LES PLAISIRS DU DIMANCHE

COMÉDIE EN UN ACTE

1930.

de Tristan Bernard.

ALBIN MICHEL, 22 rue Huyghens, PARIS (14°)

ÉTABLISSEMENTS BUSSON IMPRIMEURS, 117 rue des Poisonniers, PARIS (18°)


Texte établi par Paul FIEVRE avril 2019

© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:26.


PERSONNAGES

MADAME COMMERCY.

COMMERCY.

TONY.

LARCADIER.

Extrait de l'ouvrage "Théâtre sans directeur" Paris, Albin Michel, 1930, pp. 174-229


LES PLAISIRS DU DIMANCHE

Au lever du rideau, les quatre personnages sont -assis dans un petit salon. Ils viennent de déjeuner, et paraissent un peu accablés.

LARCADIER, tirant sa montre.

Je vous demande pardon si je regarde l'heure, mais je m'embête énormément.

LARCADIER.

Cet homme grossier me paraît d'ailleurs exprimer le sentiment général.

COMMERCY.

Tout ça ne me dit pas l'heure qu'il est, ma montre est arrêtée...

TONY, regardant à son poignet.

Il est une heure et demie.

LARCADIER.

II n'est qu'une heure vingt-huit, mais je ne veux pas provoquer d'incident.

MADAME COMMERCY, à son mari

Je trouve absurde, le dimanche, de demander qu'on déjeune de bonne heure sous prétexte qu'il faut faire quelque chose l'après-midi.

LARCADIER.

Alors qu'on n'a rien à faire cet après-midi là.

COMMERCY.

Si on va au théâtre en matinée, comme j'ai horreur de sortir tout de suite après mon déjeuner, je veux avoir une heure devant moi pour faire ma petite partie de billard, qui m'est absolument nécessaire.

MADAME COMMERCY, aux autres.

Oui, il s'est mis dans la tête de jouer au billard le dimanche après déjeuner. Il dit que c'est une culture physique nécessaire et que ça remplace la marche qu'il fait en semaine pour aller jusqu'à son bureau.

COMMERCY.

Le fait irrécusable est que c'est excellent de tourner autour du billard après le déjeuner.

LARCADIER.

Il y a combien de temps que tu as découvert cela ?

COMMERCY.

C'est vieux comme le monde.

MADAME COMMERCY.

Ça date de six mois... Parce qu'il y a six mois, quand nous avons emménagé dans cet appartement, nous avons été obligés d'acheter le mobilier et le billard qui s 'y trouvait. Alors comme on nous a vendu ce billard très cher, il fait du billard, bien que ça l'ennuie et qu'il joue très mal, mais il en fait pour rentrer dans son argent.

Téléphone.

Qu'est-ce que c'est ?

Allant au téléphone.

Allô... Ah ! C'est vous ?... Ah ! Bien... Comment ça va ?...

Silence.

Bien, je vous remercie... Vous êtes tout à fait gentil. Nous vous remercions tous...

Raccrochant le téléphone avec accablement.

C'est André Colfin qui nous téléphone pour nous dire qu'il avait loué une loge à ce nouveau théâtre, près de la Madeleine, pour cet après-midi. Ils ne peuvent y aller. Alors il nous donne la loge.

COMMERCY.

C'est bien, cette pièce ?

TONY.

On le dit, il paraît que c'est un gros succès. J'ai des amis qui ont voulu y aller jeudi dernier, ils n'ont pas trouvé de places au bureau.

COMMERCY.

Mais à quelle heure ça commence-t-il?

TONY.

Oh ! La pièce est courte, dit-on. Elle doit commencer à trois heures.

COMMERCY.

Ça va très bien, alors !

À Tony.

Mais êtes-vous bien sûr que ça commence si tard ? Où est le journal ?

MADAME COMMERCY.

Tu l'as pris ce matin dans ton bureau.

COMMERCY.

Je vais voir.

Il sort par le fond.

MADAME COMMERCY, à Larcadier qui se lève.

Vous cherchez les cigares, Monsieur Larcadier ?

LARCADIER.

Oh ! Non, j'en ai déjà fumé un ; ça me suffit. Je voudrais une cigarette. Mais vous n'en avez pas de celles qu'il me faut.

MADAME COMMERCY.

Il y a des Maryland et des Egyptiennes.

LARCADIER.

J'aime mieux le Caporal. J'en ai dans mon pardessus.

MADAME COMMERCY.

On va vous chercher votre pardessus. Les domestiques sont encore là.

LARCADIER.

Pensez-vous !

Il se lève et sort par la gauche.

TONY, à Madame Commercy.

Eh bien ! C'est gai, ce qui m'arrive !

MADAME COMMERCY.

Qu'est-ce qui vous arrive ?

TONY.

Voyons, chérie... Il y avait toutes les chances pour qu'on passe l'après-midi ensemble. Je ne t'ai pas vue toute la semaine. J'attendais ce dimanche avec une impatience...

MADAME COMMERCY.

Enfin, nous ne savions pas si nous serions libres.

TONY.

C'est entendu. Nous ne le savions pas. Mais j'espérais qu'on serait libres vers le milieu de l'après-midi. Il aurait fini par s'ennuyer, il aurait été au cercle, nous aurions été tranquilles.

MADAME COMMERCY.

Mais, mon ami, que voulez-vous ? C'est votre faute, et à vous seul.

TONY.

Comment c'est ma faute ?

MADAME COMMERCY.

Certainement. Vous vous fiez toujours au hasard pour organiser les choses.

TONY.

Mais comment veux-tu...

Elle lui fait signe de faire attention.

Mais comment voulez-vous tout de même que j'organise quelque chose ? Je ne suis pas maître des actes de votre mari, et ne sais pas s'il nous fichera la paix !

Elle lui fait de nouveau signe de se taire. Commercy entre.

COMMERCY.

Eh bien ! C'est à trois heures ! J'ai eu de la peine à trouver le journal. Hubert l'avait déjà flanqué dans le panier à papiers. Il avait fait mon bureau à la six-quatre-deux. C'était son jour de sortie, tu comprends...

Larcadier entre avec une cigarette à la bouche et un paquet de cigarettes à la main.

COMMERCY, il prend une espèce de petit vase en onyx sur la cheminée.

Il y a là-dedans quatre numéros, c'est pour les poules.

LARCADIER.

Comment pour les poules ?

COMMERCY.

Oui, pour les poules au billard. Le un et le deux jouent ensemble. Puis le vainqueur avec le numéro 3. Puis le vainqueur du second match avec le numéro 4, en tout trois parties en dix points ; ce n'est pas long.

TONY.

C'est proportionné à notre force.

COMMERCY.

Allons, tirez !

LARCADIER, tirant.

Quatre !

MADAME COMMERCY.

Deux !

TONY.

Un !

COMMERCY.

Tout porte à croire que j'ai le numéro trois. Allons, commencez, vous deux.

TONY, à Madame Commercy.

Venez ?

MADAME COMMERCY, résignée.

Ah ! Comme c'est amusant !

Ils sortent. Larcadier et Commercy restent seuls.

COMMERCY, ironique.

Eh bien ! Qu'est-ce que tu dis de cette loge ? Ça te fait plaisir d'aller au théâtre ?

LARCADIER.

Te fous pas de moi! T'en as de bonnes ! J'avais une partie de bridge organisée au cercle. Tu me dis : « Viens déjeuner avec moi ; comme ça, je pourrai aller au cercle avec toi vers trois heures et demie. On ne saura que faire à la maison et ma femme finira elle-même par me le proposer. »

COMMERCY.

Tout se serait passé ainsi, si on n'avait pas reçu cette loge ! C'est insupportable ! Elle me fait déjà une vie du diable, tous les soirs, parce que je vais faire mon bridge avant le dîner. Je l'entends d'ici : « Même le dimanche ! Même le dimanche... » À moins que ce soit elle qui ait l'idée. Voilà déjà en plusieurs dimanches qu'il lui arrive de me dire vers les trois heures : « Allons, va faire ton bridge... » et puis elle, elle s'en va dans un concert avec cet imbécile de Tony.

LARCADIER.

En tous cas, très peu pour moi du théâtre.

COMMERCY.

Tu ne vas pas me lâcher ?...

LARCADIER.

Je ne te lâcherai pas avant trois heures, parce que je t'aime bien, et parce qu'il n'y aurait pas de partie avant cette heure-là. Je me demande même s'il va y avoir une partie... Nous étions cinq avec toi, et, pour peu qu'il y en ait qui manquent, nous ne serons pas quatre. Ils vont tous aux courses et ne s'amènent que vers cinq heures.

COMMERCY.

Ah ! C'est empoisonnant...

LARCADIER.

Je vais tâcher d'avoir un cinquième. Il y a Crombez, qui doit venir. Je vais lui dire d'amener son frère.

COMMERCY.

Tu sais son numéro ?

LARCADIER.

Mais oui, je sais son numéro. Allô... allô... Auteuil 62-63. Allô... Le dimanche est un jour de repos pour les demoiselles du téléphone... Allô... C'est vous, Crombez ? Dites donc, Crombez... vous ne pourriez pas amener votre frère, tout à l'heure, au cercle ?... Comment, vous ne venez pas ?... Vous n'êtes pas fou... Vous n'êtes pas sûr de venir ?... Ah ! Mon vieux, si, tout de même, venez !... Je pensais que l'on serait cinq, maintenant on n'est plus que quatre, vous téléphonerez tout à l'heure si vous pouvez venir ?...

À Commercy.

Il téléphonera tout à l'heure s'il peut venir...

Au téléphone.

Dites donc, je suis chez Commercy.

À Commercy.

Quel est ton numéro ?

COMMERCY.

Élysées-20-02.

LARCADIER.

Élysées-20-02... Tâchez de venir, mon vieux, nous serions fichus si vous ne veniez pas...

Il raccroche l'appareil. À Commercy.

Il faut que tu t'arranges... absolument.

Un moment de silence morne.

COMMERCY.

Je ne t'ai pas montré les deux Utrillo que j'ai achetés ? Deux petits tableaux épatants. Viens les voir dans la chambre de ma femme.

LARCADIER, gémissant.

Mais je m'en fous !

COMMERCY.

Je croyais que tu t'intéressais à la peinture ?

LARCADIER.

De temps en temps, mais pas aujourd'hui.

Nouveau silence.

TONY, ouvrant la porte.

Eh bien ! C'est Madame Commercy qui est la grande victorieuse ! Elle a terminé ses dix, en me laissant à trois.

À Commercy.

C'est à vous maintenant de vous mesurer avec elle.

COMMERCY.

Je vais y aller. Le vainqueur matchera Larcadier.

LARCADIER.

Passionnant ! Passionnant !

Sort Commercy.

LARCADIER.

Encore une belle invention que son billard ! On pourrait ne pas s'apercevoir qu'on s'embête : le fait d être obligé de jouer au billard vous donne bien l'impression qu'on n'a rien d'autre à faire. Dites donc, Tony ?...

TONY, qui a pris un journal et s'est mis à lire

Qu'est-ce qu'il y a ?

LARCADIER.

Vous avez de l'influence sur Madame Commercy ?

TONY, troublé

Mais pourquoi me dites-vous cela ?

LARCADIER.

Je ne fais aucune insinuation. Je ne dis pas que vous êtes son amant. Ce serait bien possible. Mais ce n'est pas mes oignons et je m'en balance complètement. Ce que je veux dire, c'est que vous devriez bien vous organiser pour aller la promener au Bois, n'importe où, et la faire renoncer à cet embêtement de théâtre. Comme ça, vous comprenez, j'emmènerai Commercy au cercle et la partie ne sera pas compromise.

TONY.

Mais pourquoi n'a-t-il pas dit qu'il voulait faire sa partie ?

LARCADIER.

Vous êtes jeune. Il ne l'a pas dit à sa femme, parce qu'il faut que ça soit elle qui le lui propose, mais il n'attend qu'une chose, c'est qu'elle le lui dise. Vous n'avez jamais été marié, vous ?

TONY.

Pas encore.

LARCADIER.

Moi, j'ai été marié, je ne le suis plus. Ma femme l'est encore.

TONY.

Comment cela ?

LARCADIER.

C'est-à-dire qu elle s'est remariée. Ce n'est pas plus compliqué que ça. Les femmes n'ont pas de mémoire. Quand il a été question de divorcer, nous nous sommes précipités avec ivresse dans le célibat. Seulement, moi, j'y suis resté, parce que je n'avais pas oublié ce que c'était que le mariage. Tandis qu'elle, frivole, elle a recommencé. Enfin, la question n'est pas là ; il y a quinze ans que ça s'est passé. Elle m'a trompé avec un grand nombre d'amis à moi, dont cet imbécile de Commercy qui était garçon alors... Je ne vous dis pas cela pour vous inciter à lui rendre la pareille... Il ne sait pas que je le sais ; autrement, ça me gênerait pour le fréquenter. Si j'avais eu l'air de savoir, je me serais fermé un certain nombre de portes. Mais, hélas ! Je le savais toujours. Ma femme ne manquait pas de me le dire elle-même chaque fois. Elle avait une rage de confidences, et, comme elle n'avait pas d'amis intimes, et que j'étais, somme toute, la personne avec laquelle elle était le plus liée, c'était à moi qu'elle venait raconter tout ça ! Chaque fois qu'elle était en retard pour dîner, je me disais : « Qu'est-ce qu'elle va encore me raconter ? » En dehors du récit de ses prouesses, elle n'avait d'ailleurs aucune espèce de conversation. C'est pour cela que j'ai divorcé. Pour pouvoir enfin parler d'autre chose !... Alors, écoutez, mon vieux, voilà ce que vous allez faire. Vous allez tâcher de dire à Madame... Machinchouette, enfin à Madame Commercy qu'elle propose à son mari d'aller faire un bridge, vous irez au théâtre avec elle. Vous trouverez bien deux malheureux qui vous accompagneront.

TONY.

Moi, je veux bien lui demander...

LARCADIER, prêtant l'oreille

Vous avez entendu ?

TONY.

Quoi ?

LARCADIER.

Un cri de triomphe. C'est le cri de l'animal Commercy qui vient de gagner une partie de billard... Eh bien ! C'est très bien comme ça, c'est moi qui vais jouer avec lui ! Pendant ce temps-là, vous travaillerez Madame Commercy, et j'aurai mon bridge.

COMMERCY, ouvrant la porte.

Quel est le vainqueur ?

LARCADIER.

C'est toi, imbécile.

MADAME COMMERCY, entrant.

Oh ! Il m'a battu avec deux ou trois raccrocs. Jamais il n'aurait dû gagner.

COMMERCY, à Larcadier.

Tu me donnes gagné pour notre match ?

LARCADIER.

Non, non... Je ne te donne pas gagné... Je veux le jouer.

COMMERCY.

Ah ! Je savais bien que tu aimais jouer au billard...

LARCADIER.

Oui, oui... Je suis un fanatique du billard.

À Tony, en partant.

Allez-y pour ce que je vous ai dit !

Commercy sort, Larcadier le suit dans la salle de billard.

TONY, à Madame Commercy.

Eh bien ! Tu sais, ça s'arrange très bien.

MADAME COMMERCY.

Qu'est-ce qui s'arrange bien ?

TONY.

Tu ne tiens pas absolument à aller à ce théâtre ?

MADAME COMMERCY.

Non, pourquoi?

TONY.

Parce que ton mari n'y tient pas du tout.

MADAME COMMERCY.

Pourquoi n'y tient-il pas du tout ?

TONY.

Parce qu'il veut aller faire un bridge au cercle. Il n'ose pas te le dire.

MADAME COMMERCY.

Qui est-ce qui t'a raconté ça ?

TONY.

Larcadier. C'était organisé avec lui. Ton mari n'attendait qu'une chose, c'est que tu lui dises : « Va faire ton bridge. » Alors, tu comprends, quand ce ballot de Larcadier m'a dit : « Tâchez d'influencer Madame Commercy », tu penses si j'ai rigolé intérieurement.

MADAME COMMERCY.

Pourquoi ça ? Vous trouviez ça drôle ?

TONY, déconcerté.

Mais oui, voyons ! Nous désirons tous les deux qu'il nous laisse tranquilles, et il n'a qu'une idée, c'est de nous laisser tranquilles ! Il n'osait pas nous le proposer.

MADAME COMMERCY.

Alors, vous vous figurez comme ça, paisiblement, que je vais lui dire : « Va faire ta partie », à cette espèce de jésuite ? Il avait arrangé ça avec l'ignoble Larcadier. C'était organisé depuis trois ou quatre jours, je suis sûre.

TONY.

Eh bien ! Tout va pour le mieux, puisque ça nous arrange aussi.

MADAME COMMERCY.

Vous vous figurez que je n'ai aucune espèce de dignité, que je vais me laisser rouler par ces gens-là ? Nous irons au théâtre tous les quatre.

TONY.

Mais c'est insensé, puisque nous n'attendions que l'instant d'être libres !

MADAME COMMERCY.

Parlez pour vous ! Parbleu !... Ça vous est égal que mon mari aille faire sa partie ou non ! Vous n'êtes pas marié avec lui ! Qu'il se laisse aller à son vice et à son hypocrisie, ça vous laisse froid. Je comprends ça d'ailleurs. Si vous voulez mon avis, vous êtes immonde d'avoir accepté cette commission de la part de Larcadier.

TONY.

Mais je ne peux pas saisir, ma chère amie...

MADAME COMMERCY, allant du côté de la porte.

Je vais commencer par lui dire ma façon de penser, à mon mari !

TONY, la retenant.

Mais non, ma chère amie, ce n'est pas possible, voyons !

MADAME COMMERCY.

Pourquoi n'est-ce pas possible ?

TONY.

Mais saisissez donc un peu. S'il sait que c'est moi qui vous ai révélé leur machination, il se demandera pourquoi j'ai pu vous le dire. Il se dira : « Ils sont donc bien intimes ? »

MADAME COMMERCY.

Vous avez raison. Je ne vais pas lui faire de scène, mais je vais l'embêter autrement.

TONY.

Et moi, j'en suis pour mes espoirs détruits. Je me dis qu'avec l'entêtement que vous y mettez...

MADAME COMMERCY.

Des insolences, maintenant !

TONY.

Mais en quoi suis-je insolent ? Si le mot d'entêtement vous choque, cette espèce de fausse dignité...

MADAME COMMERCY.

De mieux en mieux...

TONY.

Écoutez, je ferais mieux de ne plus parler. Parce que tout ce que je vous dirai sera mal accueilli.

MADAME COMMERCY.

Oui, vous ferez mieux de vous taire. Nous allons tous aller au théâtre... Ah ! Tu voulais faire ton bridge ! Eh bien ! Tu ne le feras pas...

TONY.

Ce qui me désespère là-dedans, c'est que ça vous soit égal de ne pas passer la journée avec moi !

MADAME COMMERCY.

Alors rien n'existe pour vous... rien n'existe en dehors de ces histoires-là ? Les questions de dignité vous échappent. Je peux tromper mon mari, c'est entendu, mais cela mis à part, est-ce que vous croyez que je ne tiens pas à la tenue de ma vie ? Enfin, vous ne sentez pas ça, vous ?...

TONY.

Je ne sens qu une chose, c'est le désir violent j'avais que de passer l'après-midi avec vous...

MADAME COMMERCY.

Eh bien ! Ce sera pour une autre fois... Pour aujourd'hui, je me conduirais comme la dernière des dernières si je me laissais manoeuvrer par mon mari. Vous parlez de le tromper, mais il me tromperait bien davantage, lui...

TONY.

Bien davantage ?

MADAME COMMERCY.

Vous ne saisissez pas cela ? Il y a en dehors de ce qu'on appelle adultère - Oh! le vilain mot ! - d'autres façons de se tromper quand on est mariés. Il ne me trompera pas avec une maîtresse, ça j'en suis sûre ! Ce n'est pas l'envie qui lui en manquerait ? ou plutôt si, malheureusement, c'est l'envie qui lui en manque ? mais il me trompera en allant jouer au cercle... C'est une façon honteuse de me mentir et de me bafouer.

TONY, vivement

Les voilà qui reviennent!

COMMERCY, entrant.

Larcadier aplati... et Commercy grand vainqueur.

LARCADIER.

Je supporte très bien cette défaite. La seule chose qui m'ennuie, c'est que tu aies été si long à me vaincre... Il n'arrivait pas à faire ses dix points...

COMMERCY.

Oui, oui... je te connais... Tu veux avoir l'air de ne t'être pas défendu, mais tu as fait ce que tu as pu.

LARCADIER, en passant près de Tony, à mi-voix.

Eh bien ! Ça va ?

TONY, de même.

Non, ça ne va pas...

LARCADIER, de même.

Zut ! Vous ne savez pas y faire !

MADAME COMMERCY.

Eh bien ! Mon ami, il ne nous reste plus qu'à aller au théâtre.

COMMERCY.

Eh bien ! On va aller au théâtre.

À Larcadier.

On va aller au théâtre...

LARCADIER.

Qui ça, on ?

MADAME COMMERCY.

Nous quatre.

LARCADIER.

Je ne crois pas...

À Madame Commercy.

Vous m'excuserez, Madame, si je vous fausse compagnie, mais je ne m'en ressens pas du tout pour le théâtre, aujourd'hui.

COMMERCY.

Eh bien ! On ira sans toi.

MADAME COMMERCY.

Je vais m'habiller.

COMMERCY.

Tu sais qu'il est trois heures moins le quart ?

MADAME COMMERCY.

Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse ? Il est trois heures moins le quart. Tu veux jouer au billard pendant des heures !

COMMERCY.

Si on va au théâtre, il faut arriver pour le commencement.

MADAME COMMERCY.

Eh bien ! Vas-y pour le commencement. J'ai horreur : qu'on me presse et qu'on m'ennuie. Tu vas prendre un taxi et y aller avec Tony et Larcadier.

LARCADIER.

Je descends avec vous, mais je ne vous accompagne pas !

TONY.

Mais je puis vous attendre, Madame !

MADAME COMMERCY.

Non, non, non... Allez avec mon mari, je ne veux pas qu'on m'attende, ça m'est insupportable. J'arriverai quand j'arriverai, mais je ne veux pas qu'on m'attende.

TONY.

Pourtant, Madame...

MADAME COMMERCY.

Vous avez entendu ce que je vous ai dit ? Si vous ne voulez pas aller au théâtre, n'y allez pas.

TONY.

Mais si, Madame, je veux bien y aller avec vous...

MADAME COMMERCY.

Eh bien ! Partez avec mon mari.

COMMERCY.

On va descendre.

LARCADIER.

Je descends aussi.

MADAME COMMERCY.

Je vais m'habiller.

Elle sort.

LARCADIER.

Je descends avec vous... Au fait, non, je ne descends pas avec vous, je vais attendre quelques minutes... Crombez, en effet, doit me téléphoner, et si vous partez tout de suite...

COMMERCY.

Oh ! Du moment qu'on y va, partons...

LARCADIER.

Je vais encore attendre un instant. S'il ne me rappelle pas, je le demanderai.

COMMERCY.

Eh bien ! Alors, au revoir !

LARCADIER.

On te verra à la fin de la journée au cercle ?

COMMERCY.

Si je peux, ce n'est pas sûr. Si elle n 'a pas l'idée d'aller voir une tante à nous, pour m'embêter...

TONY.

Au revoir, Monsieur Larcadier.

LARCADIER.

Au revoir, Tony !

Bas.

Vous êtes encore un joli diplomate !

TONY.

J'ai fait ce que j'ai pu.

Sortent Tony et Commercy.

LARCADIER, seul.

Bon Dieu ! Que ces gens-là sont embêtants !... Enfin Crombez va peut-être se décider à venir au cercle.

Entre Madame Commercy. Elle porte une espèce de kimono.

MADAME COMMERCY.

Vous n'êtes pas parti, Monsieur Larcadier ?

LARCADIER.

Je vous demande pardon, Madame ; j'attends un coup de téléphone ; ça ne vous gêne pas, que je reste encore quelques minutes ?

MADAME COMMERCY.

Ça ne me gêne pas du tout.

Elle va jusqu'à un tiroir de commode.

Ma femme de chambre est sortie, elle n'a rien préparé de ce qu'il me fallait.

Elle est un peu penchée en avant, tournant le dos à Larcadier qui regarde sa croupe. Un moment de silence.

LARCADIER.

Voulez-vous que je vous aide à chercher ?

MADAME COMMERCY.

Oh ! Vous ne trouveriez pas !

LARCADIER.

Je pourrais vous servir de femme de chambre ?

Silence. Au bout d'un instant.

D'abord, vous n'êtes pas pressée, du moment que vous n'arrivez pas pour le commencement.

MADAME COMMERCY.

C'est pour ça que je ne tenais pas à ce qu'ils m'attendent. Je déteste qu'on me bouscule...

Se tournant vers Larcadier.

Alors vous êtes bien déçu, Monsieur Larcadier ?

LARCADIER.

De quoi ?

MADAME COMMERCY.

Je vous prive de mon mari pour votre bridge... Tout était bien organisé, hein ?

LARCADIER.

Organisé ? C'est-à-dire que c'était organisé, mais sans moi ou sans lui. Il y a toujours de quoi faire un bridge, là-bas, le dimanche. Quelquefois, cependant, il manque du monde, parce qu'ils vont aux courses, ils ne sont là qu'à cinq heures.

MADAME COMMERCY.

Alors, jusqu'à cinq heures, c'est le marasme ?

LARCADIER.

Oh ! Le marasme ! Il ne faut pas croire que je ne pense qu'au bridge, dans la vie, tout de même...

MADAME COMMERCY.

Vous me faites pourtant l'effet de ne penser qu'à cela.

LARCADIER.

Pourquoi est-ce que je vous fais cet effet-là ?

MADAME COMMERCY.

Parce que vous êtes joueur et que le monde n'existe pas pour vous en dehors du jeu.

LARCADIER.

Je vois que vous avez une bonne opinion de moi... Par exemple ! Permettez-moi de vous dire que vous vous trompez du tout au tout.

Silence.

Non, il y a des choses qui m'intéressent beaucoup plus que le bridge, dans la vie.

MADAME COMMERCY.

Les jolies femmes ?

LARCADIER.

Mais oui, les jolies femmes... Seulement j'ai tort de dire les jolies femmes : pas toutes les jolies femmes. Je suis arrivé à un âge où l'on ne s'intéresse pas à toutes les femmes, mais à certaines femmes seulement. Qu'est-ce que vous voulez ? C'est la vie, les femmes à qui on pourrait s'intéresser ne pensent pas à vous...

MADAME COMMERCY.

Vous avez des déceptions de ce côté-là, monsieur Larcadier ?

LARCADIER, après un silence.

Ne parlons pas de ça, Madame.

MADAME COMMERCY.

Vous ne voulez pas me prendre comme confidente, je vois bien...

LARCADIER.

Ça me serait difficile, Madame...

MADAME COMMERCY, sans comprendre.

Ça vous serait difficile ?

LARCADIER.

Vous tenez absolument à ce que je vous fasse des confidences ?

MADAME COMMERCY, à peu près indifférente.

Oh ! J'y tiens... j'y tiens...

LARCADIER.

Si vous y tenez, vous savez, je peux vous en faire... Ce n'est pas moi qui vous l'aurai demandé.

MADAME COMMERCY, déjà plus intéressée.

Vous êtes curieux, Monsieur Larcadier, je ne vous voyais pas sous ce jour-là.

LARCADIER.

Vous êtes extraordinaire, Madame ! Pour vous, j'étais simplement un être dépourvu de sensibilité, qui allait au cercle ou au bridge et pour qui rien n'existait dans la vie en dehors de ça. Vous n'avez jamais pensé à vous demander si le bridge n'était pas pour moi... une façon de m'étourdir ?... Vous ne me connaissez pas, Madame. Le jeu, pour moi, ce n'est qu'un pis-aller. J'ai toujours été un passionné...

Elle le regarde.

Oui, ça a l'air bête de vous dire ça comme ça... Jamais je ne le dis à personne, parce que je n'aime pas faire de confidences. Ma vie a été complètement loupée. J'ai été marié à une petite femme quelconque, qui ne m'intéressait pas du tout, au point de vue intellectuel, ni d'ailleurs à aucun autre point de vue. Je l'ai laissée faire tout ce qu'elle voulait. Elle en a profité, jusqu'au moment où nous nous sommes séparés... Alors, qu'est-ce que vous voulez, c'est le renoncement...

MADAME COMMERCY.

Vous êtes pourtant encore jeune ?

LARCADIER.

Je me sens plus jeune que jamais... Quand j'y pense... Mais j'essaie de ne pas y penser... C'est curieux, que je vous dise tout cela, ou plutôt ce n'est pas curieux, car plusieurs fois j'aurais voulu vous le dire, et l'occasion ne s'est pas présentée...

MADAME COMMERCY.

Vous auriez voulu me le dire ?

LARCADIER.

Mais oui, c'est étrange et mystérieux ! C'est à peine si nous avons échangé quelques paroles... Je pensais bien que vous ne feriez pas attention à moi, vous ne me connaissez pas en réalité, vous me méconnaissez... Vous ne pouvez pas vous imaginer la joie que j'ai à vous parler ainsi. Qu'est-ce que vous voulez ? Je suis seul dans la vie, n'est-ce pas ? Je n'ai pas de soucis matériels, je n'ai même pas cette distraction. Alors, je vais jouer... Oh ! Que c'est bête de vous avoir dit tout ça !

MADAME COMMERCY.

Pourquoi ?

LARCADIER.

Mais oui, c'est bête de vous avoir dit tout ça, parce que j'étais tranquille... C'est une façon de parler... Je menais une vie monotone, mais je ne pensais pas trop à tout ce dont je suis privé... Je vais y penser, je le sens bien... Ah ! Que la vie est mal faite... Vous êtes mariée à ce Commercy qui ne vous comprend pas...

MADAME COMMERCY.

Il a des qualités...

LARCADIER.

Bien sûr, je ne vous dirai pas de mal de votre mari... D'ailleurs, nous sommes fixés, vous aussi bien que moi, sur l'intérêt qu'il peut présenter pour une femme comme vous... Ah ! Que la vie est stupide... Tenez, je suis certain que, vous et moi, nous avons Jes mêmes goûts... Nous n'avons pas besoin de nous le dire, ce sont des choses qui se sentent... Votre mari, évidemment, il a l'air de s'intéresser à des choses... À la peinture, par exemple. Il me disait qu'il avait acheté deux Utrillo. Il voulait me les faire voir, je n'ai pas voulu, parce que ça m'embête de parler d'art avec lui. Je sens que, lui, c'est par une espèce de snobisme. Il ne peut pas du tout y avoir entre lui et moi la même communion de pensée.

MADAME COMMERCY.

Si ce n'est pour jouer au bridge.

LARCADIER.

Oui, pour jouer au bridge, mais en dehors de ça... Ah ! Madame Commercy, quelle funeste idée j'ai eue de ne pas les accompagner au théâtre !

MADAME COMMERCY.

Il est encore temps.

LARCADIER.

Non, non... Le mal est fait maintenant, non. Je vais rester près de vous. On n'a pas le droit, quand la vie est si mauvaise, quand on peut avoir une heure heureuse à passer, on n'a pas le droit d'y renoncer...

Il lui prend la main, elle fait le geste de la retirer.

Non, non... Ne retirez pas votre main, voyons, je vous assure que c'est une bonne action que vous faites en me la laissant. C'est cette petite main-là qui me rattache à la vie en me faisant croire qu'il y a encore du bonheur en ce monde.

MADAME COMMERCY.

Il faut pourtant que j'aille les rejoindre au théâtre.

LARCADIER.

Eh bien ! vous irez plus tard. Du moment que vous avez manqué le commencement, ça n'a aucune importance... Faites-moi voir vos deux petits Utrillo... Vous aimez Utrillo ?... J'aimerais vous dire tout ce que je ressens devant la peinture. Je suis sûr que nous avons les mêmes sentiments... Et puis, je vous parlerai encore d'autre chose... De vous avoir dit tout ça, c'est comme une renaissance en moi ! C'est comme un printemps nouveau qui entre dans mon âme... Il me semble que vous êtes l'amie dont je ne saurais me passer... Ce n'est pas un sentiment qui est venu subitement, vous savez... Ces sentiments-là couvent... Il y a deux ou trois signes avertisseurs... J'ai rêvé plusieurs fois de vous... J'ai rêvé à des choses... On n'est pas responsable de ses rêves... Des choses qui m'avaient enfiévré... Je vous assure que c'est une belle oeuvre que vous faites. C'est un homme que vous sauvez d'une vie imbécile.

MADAME COMMERCY.

Une vie imbécile à laquelle vous tenez...

LARCADIER.

Qui me fait horreur maintenant. Je ne pense plus qu'aux heures, aux journées, que vous voudrez bien me donner, que vous ne me donnerez jamais assez...

Silence.

Venez me faire voir les deux petits Utrillo...

MADAME COMMERCY.

Vous y tenez ?... Je vais vous les montrer...

Elle se dirige vers la porte. À ce moment, sonnerie du téléphone.

LARCADIER, agacé.

Ah !...

MADAME COMMERCY.

Qu'est-ce que c'est ?

Elle se dirige Vers le téléphone.

Allô, allô !... Monsieur Larcadier, c'est vous qu'on demande...

LARCADIER.

Ah ! Oui, je sais ce que c'est... des embêteurs... Oh ! Vous pouvez rester...

MADAME COMMERCY.

Non... Non... Téléphonez...

Elle sort.

LARCADIER.

Je vous rejoins...

Au téléphone.

C'est vous, Crombez ?... Qu'est-ce que vous dites ? Que votre frère vient ?... Eh bien ! Maintenant, c'est moi qui ne suis plus libre... Oh ! Vous trouverez toujours bien un quatrième pour la partie... Non, non... Je ne peux pas venir. Absolument impossible... Je suis engagé ailleurs... Enfin pas avant une heure ou deux...

 


Achevé d'imprimer le 20 SEPTEMBRE 1930 par les ÉTABLISSEMENTS BUSSON.


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