORTER. M. Volange.

LE MARQUIS DE RAZILLI, vêtu en chenille à l'Angloise. M. Beaulieu.

DUVAL, Maître de Langue. M. Pénancier.

FRIVOLE, Maître de Danse. M. Beaulieu.

JÉROME, Cocher de fiacre, ivre. M. Bordier.

LA MARQUISE DE VOLMAR. Mlle. Bisson.

MADAME ALAIN et deux Enfants. Mlle Prieur.

NANETTE, fille de Madame Alain.

FRANÇOIS, fils de Madame Alain.

UN MUSICIEN à sa suite. M. Fleuri.

GERMAIN, Valet de Milord. M. Boucher.

La Scène est à Paris.


L'ANGLAIS À PARIS

SCÈNE PREMIÈRE.

LE LORD PORTER, assis à une table, où il prend du thé.

Grâces à la Paix, me voilà donc à Paris pour la seconde fois ; il me tardait de revoir cette aimable Ville, le centre du bon goût, de la politesse et du plaisir. Depuis que cette diable de guerre il dure, je vis en exil au milieu de mon patrie, et j'y cherche en vain ce qu'on ne peut trouver qu'ici. Les hommes sont, il faut en convenir, de grandes folles de se battre : la vie est assez courte sans l'abréger ; mais nos querelles sont terminées, et je reviens embrasser nos amis. Nos amis ! Oui, je dis bien : le Français est le plus digne de l'être.

Je commence à sentir que je respire un meilleur air, il me semble que je suis porte mieux, et que la gaieté me revient. Nous autres Anglais nous sommes chez nous tristes, noirs, rêveurs, mélancoliques ; en France nous devenons vifs, enjoués, pétulants, badins. C'en est fait, je renonce pour jamais à Londres, je n'aime pas les brouillards.

Quand à nos femmes, ce sont de belles statues, des marbres inanimés ; les Anglaises raisonnent l'amour, les Françaises l'inspirent, voilà ce qu'il me faut. Sexe charmant, recevez mon hommage, et le tribut d'un coeur qui depuis cinq ans n'a pu aimer personne. Le diable me porte si je mens : une, deux, trois et cinq ; il y a, mon foi, cinq ans ; mais il est facile ici de réparer le temps perdu, et l'amour qui, en Angleterre marche et se traîne pesamment, vous fait voyager si vite en France, qu'on s'aperçoit bientôt que ce petit Dieu vous promène dans ses états.

Mon arrivée dans cette pays, il étonnera, je crois, bien du monde. La Marquise de Volmar l'ignore jusqu'à présent : je suis bien aise de m'amuser quelque temps de son jalousie. Elle n'aura pas manque de m'accuser de perfidie, de trahison ses dernières lettres m'annoncent même qu'elle ne comptait plus sur mon retour : je l'ai laissée dans cette idée pour éprouver ses sentiments. Si la Marquise m'aime toujours, j'en serai fort charmée pour elle et pour moi : si elle ne m'aime plus, eh bien, je me consolerai d'une infidèle avec une autre, j'en ai déjà trouvé l'occasion. J'ai remarqué Jeudi dernier au bal de l'Opéra une femme à laquelle je ne crois pas être indifférent ; quand j'ai vu qu'elle m'en voulait décidément, je me suis mis à folâtrer et à papillonner de belle en belle : ça m'a parfaitement réussi. La dame est devenue furieuse, mais ce qui m'étonne, c'est qu'elle n'a pas parlé ; si ce n'était pas une femme.... Oh, c'en est une, et je veux poursuivre l'aventure. Il y a ce soir grand bal, j'irai, je la verrai, je deviendrai plus pressant, plus vif, plus entreprenant ; et si elle fait la cruelle je parlerai Anglais.

SCÈNE II.
Porter, Germain.

GERMAIN.

Milord, votre maître de langue.

PORTER.

Faites entrer.

SCÈNE III.
Monsieur Duval, Porter.

DUVAL.

Milord, je vous apporte les nouveautés du jour, et ces ouvrages éphémères que l'industrie des Libraires a imaginés pour amuser l'homme oisif.

PORTER.

Posez-vous, Monsieur, j'ai beaucoup de choses à vous dire, nous passerons ensuite à l'examen de vos feuilles.

DUVAL.

Milord, je vous écoute.

PORTER.

Vous savez, Monsieur, que je cherche un Secrétaire et un homme de compagnie ; les qualités que j'ai remarqué chez vous m'ont déterminé en votre faveur, et je vous ai choisi pour remplir ces deux places.

DUVAL.

Que je suis heureux, Milord, d'avoir fixé votre attention ! Je sens trop combien il est avantageux d'être auprès de votre personne.

PORTER.

Point de compliments, Monsieur ; je me méfie de ceux qui en font.

DUVAL.

Milord, vous n'aurez plus à me faire ce reproche. Je fais combien l'adulateur est vil, mais l'homme opulent veut être flatté.

PORTER.

Tant pis pour l'homme opulent, il a tort ; moi je ne connais que le mérite, quiconque en a, devient mon égal. Que donne-t-on à l'Opéra ?

DUVAL.

Milord, ces feuilles vous en instruiront, je vais vous en faire la lecture.

PORTER.

Parcourez, parcourez. Il ne faut pas mettre plus de temps à les lire, qu'on est de temps à les faire. Que de feuilles ! Je n'y avais pas pris garde ; c'est donc maintenant comme à Londres ?

DUVAL.

La même chose, Milord ; on n'a peut-être jamais tant imprimé.

PORTER.

Et jamais moins écrit.

DUVAL.

Nous commencerons par le Mercure.

PORTER.

Comme ils viendront, cela m'est égal.

DUVAL.

Le Colosse de Rhodes et la Souris...

PORTER.

Passez.

DUVAL.

Les Mécontents... Pièce fugitive.

PORTER.

Les Mécontents ! Il y en a beaucoup dans le monde... La seule chose que je désire est de n'en pas faire ici.

DUVAL.

Journal de Paris... Vers.

PORTER.

Point de Vers, je vous prie.

DUVAL.

Nécrologie.

PORTER.

Nécrologie. Qu'est ce que signifie ce mot ?

PORTER.

C'est l'éloge des hommes illustres.

PORTER.

Voyons...

DUVAL.

Le célèbre Président de Montesquieu vivait en l'année...

PORTER.

Je vous arrête. Je suis indigné de voir que l'on confie à des feuilles volantes un nom si précieux ; c'est sur le marbre et l'airain qu'il faut le graver, et non pas sur des chiffons.

DUVAL.

Trait de bienfaisance.

PORTER.

Voilà ce que j'aime : l'article est-il long ?

DUVAL.

Non, Milord, il ne tient que deux lignes.

PORTER.

Tant pis : laissez cet papier.

DUVAL.

Milord, voulez-vous prendre votre leçon de français ?

PORTER.

Je vous en tiens quitte pour ce matin.

DUVAL.

L'étude de notre langue ne vous coûtera pas grand travail, car vous êtes déjà parvenu à un degré de perfection auquel peu d'étrangers doivent prétendre.

PORTER.

Je n'en sais rien. Je suis toujours fort embarrassé avec cet diable de masculin et de féminin.

DUVAL.

La première règle de notre langue, est que l'adjectif doit toujours s'accorder avec le substantif, en genre, en nombre et en cas.

PORTER.

Ma foi, que le masculin et le féminin s'arrangent ; quand ils se rencontrent, cela me fait plaisir ; quand ils ne se rencontrent pas, j'en suis fâché, mais ce n'est pas mon faute, je fais ce que je puis.

SCÈNE IV.
Porter, Duval, Germain.

GERMAIN.

Milord, votre maître de danse.

PORTER.

Bon ! Faites monter.

DUVAL.

Milord, je me retire.

PORTER.

Comme vous voudrez. À propos, n'oubliez pas les livres dont je vous ai parlé hier. Je veux avoir une bibliothèque, parce que c'est meuble qui se conserve longtemps ici.

DUVAL.

Milord, je me conformerai à vos désirs.

SCÈNE V.

PORTER, seul.

Monsieur Duval est un homme précieux dans son espèce ; de tous les Savants que je connais, c'est sans contredit le plus aimable, car il n'ennuie personne.

SCÈNE VI.
Porter, Frivole.

PORTER.

Bonjour, Monsieur Frivole.

FRIVOLE.

Milord, j'ai l'honneur de vous assurer de mon très humble respect.

PORTER.

Je suis dans un grand désespoir de ne pouvoir prendre mon leçon aujourd'hui ; mais je me sente lourd, pesante ; je ne suis pas dans mon assiette ordinaire.

FRIVOLE.

Milord, la danse ne doit être qu'une affaire de plaisir ; le moyen de s'en amuser longtemps, c'est de ne point la regarder comme une occupation sérieuse.

PORTER.

En ce cas, je m'en amuserai longtemps ; car je ne trouve rien de plus extravagant que des pas, des caprioles ; et je crois que quand les pieds sont légers, la tête est vide.   [ 1 Capriole : Forme ancienne de cabriole. Terme de danse. Nom générique de tous les sauts, et surtout de ceux où les jambes battent l'une contre l'autre. Les entrechats sont des cabrioles. [L]]

FRIVOLE.

Milord, rendez plus de justice à notre Art. Ce n'est plus cette Danse ancienne, qui ne représentait au Spectateur ennuyé que des figures froides et insipides ; c'est une Danse pantomime, qui exprime toutes les passions dont le coeur de l'homme est agité. C'est un tableau enrichi des plus superbes couleurs, où chaque personnage se meut et agit au gré du génie créateur par lequel il reçoit la vie et le sentiment. Rois, Pâtres, Héros, Bergers, Sujets, Esclaves, Amants heureux, Amants trompés, tout est soumis à l'Art du Danseur, et ne brille sur nos Théâtres que par l'éclat qu'il reçoit de nous.

PORTER.

Ma foi, vous aurez beau dire ; je trouve qu'il est fort ridicule de faire danser Achille et Agamemnon.

FRIVOLE.

Les pas ne sont point de simples mouvements de jambes imaginés pour faire valoir la légèreté et la souplesse ; les pieds ont leur langage, et forment des phrases qui ont aux yeux du Connaisseur l'énergie du Discours. Par exemple, un vieillard s'approche-t-il d'une jeune personne pour lui parler de sa tendresse, en bien ! des coulés, des brisés, des pliés. Un amant surprend sa maîtresse avec son Rival ; propos, dispute, querelle. L'Amant est le plus fort, et chasse le Rival avec des jetés battus. Un Berger et une Bergère se donnent rendez vous dans un bocage, et se jurent une fidélité éternelle : alors pas tombés, pas retroussés et assemblés Un Président et un Officier sont amoureux de la belle Julie : ils vont tous les deux chez elle pour l'engager à faire un choix ; le Président l'aborde, pas grave ; l'Officier approche, pas relevés, entrechat à huit : Julie congédie le Président, contretemps en arrière ; elle donne sa main à l'Officier, contretemps en avant.

SCÈNE VII.
Germain, Porter, Frivole.

GERMAIN.

Ah ! Milord, un accident terrible.

PORTER.

Parlez vite.

GERMAIN.

Votre cocher s'est laissé tomber en conduisant votre voiture à la campagne, et s'est dangereusement blessé.

PORTER.

Partez, courez, envoyez à son secours, et qu'on ait soin de lui comme de moi-même.

Pendant ce temps le Maître de danse fait des pirouettes en fredonnant. Porter regarde le Danseur avec indignation.

Je savais bien que votre tête, il était vide : mais je croyais qu'il vous restait quelque chose dans le coeur.

FRIVOLE.

Excusez, Milord, une distraction...

PORTER, lui donnant une bourse.

Tenez, voilà pour vos jambes ; ne vous présentez jamais devant moi.

FRIVOLE, recevant l'argent.

Vous ne voulez pas que je vous fasse répéter votre gargouillade.   [ 2 Gargouillade : Nom d'un pas de danse dans le genre du pas tortillé, qui n'est plus en usage. Terme de musique. Ornement de mauvais goût, sans netteté, et comparé à un gargouillement. [L]]

Voyant que Porter ne l'écoute point, Il se retire d'abord un peu confus ; il reprend ensuite son air gai, et sort en battant des entrechats.

SCÈNE VIII.

PORTER, seul.

Cet homme m'a mis dans une agitation diabolique ! J'ai besoin de quelqu'un pour me dissiper. Le Marquis du Razilli devait venir ce matin : je l'attends avec impatience. C'est un homme adorable ; s'il a la légèreté du Français, au moins en a-t-il toutes les bonnes qualités.

SCÈNE IX.
Porter, Germain.

GERMAIN.

Monsieur, le Marquis de Razilli.

PORTER.

Bon ! Je suis contente ; dépêchez vous, il me tarde de le revoir. Le charmant fripon ! Il est léger, badin, folâtre ; je l'aime fortement.

SCÈNE X.
Porter, Razilli.

RAZILLI.

Eh ! Bonjour, Milord.

PORTER.

Bonjour, Monsieur le Marquis.

RAZILLI.

Je vous croyais mort, enterré.

PORTER.

Je ne reviens pas de mon surprise.

RAZILLI.

Sortez-vous de l'autre monde ?

PORTER.

Non, pas tout-à-fait ; mais en vous voyant, je croîs y être. Plus je vous regarde, moins je vous reconnais. La peste m'étouffe ! Si l'on ne m'avait pas dit votre nom, je vous aurais pris pour un Palefrenier Anglais.

RAZILLI.

Vrai, là, sérieusement

PORTER.

Sur mon foi.

RAZILLI.

Que je vous embrasse, Milord ; vous ne pouviez me faire un compliment plus galant.

PORTER.

Vous savez, Monsieur le Marquis, que nous ne sommes pas flatteurs.

RAZILLI.

Il me ravit, ce cher Lord. J'ai l'air d'un palefrenier Anglais, je suis transporté.

PORTER.

Tirez-moi d'embarras ; je ne connais rien à cette métamorphose.

RAZILLI.

Comment ! Vous ne savez pas, vous ne devinez pas ; c'est la mode, le costume, le genre : voici le Français du matin... Habit de saison ; coiffures à grosses boucles, la tête haute, le maintien noble, dans un char simple et léger qui fait voler la poussière, voilà le Français de l'après-midi.

PORTER.

C'est-à-dire que vous êtes Anglais le matin, et Français le soir. Si j'étais Français, je me ferais honneur de l'être toute la journée.

RAZILLI.

Nous autres, nous ne cherchons que ce qui nous amuse, et la mode fait notre occupation ; c'est elle qui dirige nos goûts et nos plaisirs : nous changeons de forme avec elle, et n'existons que par elle. Mais, Milord, ne vous y trompez pas ; le Français n'a que l'écorce de la frivolité, c'est un jardin tantôt négligé, tantôt cultivé avec art, où l'on trouve des fruits en toute saison. Dites-moi, Milord, irez-vous ce soir au Bal ?

PORTER.

J'y suis attendu par l'objet le plus ravissant.

RAZILLI.

En ce cas, je vous conseille de ne pas vous faire attendre ; c'est un endroit où les femmes s'impatientent bientôt. Eh ! Quel est cette beauté, ce tendron ? Vous connaissez ma réputation ; Milord, et je suis, sans contredit, l'homme le plus discret de la France.

PORTER.

Je ne la connais pas bien encore ; mais elle m'aime beaucoup ; j'en suis sûr. J'ai le coeur sensible, je ne veux pas la faire souffrir davantage.

RAZILLI.

Je sais tout mon Bal par coeur, et il n'y a que moi dans Paris pour vous deviner un masque. Comment était-elle habillée ?

PORTER.

En blanc.

RAZILLI.

La taille ?...

PORTER.

Élancée.

RAZILLI.

La main ?

PORTER.

Petite et potelée.

RAZILLI.

Le pied ?... Mignon.

RAZILLI.

M'y voilà bientôt. Les cheveux longs et pendants ?

PORTER.

Justement.

RAZILLI.

Coiffée en fleurs !

PORTER.

Véritablement.

RAZILLI.

Délicieux ! Excellent !

PORTER.

Vous la connaissez, Monsieur le Marquis ?

RAZILLI.

Pas si bien que vous, Milord, pas si bien. La rencontre est plaisante.

PORTER.

Dépêchez-vous, Monsieur le Marquis ; mon amour, il est fort pressé.

RAZILLI.

Tranquillisez-vous, vous ne souffrirez pas longtemps. Cette charmante, cette adorable, cette divine, c'est votre ancienne, la fille du Comte de Volmar ; cette jeune folle, cette Héroïne de Roman, qui trouvait mauvais que vous ne l'eussiez pas épousée après le lui avoir promis. Vraiment, s'il fallait tenir tout ce qu'on promet, on serait perdu, ruiné. Se marier parce qu'on vous a trouvé aimable, c'est nouveau, mais très nouveau.

PORTER.

Maudite rencontre !

RAZILLI.

Vous auriez trop ri de voir le désespoir de la petite : ça pensé devenir tragique : elle vouloir se poignarder, se noyer, s'empoisonner ; il n'y a que le genre de mort qui l'ait embarrassé jusqu'à présent. Le père jetait les hauts cris ; il disait qu'il voulait en demander raison à toute l'Angleterre. Le frère, plus extravagant que les autres, devait être le Dom Quichotte, et courir le monde armé de toutes pièces, pour vous faire un mauvais parti. Ça a fait un tapage étonnant dans Paris pendant plus... de deux heures. Mais soyez tranquilLe ; le bonhomme de père est dans les espaces imaginaires. Oh ! Il est bien là. Pour le frère, il ne tardera pas à devenir invisible aussi, et vous serez bientôt maître du champ de bataille.

PORTER.

Je sais maintenant ce que j'ai à faire.

RAZILLI.

Rien n'est plus simple, du réchauffé n'est bon à rien. Il faut lui dire : Que me voulez vous ? Vous m'aimiez, je vous aimais ; je ne vous aime plus ; attendez, on vous aimera peut-être une jour.

PORTER.

Non, Marquis ; j'ai fait une faute, je veux la réparer.

RAZILLI.

Voilà ce qui s'appelle le sentiment tout pur, c'est sans doute pour me chasser, eh bien ! Je me retire, car la place n'est pas tenable. On vous verra sans doute ce soir au bal : bien des choses à la petite.

PORTER.

J'y ferai, Monsieur le Marquis, et j'aurai de la satisfaction de vous y rencontrer.

RAZILLI.

Allons, livrez-vous bien à vos remords, aux transports de la tendresse ; du pathétique, du romanesque, que la reconnaissance soit chaude. Oh ! C'est du dernier plaisant !

Il sort.

SCÈNE XI.

PORTER, seul.

C'est décidé, j'irai trouver la Marquise de Volmar ; elle verra que je suis encore digne d'elle. Mon intention ne fut jamais de la tromper. Lorsque je lui rendis mes hommages, mes vues étaient droites ; la guerre m'a empêché de les remplir ; c'est à moi maintenant à la venger du Mensonge. L'honneur des femmes tient à l'opinion publique ; flétrit leur réputation, c'est les outrager dans ce qu'elles ont de plus précieux. Dès ce soir, je veux confondre la calomnie.

SCÈNE XII.
Germain, Porter.

GERMAIN.

Milord, voici une lettre.

PORTER.

Quelque invitation, sans doute ; j'ai bien autre chose en tête « Votre silence est étonnant, Milord ; vous n'ignorez pas les promesses que vous avez faites à Mademoiselle de Volmar. Si vous les avez oubliées, je vous les rappelle. Il faut les remplir aujourd'hui, ou vous battre avec moi ; choisissez entre ces deux partis. Je vous attendrai ce soir à onze heures, Place du Carrousel. Apportez vos pistolets, j'aurai les miens. »

« Le Comte DE VOLMAR, frère. »

Belle invitation ! Mon choix est fait, je me battrai. Germain, dites que je m'y trouverai, à onze heures précises.

SCÈNE XIII.

PORTER, seul.

Imprudent, tu me provoques ! Tu me défie ! Je te montrera que je ne crains pas les menaces. Sans toi, j'allais... Mais il n'est plus temps. J'aime mieux mourir que de passer dans le monde pour avoir fait par lâcheté ce que je devais faire par honneur.

Le Théâtre change et représente une place publique. On voit à droite la porte cochère d'un Hôtel. Les scènes suivantes se passent dans la nuit la plus obscure.

SCÈNE XIV.

JÉROME, Cocher de Fiacre, ivre.

Il chantonne.

Qui va là ? Qui va là ? Personne.

Il chante.

Monsieur de la Fleur !... Mais c'est affreux ; donner un rendez-vous à un galant homme, et ne pas y venir. Qu'est ce que c'est donc que ça ? Il y a deux heures bientôt que je demande Monsieur de la Fleur à tous les Cabarets du quartier, c'est inutile. Ah, mon ami, parce que vous êtes un Cocher Bourgeois, et que je ne suis qu'un Cocher de Fiacre, vous croyez qu'on doit vous attendre, pas de ça Je vous attraperai ben, car je boirai tout seul ; mais voyez donc cet Olibrius, ce faquin, ça ne vous est pas plutôt en condition, que ça se donne des tons, ça fait le Monsieur.   [ 3 Olibrius : Terme familier. Celui qui fait le méchant garçon ou l'entendu, et qui n'est le plus souvent que ridicule. [L]]

Il se donne le nez contre une borne, et tombe.

Qu'est ce donc que ça ? Que diable, on crie gare, et on n'accroche pas les gens. Allons, Cocher, votre main droite, avancez Ah ! c'est une borne ! Mais où suis-je donc ? Pourquoi fait il si noir ! Ma foi, Monsieur de la Fleur, vous viendrez quand vous voudrez. De peur de m'égarer, allons au Cabaret. Si vous venez ; nous boirons ensemble ; si vous ne venez pas, je boirai pour vous et pour moi.

SCÈNE XV.
Porter, Jérome.

JÉROME, chantant.

Réveillons-là, réveillons-là...

PORTER.

Je ne me trompe pas, c'est ici l'endroit ; avançons.

JÉROME, fredonnant.

La Belle enfin s'éveilla.

PORTER.

Diable soit de l'ivrogne !

JÉROME.

Ivrogne ! C'est un quelqu'un qui me connaît ; je vois ça tout de suite, moi.

PORTER.

Il semble que ce coquin se trouve là exprès pour nous déranger.

JÉROME.

Déranger !... Dérange-toi, si tu veux, la rue est assez large.

Porter et Jérôme se heurtent.

PORTER.

Prenez garde, mon ami, je perds patience à la fin.

Il le pousse un peu rudement.

JÉROME.

Doucement donc, je crois que tu te fâches. Si j'avais mon fouet...

PORTER.

J'ai bien envie d'étriller cet impertinent ; mais non : il vaut mieux lui parler doucement, c'est le seul moyen de m'en débarrasser.

JÉROME.

Ah ! Tu ne dis plus rien ! Je savais ben moi que je te ferais filer, je t'apprendrai à respecter un homme en place.

PORTER.

Mon ami !

JÉROME.

Mon ami, parlez-moi de ça ; j'aime qu'on soit honnête. Eh ben ! Si je suis ton ami, il faut venir au Cabaret boire bouteille.

PORTER.

Je suis bien sensible à votre invitation ; mais, en vérité, je ne puis l'accepter.

JÉROME.

Tu fais le vilain, tu as peur de payer ; viens toujours, je payerai, moi, je payerai.

PORTER.

Les gens de ma façon ne vont point au Cabaret, et ne boivent point avec vos pareils.

JÉROME.

Je vous demande ben excuse, not' Bourgeois ; si vous m'aviez fait plutôt vot' généalogerie, je vous aurais rendu le respect que je vous dois. Eh ben ! Not' Bourgeois, puisque vous ne buvez pas avec les Cochers de Fiacre, vous leur donnez au moins queuquefois de quoi boire à votre santé ?

PORTER.

De bon coeur, mon ami : voilà six francs.

JÉROME.

Combien faut-y vous rendre là-dessus, not' Maître ?

PORTER.

Rien, garde tout.

JÉROME.

Allons donc, vous badinez, vous vous moquez.

PORTER.

Gardez, vous dis-je, et laissez-moi seul ici.

JÉROME, ôtant son chapeau.

Monsieur le Comte, j'allons me retirer, et boire à votre santé par obéissance. Oh ! C'est qu'il ne faut pas nous dire les choses deux fois : nous autres Cochers de Fiacre, nous entendons le numéro : nous en voyons bien d'autres.

À part.

Gageons que ça vous est queuque grand Seigneur, qui vient vous faire ici un tour de son métier... Heim...

Haut.

Not' Bourgeois, je demeure sus la place du Palais-Royal, et je suis Z, Numéro vingt.

Il chante en sortant : Je suis Lindor...

SCÈNE XVI.

PORTER, seul.

À la fin le voilà parti. Le Comte de Volmar est un homme d'honneur, je suis sûr qu'il viendra. Maintenant que je suis seul, je veux penser. Dans un instant je serai mort, ou j'aurai tué un homme ; et pourquoi ? Parce qu'il y a des méchants. Quelle extravagance ! Mais quand le préjugé parle, il faut se taire. Réfléchir, raisonner est d'un lâche, et le point d'honneur vous dit en vous menant à la mort : Péris sans murmurer.

SCÈNE XVII.
Porter, Madame Alain et ses enfants.

Madame Alain tient une lanterne, et marche entre ses deux enfants.

PORTER.

Qu'aperçois-je ? De la lumière, une femme et des enfants... seuls à cette heure-ci Il y a là-dedans quelque chose d'extraordinaire. Ils approchent. Je vais me mettre dans un endroit d'où je puisse les examiner sans être vu.

MADAME ALAIN.

Quelle nuit ! quelle obscurité ! Je ne sais où je vais ; les forces me manquent, je tombe de faiblesse.

FRANÇOIS.

Maman, j'ai bien froid.

MADAME ALAIN.

Du courage, mon ami, la nuit ne sera pas longue.

NANNETTE.

Mais, ma bonne maman, où est papa ? Il m'avait dit qu'il reviendrait tout de suite.

MADAME ALAIN.

Il n'est pas loin, ma fille, je l'attends à chaque minute.

À part.

Les pauvres enfants ! Ils me déchirent le coeur, Faut il que je sois obligée de les tromper !

NANNETTE.

Oh ! Ma bonne maman, cela n'est pas bien, de me tromper, vous me grondez, vous savez, quand je mens.

MADAME ALAIN.

Sois tranquille, ma chère amie, ton papa va venir. Mes enfants, voici des bancs, reposez-vous.

FRANÇOIS ET NANNETTE.

Et vous, Maman ?

MADAME ALAIN.

Et moi aussi. Je vous aime trop pour vous quitter. Quelle situation affreuse ! Les hommes sont sans pitié. Le Riche dort tranquille dans son hôtel, tandis que le Malheureux meurt de faim à sa porte.

FRANÇOIS.

Ma bonne maman, nous n'avons pas soupé.

NANNETTE.

Ni vous, ma chère maman.

MADAME ALAIN.

Hélas ! Je n'ai que des larmes à leur donner.

PORTER, à part.

Ce sont des Malheureux : je vais leur apprendre que le Riche veille quelquefois.

MADAME ALAIN.

Ah Ciel ! J'entends la voix d'un homme.

PORTER.

Oui, Madame, c'est un homme ; cela vous étonne ? Vous avez raison ; car ils sont maintenant fort rares.

MADAME ALAIN.

Excusez, Monsieur, la frayeur que m'a causée votre présence.

PORTER.

Rassurez-vous, Madame, je ne viens ici que pour vous faire du bien.

MADAME ALAIN.

Du bien, Monsieur, je n'en reçois de personne ; le travail de mes mains suffit au besoin de ma famille.

PORTER.

La dissimulation est inutile ; j'ai tout entendu, Madame. Je sais que vous mourez de faim par orgueil.

MADAME ALAIN.

Eh bien ! Monsieur, puisque vous savez tout, je ne vous cacherai pas plus longtemps l'état affreux où je suis. Mon mari et moi, nous étions venus à Paris solliciter un procès d'où dépend notre petite fortune ; après avoir dépensé à la poursuite de cette affaire, le peu d'argent qui nous restait, nous fûmes obligés de contracter quelques dettes : nos Créanciers, fatigués d'attendre, ont usé de rigueur envers nous, et l'on ne nous a pas même laissé d'asile.

PORTER.

C'est affreux ! Abominable ! Vous serez bientôt vengée de ces misérables. Tenez, Madame, voilà mon porte-feuille ; vous y trouverez mon nom, ma demeure, et des effets payables à vue. Allez chez moi, ma maison sera la vôtre. Si je ne revenais pas.

À part.

Je ne sais comment dire cette chose.

Haut.

Si j'étais par hasard.

À part.

Diable ! c'est fort embarrassant.

Haut.

N'importe, gardez tout ; je ferai mon possible pour vous revoir bientôt.

MADAME ALAIN.

Ah Monsieur ! Quelle générosité ! Je ne sais si je dois accepter ou refuser ; il suffit d'être malheureux pour être soupçonnés.

PORTER.

Laissez les coquins soupçonner les honnêtes gens, et faites ce que vous devez à votre mari et à vos enfants.

MADAME ALAIN.

Mes enfants, jetez-vous aux genoux de votre bienfaiteur.

PORTER.

Non point ; qu'ils m'embrassent...

Il les baise.

Je les trouve fort intéressants.

MADAME ALAIN.

Permettez, Monsieur, que j'aille faire part à mon mari de vos bienfaits.

PORTER.

C'est juste, Madame. La seule chose que je vous recommande, c'est de ne point dire l'endroit où vous m'avez rencontré.

MADAME ALAIN.

Je n'oublierai jamais, Monsieur...

PORTER.

Ce n'est pas nécessaire.

Il s'éloigne pour éviter ses remerciements.

MADAME ALAIN.

Allons, mes enfants, allons joindre votre papa.

François et Nanette suivent leur mère ; la petite quitte sa main et vient dire au Lord :

Adieu papa.

PORTER.

Oui, Madame, c'est un homme ; cela vous étonne ? Vous avez raison ; car ils sont maintenant fort rares.

MADAME ALAIN.

Excusez, Monsieur, la frayeur que m'a causée votre présence.

PORTER.

Rassurez-vous, Madame, je ne viens ici que pour vous faire du bien.

MADAME ALAIN.

Du bien, Monsieur, je n'en reçois de personne ; le travail de mes mains suffit au besoin de ma famille.

PORTER, l'embrassant avec transport.

Adieu mon enfant.

MADAME ALAIN.

Monsieur, pardonnez-lui cette expression ; à son âge on ignore...

PORTER.

Elle ne se trompe pas, les malheureux sont mes enfants.

SCÈNE XVIII.

PORTER, seul.

Maintenant si je suis tué, cela m'est indifférent, je mourrai avec la satisfaction d'avoir passé un quart d 'heure de temps d'une manière fort agréable ; mais le Comte n'arrive pas. Le temps me parait fort long ; attendons, il ne peut tarder.

SCÈNE XIX.
Porter, Un Musicien, suivi de plusieurs autres, vient pour donner une sérénade, et dit.

LE MUSICIEN.

Doucement, c'est ici. Point de bruit.

PORTER.

Le voici, sans doute.

LE MUSICIEN.

Êtes-vous prêts ? Commencez.

PORTER, prenant son pistolet.

Je ne commence point, c'est à vous.

LE MUSICIEN.

Eh bien, ensemble, que cela ne fasse qu'un coup.

La musique doit partir en même temps que le bras de Porter est levé pour lâcher le coup de pistolet.

PORTER, après le couplet des deux Jumeaux de Bergame qui sera joué, dira :

Ma foi, j'allais faire, sans le vouloir, peut-être une grande malheur.

LE MUSICIEN.

J'entends quelqu'un ; retirons-nous.

Les Musiciens se retirent.

SCÈNE XX.

PORTER, seul.

Il faut avouer que cet endroit il est fort incommode pour des gens qui veulent se battre tranquillement. Mes pistolets sont-ils en bon état ? Oui, c'est bon. Le Comte verra comme je m'en sers dans l'occasion.

SCÈNE DERNIÈRE.
La Marquise de Volmar, Porter.

LA MARQUISE, doit être enveloppée d'un manteau.

C'est ici que doit être ce perfide Lord.

PORTER.

Le voici enfin !

Il se prépare à se battre.

LA MARQUISE.

Le lâche !

PORTER.

Point d'injures, les honnêtes gens ne doivent pas les connaître. Vous m'avez menacé, apprenez que la crainte n'a aucun pouvoir sur mon âme.

LA MARQUISE.

Eh bien ! Défends-toi.

PORTER.

Commencez, vous en avez le droit.

La Marquise tire son pistolet en l'air.

PORTER.

Êtes-vous satisfait ?

LA MARQUISE.

Je ne le serai qu'après que tu m'auras arraché la vie.

PORTER, tire son coup en l'air.

Voilà comme je me bats avec ceux que j'ai insulté. - Soyons amis - J'épouse maintenant votre soeur ; si vous ne m'en croyez pas encore digne, recommencez : me voilà.

LA MARQUISE, en jetant son manteau.

Tant de générosité me désarme : reconnaissez la Marquise de Volmar qui vous pardonne.

PORTER.

C'est vous, Marquise ? Est-il possible ! C'est vrai. - Diable ! Mademoiselle, cependant si vous m'aviez tué, je ne vous épousais pas.

LA MARQUISE.

Ah, Milord ! Je n'en eus jamais l'intention ; lorsque je vous ai attaqué, mes armes n'étaient pas dangereuses.

PORTER.

Mais si je n'avais pas été un galant homme, et que je vous eusse tuée.

LA MARQUISE.

Je ne demandais que la mort ; à quoi sert la vie, quand on est condamnée à la passer dans l'opprobre.

PORTER.

Dans l'opprobre ! Non, Mademoiselle. Moi manquer à mon parole ! Je suis Anglais, quand je partis pour mon pays je faisais mon devoir. Après une longue absence, je revenais enfin terminer vos inquiétudes ; mais votre frère m'en a empêché ; sa précipitation, sa lettre, ses menaces...

LA MARQUISE.

Mon frère ignore ce qui vient de se passer ; la lettre que vous avez reçu ce matin était d'une main étrangère.

PORTER.

Je respire maintenant ; je ne lui aurais jamais pardonné d'avoir cherché à m'intimider ; mais je lui rends mon estime et mon amitié : allons chez lui de ce pas, si j'ai eu des torts à ses yeux, je veux les réparer à l'instant. Mademoiselle, quand un honnête homme s'égare, son erreur ne dure pas longtemps, la probité et l'honneur le ramènent bientôt à ses devoirs.

 



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Notes

[1] Capriole : Forme ancienne de cabriole. Terme de danse. Nom générique de tous les sauts, et surtout de ceux où les jambes battent l'une contre l'autre. Les entrechats sont des cabrioles. [L]

[2] Gargouillade : Nom d'un pas de danse dans le genre du pas tortillé, qui n'est plus en usage. Terme de musique. Ornement de mauvais goût, sans netteté, et comparé à un gargouillement. [L]

[3] Olibrius : Terme familier. Celui qui fait le méchant garçon ou l'entendu, et qui n'est le plus souvent que ridicule. [L]

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