LA PARTIE DE BRIDGE

COMÉDIE EN UN ACTE

La pièce a été jouée pour la première fois au Théâtre Antoine en juin 1916.

1930.

de Tristan Bernard.

ALBIN MICHEL, 22 rue Huyghens, PARIS (14°)

ÉTABLISSEMENTS BUSSON IMPRIMEURS, 117 rue des Poisonniers, PARIS (18°)


Texte établi par Paul FIEVRE novembre 2019

© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:26.


PERSONNAGES

DERGOS.

LUDOR, assureur.

MARTIN, publiciste.

RABON, boursier.

LE DOCTEUR.

MADAME DERGOS.

Extrait de l'ouvrage "Théâtre sans directeur" Paris, Albin Michel, 1930, pp. 113-129


LA PARTIE DE BRIDGE

Dergos, Madame Dergos.

Un petit salon assez élégant au milieu de la scène, une table de bridge est dressée, chaises pour la table.

DERGOS, est étendu sur une chaise longue

Ah...

Il gémit.

Ah, ça ne va pas, ça ne va pas !

MADAME DERGOS.

Pourquoi n'as-tu pas voulu que je leur téléphone de ne pas venir ?

DERGOS.

Ah ! C'était impossible, ils comptaient dessus, il y a une grande soirée de bridge chez les Alstoff et ils l'ont lâchée pour venir ici.

MADAME DERGOS.

Parce qu'ils aiment mieux jouer au bridge entre hommes et avec des partenaires qu'ils connaissent.

DERGOS, gémissant

Ah... Ah... Que ce soit pour cette raison là ou pour une autre, il n'était pas possible de les contremander.

MADAME DERGOS.

Mais si tu ne peux pas jouer ?

DERGOS.

Qu'est-ce que tu veux ? J'essaierai. Ces coliques néphrétiques, c'est abominablement douloureux, mais tout de même, ça vous laisse du répit. Ça va peut-être se calmer d'une minute à l'autre.

MADAME DERGOS.

C'est de la folie de ne pas te coucher.

DERGOS.

Tiens, les voilà qui sonnent. Écoute, tu devrais venir dans la chambre et tu me frictionnerais un peu les reins avec un linge chaud, ça me réussit quelquefois.

Ils sortent, La bonne introduit trois hommes, l'assureur Ludor, le publiciste Martin et le boursier Rabon.

LA BONNE.

Ces messieurs voudront bien attendre un instant. Monsieur n'est pas bien portant ce soir.

LUDOR.

Mais qu'est-ce qu'il a ?

RABON.

Je l'ai vu à la Bourse cet après-midi.

MARTIN.

Je l'ai rencontré sur le boulevard.

LA BONNE.

Ben, Messieurs, vous savez, je crois que c'est une crise comme qui dirait néphrétique, ça vient brusquement, ça ne prévient pas son monde. Si ces Messieurs veulent bien s'installer, monsieur ne va pas tarder à venir.

Elle sort.

LUDOR, s'asseyant.

Ah... Ah... J'espère qu'il ne va pas nous louper notre partie, nous avons lâché notre taxi et dans ce quartier perdu nous n'en trouverons jamais un pour aller chez les Alstoff.

RABON.

À l'autre bout de Paris.

Entre Madame Dergos. Saluts.

J'étais sur le point de vous faire téléphoner, messieurs. Alfred n'est pas bien du tout.

LUDOR.

Oui, nous savons. Enfin ce n'est pas bien grave, la semaine dernière, je l'ai fait assurer sur la vie et l'examen médical a été excellent.

MADAME DERGOS.

Oui, je sais que ce n'est pas grave, mais c'est bien douloureux.

RABON.

Des douleurs néphrétiques, on ne sait jamais combien de temps ça durera, quelquefois une demi-heure, quelquefois toute une semaine.

MARTIN.

Espérons que ça ne durera pas longtemps aujourd'hui.

MADAME DERGOS.

Il a la tête lourde, il a la fièvre.

RABON.

Eh bien, il ferait mieux de venir jouer tout de suite, ça le distraira. C'est une excellente médication.

MADAME DERGOS.

Je crois que le voilà.

Entre Dergos.

DERGOS, courbé en deux.

Je vous demande pardon, ce sont mes reins. J'étais tranquille, depuis quelque temps et puis, voilà...

RABON, l'interrompant.

Oui, oui, votre femme nous a dit tout ça. On a tiré pour vous, vous êtes avec moi et Ludor est avec Martin. Nous avons affaire à forte partie. Il va falloir ouvrir l'oeil.

Ils se mettent à table, Dergos toujours gémissant.

RABON, avec autorité.

Ne vous plaignez pas comme ça tout le temps, ça agace votre mal.

Pendant ce temps, Dergos a donné les cartes, ils annoncent.

DERGOS.

Un sans atout.

LUDOR.

Je passe.

RABON, partenaire de Dergos.

Je ne dis rien.

MARTIN, partenaire de Ludor.

Deux coeurs.

DERGOS.

Alors, je n'insiste pas.

LUDOR.

Deux coeurs, c'est bon pour moi.

MADAME DERGOS s'est assise à côté de son mari, inquiète.

Comment te sens-tu, Alfred ?

RABON, avec autorité.

Il va mieux, moi je dis deux sans atout.

MARTIN.

Alors trois coeurs !

L'enchère en reste là. On joue pour trois levées à coeur. Dergos paraît languissant. Le coup est terminé. Martin a fait ses trois levées à coeur.

RABON, à Dergos sévèrement.

Alors, puisque c'est joué, permettez-moi de vous faire une observation, je vous avais cependant bien indiqué qu'il fallait m'envoyer trèfle, ça a une importance énorme, je vous passais la main, il ne faisait pas son compte de levées.

DERGOS.

Pardonnez-moi, mon cher, vous savez, il y a des moments où je ne vois positivement plus clair.

MADAME DERGOS.

Tu ferais mieux de t'excuser auprès de ces messieurs, tu n'es pas bien, tu n'es pas au jeu, ce sera plutôt désagréable pour eux de jouer dans ces conditions.

RABON, vivement.

Mais non, mais non, il va se remettre.

LUDOR.

Et puis nous l'aurons chacun notre tour.

DERGOS, plaintif.

Ah, ça ne va pas, ah, ça ne va pas...

Il se lève douloureusement, suivi par Madame Dergos. Il se dirige vers sa chambre, les trois joueurs restent seuls.

RABON, décidé.

C'est bien simple, il n'y a qu'à filer chez les Alstoff.

MARTIN.

Filons.

LUDOR.

Filons.

Au moment où ils se lèvent, rentre madame Dergos.

Ah, messieurs, je suis inquiète, je suis inquiète. D'ordinaire il est congestionné, aujourd'hui il est tout blanc.

LUDOR.

Ça ne veut rien dire, ça ne veut rien dire, ne vous frappez pas, nous allons vous laisser, madame, nous sentons que nous vous encombrons.

MADAME DERGOS, suppliante.

Ah, messieurs, restez encore un peu, j'ai envoyé chercher notre médecin qui habite la maison à côté ; si on le trouve chez lui, ce sera bien, sinon, ce sera affolant d'être seule.

Les trois hommes se regardent, ils se font signe qu'il n'y a pas moyen de faire autrement.

RABON, résigné.

Bien, Madame, à votre disposition.

LUDOR.

Attendons.

MARTIN.

Attendons.

Ils se rassoient en silence.

MADAME DERGOS.

Je vous remercie, Messieurs.

Elle sort.

RABON.

Une petite partie à trois ?

LUDOR.

Ah non, non, je ne joue pas à trois, ce n'est plus du bridge.

RABON.

D'ici que ce docteur arrive.

LUDOR.

Elle a dit qu'il était dans la maison à côté.

MARTIN.

Oui, mais le trouvera-t-on chez lui ?

On sonne.

RABON.

Le voilà, deux minutes et on va pouvoir s'en aller.

MARTIN.

Ah ! On peut partir tout de suite.

LUDOR.

Non... non... C'est tout de même difficile de ne pas attendre la fin de la visite ; il faut que nous nous intéressions à ce qu'aura dit le médecin.

RABON.

Attendons.

Quelques instants après, le docteur ayant passé dans la chambre du malade, entre dans le salon avec madame Dergos qui lui présente les trois joueurs.

MADAME DERGOS.

Des amis de mon mari qui étaient justement venus passer la soirée.

LE DOCTEUR, sévèrement

Oh ! Il faut qu'il se repose, il vaudrait mieux qu'il n'y ait pas trop de bruit dans la maison.

RABON.

Nous allons nous en aller, docteur.

MADAME DERGOS.

Je vous en prie, Messieurs, attendez encore un peu.

Au docteur.

Est-ce que vous ne pensez pas, docteur, qu'on pourrait lui faire une piqûre de morphine ?

LE DOCTEUR.

Oh ! Je n'en suis pas partisan du tout. Je sais bien que la morphine ne gêne pas le travail d expulsion des calculs, mais j'ai toujours été opposé au principe de piquer les malades. Non, non, des enveloppements chauds.

MADAME DERGOS.

Docteur, vous allez vous en aller tout de suite ?

LE DOCTEUR.

Oui, madame, je suis obligé d'aller voir un malade. J'allais sortir quand votre bonne est arrivée.

MADAME DERGOS.

Notre petite bonne qui ne sait rien... Notre vieille domestique qui le soigne si bien est justement dans son pays, en ce moment. La femme de chambre et moi nous sommes si maladroites.

LE DOCTEUR.

Mais non, madame, vous êtes très adroite. Allons, allez commencer l'enveloppement, je puis attendre encore cinq minutes, mais pas plus.

Elle sort.

RABON.

Vous n'êtes pas inquiet, docteur ?

LE DOCTEUR.

Pas précisément, mais enfin, c'est un homme à surveiller.

MARTIN.

Des coliques néphrétiques, on dit que c'est douloureux, mais que ce n'est pas très, très dangereux ?

LE DOCTEUR.

Non, non, s'il n'y a pas de complications.

En regardant les cartes.

Il allait faire sa partie avec vous ?

RABON.

Oui, docteur, une partie de bridge, vous ne connaissez pas ça ?

LE DOCTEUR.

Pensez-vous, pendant les quatre années où j'ai été mobilisé, oh ! Nous en avons fait des parties à l'hôpital où j'étais. Le médecin-chef était de premier ordre, et il y avait là un pharmacien major pas mauvais non plus, mais notre maître à tous, c'était un petit lieutenant d'artillerie hospitalisé. Oh ! Nous avons été très ennuyés, quand il a été remis, qu'il a dû nous quitter. Heureusement, il se trouvait qu'il était cardiaque, alors on a pu prolonger son séjour un peu plus longtemps.

RABON.

Vous jouez le bridge plafond ?

LE DOCTEUR.

Oh ! Je joue tout ce que vous voudrez, je connais toutes les sortes de bridge... J'ai joué même la semaine dernière avec de vieux joueurs, qui s'en tiennent au vieux bridge aux enchères, sans plafond.

RABON.

Oh ! Docteur, vous devez certainement préférer le bridge plafond.

LE DOCTEUR.

Bien entendu.

MARTIN.

Ça ne vous dit rien ?

LE DOCTEUR.

C'est que...

LUDOR.

Ah oui, vous disiez que vous aviez à voir un autre malade.

LE DOCTEUR.

Oh ! Il ne s'agit pas d'un cas très, très urgent...

Il regarde silencieusement la table à jouer.

MARTIN, engageant.

Nous jouerons au taux qui vous plaira.

LE DOCTEUR.

Oh ! Je crois que je puis me défendre à n'importe quel taux.

LUDOR.

Dix centimes le point ?

LE DOCTEUR.

C'est un taux raisonnable, on peut perdre quatre ou cinq cents francs, si on ne voit pas de jeu.

RABON.

Alors on s'installe tout de suite.

Ils s'installent au moment où entre Madame Dergos.

MADAME DERGOS.

Docteur, j'ai tout ce qu'il me faut pour les enveloppements, la flanelle, l'ouate.

LE DOCTEUR, l'interrompant.

Très bien, très bien, eh bien ! Commencez donc ça tout de suite avec la bonne et, pour vous tranquilliser, je resterai encore ici quelque temps.

RABON.

Oui, nous ne vous laisserons pas seule.

LUDOR.

Et surtout ne vous occupez pas de nous.

MARTIN.

La bière est là, nous en profiterons si nous avons soif.

LUDOR.

On se servira tout seul.

RABON.

Et ce qui serait gentil, quand vous aurez fait vos enveloppements, très gentil, et très raisonnable, ce sera d'aller vous coucher.

MADAME DERGOS.

Vous êtes gentils aussi, messieurs.

Elle sort, la partie s'engage. Au bout d'un certain temps, on entend des gémissements.

RABON.

C'est lui qui se plaint comme ça ?

LE DOCTEUR, relevant son jeu.

Oui, c'est très douloureux.

LUDOR, après avoir regardé son jeu.

Moi, je passe.

On entend des gémissements.

Si on allait dans son bureau, ce serait plus loin de chambre sa et on le gênerait moins.

MARTIN.

Je passe aussi. Non, dans le bureau, la lumière est impossible.

LE DOCTEUR.

Deux levées à carreau.

RABON.

Je dirai deux sans atout.

LUDOR.

Moi je ne dis rien.

Gémissements.

Comme il se plaint, comme il se plaint !

RABON.

C'est atroce d'entendre des cris comme ça.

MARTIN.

Malgré soi, on est influencé, on n'est pas à son jeu.

LUDOR, au docteur.

C'est si mauvais que ça, docteur, les piqûres de morphine ?

LE DOCTEUR.

Mauvais, mauvais, on ne peut pas dire que ce soit très mauvais. Mais, vous savez, il y a deux écoles.

LUDOR.

C'est déjà un si grand point d'empêcher les gens de souffrir.

Entre Madame Dergos.

MADAME DERGOS.

Docteur, écoutez, je le trouve de plus en plus mal.

Le docteur se lève.

LE DOCTEUR.

Je vois ce qu'il faut... Pour vous faire plaisir, nous allons lui faire une petite piqûre.

Aux joueurs.

Moi je dis quatre levées à carreau... et je reviens dans un instant.

 


Achevé d'imprimer le 20 SEPTEMBRE 1930 par les ÉTABLISSEMENTS BUSSON.


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