1873. TOUS DROITS RÉSERVÉS.
tirés de BERQUIN
PARIS LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie, rue Pierre Sarrazin, n°14.
PARIS. - TYPOGRAPHIE DE CH. LAHURE ET Cie, rue des Flaurs, 9 et de l'Ouest 21.
Texte établi par Paul Fièvre octobre 2021
Publié par Paul FIEVRE novembre 2021
© Théâtre classique - Version du texte du 30/06/2024 à 10:59:11.
PERSONNAGES.
LE PRINCE LOUIS, du sang royal.
UN OFFICIER DE LA SUITE DU PRINCE.
MONSIEUR DE GERVILLE.
MADAME DE GERVILLE.
DIDIER, enfant de M. et de Mme de Gerville.
EUGÉNIE, enfant de M. et de Mme de Gerville.
CÉCILE, enfant de M. et de Mme de Gerville.
MARIANNE, enfant de M. et de Mme de Gerville.
FRÉDÉRIC, enfant de M. et de Mme de Gerville.
La scène est à la campagne, à l'entrée d'un bosquet.
Texte extrait de "Choix de petits drames et de contes tirés de Berquin, illustrée de 36 vignettes" par Foulquié et Forest, Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1861. pp 168-241.
LE CONGÉ
SCÈNE PREMIÈRE.
Didier, Eugénie.
Eugénie est assise sur un tronc d'arbre renversé. Elle épluche des fraises qu'elle a sur ses genoux, dans le creux de son chapeau de paille. Didier lui en porte dans le sien. Les fraises sont proprement arrangées dans les deux chapeaux, sur une couche de feuilles de vigne.
DIDIER.
Tiens, ma soeur, j'espère que nous en aurons une jolie provision.
EUGÉNIE.
Je ne sais plus où mettre les miennes ; mon chapeau est déjà tout plein.
DIDIER.
Cécile va nous apporter une corbeille. À quoi s'amuse-t-elle donc ? Tu peux, en attendant, les mettre dans ton tablier.
EUGÉNIE.
Oui, cela ferait un beau gâchis ! Pour remplir mon tablier de taches ! Et maman, que dirait-elle ? Sais-tu ce qu'il faut faire ? Ton chapeau est le plus grand ; je vais y mettre ce qu'il y a dans le mien. Tu le prendras et tu iras en chercher de nouvelles, tandis que j'éplucherai celles-ci.
DIDIER.
C'est bien dit. Cécile viendra dans l'intervalle, et alors il y en aura, je crois, assez.
EUGÉNIE.
Quand elles seront toutes ensemble, on verra mieux ce qu'il y en a.
DIDIER.
Ce qui sera de trop plein dans la corbeille, ce sera pour nous.
EUGÉNIE.
Je crois que nous n'aurons guère envie d'en manger aujourd'hui. Ah ! Mon frère, c'est le dernier repas que nous ferons de cette année avec notre papa ; et qui sait si nous le reverrons jamais ?
DIDIER.
Tranquillise-toi, ma soeur, tout le monde ne meurt pas dans une bataille.
EUGÉNIE.
Maudite guerre ! Si les hommes n'étaient pas si méchants ! S'ils savaient s'aimer comme des frères et des soeurs !
DIDIER.
Bon ! Ne nous querellons-nous pas tous les jours pour des bagatelles ? Chacun de nous croit avoir raison, et souvent on ne sait ; de quel côté elle se trouve. Il en est de même parmi les hommes.
EUGÉNIE.
Ils devraient bien au moins se raccommoder comme nous. Nos querelles ne coûtent jamais de sang.
DIDIER.
Parce que papa ou maman les terminent. Mais les hommes ne sont pas des enfants ; ils ne se laissent pas commander quand ils ont la force en main. Et puis, lorsqu'on nous fait une injustice, ne devons-nous pas la repousser ? Faut-il nous laisser ravir impunément ce qui nous appartient ?
EUGÉNIE.
Tu parles toujours comme un soldat.
DIDIER.
Puisque je dois l'être ! Tiens, ma soeur, tu as beau dire, c'est une belle chose que la guerre. Sans elle, comment ferions-nous pour vivre ? Serait-ce notre petit bien qui nous nourrirait ? Mais ne pleure donc pas ; tu me fais de la peine.
EUGÉNIE.
Ah ! Laisse-moi pleurer tandis que nous sommes tout seuls. J'aime mieux que mes larmes coulent devant toi que devant nos pauvres parents. Je crains trop de les affliger.
DIDIER.
Allons, allons, sèche tes pleurs ; occupe-toi pour te distraire. Moi, je vais remplir ton chapeau.
EUGÉNIE.
Va-t'en de ce côté là-bas. Il ne reste plus rien ici à cueillir.
SCÈNE II.
EUGÉNIE, après un moment de silence.
Ah ! Si j'étais assez instruite pour savoir prier Dieu, peut-être qu'il m'exaucerait ! Si j'étais du moins assez grande pour aller me jeter aux genoux du roi, je suis sûre qu'il accorderait à mes prières le congé de mon papa ! Ne l'a-t-il donc pas assez bien servi rendant toute sa vie ?
Elle épluche ses fraises en soupirant. Le prince Louis arrive, suivi d'un officier de hussards. Il s'arrête en voyant Eugénie.
SCÈNE III.
Le Prince Louis, un Officier, Eugénie.
LE PRINCE, bas à l'officier.
Voyez donc cette charmante petite fille. Ne me découvrez pas ; je veux lui parler.
À Eugénie, en lui frappant sur l'épaule.
Tu travailles là de bon coeur, ma chère enfant ?
EUGÉNIE, surprise.
Oh ! Monsieur, vous m'avez fait peur.
LE PRINCE.
Je t'en demande pardon, ce n'était pas mon dessein. Pour qui prépares-tu donc ces fraises ? Elles doivent être bien bonnes, épluchées d'une main si blanche et si grassouillette.
EUGÉNIE.
Oserais-je vous en offrir ?
Elle lui présente le chapeau.
Ne craignez rien, elles sont propres. Excusez-moi seulement de n'avoir pas une meilleure assiette.
Le prince en prend trois. Elle en présente aussi à l'officier qui en prend deux.
LE PRINCE.
Je n'en ai jamais mangé de si bonnes. Sont-elles à vendre ?
EUGÉNIE.
Non, Monsieur, quand vous m'en donneriez je ne sais combien.
LE PRINCE.
Tu as raison ; elles sont sans prix, cueillies d'une si jolie petite main.
EUGÉNIE.
Comme vous me parlez, Monsieur ! Oh ! Ce n'est pas cela. Elles seraient bien à votre service, et toutes celles encore que mon frère et ma soeur pourraient cueillir jusqu'à ce soir. Mais...
S'essuyant les yeux.
Elles sont pour notre bon papa. Ce sont aujourd'hui les premières que nous cueillons pour lui, et les dernières peut-être qu'il mangera avec nous.
LE PRINCE.
Il est donc malade ? Et vous craignez apparemment pour sa vie ?
L'OFFICIER.
Je me flatte que sa maladie n'est pas tout à fait désespérée, puisqu'il songe à manger des fraises.
EUGÉNIE.
Vous n'y êtes pas, messieurs. Il est bien vrai qu'il a été malade tout cet hiver d'un cruel rhumatisme. Il n'en est pas même encore entièrement guéri. Mais, guéri ou non, il faut qu'il parle demain.
LE PRINCE.
En quoi ce départ est-il donc si nécessaire ?
EUGÉNIE.
C'est que son régiment passe dans le village, et il doit le joindre à la marche.
LE PRINCE.
Son régiment ?
EUGÉNIE.
Oui, le régiment du Prince Charles.
LE PRINCE, bas à l'officier.
Je parierais que c'est une fille du capitaine de Gerville.
EUGÉNIE, qui l'a entendu.
Hélas ! Oui, messieurs, c'est le nom de mon papa. Le connaissez-vous ?
LE PRINCE.
Si nous le connaissons ? Monsieur et moi nous sommes ses camarades.
EUGÉNIE.
Ô Dieu ! Le régiment est-il si près ? Est-ce qu'il passe aujourd'hui ?
LE PRINCE.
Non, mon enfant, ce n'est que demain. Nous avons pris les devants par ordre du prince. Une roue de notre voiture s'est brisée le long de ce bosquet ; nous y sommes entrés pour chercher de l'ombre. Tout doit être maintenant réparé. Ce petit sentier ne conduit-il pas au grand chemin ?
EUGÉNIE.
Non, Monsieur, il mène tout droit au village.
LE PRINCE.
Et ce village appartient sans doute à votre bon papa ?
EUGÉNIE.
Ô mon Dieu ! Que n'est-il aussi riche que vous le pensez ? Mais non, il ne possède qu'une maisonnette, un petit jardin, ce bosquet, la prairie voisine. Lorsqu'il n'est pas au camp ou en garnison, c'est ici qu'il passe sa vie avec nous et notre maman.
LE PRINCE.
Il a donc été malade cet hiver ?
EUGÉNIE.
Hélas ! Oui, monsieur, à notre grand chagrin. Il ne pouvait, de douleur, remuer aucun de ses membres. De plus, une vieille plaie qu'il avait à la tête s'est rouverte. Et maintenant qu'il est près de se rétablir, il faut qu'il aille s'exposer à de nouveaux maux.
LE PRINCE.
Pourquoi, dans cet état, ne pas demander son congé ? Il aurait pu fournir des attestations suffisantes du chirurgien.
EUGÉNIE.
C'est bien aussi ce qu'a fait maman ; mais ses lettres sont restées sans réponse. Le roi n'a pas voulu l'en croire ; ou le prince, à qui appartient le régiment, est-il peut-être si dur...
LE PRINCE.
Je crois bien que ni le roi ni le prince ne consentiraient qu'avec peine à perdre un si bon officier que votre papa, de qui mes jeunes camarades et moi nous pouvons recevoir de si utiles instructions.
EUGÉNIE.
Effectivement,vous paraissez bien jeune. Avez-vous encore votre papa et votre maman ?
LE PRINCE, un peu embarrassé.
Sans doute.
EUGÉNIE.
Qu'ils doivent avoir pleuré lorsque vous vous êtes séparé d'eux ! Comment ont-ils pu y consentir ? Je sais ce qu'il nous en a coûté, à maman et à nous, lorsque mon frère aîné est parti pour l'école militaire ; et ce n'est rien pourtant en comparaison de la guerre.
LE PRINCE.
Mon père est aussi au service.
EUGÉNIE.
Oh ! Les pères qui sont soldats sont tous un peu durs. Ce que je dis là pourtant n'est pas vrai de mon papa ; il est si indulgent, si bon et si tendre ! Un enfant n'a pas une âme plus douce. Il n'y a que l'honneur sur lequel il est intraitable. Aussi je pense que c'est sa faute s'il n'a pas son congé.
LE PRINCE.
Comment cela ?
EUGÉNIE.
C'est qu'il ne l'a pas demandé sérieusement. Il disait toujours qu'on le regarderait comme un lâche s'il se retirait pendant la guerre. Il ne demandait que d'avoir assez de force pour monter à cheval et pouvoir verser la dernière goutte de son sang au service de son pays. Eh bien ! Le voilà satisfait ; mais nous, nous, pauvres enfants, nous n'avons plus de père !
LE PRINCE.
Ton père, jusqu'à présent, est toujours sorti de danger : pourquoi n'en échapperait-il pas encore ? Rassure-toi, mon enfant, tous les mousquets ne portent pas.
EUGÉNIE.
Mais ceux qui portent tuent leur homme ; et, dans le nombre, ne peut-il pas y en avoir un qui atteigne mon papa ?
LE PRINCE.
Il n'est que trop vrai. Mais quelle est cette jolie petite demoiselle que je vois venir ?
EUGÉNIE.
C'est ma soeur Cécile.
SCÈNE IV.
Le Prince, L'Officier, Eugénie, Cécile.
EUGÉNIE.
Te voilà donc, à la fin ! Tu as resté bien longtemps.
CÉCILE.
C'est que malgré moi j'aidais maman à faire les malles de mon papa.
EUGÉNIE.
Donne-moi, je te prie, ta corbeille.
CÉCILE.
Tiens. Avez-vous, vous autres, de quoi la remplir ?
EUGÉNIE.
Tu vas voir.
Elle secoue dans la corbeille les fraises qui étaient dans le chapeau de Didier.
Vous voulez bien permettre, messieurs ?
LE PRINCE.
C'est trop juste.
À l'officier.
Voilà deux enfants d'une bien aimable figure !
CÉCILE, bas à Eugénie.
Qui sont ces messieurs ?
EUGÉNIE, bas à Cécile.
Deux officiers du régiment de mon papa.
CÉCILE.
Est-ce qu'ils viennent le chercher ?
EUGÉNIE.
Non, non ; ils vont attendre le prince dans la ville prochaine.
CÉCILE.
Ah ! Fût-il à mille lieues avec son régiment !
EUGÉNIE.
Doucement, donc Cécile ! Si ces messieurs nous entendaient !
CÉCILE.
Qu'ils m'entendent s'ils veulent ! Comment ! Ils viendront m'enlever mon papa, et je n'aurai pas la liberté de me plaindre !
LE PRINCE, à l'officier.
Il me paraît que nous ne sommes pas regardés ici de très bon oeil.
L'OFFICIER.
Que tardez-vous à vous faire connaître ?
LE PRINCE.
Non, non ; leur franchise m'amuse, et leur tendresse pour leurs parents pénètre mon coeur de la plus douce volupté.
EUGÉNIE, à Cécile.
Le pauvre Didier se fatigue, tandis que nous nous amusons à babiller. Je vais l'aider à faire sa cueillette. Toi, reste auprès de ces messieurs et songe à bien ménager tes paroles.
CÉCILE.
Va, va, je sais comment il faut leur parler.
EUGÉNIE.
Messieurs, voici ma soeur Cécile que je vous présente.
CÉCILE, d'un air décidé.
Votre servante, messieurs.
LE PRINCE.
Elle a une petite physionomie aussi résolue que la tienne est douce et timide.
EUGÉNIE.
Je la laisse avec vous, pour avoir l'honneur de vous entretenir. Moi, je vais aider mon frère, afin de retourner plus tôt vers mon papa. Me permettez-vous de lui annoncer votre visite ? Je suis persuadée qu'il s'en réjouirait.
CÉCILE.
Non, non, messieurs ; il ne s'en réjouirait pas ; aucun de nous ne s'en réjouirait. Nous voulons être à nous seuls aujourd'hui.
EUGÉNIE.
Je vous prie de vouloir bien excuser cette folle.
CÉCILE.
M'excuser ! Ces messieurs savent bien que, lorsqu'il y a des étrangers à sa table, les petites filles n'osent pas ouvrir la bouche ; et moi, j'ai mille choses à dire à mon papa, qui autrement étoufferaient mon coeur.
LE PRINCE.
Rassurez-vous, mes enfants, vous ne serez point troublés dans vos doux entretiens.
Eugénie leur fait une révérence gracieuse et s'éloigne.
SCÈNE V.
Le Prince, L'Officier, Cécile.
CÉCILE.
Mais dites-moi donc, Messieurs, à quoi pense le roi de nous prendre notre papa, à nous pauvres enfants ? Croit-il que nous n'avons pas besoin d'un père pour nous élever ?
LE PRINCE.
Oui ; mais crois-tu aussi qu'il n'ait pas besoin de braves soldats pour combattre ?
CÉCILE.
Et quelle nécessité de se battre ? Mon papa, lorsqu'il nous donne une bonne éducation, n'est sûrement pas inutile à son pays.
LE PRINCE.
Surtout si tes frères et tes soeurs en ont su profiter comme toi.
CÉCILE.
Vous croyez peut-être vous moquer ? Je sais bien qu'on me trouve un peu revêche dans la famille, et l'on dit même qu'avec une cocarde j'aurais fait un très bon soldat.
LE PRINCE.
Ha, ha ! Une petite amazone ? Tu aurais été vraiment fort redoutable.
CÉCILE.
Oh ! Si j'avais une épée, on ne se jouerait pas de moi.
LE PRINCE.
S'il ne tient qu'à cela, voici la mienne. Je vais l'armer chevalier.
CÉCILE.
Je le veux bien. J'aurai du plaisir à l'être de votre façon.
LE PRINCE, lui ayant présenté son épée veut l'embrasser.
Voici la première cérémonie.
CÉCILE, le repoussant.
Doucement, doucement, s'il vous plaît.
LE PRINCE.
Oh ! Tu es une charmante enfant !
Il veut encore l'embrasser.
CÉCILE, se sauve en criant.
Didier ! Eugénie !
LE PRINCE.
Qu'as-tu à craindre de moi ?
CÉCILE.
Moi, vous craindre ? Oh ! Non. Mais seulement ne m'approchez pas de plus près, ou je cours à mon papa. Il est officier comme vous, et il ne souffrirait pas qu'on fâchât sa petite Cécile.
LE PRINCE.
Que le ciel me préserve d'avoir, la pensée de te fâcher ! Ce n'est qu'un simple badinage.
SCÈNE VI.
Le Prince, L'Officier, Eugénie, Didier, Cécile.
DIDIER, qui s'avance fièrement.
N'as-tu pas crié, Cécile ? Je viens à ton secours.
LE PRINCE.
Contre nous, mon petit ami ?
DIDIER.
Contre tous ceux qui font crier ma soeur.
CÉCILE.
Grand merci, mon frère, ce cri m'est échappé. Je n'ai pas besoin de ton bras. Vois-tu ? En voici déjà un que j'ai désarmé.
Elle rend l'épée au prince.
Allons, Monsieur, pour cette fois, je vous fais grâce de la vie. Mais n'y revenez pas ; vous m'entendez ?
LE PRINCE.
Tu es une petite créature bien extraordinaire.
EUGÉNIE.
Je, suis charmée qu'elle l'entende de votre bouche. Mais à présent, Messieurs, nous avons cueilli assez de fraises pour être en état de vous en offrir.
Elle leur présente la corbeille.
Prenez, prenez, je vous en prie.
LE PRINCE.
Non, non, nous nous garderons bien d'y toucher. Elles ont une destination trop respectable.
EUGÉNIE.
Ce que vous prendrez ne sera rabattu que sur notre portion. Il n'y aura pas grand mal quand nous n'en mangerions pas d'aujourd'hui. Vous êtes du régiment de notre papa, et c'est de notre devoir de vous faire tous les honneurs qui dépendent de nous.
CÉCILE, tirant un bouquet de son sein et le présentant au Prince.
En ce cas-là, je vais vous donner ce bouquet que j'avais cueilli pour moi. Mon papa et maman en ont eu un de ma main, sans quoi vous n'auriez pas celui-ci. Mais il m'appartient, je vous le donne.
LE PRINCE.
Et moi je l'accepte avec tous les transports du plaisir et de la reconnaissance.
CÉCILE.
Il s'est un peu flétri au soleil ; si vous vouliez attendre un moment, j'irais vous en faire un tout frais de jasmin, de violette et de chèvrefeuille. J'en ai un buisson dans mon jardin.
EUGÉNIE.
Tu sais le rosier qui fleurit sous mes fenêtres ? Tu peux y prendre toutes les roses épanouies d'aujourd'hui.
CÉCILE.
Eh bien ! Voulez-vous ?
LE PRINCE, attendri.
Quoi ! Vous auriez celle bonté, mes chers enfants ! Mais, non, je vous remercie. Le plaisir de causer avec vous me touche plus que toutes les fleurs de l'univers.
CÉCILE.
Il me vient une pensée, mon jeune officier. Vous savez peut-être comment on doit s'y prendre pour sortir avec honneur de son régiment. Ne pourriez-vous pas nous donner un bon conseil pour en tirer honorablement notre papa ?
EUGÉNIE.
Oh ! Si vous pouviez nous le dire, nous vous donnerions de bon coeur tout ce que nous possédons.
DIDIER, qui s'est amusé jusqu'à ce moment à jouer avec la dragonne de l'épée du prince et à considérer attentivement son chapeau, son uniforme et toute sa personne.
Oui, si vous savez nous faire rendre notre papa, mes timbales, mon esponton, ma giberne, tout cela est à vous. [ 2 Giberne : Anciennement, nom d'une espèce de sac, dans lequel les grenadiers portaient des grenades. [L]]
CÉCILE, d'un air mystérieux.
Et moi je vous donnerai de moi-même ce que vous vouliez me prendre tout à l'heure.
LE PRINCE.
Tant de biens à la fois ! Ah ! Croyez que si je savais un moyen....
EUGÉNIE, tristement.
Vous n'en savez donc pas ? Ainsi nous ne faisons que vous affliger de ne pouvoir nous aider à sortir de peine !
CÉCILE.
Oh ! Je ne lâche pas sitôt prise. Le prince, colonel du régiment, doit passer ici près. Eh bien ! Nous trois, avec mon petit frère et ma plus jeune soeur, nous irons nous jeter à ses pieds, nous nous attacherons à ses babils, et nous ne nous relèverons pas avant qu'il nous ait accordé notre demande.
EUGÉNIE.
Oui, ma soeur. Il verrait nos larmes, il entendrait nos voeux et nos prières ; nous lui dirions combien notre papa a été malade cet hiver, combien il est faible encore, et tout ce que nous aurions à souffrir de nous en séparer. Croyez-vous qu'il fût assez cruel pour nous renvoyer impitoyablement ?
LE PRINCE.
Non, je ne puis le croire ; mais il ne doit venir nous joindre qu'à l'entrée de la campagne. Par bonheur, le prince son fils suit le régiment en qualité de volontaire.
DIDIER, qui l'a toujours regardé d'un air pensif.
De volontaire ?
LE PRINCE.
Oui, pour apprendre sous les yeux de son père le métier de la guerre. Je puis vous répondre qu'il s'intéressera vivement en votre faveur.
EUGÉNIE.
Êtes-vous bien avec lui ?
LE PRINCE, en souriant.
Oui, lorsque j'ai fait mon devoir.
EUGÉNIE.
Ah ! De grâce, parlez-lui pour mon papa. Qu'il le conserve à une famille qui ne vit que par lui. Vous-même, Monsieur, cherchez à adoucir son service, et, s'il est malade ou blessé...
Les sanglots l'interrompent.
CÉCILE.
Blessé ? N'attendez pas qu'il le soit. S'il y a un sabre levé sur sa tête, courez vous mettre au-devant du coup.
LE PRINCE, à part.
Que j'ai de peine à me déguiser plus longtemps !
Haut.
Non, tendres et nobles petites âmes, ne craignez rien pour ses jours ; j'en réponds sur ma vie.
EUGÉNIE, essuyant ses larmes.
Je puis, donc compter sur vous ! Ah ! Que vous me charmez ! Ne nous oubliez pas pour cela auprès du prince. Qu'il nous renvoie bientôt notre papa !
CÉCILE.
Dites-lui que toute une couvée naissante a besoin encore des ailes de son père pour se fortifier. Dites-lui qu'une petite fille de sept ans lui souhaite toutes sortes de bonheurs, s'il lui rend un père qu'elle aime et dont elle a besoin.
EUGÉNIE.
Nous vous quittons sur cette douce espérance. J'aurais encore mille choses à vous dire ; mais votre coeur vous les dira. Notre papa nous attend peut-être, et nous devons le perdre demain.
LE PRINCE.
Allez, allez, mes chers enfants ; mais daignez accepter quelque marque légère de ma reconnaissance, pour l'agréable demi-heure que je viens de passer avec vous. Tiens, ma douce Eugénie, prends cette bague.
Il en tire une de son doigt.
Elle est trop large pour toi ; mais un joaillier la mettra à son point.
EUGÉNIE, refusant la bague.
Non, non, Monsieur, on serait peut-être mécontent de moi a la maison ; et, surtout à la veille de perdre mon papa, je ne voudrais, pour rien au monde, avoir le moindre reproche à mériter de sa part.
LE PRINCE.
Il faut absolument que tu la prennes. Je me charge de tout auprès de lui, lorsqu'il viendra au régiment.
Il la lui fait accepter.
EUGÉNIE.
Eh bien ! Il vous la reportera, s'il trouve mauvais que je l'ai reçue. S'il n'en est pas fâché, je serai bien aise de m'honorer toute ma vie de votre souvenir.
CÉCILE, prenant la main d'Eugénie.
Allons, ma soeur, il est temps de nous retirer.
LE PRINCE.
Et toi, Cécile, est-ce que tu serais fâchée de te souvenir de moi ? Tiens, ma chère enfant, voici un étui de cuivre doré, avec une pierre de composition.
CÉCILE, le regardant.
Il n'y a que vos paroles de fausses dans tout cela. Je suis sûr que c'est de l'or, et un véritable diamant. Je n'en veux pas. Vous avez pris cela dans quelque pillage. Mon papa est aussi capitaine que vous, et il n'a pas de ces cadeaux à faire. Il n'a jamais rien pillé, lui.
LE PRINCE.
Sois tranquille, il n'y a pas là plus de sang qu'à mon épée. Des bijoux me seraient inutiles à la guerre. Si tu ne veux pas accepter celui-ci, garde-le-moi jusqu'à mon retour.
CÉCILE.
À la bonne heure.
LE PRINCE.
N'aurais-tu pas un baiser à me donner pour mes sûretés ?
CÉCILE.
Non, non ; vous avez entendu mes conditions. Pas à moins.
LE PRINCE.
Eh bien ! Je vais faire tous mes efforts pour le gagner.
CÉCILE.
Je vous le garde jusqu'à ce moment. Viens, avec nous, mon frère.
DIDIER.
Allez d'abord ; je vais vous suivre. J'ai quelque chose à dire en secret à cet officier.
LE PRINCE.
Je suis à toi dans l'instant, mon petit ami.
L'officier, qui s'est éloigné dans le cours de la scène, revient auprès du prince, lui remet un portefeuille et s'entretient tout bas avec lui.
CÉCILE, bas à Didier.
Est-ce que tu veux en avoir aussi ton cadeau ?
EUGÉNIE, bas à Didier.
Fi donc ! Mon frère. Je le croyais trop fier pour cela.
DIDIER.
Fi ! mes soeurs, d'avoir eu de moi cette pensée ! J'ai quelque chose de bien autrement important à lui demander.
CÉCILE.
Si j'avais le coeur de me divertir, je rirais de l'air de gravité que tu prends pour traiter ton affaire d'importance.
DIDIER.
Et toi, si tu n'étais pas ma soeur, tu me le payerais cher de m'avoir soupçonné d'escroquerie.
CÉCILE, s'éloignant avec Eugénie.
Songe à te bien tirer de tes grandes affaires.
SCÈNE VII.
Le Prince, L'Officier, Didier.
LE PRINCE.
Je suis fort aise, mon cher Didier, que tu veuilles rester avec moi. Nous n'avions pas assez bien fait connaissance. On vient de me dire que ma voiture n'est pas encore prête. Ainsi nous avons quelques instants à causer ensemble.
DIDIER.
Tant mieux. Mais ne vous imaginez pas que je reste pour avoir quelque chose de vous.
LE PRINCE.
Comment donc !
DIDIER.
C'est que vous avez fait un cadeau à mes deux soeurs ; et vous pourriez penser... Mais, je vous le proteste, je ne prends rien, rien, absolument rien.
LE PRINCE.
Et par malheur aussi, je n'ai rien de plus à l'offrir.
DIDIER.
C'est un bonheur que cela. Nous ne serons tentés ni l'un ni l'autre.
LE PRINCE, bas à l'officier.
J'aime à lui voir une âme aussi élevée. Que sa figure a de franchise et de noblesse !
DIDIER.
Je n'ai qu'une question à vous adresser.
LE PRINCE.
Voyons ce que c'est, mon ami.
DIDIER.
Vous m'avez dit tout à l'heure que le fils du prince marchait comme volontaire. Qu'est-ce qu'un volontaire ?
LE PRINCE.
C'est un soldat libre, qui n'a aucun grade dans le régiment, qui peut se reposer ou combattre, partir ou rester, comme il lui plaît.
DIDIER.
Oh ! Si j'y allais, moi, ce serait pour me battre. J'aurais bien du plaisir à être volontaire sur ce pied-là.
L'OFFICIER.
Mais il faut qu'un volontaire ait de l'argent. En as-tu, mon petit ami ?
DIDIER.
Tu ! Tu ! Je n'aime pas cela, Monsieur. Mon papa est capitaine, et je suis fait pour l'être comme lui.
LE PRINCE.
C'est que nous le regardons déjà comme notre camarade.
DIDIER.
Ah ! Tant mieux ! Tutoyez-moi maintenant tant que vous voudrez. Mais vous parlez d'argent : le roi n'en a-t-il pas assez ? Et n'est-il pas obligé de nourrir ceux qui le servent ?
LE PRINCE.
Oui ; mais un volontaire n'a pas de service réglé. Ainsi il est juste qu'il s'entretienne à ses dépens.
DIDIER, frappant du pied la terre.
Ah ! Que me dites-vous ? Tant pis. Mais si je ne demandais que du pain de munition et de l'eau ? Si je priais le régiment de me recevoir à la place de mon papa ?
LE PRINCE.
Pauvre enfant ! Comment figurerais-tu la tête d'une compagnie ? Il faut de l'expérience et de la représentation.
DIDIER.
Si je n'en ai pas assez pour commander, j'en aurai assez pour obéir. Qu'on me fasse commencer par où l'on voudra, pourvu que je serve.
LE PRINCE.
Serais-tu seulement en état de suivre la marche ?
DIDIER.
J'irais tant que je pourrais ; et, quand je serais rendu, on me jetterait dans un fourgon de bagage, ou je marcherais avec l'artillerie, à cheval sur un canon. Auriez-vous peur que je restasse en maraude ? Oh ! Je saurais bientôt vous rattraper.
LE PRINCE.
Mais si tu servais à la place de ton père, il faudrait toujours te séparer de lui.
DIDIER.
Et ne comptez-vous pour rien ma joie de le rendre à mes soeurs et à maman et d'assurer le repos de sa vieillesse ? Il me semble que le roi ne perdrait pas au change. Mon papa, malheureusement, ne sera bientôt plus en état de servir ; et moi, dans peu d'années, je puis être tout ce qu'il a été. La guerre est ma folie. Je sais toutes les chansons grenadières, et je leur fais des accompagnement sur mon tambour. Tenez, en voici un recueil, je vous le donne. Je n'en ai plus besoin, je le sais par coeur. [ 3 Chanson grenadière : chanson de soldats.]
LE PRINCE.
Oh ! Que tu me ravis ! Je veux t'en donner un autre à mon tour.
Il ouvre son portefeuille et en tire des papiers.
DIDIER.
Pour une chanson, je puis la recevoir.
LE PRINCE.
Tiens, en voici d'abord une pour ton père.
DIDIER.
Mon papa ne sait plus chanter. Il n'aime que la musique du canon.
LE PRINCE.
N'importe. Je suis sûr que vous aurez du plaisir tous deux, rien qu'à la lire seulement. Celle-ci est pour toi.
DIDIER, sautant de joie.
Ah ! Grand merci. Voyons si je la sais.
LE PRINCE.
Non ; tu la liras quand nous serons partis.
Il met les deux papiers ensemble, et les lui donne.
Mets cela dans ta poche, et prends bien garde de le perdre. Adieu, mon petit ami, songe que je te retiens pour mon camarade.
DIDIER, lui saute au cou, le serre et l'embrasse.
Oui, oui, je le suis. Je vous aimerai toujours. Je veux, à ma première bataille, combattre à votre côté.
L'OFFICIER.
Nous allons l'annoncer d'avance au régiment.
DIDIER.
Parlez-lui bien de moi, je vous en prie. Oh ! Comme je vais me dépêcher de grandir !
LE PRINCE, en s'éloignant, à l'officier.
Je sens combien le coeur de leur père doit saigner de quitter de si aimables enfants. Relirons-nous un peu à l'écart pour observer celui-ci et jouir de ses premiers transports.
Ils entrent dans le bosquet. Didier les suit de l'oeil jusqu'à ce qu'ils soient un peu éloignés.
SCÈNE VIII.
DIDIER, agité, tantôt s'assied sur un tronc d'arbre, tantôt se lève et se promène.
À quoi pense-t-il de vouloir faire chanter mon papa ?
Il tire les papiers de sa poche.
Ha, ha ! Celle-ci est cachetée. Il faut qu'il y ail quelque drôlerie. Voyons toujours la mienne !
Il l'ouvre.
Cela n'a pas trop l'air d'une chanson. Les mots vont tout du long de la ligne.
Il lit.
« Bon pour cent louis d'or que le trésorier de ma maison.... » Je ne connais point d'air qui puisse aller sur ces paroles.
Il continue.
« payera au porteur de ce billet. »
« Prince CHARLES. »
Il s'est moqué de moi, en me donnant cela pour une chanson de guerre. Il n'y a que des paroles d'argent. Il faut qu'il se soit trompé. Courons après lui.
Il se met à courir en criant.
Monsieur l'officier ! Monsieur l'officier !
SCÈNE IX.
Monsieur de Gerville, avec un visage abattu, et marchant avec peine, Madame de Gerville, Eugénie, Cécile, Didier, Marianne, tenant son père par la main, Frédéric, dans les bras de sa mère.
MONSIEUR DE GERVILLE.
Où est-il ?
Il aperçoit Didier.
Mon fils, où est donc le prince ?
DIDIER, regardant autour de lui.
Le prince ?
CÉCILE.
Ce joli monsieur qui causait avec nous.
EUGÉNIE.
Celui qui m'a donné cette bague. Il n'y a qu'un prince, dit mon papa, qui m'ait pu faire un si beau présent.
DIDIER, d'un air dépité.
Étourdi que je suis de ne l'avoir pas reconnu !
EUGÉNIE.
Ô l'excellent jeune homme !
CÉCILE.
Si bon ! Si familier ! Ô mon joli petit étui, je te garderai toute ma vie !
MONSIEUR DE GERVILLE.
Y a-t-il longtemps qu'il s'en est allé ?
DIDIER.
Tout à l'heure. Je courais après lui, lorsque vous êtes venu.
MONSIEUR DE GERVILLE.
Par bonheur, je le joindrai demain dans la ville prochaine, et je pourrai lui exprimer toute ma reconnaissance. Je suis pourtant fâché qu'il ne loge pas cette nuit chez nous. N'en auriez-vous pas été charmés, mes enfants ?
DIDIER.
Oui, mon papa. Il m'appelle déjà son camarade.
CÉCILE.
Oh ! Moi, quoique je l'aime, je suis bien aise qu'il s'en soit allé. Nous n'aurions pu vous caresser à notre aise devant lui.
MADAME DE GERVILLE.
Cécile a raison. Je n'aurais pas été libre de mêler mes larmes avec les vôtres, mes chers enfants. Il aurait fallu étouffer nos soupirs.
MONSIEUR DE GERVILLE.
C'est pour cela que je l'aurais encore souhaité. La violence que vous auriez faite à votre douleur m'eût donné la force de retenir la mienne ; et, puisqu'il faut que je vous quitte...
MARIANNE, prenant des deux mains celle de son père et la baisant.
Oh ! Ne parle pas de nous quitter, mon papa !
Le petit Frédéric s'écarte du sein de sa mère et tend ses bras vers son père, qui le prend à son cou et l'embrasse.
MONSIEUR DE GERVILLE.
Chers enfants ! Peut-être n'est-ce pas pour longtemps que je vous laisse. La paix ne doit pas être éloignée. Elle est l'objet de tous les voeux de notre roi bienfaisant. Oui, je l'espère, je reviendrai auprès de vous.
MADAME DE GERVILLE.
Mais tu pars ; et, en attendant, qui nous consolera de ton absence ?
EUGÉNIE.
Que je lui rendrais avec plaisir sa bague, pour qu'il vous laissât avec nous !
CÉCILE.
Et moi donc, son étui !
DIDIER.
Et moi, son papier de louis d'or ! Tenez, mon papa, voyez ce qu'il m'a donné pour une chanson.
Il lui remet le papier.
MONSIEUR DE GERVILLE, rendant Frédéric à sa mère.
Voyons donc ce que c'est.
Il lit. Joignant ses mains.
Quelle bonté dans ce jeune prince, et quelle manière noble d'obliger ! Il t'a donné un mandat que son père lui avait remis sans doute pour ses plaisirs.
DIDIER.
Quoi ! Il m'aurait attrapé ! Rendez-lui de ma part son argent. Mais ce n'est pas tout : il m'a donné aussi une chanson pour vous.
MONSIEUR DE GERVILLE.
Une chanson pour moi, Didier ? Tu rêves, mon fils.
DIDIER, tirant un papier cacheté de sa poche.
Vous allez voir.
LES ENFANTS, se souriant les uns aux autres.
Une chanson ! Une chanson !
Ils se pressent d'un air de curiosité autour de leur père.
MONSIEUR DE GERVILLE.
Ciel ! Le cachet du roi !
Il ouvre le paquet d'une main tremblante, jette les yeux sur les premières lignes et s'écrie.
Ô ma chère femme ! Mes chers enfants ! Réjouissez-vous ! Réjouissez-vous !
MADAME DE GERVILLE.
Pourvu que tu restes ! Il n'y a que cela dont je puisse me réjouir.
MONSIEUR DE GERVILLE, reprend la lettre.
Laissez-moi la lire tout entière.
Tous se pressent à ses côtés dans un profond silence. Il lit quelques lignes.
Ô l'excellent roi !
Il continue.
Non, c'est trop. Dans un songe où mon imagination exaltée eût formé les plus brillantes chimères, je n'aurais jamais espéré rien de si flatteur.
Tous ensemble.
MADAME DE GERVILLE.
Je meurs d'impatience, mon ami.
EUGÉNIE.
Qu'est-ce, mon cher papa ?
CÉCILE.
Que vous nous tenez en peine !
DIDIER.
Voyons donc votre chanson, à vous.
MARIANNE.
Papa, mon papa, eh bien ?
MONSIEUR DE GERVILLE, se jetant au cou de sa femme.
Tu me gardes, ma chère femme.
Il se baisse et ramasse dans ses bras tous ses enfants.
Je ne vous quitte plus, mes chers enfants.
Il se rejette sur le sein de sa femme, qui pose à terre le petit Frédéric.
Oui, oui ; lis toi-même.
MADAME DE GERVILLE, à demi évanouie.
Je suis toute tremblante. Je ne saurais.
Les enfants sautent tous les uns autour des autres, serrent leur père et leur mère, baissent leurs habits, frappent dans leurs mains, et font éclater leur joie par tous les transports imaginables.
Nous gardons notre papa ! Nous gardons notre papa !
MONSIEUR DE GERVILLE.
Oui, vous me gardez, et sans que je quitte absolument le service ; d'une manière si honorable !
MADAME DE GERVILLE, se ranimant.
Et comment, comment, mon ami ?
MONSIEUR DE GERVILLE.
Le roi, touché de ma maladie, me dispense de cette campagne. Mais (ce sont ses paroles), pour me récompenser de mes glorieux services, il m'accorde le gouvernement d'une citadelle, avec le titre de colonel.
MADAME DE GERVILLE.
Quoi ! Mon ami....
EUGÉNIE.
Oh ! Joie sur joie !
CÉCILE.
Aussi, mon cher papa, il n'y a pas d'homme comme vous dans le monde.
DIDIER.
Et vous voilà colonel.
MONSIEUR DE GERVILLE.
Je vais donc être pleinement heureux pour le premier moment de ma vie !
À Madame de Gerville.
Me le pardonneras-tu, ma chère femme ? Je n'avais pourtant fait aucune démarche pour avoir mon congé.
MADAME DE GERVILLE.
Va, je te connaissais ; j'ai pris ce soin pour toi.
EUGÉNIE.
Ah ! Le méchant papa ! Si maman et le roi n'avaient pas songé à nous plus que lui !...
CÉCILE.
Vous nous aviez donc trompés ? Ce n'est pas bien, au moins.
MONSIEUR DE GERVILLE.
Vraiment, oui. Mais que voulez-vous ? Une mauvaise honte de soldat ! Hélas ! Cependant je n'aurais pu rendre à mon pays des services bien longs et bien utiles. Je le sens trop, mon corps n'est plus en état de supporter le poids des armes.
MADAME DE GERVILLE.
Et tu m'aurais porté la mort dans le coeur ; tu aurais réduit ces innocentes créatures à l'état d'orphelins, si la Providence n'en avait pas mieux disposé pour nous et pour toi ! Allons, tout est pardonné. Mais où retrouver le généreux prince ? Que je voudrais le remercier et le retenir cette nuit auprès de nous !
DIDIER.
Nous allons courir sur tous les chemins.
MONSIEUR DE GERVILLE.
Allez, allez. Que je souffre de ne pouvoir vous suivre !
CÉCILE.
Il aura maintenant trois baisers pour un.
Les enfants se disposent à courir. Le prince s'élance du bosquet.
SCÈNE X.
Le Prince, L'Officier, Monsieur de Gerville, Madame Degerville, Eugénie, Cécile, Didier, Marianne, Frédéric.
LE PRINCE, saisissant Cécile.
Je te prends au mot.
Il embrasse Cécile trois fois.
EUGÉNIE et DIDIER.
Le prince ! Le prince !
CÉCILE, un peu décontenancée.
Vous m'avez presque fait peur, avec vos baisers.
MONSIEUR DE GERVILLE.
Ô mon digne prince, comment vous exprimer ma reconnaissance ?
MADAME DE GERVILLE.
Mes enfants et moi, comment vous remercier ? Vous me rendez un époux et vous leur rendez un père.
LE PRINCE.
Tous ces bienfaits sont de noire juste monarque. Je n'ai fait que solliciter son choix pour être l'instrument de ses grâces. Privé de l'espérance de profiter, sous les yeux de Monsieur de Gerville, de ses exemples et de ses leçons, j'ai voulu du moins adoucir mes regrets en venant porter le bonheur dans le sein de sa respectable épouse et de ses aimables enfants. C'est une joie que je n'oublierai jamais.
Il tend la main à Monsieur de Gerville, qui la serre.
MONSIEUR DE GERVILLE.
Il faut avoir la bonté de voire coeur pour vous réjouir du bonheur d'une petite famille qui vous est si étrangère.
MADAME DE GERVILLE.
Vous avez fait de si riches cadeaux à mes enfants !
EUGÉNIE.
Je rougis d'avoir accepté celle bague. Je ne la croyais pas si précieuse.
LE PRINCE.
C'est qu'elle s'est embellie dans tes mains. Je ne la reconnais plus.
CÉCILE.
En ce cas, je ne vous parlerai pas de votre étui.
DIDIER.
Pour moi, je vous rends votre chanson. Ce n'est pas apparemment celle que vous vouliez me donner ?
LE PRINCE.
Excuse ma méprise ; mais, puisqu'elle est faite, mon père a si généreusement fourni à mon équipage, que je puis bien me charger de celui d'un jeune enseigne.
DIDIER.
Enseigne ! Est-ce dans votre compagnie ?
LE PRINCE.
Oui, mon petit ami.
DIDIER.
Ah ! Que je suis aise ! Je serai auprès de vous, et le nom de mon père ne se perdra pas dans le régiment.
MONSIEUR DE GERVILLE.
Vous nous accablez de tant de grâces ! M'en refuseriez-vous une bien touchante pour mon coeur ?
LE PRINCE.
C'est moi qui vous supplie de me l'accorder, en vous demandant cette nuit un asile pour mon compagnon de voyage et pour moi.
Monsieur et Madame de Gerville s'inclinent d'un air respectueux.
Pourvu cependant que Cécile n'en soit pas fâchée.
CÉCILE.
Oh ! Puisque vous n'emmenez pas notre papa, restez tant que vous voudrez.
EUGÉNIE.
J'espère qu'au moins à présent vous mangerez de mes fraises.
CÉCILE.
Vous nous les rendrez aussi douces que vous avez failli nous les rendre amères.
DIDIER.
Oui, mon prince, venez en manger chez nous, en attendant que je me sois assez distingué pour mériter d'en aller manger sous votre
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Notes
[1] Esponton : Demi-pique que portaient autrefois les officiers d'infanterie, et dont on se sert sur les vaisseaux pour l'abordage. [L]
[2] Giberne : Anciennement, nom d'une espèce de sac, dans lequel les grenadiers portaient des grenades. [L]
[3] Chanson grenadière : chanson de soldats.