LE JUGEMENT DE JOB ET D'URANIE
COMÉDIE
M. DC. XXXIX.
AVEC PRIVILÈGE DU ROI.
BERTAUT
Texte établi par Paul FIEVRE, avril 2021.
Publié par Paul FIEVRE, mai 2021.
© Théâtre classique - Version du texte du 30/04/2024 à 20:07:20.
Ce badinage est une des pièces principales inspirées, vers le milieu du XVIIème siècle, par le mémorable duel de Job et Uranie. On sait que le sonnet de Job, par Benserade, et le sonnet d'Uranie, par Voiture, avaient partagé la Cour et la ville en deux partis à peu près égaux, et que, pendant des années entières, les plus illustres champions rompirent vivement des lances en faveur de l'un ou de l'autre. Il serait difficile de dire à quelle date exacte commença cette grande querelle. Le sonnet d'Uranie était de beaucoup antérieur â celui de Job : il avait paru vers 1620, tandis que ce dernier, adressé par Benserade à une dame pour accompagner l'envoi d'une paraphrase de quelques livres de Job en vers français, ne vit la lumière qu'en 1647. Un Jour que le prince de Conti et la duchesse de Longueville s'entretenaient ensemble de poésie, le premier dit qu'il n'avait jamais vu de plus beau sonnet que celui de Benserade, tandis que la Duchesse, tout en avouant que la chute en était fort Heureuse, lui préférait cependant celui d'Uranie, dont elle trouvait Us vert plus polis, plus achevés. Tel fut le point de départ d'une discussion qui passionna non seulement le monde littéraire, comme on dirait aujourd'hui, mais tout le grand monde et tous les honnêtes gens, et qui se poursuivit même, notre pièce suffirait à le prouver, après la mort de Voiture.
Cet épisode littéraire est trop connu pour qu'il soit besoin de s'y arrêter longuement, et nous ne pourrions, d'ailleurs, entrer dans les détails sans risquer de donner à cette notice une importance disproportionnée à celle de la pièce; on pourra les puiser à la source dans la grande dissertation de Balzac. Il a fait verser des flots d'encre ; il a eu ses historiens ; il a inspiré des volumes de prose et de vers. Nous avons pris la petite comédie de Bertaut dans le tome Ier du Recueil de Sercy, qui a réuni également trente-trois pièces de vers, sur ces deux sonnets, dont trois de Corneille, plusieurs autres de la Mesnardière, de Chevreau, de Desmarets, de Scudery et, de sa soeur, de Benserade lui-même, et surtout la spirituelle et jolie Glose de Sarazin sur le sonnet d'Uranie.
Avons-nous besoin d'ajouter qu'il ne faut pas confondre notre auteur avec le poète Jean Bertaut, évêque de Séez ? Il s'agit de son neveu, frère puîné de Mme de Motteville, qu'on appelait Bertaut l'incommode, pour le distinguer de Bertaut l'incommodé, comme on peut le voir dans l'historiette que lui a consacrée Tallemant des Réaux. Si l'on en croit l'impitoyable bavard, ce petit Bertaut ne manquait pas d'esprit, mais il était ennuyeux en diable et plein de vanité. C'était un doucereux et un grand diseur de fleurettes ; il faisait des vert, mais pas trop bien. Il chantait etj ouait du luth. En remplissant sa charge de lecteur de la chambre du Roi, il trouva moyen de capter au plus haut point, par l'agrément de su. conversation et ses talents divers, la faveur de Louis XIII. Tallemant nous le montre, tout jeune encore, jouant, une seine du Pastor fido, et une autre fois le Prince déguisé, de Scudéry, avec sa soeur Socratine, devant Richelieu, qui le fit élever au collège, {Historiette du président Paschal.)
On lui doit le sujet du ballet des Passions déréglées, dansé en 1648. On voit qu'il s'ingéniait à divertir la cour et les gentilshommes. C'est dans le mime but, sans doute, qu'il composa le Jugement de Job et d'Uranie, et il paraît assez probable que cette comédie médiocrement piquante, mais dont toutes les allusions devaient être saisies et dont chaque trait portait devant un auditoire rempli du sujet, a été représentée dans quelque talon : celui de Mme de Longueville semble naturellement désigné par les allusions louangeuses à la belle Olimpe. Elle est au plus tôt de 1648, et de 1651 au plus tard, comme suffiraient à le démontrer tes derniers vers, et courait depuis quelques aînées, quand elle fut recueillie en 1653 par le libraire Sercy.
ACTEURS
JOB, sonnet de Benserade.
URANIE, sonnet de Voiture.
LA CRITIQUE, Reine de la science tyrannique.
LA COMPARAISON, confidente de la Critique.
LE BEL-ESPRIT, quinola de la Critique.
RABAJOIE, petit laquais portant sa queue.
CHOEUR DES FEMMES ET DES FILLES.
CHOEUR DES POÈTES.
La scène est à Paris.
Quinola : c'est l'écuyer ou le valet qui est chargé de conduire une dame.
Extrait de "Petites comédie rares et curieuses du XVIIème avec notes et notices" par Victor Fournel, Paris : A. Quantin, Imprimeur Editeur, 1884. pp. 1-12.
LE JUGEMENT DE JOB E...
SCÈNE PREMIÈRE.
La critique, La Comparaison,
Choeur des femmes et des filles, Choeur des poètes.
Cette scène est inutile, parce que l'auteur a appréhendé d'ennuyer les spectateurs qui sont à présent fort délicats, et qui veulent qu'on entre d'abord en matières.
SCENE II.
Le Bel-Esprit Quinola
de la critique, Job et Uranie.
LE BEL-ESPRIT.
Madame, deux sonnets demandent à vous voir.
LA CRITIQUE.
Qu'ils entrent ; vous, ma fille, allez les recevoir.
LA COMPARAISON.
J'obéis.
LA CRITIQUE.
Mais pourquoi s'avancent-ils ensemble ?
D'ici je ne vois rien en eux qui se ressemble :
5 | L'un est pauvre et tout nu, l'autre riche et pompeux. |
Mais, puisqu'à mes arrêts vous recourez tous deux,
Soyez-vous, Uranie, et vous, Job, prenez place.
CHOEUR DES POÈTES.
Qu'il est sale et galeux ! Qu'il a mauvaise grâce !
CHOEUR DES FEMMES.
Que je trouve d'appas dedans sa nudité !
CHOEUR DES POÈTES.
10 | Ô Dieu ! Qu'en cette belle on voit de majesté ! |
CHOEUR DES FEMMES.
Qu'en Ses pompeux habits elle paraît contrainte !
LA CRITIQUE.
Attendez à parler qu'ils aient fait leur plainte.
HARANGUE DE JOB.
Sur les bouts rimés du sonnet de Benserade.
SONNET RETOURNÉ.
D'une extrême douleur ! Job se trouve atteint,
Ce n'est point la douleur que la terre a connut,
15 | Ce n'est pour ses enfants, ni pour ses biens qu'il craint ; |
C'en d'un plus grand malheur que son âme est émue.
La parfaite beauté, la vertu toute nui
(Vous voyez bien que c'est Olimpe qu'on dépeint)
M'ôte de mon crédit, me bannit de sa vue,
20 | Censure ma pensée et de mes mots se plaint. |
Ne me fallait-il pas, pour de telles souffrances,
Aller, quoi que bien loin, chercher des patiences,
Car une, au singulier, jamais si loin n'alla;
Mes amis m'accusaient dans met maux incroyables ;
25 | Mais Olimpe me blâme, et je me tiens par là [ 1 Olimpe est ?videmment Mme de Longueville, qui, comme nous l'avons dit, s'?tait prononc?e en faveur d'Uranie contre Job. [NdA]] |
Le plus infortuné de tous les misérables.
UNE DU CHOEUR DES FEMMES.
Que tardez-vous, Madame, à prononcer l'arrêt ?
Je suis pour ce sonnet.
CHOEUR DES POÈTES.
Attendez, s'il vous plait :
Jamais un juste juge et tel comme le nôtre,
30 | Ne prononça pour l'un qu'il n'eut entendu l'autre. |
HARANGUE D'URANIE
Sur les bouts rimés du sonnet de Voiture.
SONNET RETOURNÉ.
Vous pensiez, pauvre Job, triompher d'Uranie ;
D'un tel orgueil Olimpe a bien su vous guérir.
Contre elle peu de gens osent vous secourir
Et la pitié pour vous est du monde bannie.
35 | On voit votre misère, on la croit infinie, |
Mais on vous tient heureux, puisqu'il vous faut mourir,
Qu'une si belle main vous fasse enfin périr,
Plutôt que d'un démon l'horrible tyrannie.
Pour moi, je m'allais rendre à vos faibles discours,
40 | Mais, dès qu'elle a promit de me donner secours, |
Mille se font offerts à moi pour l'amour d'elle.
J'ai trouvé tout les traits de l'envie impuissants,
Je commence à m'aimer, et je me trouve belle
Plus par son jugement que par mon propre sens.
LA CRITIQUE.
45 | C'est bien dit à tous deux, mais, pour vous mieux connaître, |
Dites auparavant de qui vous tenez l'être.
JOB.
Mon père est Benserade.
LA CRITIQUE.
Ho, ho, je le connais ;
Il me semble qu'il a belles dents, belle voix,
Le poil comme Apollon, des poètes le père : [ 2 Le beau Benserade avait les cheveux d'un blond ardents il avouait lui-même qu'il était rousseau.]
50 | Je ne m'étonne pas si des vers il sait faire. |
URANIE.
Pour moi, c'est à Voiture à qui je dois le jour,
À Voiture chagrin, qui voua fit tant la cour,
Qui, quoi qu'on lui montrait, y trouvait à redire,
Et qui d'un ton niais si souvent nous fit rire. [ 3 Tallemant dit de Voiture « Je ne l'ai pas trouvé trop civil, et il m'a semblé prendre son avantage en toute chose... Quand il était chagrin, il ne laissait pas d'aller voir le monde, mais il était fort mal divertissant, et même on pouvait dite qu'il était à charge. » - « Si Voiture était de notre condition, on ne pourrait pas le souffrir », disait le duc d'Enghien. Quant au ton niais, ou plutôt à la mine niaise, c'est le trait le plus connu de sa physionomie, et lui-même a reconnu, dans son propre portrait qu'il avait « le visage assez niais ».]
CHOEUR DES FILLES.
55 | Quoi, Voiture ! Il est mort. Quel plaisir aujourd'hui |
Et quel gain peut-on faire à s'expliquer pour lui ?
Benserade est vivant, causant dans les ruelles,
Et faisant, qui pis est, chansonnettes nouvelles,
Mettant comme il lui plaît les gens en triolet ;
60 | Quel moyen de trouver que son sonnet soit laid ? |
SCÈNE III.
Rabajoie, La critique, Choeur des poètes.
RABAJOIE, petit laquais.
Madame, tout le monde est ému dans les rues.
Vers la Croix-du-Tiroir les chaînes sont tendues ; [ 4 Croix-du-tiroir : Croix-du-Trahoir, endroit symbolisé par la fontaine du même nom entre la rue Saint-Honoré et la rue de l'Arbre-Sec à Paris (Ier).]
Au moins mon camarade ainsi me l'a conté.
LA CRITIQUE.
C'est un sot, sans raison il s'est épouvanté.
RABAJOIE.
65 | Déjà sur le Pont-Neuf, dit-il, on se chamaille, [ 5 Pont-Neuf : Pont de Paris, situé à l'extrémité aval de l'île de la Cité.] |
La foudrille y tient fort avec de la canaille. [ 6 Foudrille : Le soldatesque, avec une nuance de mépris plus caractérisée ; la lie des soldats, les derniers des soudards.]
LA CRITIQUE.
Ô Terre! Où sommes-nous et qu'est-ce que j'entends ?
Ô Ciel ! Que les frondeurs sont de méchantes gens !
CHOEUR DES POÈTES.
Que la troubles, ou plutôt quelles métamorphoses !
LA CRITIQUE.
70 | Quand pourrons-nous en paix vaquer aux belles choses |
Mais allons censurer ce qu'a fait le Bourgeois.
Job, Uranie, adieu, c'est pour une autre fois.
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Notes
[1] Olimpe est évidemment Mme de Longueville, qui, comme nous l'avons dit, s'était prononcée en faveur d'Uranie contre Job. [NdA]
[2] Le beau Benserade avait les cheveux d'un blond ardents il avouait lui-même qu'il était rousseau.
[3] Tallemant dit de Voiture « Je ne l'ai pas trouvé trop civil, et il m'a semblé prendre son avantage en toute chose... Quand il était chagrin, il ne laissait pas d'aller voir le monde, mais il était fort mal divertissant, et même on pouvait dite qu'il était à charge. » - « Si Voiture était de notre condition, on ne pourrait pas le souffrir », disait le duc d'Enghien. Quant au ton niais, ou plutôt à la mine niaise, c'est le trait le plus connu de sa physionomie, et lui-même a reconnu, dans son propre portrait qu'il avait « le visage assez niais ».
[4] Croix-du-tiroir : Croix-du-Trahoir, endroit symbolisé par la fontaine du même nom entre la rue Saint-Honoré et la rue de l'Arbre-Sec à Paris (Ier).
[5] Pont-Neuf : Pont de Paris, situé à l'extrémité aval de l'île de la Cité.
[6] Foudrille : Le soldatesque, avec une nuance de mépris plus caractérisée ; la lie des soldats, les derniers des soudards.