DEUX PÊCHEURS EN EAU CLAIRE

COMÉDIE EN UN ACTE

Représentée pour la première fois le 20 février 1931 au Théâtre Tristan-Bernard.

1931.

de Tristan Bernard.

"Candide : grand hebdomadaire parisien et littéraire" du 26 mars 1931.


Texte établi par Paul FIEVRE octobre 2021

© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:48.


PERSONNAGES

PREMIER PÊCHEUR.

DEUXIÈME PÊCHEUR.


DEUX PÊCHEURS EN EAU...

Le premier pêcheur arrive avec son pliant et s'installe au bord de l'eau. Le deuxième pêcheur vient l'instant d'après et s'en va à trois pas de l'autre.

DEUXIÈME PÊCHEUR, en passant.

Bonjour, Monsieur.

PREMIER PÊCHEUR.

Bonjour, Monsieur.

DEUXIÈME PÊCHEUR, s'installant.

Eh bien, notre maître à tous n'est pas là aujourd'hui ?

PREMIER PÊCHEUR.

Oh ! Pensez-vous ! Avec ce vent qu'il a fait ce matin et maintenant cette eau claire... Un pêcheur professionnel n'a pas le droit de venir pêcher. Il mentirait à sa réputation. Il sait très bien qu'il n'y a pas un gardon à prendre aujourd'hui dans la rivière...

DEUXIÈME PÊCHEUR.

Nos points de vue sont différents.

PREMIER PÊCHEUR.

Il vient ici pour prendre du poisson. Et ce qui nous intéresse nous, c'est d'en attendre.

DEUXIÈME PÊCHEUR.

Est-ce que vous croyez qu'il vend du poisson, notre pêcheur ?

PREMIER PÊCHEUR.

Non, je ne crois pas, vous savez, c'est un ancien garde des forêts qui a pris sa retraite. Je crois qu'il en cède tout de même à l'hostellerie, la nouvelle hostellerie qui est près du bois.

DEUXIÈME PÊCHEUR.

Ah ! Au fond, j'aime autant qu'il ne vienne pas. Il sait des tas de choses en matière de pêche... Mais il finit par en être fatiguant. Vous ne trouvez pas, monsieur le professeur ?

PREMIER PÊCHEUR.

Je trouve, mais pourquoi m'appelez-vous monsieur le professeur ?

DEUXIÈME PÊCHEUR.

Mais ce sont les gens du pays qui vous donnent ce titre.

PREMIER PÊCHEUR.

Oui, parce que j'ai quelques livres chez moi et que, même, on m'a surpris à en lire. Les gens d'ici ne lisent guère... Le journal, un peu, ou des romans populaires... Quand ils vous voient mettre le nez dans un livre relié, ça vous crée tout de suite une réputation à part. Je n'ai jamais été professeur de ma vie... Ni autre chose... J'ai vécu bêtement de mes rentes depuis ma sortie du collège où j'ai été simplement un élève, un élève qui ne travaillait pas énormément parce qu'on le forçait à travailler... Une fois que j'ai atteint l'âge adulte et que la société m'a dit : « Maintenant, vous êtes dispensé d'apprendre », c'est alors que je me suis mis à m'instruire un peu.

DEUXIÈME PÊCHEUR.

Il y a longtemps, sans indiscrétion, que vous habitez le pays ?

PREMIER PÊCHEUR.

Ça va chercher dans les huit ans, comme dit mon jardinier. Depuis que j'ai acheté ma maison, la maison derrière l'église...

DEUXIÈME PÊCHEUR.

La grande maison verte.

PREMIER PÊCHEUR.

Oui. Elle est assez grande. Elle est même trop grande depuis que mes enfants sont mariés et que ma femme n'est plus de ce monde... Vous, Monsieur, vous n'êtes ici que depuis deux mois ?

DEUXIÈME PÊCHEUR.

Deux mois exactement.

PREMIER PÊCHEUR.

Je connais très bien la maison que vous avez achetée... Elle appartenait à un ingénieur de Paris avec qui j'étais assez lié...

DEUXIÈME PÊCHEUR.

Vous aimez ce pays ?...

PREMIER PÊCHEUR.

Je ne l'aime ni ne le déteste, pas plus qu'un autre pays. Je vous dirai qu'il n'y a pas grandes ressources pour un homme comme moi, qui ne tient pas à s'abrutir et qui se plaît tout de même à causer un peu. Je vous avoue que j'ai été content de vous voir arriver, car le monsieur de Paris, qui vous a vendu la maison, ne venait que six semaines par an. En dehors de lui, je ne voyais pas grand monde. Qu'est-ce qui vous a déterminé à venir par ici ?...

DEUXIÈME PÊCHEUR.

Tout simplement l'occasion de cette maison que l'on m'avait indiquée. L'endroit était calme et ma femme, qui est très nerveuse, a besoin, de repos...

Silence.

PREMIER PÊCHEUR.

Monsieur, je n'ai pas l'habitude de me jeter à la tête des gens, mais laissez-moi vous dire tout à trac que si vous venez me rendre visite, la maison s'ouvrira avec satisfaction devant vous.

DEUXIÈME PÊCHEUR, après une hésitation.

Je vous remercie.

Silence.

Moi aussi j'ai eu beaucoup de plaisir à vous rencontrer.

PREMIER PÊCHEUR.

Alors, prenons jour sans plus de façon...

DEUXIÈME PÊCHEUR.

Je vous dirai cela...

Silence.

PREMIER PÊCHEUR.

Je ne voudrais pas avoir été indiscret en vous demandant de venir me voir...

DEUXIÈME PÊCHEUR, un peu gêné.

Oh ! Monsieur, ce n'est pas cela.

PREMIER PÊCHEUR, ne comprenant pas.

Ce n'est pas cela ?

DEUXIÈME PÊCHEUR, ne répond pas. Au bout d'un instant, changeant visiblement la conversation.

C'était très intéressant ce que vous nous avez dit l'autre jour à propos de ce traité de commerce.

PREMIER PÊCHEUR.

Oh je n'ai fait que vous dire ce que j'avais lu dans le journal.

DEUXIÈME PÊCHEUR.

Ah ! C'est égal, ce n'était pas commode à répéter.

Silence.

PREMIER PÊCHEUR.

Excusez moi de renouveler ma question. Me ferez vous le plaisir de venir me voir ?

DEUXIÈME PÊCHEUR.

Oui, Monsieur, certainement !

PREMIER PÊCHEUR.

Je vous le rappellerai par écrit, Monsieur Caramieux, n'est-ce pas ?

DEUXIÈME PÊCHEUR, hésitant.

Monsieur Caramieux...

Silence.

Écoutez, Monsieur...

PREMIER PÊCHEUR.

J'écoute.

DEUXIÈME PÊCHEUR.

Monsieur, je ne m'appelle pas Caramieux. J'ai confiance en vous. Je vais vous dire mon nom que je vous prie de ne pas répéter... Je m'appelle Olbert...

PREMIER PÊCHEUR.

Olbert ?

DEUXIÈME PÊCHEUR.

Ça ne vous dit rien ?... Eh bien ! J'aime autant que ça ne vous dise rien... C'était il y a quatre ans... Vous ne vous rappelez pas l'affaire de la banque Olbert ?... Alors, vous ne vous doutez pas d'où je viens ?

PREMIER PÊCHEUR, le regardant.

Non. Je ne sais pas...

DEUXIÈME PÊCHEUR.

Je suis sorti de Fresnes il y a dix mois... De Fresnes, Monsieur, où je faisais cinq ans... Oh ! Rassurez-vous, je ne me suis pas évadé... J'ai été libéré conditionnellement...

Au bout d'un grand silence.

J'ai eu tort de vous dire, cela... N'est-ce pas, que j'ai eu tort de vous dire cela ?...

PREMIER PÊCHEUR.

Mais non, Monsieur, c'est de la franchise de votre part.

DEUXIÈME PÊCHEUR.

Ah ! Monsieur, je n'en sais rien, si c'est de la franchise. Je me demande si je ne vous ai pas dit cela surtout parce que je craignais que vous l'appreniez par ailleurs. Mais je n'avais qu'à attendre. Vous ne l'auriez peut-être jamais su... Voilà trois jours, je vous dirai, que je me tourmente... Vais-je le lui dire ou ne pas le lui dire ?... Ça me tracassait et j'ai fini par vous le dire pour que ça ne me tracasse plus... Je me rends compte, maintenant, que j'ai eu tort...

PREMIER PÊCHEUR.

Mais non, mais non, je vous assure...

DEUXIÈME PÊCHEUR.

J'ai fait trois ans de prison, y compris la préventive. Vous me croirez si vous voulez, mais laissez-moi vous dire que je n'imaginais pas que j'étais coupable. Maintenant, je ne suis plus sûr de rien. Ce n'est pas seulement parce que j'ai été en prison, mais parce que j'ai vu là-bas d'autres personnes qui avaient été condamnées, pour divers délits. La plupart estimaient, non pas précisément qu'ils étaient innocents, mais qu'on avait été injuste en les condamnant. Alors, de les entendre répéter cela, ça m'a donné à réfléchir, car moi, il me semblait bien qu'ils étaient coupables. Je me suis dit que, moi non plus, je n'étais peut-être pas aussi innocent que je l'avais cru...

Silence assez long.

Ce n'était pas moi qui avais eu l'idée de lancer des titres en Bourse et de les faire grimper... Quand la banque a commencé à réussir, j'ai été entouré de camarades qui venaient me proposer des émissions... Ils semblaient tous persuadés que les titres que nous faisions monter étaient bons... Je dis qu'ils semblaient persuadés, mais je crois qu'ils l'étaient vraiment. Vous savez, pour donner de la conviction aux clients, il faut en avoir soi-même... c'est comme la fièvre scarlatine, il faut l'avoir attrapée pour la passer aux autres... Ça a commencé à marcher bien, très bien, magnifiquement... Et puis nous avons été jalousés par d'autres banquiers, par de grands établissements. On a déposé des plaintes... Monsieur, c'est criminel de déposer une plainte... C'est comme si on jetait exprès une allumette enflammée dans un fourré. On m'a arrêté, on m'a condamné... Ma pauvre femme, qui était déjà si nerveuse, ça n'était pas fait pour la remettre... Ah ! Quel changement de vie tout à coup !... Adieu les belles réceptions, les beaux dîners, avec des gens tout à fait chics à tous les points de vue... des messieurs considérables qui disaient monsieur Olbert comme on aurait dit le bon Dieu... J'étais monté si haut que, même en prison, pendant une année au moins, on m'a traité avec un grand respect. Au bout d'un an, ils se sont habitués à moi... Toujours polis, mais ça n'était plus ça... Et quand je suis sorti de la prison, tout le personnel, le directeur, les gardiens étaient loin d'avoir pour moi la même déférence que le jour, où j'étais entré... Et pourtant, je redevenais un homme libre... Mais je n'étais plus un homme en vue...

Silence.

PREMIER PÊCHEUR.

Mais vous avez des ressources... Vous aviez mis de l'argent de côté ?...

DEUXIÈME PÊCHEUR.

On n'a pas manqué de le dire. Mais on a beaucoup exagéré. Quand mes affaires ont flanché... pas encore tout à fait flanché... j'avais acheté, au nom de ma femme, un immeuble que j'ai vendu ensuite. Mettons que j'ai de côté huit cent mille francs... C'est bien loin des quinze millions dont on avait parlé... Ah ! Puisque je vous dis tout, je ne vous cacherai pas que j'ai eu l'intention à diverses reprises, de mettre à l'abri des sommes considérables, mais je n'ai jamais osé... C'eût été m'avouer à moi-même qui je faisais des opérations dangereuses et même illicites... Or, j'ai toujours tenu à être, je ne dis pas un parfait honnête homme, mais le moins déshonnête possible. J'avais un tel besoin d'être honnête que, malgré moi, j'élargissais les bornes de l'honnêteté et j'arrivais jusqu'à dire que ce n'était pas moi qui avais les idée trop larges, mais l'honnêteté des autres personnes qui était trop étroite. D'ailleurs les bornes de l'honnêteté, je vous assure que, de nos jours, on ne les voit pas assez.

PREMIER PÊCHEUR.

Oui. Les inscriptions qu'on a mis dessus s'effacent et on ne les repeint pas assez souvent. Et puis, les dix commandements, c'est un peu sommaire pour tous les cas de conscience que pose la vie moderne. C'est comme un tout petit plan de poche qui ne vous guide pas assez, pour circuler dans une ville immense, pleine de maisons, de rues et surtout d'impasses. Et, d'autre part, le code pour des personnes qui sont censées ne pas l'ignorer, c'est considérable et compliqué. Le code, c'est un bouquin trop gros pour une époque où beaucoup de gens ne lisent plus. On en viendra peut-être à voter pour la justice un budget d'enseignes lumineuses, comme au temps du festin de Balthazar...

Silence.

Ainsi dans les alentours de la Bourse, un bel éclairage alternatif de lettres rouges et vertes : pas de souscriptions fictives... Pas de souscriptions fictives... au moins les gens seraient avertis.

DEUXIÈME PÊCHEUR, après un silence.

Ah ! Monsieur, j'ai eu tort, tout de même de vous faire ma confession.

PREMIER PÊCHEUR.

Mais non, mais non, je vous assure...

DEUXIÈME PÊCHEUR.

Oh ! vous êtes poli, vous êtes même très gentil...

Il se lève.

Voilà... C'était pour moi une bonne distraction que ces quelques heures que je venais passer en face de vous, auprès de ce petit pont, qui surmonte le bras de la rivière... Maintenant, je n'aurai plus cela.

PREMIER PÊCHEUR.

Mais qu'est-ce qui vous prend de vous en aller ?

DEUXIÈME PÊCHEUR.

J'avais trouvé un camarade. J'ai voulu qu'il n'y ait rien de caché entre nous... Et maintenant, je me suis diminué...

PREMIER PÊCHEUR, se levant.

Vous dites des bêtises.

DEUXIÈME PÊCHEUR.

Mais non, je ne dis pas de bêtises. Vous me dites ça par pitié, par bonté d'âme.

PREMIER PÊCHEUR, allant jusqu'à lui.

Je vais vous mettre plus à l'aise. Moi aussi, j'ai une confession à vous faire. Je vais vous parler librement.

DEUXIÈME PÊCHEUR.

Vous auriez été aussi là-bas ?

PREMIER PÊCHEUR.

Là-bas ?

DEUXIÈME PÊCHEUR.

D'où je viens !

PREMIER PÊCHEUR, riant.

Non, non. J'avoue que je n'y suis pas allé et que je n'ai même rien fait pour justifier un séjour là-bas, comme vous dites.

DEUXIÈME PÊCHEUR.

Ah ! Vous avez de la chance !

PREMIER PÊCHEUR, riant.

Évidemment. Il y a aussi de ça.

DEUXIÈME PÊCHEUR.

Vous vivez en paix avec vous-même !

Silence.

PREMIER PÊCHEUR, lui touchant le bras.

Non, je ne vis pas en paix avec moi-même. Écoutez... Vous m'avez fait une confession...

DEUXIÈME PÊCHEUR, amer.

... Qui n'a pas augmenté la considération que vous pouviez avoir pour moi.

PREMIER PÊCHEUR.

Mais qui n'a aucunement diminué ma sympathie. Très sincèrement... Notre entretien est trop éloigné des conversations mondaines ordinaires pour que je ne vous parle pas avec une absolue sincérité. Je disais que vous m'aviez fait une confession qui prouve malgré tout un bon élan de votre part...

DEUXIÈME PÊCHEUR.

J'avais peur un peu, je vous l'ai dit, que vous appreniez la chose par ailleurs.

PREMIER PÊCHEUR.

Oh ! Ne raffinons pas... Ne diminuons pas nos sentiments en les épluchant.. Votre élan en appelle un autre de ma part. Je veux vous dire une chose que je n'ai jamais dite à personne... Mon grand-père maternel s'appelait Alisson... Il exerçait, comme vous, la profession de banquier. C'est un des premiers qui aient compris ce qu'une affaire industrielle pouvait prendre d'extension, grâce à une habile émission de titres. Deux et même trois de ces sociétés qu'il a ainsi poussées ont été jusqu'à la faillite. Mais lui, personnellement n'a jamais été atteint, ni légalement, ni matériellement, ni moralement. Il n'y a pas eu de scandale Alisson. Il faut dire qu'à cette époque, la lutte était moins âpre entre les financiers. Le métier n'était pas gâté par une concurrence excessive. On n'avait pas une crainte fébrile, dans une banque, de voir une affaire vous échapper. Et l'on prenait, avant de la lancer dans le public, des renseignements plus méticuleux. Il me reste une certaine fortune qui vient des opérations fructueuses de la banque Alisson. Je ne l'ai pas augmentée. Mais quelquefois, ça me tourmente. N'est-ce pas ? je suis rentier, je n'ai pas grand'chose à faire. Alors, j'ai le temps d'être taquiné par des scrupules. Je me crée des soucis. Si je vous disais que j'ai été jusqu'à vouloir faire une restitution anonyme...

PREMIER PÊCHEUR.

Oh !

DEUXIÈME PÊCHEUR.

Heureusement, cette obsession n'a pas duré. Je me suis dit que je ne retrouverais, jamais les personnes auxquelles mon grand-père avait fait tort. Mes enfants sont à leur aise, ils n'ont pas besoin de mon argent, mais ils y comptent tout de même. Je n'ai rien voulu leur expliquer, leur raconter de tout cela. C'est bien assez, que je me tourmente tout seul... Venez me voir, Monsieur Olbert... Devant les gens. je vous appellerai Caramieux... Si je vous demande de venir me voir, ce n'est pas seulement pour vous faire plaisir, mais c'est parce que j'ai besoin de causer avec vous, de ne pas rester seul avec mes réflexions... Nous nous dirons mutuellement qu'il ne faut pas trop s'en faire et, si nous nous apercevons que nous avons des doutes sur notre moralité d'âme, eh bien ! Nous parlerons d'autre chose.

En s'en allant et en poussant le deuxième pêcheur devant lui.

Il y a le domaine de l'art, de la littérature, de la philosophie... Ce sont des régions plus tranquilles.

 



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