COMÉDIE DE SALON EN UN ACTE
Jouée pour la première fois CHEZ MADAME EUGÈNE MOUTON le Samedi 5 avril
Et représentée ensuite CHEZ MADAME LA COMTESSE DE BEAUSACQ le Lundi 21 avril
CHEZ MADAME DE SEYMIERS le Mercredi 23 avril
ET CHEZ MADAME LE CORDIER le Jeudi 24 avril
M. DCCC LXXIII.
PAR M. VADÉ.
PARIS, LIBRAIRIE DES BIBLIOPHILES, Rue Saint-Honoré, 338.
PARIS, IMPRIMERIE D. JOUAUST, Rue Saint-Honoré, 338.
Représenté pour la première fois à Paris le Lundi 21 avril 1873.
Texte établi par Paul FIEVRE novembre 2022
Publié par Paul FIEVRE décembre 2022
© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:37.
PRÉFACE DE L'AUTEUR.
Cette comédie est comme la lune.
Elle n'a pas d'éclat par elle-même ; elle doit tout son charme aux actrices improvisées qui l'ont bien voulu jouer et aux publics qui l'ont accueillie.
Il serait téméraire de chercher à la monter avec d'autres éléments, et je ne conseille à personne de la lire. Mais j'ai tenu à la faire imprimer.
Quand les neiges du temps auront enseveli ma jeunesse, je me rappellerai avec émotion, et non sans orgueil, que j'ai connu les plus aimables des femmes et que j'ai su les apprécier.
PROLOGUE PAR SULLY PRUDHOMME.
Lu chez Mme la C[omt]esse de Beausacq
MESDAMES ET MESSIEURS,
Vous pouviez, ce soir même, applaudir aux Français
Des acteurs accomplis qu'illustre un long service,
Vous avez préféré de ma troupe novice
Encourager ici les périlleux essais.
J'ai, pour ce dévouement, des grâces à vous rendre ;
Mais, peut-être, tout bas, vous êtes-vous promis,
Pour vous dédommager de ce zèle d'amis,
La joie un peu maligne, et neuve, de surprendre
Des pauvres débutants le naïf embarras,
De les voir, ne sachant que faire de leurs bras,
Adresser au souffleur la réplique en détresse,
Et rattrapant les mots à grand'peine épiés,
Parler dans leurs gilets en regardant leurs pieds.
Eh bien ! c'est trop compter sur notre maladresse :
Les comédiens d'un jour, inspirés du hasard,
Sont parfois les plus vrais, car ils sont vrais sans art.
Nous avons la candeur, c'est ce qui nous protège :
Notre amoureux, cueilli dans les fleurs d'un collège,
En plein avril, dira pour la première fois :
« Cher Ange ! » et n'aura point à rajeunir sa voix.
Ma troupe est tout entière en ce salon choisie :
J'avais même besoin de trouver parmi vous
Quelque homme sérieux pour en faire un jaloux,
L'Othello s'est offert, et je l'en remercie.
Les actrices, chez nous, n'ayant aucun soupçon
Que la grâce s'emprunte et l'esprit s'étudie,
Semblent à leur insu jouer la comédie ;
Notre jeune première, à défaut de leçon,
Se résigne à rester charmante, naturelle
Comme si tout son rôle était dicté par elle ;
La soubrette est exquise, indolente à ravir,
Si naturelle aussi qu'on pense à la servir.
Au surplus notre pièce est mieux qu'un badinage.
On y lit un discours politique et moral ;
Le dénouement surtout est fort original,
Car la galanterie y fait naître un ménage.
Mesdames, n'ayez peur qu'un mot vif échappé
N'oblige la Pudeur à refermer son voile.
L'Amour ne réussit qu'au tomber de la toile,
Et le mari qu'on trompe est à peine trompé.
Si cette pièce est neuve, alerte et bien écrite,
La verve qu'elle inspire aux acteurs en fait foi,
J'en puis taire l'auteur, mais non pas le mérite,
Car, si j'étais modeste, on la croirait de moi.
Mais vous allez l'entendre, et vous ferez justice.
Dans ma présomption je n'ai pas de complice ;
Je ne leur ai rien dit qui pût les rendre vains,
Mais vous les rendre fiers si vous battez des mains.
ACTEURS
MADAME VERRIÈRES.
JULIETTE, cousine de Madame Verrières.
LA BARONNE.
MARTINE, camériste.
MONSIEUR VERRIÈRES.
FERNAND.
LE BARON.
La scène est dans un salon. Au milieu, un album sur une table ; le reste au gré des actrices.
L'ALBUM
SCÈNE I.
Madame Verrières, Juliette.
MADAME VERRIÈRES.
Nous n'avons que le temps de passer une robe, Juliette ; la baronne va venir nous prendre dans une heure et demie pour aller au sermon.
JULIETTE.
Savez-vous, ma cousine, que ce père lazariste a un grand talent : il vient jusqu'à des jeunes gens pour l'entendre.
MADAME VERRIÈRES.
On y voit même des maris avec leurs femmes.
JULIETTE.
Pourvu que le baron laisse venir la sienne !
MADAME VERRIÈRES.
Ah ! Il est très jaloux : c'est un homme bien élevé.
JULIETTE.
Oh ! Il faut avoir bien peu de confiance en sa femme pour la surveiller de si près !
MADAME VERRIÈRES.
Les femmes n'aiment rien tant que d'être opprimées ; c'est une preuve qu'on s'occupe d'elles.
JULIETTE.
Mais Monsieur Verrières ne vous persécute pas ainsi.
MADAME VERRIÈRES.
Eh ! Crois-tu que je sois heureuse ! Il ne me fait jamais de scènes, mais de la sorte je n'ai jamais rien à lui pardonner.
JULIETTE.
Et vous êtes si indulgente que cela vous manque ?
MADAME VERRIÈRES.
Ne pouvoir jamais pardonner ! Pour une âme tendre c'est un supplice affreux.
JULIETTE.
Mais aussi que n'avez-vous des torts ? Il serait bien obligé de se fâcher.
MADAME VERRIÈRES.
Enfant ! Je reconnais bien là ta candeur. Tu crois qu'on a des torts comme on veut !
JULIETTE.
Oh ! Vous ne le voudriez pas ; mais on peut faire semblant.
MADAME VERRIÈRES.
Juliette, ceci n'est plus de l'ingénuité. Mais j'y perdrais mon temps ; la jalousie est dans le caractère. Le baron étranglerait sa femme sur le plus futile soupçon, et, après que j'aurais commis les plus graves imprudences, mon mari me trouverait des excuses.
JULIETTE.
Quel intraitable caractère !
MADAME VERRIÈRES.
Tu verras, quand tu seras mariée, que le bonheur a ses tortures.
JULIETTE.
Oh ! Moi, je ne me marierai jamais !
MADAME VERRIÈRES.
Tu ne te marieras jamais ? Juliette, tu es amoureuse.
JULIETTE.
Oh ! Ma cousine!
MADAME VERRIÈRES.
Alors, qu'est-ce qui te fait croire que tu ne te marieras pas ?
JULIETTE.
Mais... je n'ai pas de dot. Si, à la mort de ma mère, vous ne m'aviez pas prise avec vous...
MADAME VERRIÈRES.
Tu n'as pas de fortune, c'est vrai ; mais tu es orpheline. Et puis tu as de beaux yeux
JULIETTE.
Ça, c'est vrai.
MADAME VERRIÈRES.
Une figure angélique, une taille charmante.
JULIETTE.
Oui ; et puis j'ai un très bon caractère.
MADAME VERRIÈRES.
Un coeur d'or, une excellente éducation, une santé admirable, de l'esprit, du goût...
JULIETTE.
J'en conviens.
MADAME VERRIÈRES.
Et parmi les amis de Monsieur Verrières, il peut se rencontrer quelque beau jeune homme.
Prenant l'album.
Voyons-les un peu.
JULIETTE.
Oh ! Ce n'est pas la peine.
MADAME VERRIÈRES.
Tiens ! Nomme-les l'un après l'autre, je te dirai à qui tu penses.
JULIETTE.
Vous croyez que ma voix serait si émue ?
MADAME VERRIÈRES.
Essaye.
JULIETTE.
Monsieur de Lignerol, Monsieur Berville, Monsieur Desmazières, Monsieur Charles, Monsieur de Vassy, Monsieur Lherminier ; c'est tout.
MADAME VERRIÈRES.
Ta voix n'a pas bronché ! Recommence.
JULIETTE.
Monsieur de Lignerol, Monsieur Berville, Monsieur Desmazières, Monsieur Charles, Monsieur de Vassy, Monsieur Lherminier
MADAME VERRIÈRES.
Je crois bien, petite futée, tu n'as pas nommé Fernand.
JULIETTE.
Chut ! Il faut aller nous habiller.
Elle sonne.
MADAME VERRIÈRES, à part.
Seulement, Fernand est encore trop bien ; il ne voudra pas se marier.
SCÈNE II.
Les mêmes, Martine.
JULIETTE.
Tu as l'air tout pâlot, Martine. Est-ce que tu es malade ?
MARTINE.
Je suis un peu fatiguée, Mademoiselle ; mais ce n'est rien.
MADAME VERRIÈRES.
Elle est si délicate, cette pauvre petite.
À Martine.
Est-ce que tu as mal dormi cette nuit ?
MARTINE.
Quand le temps change brusquement, je ne m'y attends pas, ça me saisit.
JULIETTE.
Ne reste pas debout, c'est très mauvais. Attends, je vais te faire un verre d'eau.
MADAME VERRIÈRES.
Juliette, nous pouvons bien nous dispenser de nous habiller ; elle se reposera un peu.
MARTINE.
Oh ! Je vais habiller Madame.
JULIETTE, apportant le verre d'eau.
Non, non ; c'est défendu.
MADAME VERRIÈRES, à Juliette.
As-tu mis de la fleur d'oranger ?
JULIETTE, à Martine.
Reste tranquille et ne te fatigue pas.
MARTINE.
Merci, Mademoiselle.
MADAME VERRIÈRES.
C'est si fatigant d'être domestique pour une petite créature comme ça.
SCÈNE III.
MARTINE, seule.
J'ai remarqué que, quand je reste assise, je me fatigue bien moins ; on n'est pourtant pas trop exigeant dans la maison. Il est vrai que j'y suis depuis dix-neuf ans, à ce qu'on m'a toujours assuré, bien que je n'aie que dix-huit ans trois mois. Cette fleur d'oranger m'a fait du bien ; je crois que je vais pouvoir épousseter le salon.
Encore l'album ouvert ! Est-ce que Monsieur Fernand est venu ? Il doit joliment connaître ces photographies-là ; il ne vient pas une fois qu'il ne reste en contemplation devant cette page. Ce n'est pourtant pas Monsieur Verrières qu'il regarde, ni le baron. Restent Madame Verrières et Mademoiselle Juliette. Je suis bien sûre qu'il est amoureux de l'une des deux, et comme Mademoiselle Juliette est la plus jeune, la plus jolie, la plus neuve, ce doit être Madame Verrières qu'il aime. Ces hommes sont si corrompus, dit-on ; car moi, je n'en sais rien.
Ah ! J'ai une idée. Je vais retirer de l'album la photographie de Madame Verrières. La première, fois que Monsieur Fernand viendra, s'il paraît contrarié et s'il cherche partout, c'est que c'est Madame Verrières qu'il veut voir ; s'il reste les yeux fixés sur la page, c'est qu'il vient pour Mademoiselle Juliette.
Elle enlève la photographie.
Tiens, qu'est-ce qu'il y a d'écrit sur celle-là ! C'est la photographie de Monsieur Fernand.
Lisant.
« Il faut absolument que je vous voie. Mon coeur ne tient plus dans ma poitrine. »
Ah ! ah ! C'est la petite poste. Seulement il n'y a pas d'adresse. Mais je ne veux pas laisser ces choses-là à l'air. Remettons tout en place.
Elle replace la photographie.
C'est égal, j'ai découvert qu'il y a quelque chose que je ne sais pas.
SCÈNE IV.
Martine, Fernand.
FERNAND.
Tiens, qu'est-ce que tu fais là ?
MARTINE.
Je range le salon, Monsieur Fernand.
FERNAND.
Tu le ranges assise. C'est plus long ; mais cela doit être mieux fait. Tiens.
Il lui donne une pièce d'or.
MARTINE, après avoir pris la pièce d'or.
C'est donc très mal, ce que vous faites ?
FERNAND.
Moi, qu'est-ce que je fais de mal ?
MARTINE.
Vous êtes trop généreux pour quelqu'un qui n'a rien à se reprocher.
FERNAND.
Alors rends-la moi...
MARTINE.
Je ne dis pas cela. Mais...
FERNAND.
Est-ce que Monsieur Verrières est sorti ?
MARTINE.
Non. Je vais le prévenir que vous êtes ici.
FERNAND.
Oh ! Ce n'est pas la peine. Je n'ai rien à lui dire. Et Madame Verrières ?
MARTINE.
Elle est dans sa chambre ; je vais lui dire...
FERNAND.
Non, non, ne la dérange pas. Je n'ai pas besoin de la voir.
À part, après avoir regardé la photographie de la Baronne.
La baronne n'a rien écrit. Je suis dans un état effroyable.
MARTINE.
Mais alors, Monsieur Fernand, qu'est-ce que vous venez faire ?
FERNAND.
J'ai à parler à Monsieur Verrières.
MARTINE.
Alors, je vais le chercher.
FERNAND.
Non. Écoute : je reviendrai tout à l'heure. Mais ne dis pas que je suis venu.
MARTINE.
Pourquoi cela ?
FERNAND.
Il y a des motifs très sérieux. Je t'expliquerai cela à ta majorité.
MARTINE.
Moi, je ne veux pas mentir. Je dirai à Madame que vous êtes venu et que vous m'avez dit de ne pas le lui dire.
FERNAND.
Ne fais pas cela, au moins.
MARTINE.
Mais je sais bien pourquoi vous êtes venu ; c'est pour l'album.
FERNAND.
Quelle idée ! Je regarde l'album machinalement, sans faire attention.
MARTINE.
Dites-moi seulement quelle photographie vous regardez de préférence.
FERNAND.
Oh ! Ça m'est bien égal, les photographies.
MARTINE.
Donnez-moi la vôtre.
FERNAND.
La mienne ? Je te l'apporterai.
MARTINE.
Eh bien, c'est cela ! Vous en apporterez une. En attendant je vais prendre celle-ci.
FERNAND.
Hé ! Qu'est-ce que tu fais ?
MARTINE.
Que vous importe si je prends celle-ci ! Vous la remplacerez.
FERNAND.
Non, non.
MARTINE.
Est-ce qu'il y a une dédicace écrite là-dessus ?
FERNAND.
Il n'y a rien d'écrit. Mais je t'en apporterai une grande, bien plus jolie.
MARTINE.
Moi, j'ai envie de celle-là. Vous ne voulez rien faire pour moi.
FERNAND.
Mais je ferai tout ce que tu voudras.
MARTINE.
C'est parce que je ne suis qu'une pauvre servante. Vous me méprisez !
FERNAND.
Voyons, Martine, sois raisonnable. Tu sais bien que je ne demande qu'à te faire plaisir.
MARTINE.
Alors, époussetez le salon pour moi.
FERNAND.
Voilà une singulière fantaisie !
MARTINE.
Vous me refusez tout.
FERNAND, à part.
Ah ! J'aime encore mieux cela.
Haut.
Donne-moi le plumeau. Seulement tu me diras ce qu'il faut faire.
MARTINE.
Il faut tout essuyer sans rien casser. Voulez-vous mon tablier ?
FERNAND.
Pour me faire une bavette ? Faut-il battre les meubles ?
MARTINE.
Jamais ! Ça ferait de la poussière. Donnez-moi mon verre d'eau.
FERNAND, après avoir présenté le verre d'eau.
Madame n'a plus besoin de rien ?
MARTINE.
Vous n'avez toujours pas voulu me laisser prendre votre portrait.
FERNAND.
Je te l'apporterai. Tiens, en attendant.
Il lui donne une pièce d'or.
MARTINE.
Vous savez : je garde toutes vos pièces d'or. Quand vous serez dans l'embarras, adressez-vous à moi, je vous prêterai quelques louis.
FERNAND.
Amasse-les. C'est pour t'acheter un mari.
SCÈNE V.
MARTINE, seule.
C'est pour Mademoiselle Juliette. Il n'a pas voulu voir Madame, et rien ne l'en empêchait. On ne perd pas son temps à regarder le portrait quand on peut voir le modèle. Non ! C'est pour Madame. On n'écrit ces choses-là que pour avoir une réponse, et Mademoiselle Juliette ne lui répondrait pas. Et puis une déclaration à une jeune fille ! Cela peut mener très loin ; tandis qu'à une femme mariée, on sait qu'elle n'est pas libre.
Mais est-il possible que Madame, avec un si bon mari... Il est vrai que c'est toujours le même ! Ah ! Le voici.
SCÈNE VI.
Martine, Monsieur Verrières.
MONSIEUR VERRIÈRES, des papiers à la main.
Mesdames et Messieurs, la France... Ah ! Martine, tu vas me dire ton avis. Vaut-il mieux dire Mésdames et Mèssieurs, ou bien, Mèsdames et Méssieurs ?
MARTINE.
Moi, je dirais : Messieurs et Dames.
MONSIEUR VERRIÈRES.
Écoute ma première phrase. Je suppose que tu assistes à la réunion générale des comités de l oeuvre du Sou des Châteaux. Je fais un discours et tu juges de l'effet.
MARTINE, s'asseyant.
Alors, je suis assise dans un fauteuil.
MONSIEUR VERRIÈRES.
C'est cela, et tu fais aller ton éventail.
Il lui donne l'éventail.
Mesdames et Messieurs, la France, dans les temps douloureux de crise patriotique, politique et sociale qu'elle traverse avec angoisse et quelles que soient les pénibles épreuves qu'il a plu à la sagesse divine d'imposer à nos coeurs, comme si elle voulait, par la fréquence et l'intensité des désastres, tremper nos âmes et les préparer à l'expiation suprême, auprès de laquelle tous les maux de ce monde sont des peines d'autant plus légères qu'ils sont constamment tempérés par les salutaires jouissances du devoir accompli dans l'exercice régulier des fonctions de famille et de société, biens incomparables que la miséricorde céleste dispense libéralement aux hommes, alors même qu'ils s'en rendent le plus indignes par la perversité de leurs instincts et l'oubli des impérissables prescriptions de la Providence à laquelle nous devons, outre les bienfaits de la vie temporelle, la sainte espérance d'une vie meilleure et d'un monde spirituel où il nous sera donné de connaître, après les orages et les misères terrestres, le repos et la félicité réservés aux élus, nous est toujours chère.
MARTINE.
Qui donc nous est toujours chère?
MONSIEUR VERRIÈRES.
La France ; je l'ai dit en commençant.
MARTINE.
Alors, vous supposez que les personnes qui auront entendu le commencement y seront encore à la fin ?
MONSIEUR VERRIÈRES.
Certainement. Une fois assis on ne peut plus s'en aller.
MARTINE.
Vous ne les préviendrez donc pas ?
MONSIEUR VERRIÈRES.
On saura que je dois faire un discours, mais on ne saura pas lequel.
MARTINE.
Mais qu'est-ce qui vous oblige à faire un discours ?
MONSIEUR VERRIÈRES.
Oh ! Je ne peux pas m'en dispenser. C'est un de ces devoirs de position auxquels il ne faut pas essayer de se soustraire, surtout après le rôle actif que j'ai joué pendant la guerre.
MARTINE.
Pendant la guerre ? Mais vous étiez resté à Paris.
MONSIEUR VERRIÈRES.
Eh bien ! Ne sais-tu pas que j'ai eu quatorze blessures d'armes à feu, trois blessures d'armes blanches, et neuf amputations...
MARTINE.
Neuf amputations ! Alors on vous a amputé plusieurs fois le même membre ?
MONSIEUR VERRIÈRES.
Dans mon ambulance. Ce n'est pas moi qui ai personnellement éprouvé toutes ces meurtrissures. Mais je crois qu'il est plus pénible encore de voir souffrir les autres.
MARTINE.
Oh ! Ce n'est qu'une souffrance morale.
MONSIEUR VERRIÈRES.
J'ai aussi un passage qui est très politique. Tu vas voir.
MARTINE.
Est-ce que la phrase est aussi longue ?
MONSIEUR VERRIÈRES.
Le temps est venu d'affirmer nettement sa foi politique. La monarchie traditionnelle de nos pères, le régime constitutionnel de la branche cadette, le système plébiscitaire de l'empire, les principes libéraux de la doctrine républicaine, et les aspirations les plus audacieuses du socialisme, se réunissant sur le terrain commun de l'ordre et de la liberté, voilà le parti unique auquel nous devons tous nous rallier.
MARTINE.
En somme, vous ne dites pas pour qui vous êtes.
MONSIEUR VERRIÈRES.
Il ne manquerait plus que cela. Je ne serais plus un homme politique, alors.
MARTINE.
Tout ça, voyez-vous, c'est de l'éloquence.
MONSIEUR VERRIÈRES.
Et puis, j'ai le trait de la fin.
MARTINE.
La fin ? Ah ! Voyons..
MONSIEUR VERRIÈRES.
La patrie, Mesdames et Messieurs, quand elle est glorieuse et prospère, nous l'aimons ; quand elle est malheureuse et vaincue, nous l'aimons encore ; mais quand elle est aveugle et criminelle, alors nous l'aimons davantage.
MARTINE.
Oui. Oh ! Je m'y attendais.
MONSIEUR VERRIÈRES.
Parce que je te l'avais dit.
SCÈNE VII.
Les mêmes, La Baronne.
LA BARONNE.
Bonjour, cher. Est-ce que ces dames sont prêtes ?
MONSIEUR VERRIÈRES.
Martine, veux-tu dire à ces dames que la baronne les attend.
Martine sort.
Asseyez-vous, chère amie.
SCÈNE VIII.
Monsieur Verrières, La Baronne.
LA BARONNE, s'asseyant.
Je n'ai pas le temps. Depuis ce matin, je suis allée à l'Hôtel des ventes, j'ai déjeuné à Ville d 'Avray, j'aurais dû assister à la séance de l'Assemblée, où j'ai des amis qui parlent ; mais je suis revenue à Paris pour aller au Salon, où j'ai des amis qui exposent. De là, j'ai passé chez ma couturière, chez mon coiffeur et chez le dentiste d'une de mes amies ; et tout à l'heure, après le sermon, il faut que je fasse trois visites, cinq emplettes, que j'obtienne un bureau de tabac et une sous-préfecture, et que je trouve le temps de me recueillir.
MONSIEUR VERRIÈRES.
Et puis vous viendrez dîner avec nous ?
LA BARONNE, à part.
Sans compter ce que j'ai à faire ici.
MONSIEUR VERRIÈRES.
Moi, je fais un discours. Voulez-vous que je vous le lise ?
LA BARONNE.
Oh ! Mon ami, et les devoirs de l'hospitalité!
MONSIEUR VERRIÈRES.
C'est vrai, je suis chez moi ; mais je vous le porterai.
LA BARONNE.
Envoyez-le-moi plutôt ; je le lirai à mon aise.
À part.
Voyons ce qu'a écrit Fernand.
MONSIEUR VERRIÈRES.
C'est pour l'oeuvre du Sou des Châteaux.
LA BARONNE, lisant à part.
« Il faut absolument que je vous voie. Mon coeur ne tient plus dans ma poitrine. »
MONSIEUR VERRIÈRES.
Vous dites ?
LA BARONNE.
Continuez, je vous prie. Faites comme si je n'y étais pas.
MONSIEUR VERRIÈRES.
Donnez-moi donc un adjectif pour désastres.
LA BARONNE.
Le malheureux !
MONSIEUR VERRIÈRES.
Malheureux ? Désastres malheureux. C'est exact, mais ce n'est pas original.
LA BARONNE, à part.
Il faut que je réponde.
MONSIEUR VERRIÈRES.
Que penseriez-vous de navrants ?
LA BARONNE.
Navrant. C'est le mot. Prêtez-moi votre crayon.
MONSIEUR VERRIÈRES.
Le voici, Madame. Vous voulez dessiner des bonshommes ?
LA BARONNE.
Ne faites pas attention. Écrivez toujours.
MONSIEUR VERRIÈRES.
Avec quoi ?
LA BARONNE.
Ah ! C'est vrai : j'ai votre crayon. C'est pour écrire le jour et l'heure où vous prononcerez votre discours.
MONSIEUR VERRIÈRES.
Vous êtes bien aimable. Mardi, à huit heures.
LA BARONNE, écrivant.
« Mon mari ne sait rien, mais il s'en doute. »
MONSIEUR VERRIÈRES.
Vous y êtes ?
LA BARONNE.
Où est-ce ?
MONSIEUR VERRIÈRES.
Au Cercle des sociétés savantes, quai Malaquais.
LA BARONNE, écrivant.
« Je vous aime avec une extrême prudence. »
MONSIEUR VERRIÈRES.
Je vous enverrai douze fauteuils.
LA BARONNE, écrivant.
« Observez la plus grande réserve. »
MONSIEUR VERRIÈRES.
Réservés, des fauteuils réservés, bien entendu.
LA BARONNE, à part.
Je crois que c'est tout.
MONSIEUR VERRIÈRES.
Ah ! Mettez : en toilette de ville.
LA BARONNE, écrivant.
« En toilette de ville. »
MONSIEUR VERRIÈRES.
Le Baron viendra, n'est-ce pas?
LA BARONNE.
Le Baron, quand çà ?
MONSIEUR VERRIÈRES.
Mardi, au quai Malaquais.
LA BARONNE.
Ah ! Oui, oui. Certainement.
Elle replace la photographie.
Voilà qui est fait.
MONSIEUR VERRIÈRES.
Vous n'oubliez pas ma petite note ?
LA BARONNE.
Elle est dans ma poche.
À part.
Pauvre Fernand !
Comme il doit souffrir !
SCÈNE IX.
Les mêmes, Madame Verrières, Juliette.
MADAME VERRIÈRES.
Nous voilà prêtes.
JULIETTE.
Et nous sommes en retard.
LA BARONNE.
Dieu ! Comme elle est jolie, cette enfant ! Dire qu'on va prêcher contre ces choses-là !
MADAME VERRIÈRES, à Monsieur Verrières.
Vous ne venez pas à la Madeleine avec nous ?
MONSIEUR VERRIÈRES.
Entendre des discours. Oh ! Non ; j'en fais.
JULIETTE.
Comme si c'était l'affaire d'un mari !
MADAME VERRIÈRES.
Juliette !
LA BARONNE.
Laissez-la donc parler à tort et à travers. C'est ainsi qu'aimait Henri IV.
MONSIEUR VERRIÈRES.
N'est-ce pas qu'elle est charmante, ma petite cousine ? Nous la marierons un de ces jours.
LA BARONNE.
Pauvrine ! Il faut bien qu'elle s'y attende. [ 1 Pauvrine : pauvre au sens de malheureux, dans les parlers du sud-ouest. [Wikipedia]]
JULIETTE.
Oh ! Mais je me défendrai.
MADAME VERRIÈRES.
Et, comme tout le monde, tu finiras par capituler.
JULIETTE.
Ah ! Si on me prend par la famine !
MONSIEUR VERRIÈRES.
L'essentiel est de bien régler les conditions de l'occupation.
MADAME VERRIÈRES.
Allons entendre des paroles plus édifiantes.
LA BARONNE.
Ah ! Nous passerons chez mon photographe ; il faut que je reprenne des cartes. J'en fais une consommation effroyable.
SCÈNE X.
MONSIEUR VERRIÈRES, seul.
Comme les relations du monde sont incompatibles avec le travail sérieux ? Cette visite m'a fait perdre l'élévation de mes idées.
Voyons : j'ai bien ma phrase de début, et je puis dire qu'elle a une certaine ampleur ; j'ai le mot de la fin ; il ne me reste à faire que le corps du discours, mais je ne sais pas du tout de quoi je pourrais parler.
Entretenir de l'oeuvre du Sou des Châteaux des personnes qui sont venues pour cela, ce ne serait pas assez inattendu. Si je dénigrais le gouvernement actuel ! Mais il ne faut parler qu'une heure. Et puis ce serait me ranger dans la catégorie des opposants et me rendre impossible. Tiens ! Je n'ai pas encore fait de citation latine. J'en puis bien mettre deux. Je serai quitte pour chercher ensuite une manière de les amener. Oh ! J'arriverai à faire un très joli discours. Si je pouvais seulement trouver un sujet !
SCÈNE XI.
Monsieur Verrières, Fernand.
FERNAND, à part.
La Baronne est venue.
MONSIEUR VERRIÈRES.
Ah ! Tu arrives à merveille. Donne-moi une citation latine.
FERNAND.
Sur quoi ?
MONSIEUR VERRIÈRES.
Sur ce que tu voudras. Un vers de Virgile ou d'Horace ; peu m'importe.
FERNAND.
O fortunatos nimium, sua si bona norint...
MONSIEUR VERRIÈRES.
Agricolas. Mais cela pourrait blesser nos populations rurales.
FERNAND.
Va-t'en au diable.
Prenant l'album dans les mains de Monsieur Verrières.
Qu'est-ce que tu fais ici ?
À part.
Est-ce qu'il ne va pas s'en aller ?
MONSIEUR VERRIÈRES.
Je travaille à mon discours. Laisse-moi donc l'album, tu n'en as pas besoin.
FERNAND.
Qu'est-ce que tu veux que j'en fasse ?
MONSIEUR VERRIÈRES.
Donne-moi une autre citation.
FERNAND, à part.
Dieu, qu'il est agaçant !
Haut.
Mon cher, tu ne trouveras rien assis. Moi, j'écris toujours en me promenant.
MONSIEUR VERRIÈRES, se levant.
Oui, cela donne du mouvement au style.
FERNAND, reprenant l'album.
O matre pulchra filia pulchrior ! Tu sais ce que cela veut dire?
MONSIEUR VERRIÈRES.
Ah ! C'est très joli : D'une mère si belle fille plus belle encore. Je vais l'écrire.
Il reprend l'album.
FERNAND.
Est-ce que cela trouve son application ?
MONSIEUR VERRIÈRES.
Oh ! Très bien.
FERNAND.
11 faut absolument que je me débarrasse de lui.
MONSIEUR VERRIÈRES.
Est-ce que je t'ai lu mon commencement ?
FERNAND.
Non. Mais je vais le lire pendant que tu iras au Ministère de la guerre.
MONSIEUR VERRIÈRES.
Moi ?
FERNAND.
C'est un service qu'il faut que tu me rendes, tout de suite, tout de suite.
MONSIEUR VERRIÈRES.
Bien volontiers, mon cher.
FERNAND.
Tu connais le Ministre. Il est chez lui en ce moment ; il s'agit de faire une démarche pour que je sois décoré.
MONSIEUR VERRIÈRES.
Au ministère de la guerre ?
FERNAND.
Certainement. J'ai été assez franc-tireur pour qu'on me donne la croix.
MONSIEUR VERRIÈRES.
Je ne demande pas mieux ; j'y vais tout de suite, mais viens avec moi.
FERNAND.
Ah ! Non.
MONSIEUR VERRIÈRES.
Pourquoi ?
FERNAND.
Je veux lire ton discours.
MONSIEUR VERRIÈRES.
C'est vrai. Tiens, le voilà. As-tu des cigares ? Veux-tu des allumettes ? Si tu as besoin de quelque chose, tu sonneras Martine.
FERNAND.
Merci, je suis très bien. Va vite.
Il prend l'album.
MONSIEUR VERRIÈRES, revenant.
Mais j'y pense. Tu n'as été que militaire : si je te présentais comme ayant fait partie de mon ambulance ?
FERNAND.
Nous verrons, nous verrons. Fais toujours cette démarche-là.
MONSIEUR VERRIÈRES.
Comme tu voudras.
SCÈNE XII.
FERNAND, seul.
Ce n'est pas sans peine.
Voyons la réponse de la Baronne :
« Mon marine sait rien; mais il s'en doute. »
Ça m'est bien égal.
« Je vous aime » Cher ange!
« Avec une extrême prudence. » Ah ! Quel coeur timoré !
« Observez la plus grande réserve. En toilette de ville. »
Comment ! En toilette de ville ! Et toujours une grande réserve ! Avec cela on n'arrive à rien. En toilette de ville ! Ah ! Cela ne peut plus durer. Je vais lui écrire...
SCÈNE XIII.
FERNAND, LE BARON.
FERNAND.
Allons, bon ! Le Baron, maintenant.
LE BARON.
Mon cher ami, on me dit que Verrières est sorti. Je venais le chercher pour m'assister dans une circonstance bien douloureuse.
FERNAND.
Qu'est-ce qui vous arrive ?
LE BARON.
Mais vous pourrez me rendre ce service. Ma femme...
FERNAND.
Votre femme ?
LE BARON.
C'est affreux ; une femme que j'ai comblée d'amour.
FERNAND.
Eh bien ?
LE BARON.
Elle est partie pour la Hollande avec un professeur d 'italien !
FERNAND.
Partie pour avec... Qu'est-ce que vous racontez là ? Quand est-elle partie ?
LE BARON.
Ce matin, je les ai vus.
FERNAND.
Mais, mon cher Baron, vous perdez la tête.
LE BARON.
Ce matin, à dix heures, ma femme est sortie. Je n'avais aucun soupçon ; cependant je l'ai suivie : il ne faut pas attendre que le mal soit fait pour s'en occuper. Elle a pris un fiacre, n° 3207. Je le vois encore, avec des lanternes rouges, un cheval blanc, très maigre. Elle s'est fait conduire à l'Hôtel des ventes, où elle est entrée ; elle a beaucoup examiné un Bonheur du jour. Je me suis dit : « C'est un plaisir licite. » J'ai fait le tour de deux ou trois salles et je suis parti. Au coin de la rue de Provence, je vois passer un fiacre, les stores baissés, des stores bleus en mauvais état. Machinalement je regarde le numéro : 3207. Un nuage de sang a passé devant mes yeux. Cependant j'ai remarqué une grande malle sur la voiture : je me rappellerai cette malle toute ma vie. J'ai couru ; rue Lafayette, j'ai perdu de vue la voiture, mais elle allait évidemment à la gare du Nord. J'y suis arrivé, il n'y avait plus de fiacre ; mais j'ai reconnu la malle aux bagages, elle portait cette adresse : Monsieur Santini, professeur d 'italien, à Rotterdam. J'ai voulu passer pour fouiller le train. On m'a arrêté ; pendant que je m'expliquais, le train est parti. Je pars ce soir pour Rotterdam. Venez avec moi : seul, je ferais un malheur. [ 2 Bonheur du jour : petit meuble dédié à l'écriture ou comme coiffeuse. [L]]
FERNAND.
Mon cher Baron, il y a plusieurs raisons qui prouvent votre erreur : d'abord, permettez-moi de rester convaincu que la Baronne est une femme vertueuse, incapable d'aimer un professeur, même d'italien.
LE BARON.
Alors, que va-t-elle faire en Hollande avec ce monsieur ?
FERNAND.
Mais vous n'avez vu que le fiacre. Elle l'avait quitté, et Monsieur Santini est monté dedans.
LE BARON.
C'est une supposition que vous faites !
FERNAND.
Au moins elle est vraisemblable ! Maintenant, je puis ajouter que la Baronne est, en ce moment même, avec Madame Verrières et sa cousine, au sermon de la Madeleine.
LE BARON.
Ah ! Cela, c'est une raison.
FERNAND.
Et il serait au moins sage d'y aller voir avant de prendre le train.
LE BARON.
C'est cela, allons-y.
FERNAND.
Eh bien, permettez-moi d'écrire deux mots, et je vous accompagne.
LE BARON.
Parfaitement, je vous attends.
FERNAND.
Allons, bon ! J'ai cassé mon crayon.
LE BARON.
Voulez-vous le mien ?
FERNAND, prenant le crayon.
Merci. Avez-vous vu ce joli tableau qu'a acheté Verrières ?
Pendant que le Baron regarde le tableau, Fernand enlève sa photographie de l'album, en tire une autre de sa poche sur laquelle il écrit.
FERNAND, écrivant.
« Impossible attendre plus longtemps. »
LE BARON.
C'est un Greuze ; mais il n'est pas signé. [ 3 Greuze : Jean-Baptiste Grause (1725-1805) ou Anne-Geneviève Greuze (1762-1842).]
FERNAND.
La signature est dans le coin, à droite.
Écrivant.
« Si moi pas vous voir aujourd'hui, serai mort demain sans faute. »
LE BARON.
Mais non, il n'y a rien dans le coin à droite.
FERNAND, replaçant la photographie.
À droite du tableau, c'est votre gauche.
LE BARON.
Ah ! Oui, je vois.
FERNAND, à part.
C'est fait.
Rendant le crayon.
Voici votre crayon. Je vous remercie.
LE BARON.
Eh bien, nous partons ?
FERNAND, sonnant.
Mon cher Baron, je ne comprends pas que vous ayez des alertes pareilles.
SCÈNE XIV.
Les mêmes, Martine.
FERNAND.
Martine, quand Monsieur Verrières rentrera, tu lui diras que je viendrai dîner.
LE BARON.
Moi aussi.
FERNAND.
Ah ! Vous aussi.
À part.
Je me passerais bien de lui.
Haut.
Si cela devait vous gêner, je n'insisterais pas.
LE BARON.
Oh ! Cela ne me gêne pas, à moins que je ne parte pour la Hollande.
FERNAND, à Martine.
Monsieur aussi.
LE BARON.
Mais vous ne venez jamais nous voir, vous, mon cher ; ce n'est pas gentil : cela ferait tant de plaisir à ma femme !
SCÈNE XV.
MARTINE, seule.
Ce n'est pas pour rien qu'il est venu. Voyons les dernières nouvelles.
Elle écarte la photographie de Mme Verrières et lit au dos de celle de Fernand.
« Impossible attendre plus longtemps. Si moi pas vous voir aujourd'hui, serai mort demain sans faute. »
Pauvre garçon ! Mais c'est une réponse à un refus, cela. Voyons au dos de Madame. Rien. Et au dos de Mademoiselle. Rien non plus. On ne peut cependant pas écrire sur une autre photographie que la sienne, puisqu'il faut toujours pouvoir la remplacer. Il y a peut-être de l'encre sympathique.
Elle tire de l'album la photographie de Fernand.
SCÈNE XVI.
Martine, Monsieur Verrières.
MONSIEUR VERRIÈRES.
Quel étourneau que ce Fernand ! Le ministre est à Versailles.
À Martine.
Qu'est-ce que tu regardes là ?
MARTINE.
Moi ! Rien, Monsieur.
MONSIEUR VERRIÈRES.
Si ce n'est rien, pourquoi le caches-tu ?
MARTINE.
Oh ! C'était une photographie qui est tombée de l'album, je vais l'y remettre.
MONSIEUR VERRIÈRES.
Montre-la.
Il la prend.
Ah ! La photographie de Fernand. Je pensais bien que cet accident devait être arrivé à une photographie de jeune homme.
MARTINE.
Oh ! Est-ce que Monsieur croirait ?
MONSIEUR VERRIÈRES.
Je crois, Martine, qu'à ton âge, quand on a ta jolie petite figure et ton âme vivace, il ne faut pas compromettre la pureté de son coeur dans la contemplation d'un jeune homme à moustaches.
MARTINE.
Je ne regardais pas les moustaches, Monsieur.
MONSIEUR VERRIÈRES.
C'est peut-être la cravate que tu regardais.
MARTINE.
Je me disais que la photographie était très bien faite.
MONSIEUR VERRIÈRES.
C'est vrai, d'ailleurs. Qui est-ce qui a fait cela ?
Il la retourne.
MARTINE.
Ah !
MONSIEUR VERRIÈRES.
Tiens ! De l'écriture. C'est l'écriture de Fernand.
MARTINE.
Monsieur, ce n'est pas bien ce que vous faites là. Le secret des lettres, c'est sacré.
MONSIEUR VERRIÈRES.
J'ai charge d'âme, Mademoiselle. Il m'appartient de veiller sur votre innocence.
MARTINE, à part.
Mon Dieu ! Que faire ?
MONSIEUR VERRIÈRES, lisant.
« Impossible attendre plus longtemps. Si moi pas voir vous aujourd'hui, serai mort demain sans faute. »
À part.
Ce drôle de Fernand, il ne respecte rien.
Haut.
Eh bien ! C'est joli. Tu entretiens déjà une correspondance criminelle.
MARTINE.
Mais je n'ai rien fait, moi.
MONSIEUR VERRIÈRES.
Malheureuse enfant, tu es au moins sur la pente.
MARTINE.
Quand même ce serait pour moi, vous voyez bien qu'il attend.
MONSIEUR VERRIÈRES.
Quand même ce serait pour toi ! Tu vas soutenir peut-être que ce n'est pas pour toi ? Et pour qui serait-ce donc ?
MARTINE.
Je ne dis pas cela, mais je suis innocente.
MONSIEUR VERRIÈRES.
C'est toujours le dernier mot des coupables.
MARTINE.
Je n'ai rien fait ; je ne veux pas que vous me disiez des injures.
À part.
Je ne peux pourtant pas accuser Madame.
MONSIEUR VERRIÈRES.
Est-ce que je n'ai pas le droit de te protéger contre les entraînements de ton inexpérience ?
MARTINE.
Ah ! Je me trouve mal!
MONSIEUR VERRIÈRES.
J'aurais dû m'y attendre. Voyons, Martine, remets-toi. Je n'ai pas voulu te faire de la peine ; c'est par affection pour toi, ce que je te dis. Elle ne revient pas. Je vais lui mettre de l'eau de Cologne sur les tempes et lui taper dans les mains. Martine, ma petite Martine, mais c'est pour rire ! Je faisais semblant de te gronder ; je sais bien que tu es blanche comme les lis. Comment, tu as pris cela au sérieux ?
MARTINE, rouvrant lesyeux.
Ah ! Où suis-je ? Oh ! Comme ça fait mal !
MONSIEUR VERRIÈRES.
Te sens-tu mieux ?
MARTINE.
Un peu, mais je suis si faible !
MONSIEUR VERRIÈRES.
Pauvre enfant ! Ne parlons plus de cela.
MARTINE.
Il faut remettre la photographie à sa place.
MONSIEUR VERRIÈRES.
Oui, oui, je vais la remettre.
MARTINE, à part.
Si je sais comment arranger cela, maintenant !
MONSIEUR VERRIÈRES.
Là ! Va t'étendre un peu sur ton lit et fais-toi donner un bouillon, avec des biscuits et du vin de Bordeaux.
MARTINE.
Je vais essayer d'avaler.
SCÈNE XVII.
MONSIEUR VERRIÈRES, seul.
Conçoit-on que ce diable de Fernand fasse la cour à cette petite ? J'espère au moins qu'il est temps encore d'intervenir.
Après avoir relu la photographie.
C'est bien son écriture. Mais est-ce qu'il dit vous à Martine ? « Si moi pas vous voir. » Quel style ! Mais il peut la voir tous les jours. Et puis je me représente bien Fernand prenant la taille d'une camériste ; mais « serai mort demain sans faute » appartient au genre dramatique. Une sueur froide coule entre mes cheveux. Quoi ! Madame Verrières prêterait l'oreille à de pareils discours, et Fernand... C'est affreux !
Prenant sa tête dans ses mains.
Ah ! Mon Dieu, m'y voilà donc arrivé !
SCENE XVIII.
Monsieur Verrières, Juliette, La Baronne, Madame Verrières.
JULIETTE.
Ah ! Vous avez bien perdu. Le sermon a été admirable.
Elle ôte son chapeau.
MONSIEUR VERRIÈRES.
Pauvre enfant, tu n'as pas besoin de sermons, toi.
À part.
Elle n'est pas mariée.
LA BARONNE, à part.
C'est intolérable. J'éprouve les remords les plus cuisants.
Elle ôte son chapeau.
MADAME VERRIÈRES.
Tout le monde pleurait. On a prêché sur les devoirs du mariage.
Elle ôte son chapeau.
MONSIEUR VERRIÈRES.
Ce sujet est plein d'une effroyable actualité.
JULIETTE.
Et sur les dangers du célibat.
LA BARONNE.
Le prédicateur a dit que les femmes coupables finissent toujours par être découvertes.
MONSIEUR VERRIÈRES, à Madame Verrières.
Toujours.
LA BARONNE, à part.
Il faut absolument que je reprenne ma photographie. J'ai la conscience dans une inquiétude!
JULIETTE.
Pourquoi dit-on les devoirs du mariage ? Ce sont des plaisirs.
LA BARONNE.
Vous avez bien raison. On fait les sermons pour des criminels et il n'y va que des innocents.
Elle va pour prendre l'album.
JULIETTE.
Oh ! J'ai vu trois officiers !
MONSIEUR VERRIÈRES.
Voulez-vous permettre ?
Il retient l'album.
À Madame Verrières.
J'ai à vous parler.
LA BARONNE, à part.
Je ne puis pas laisser ma photographie là dedans.
À Juliette.
Avez-vous vu le nouveau portrait que j'ai fait faire ?
Elle tire des photographies de sa poche.
JULIETTE.
Donnez-le-moi.
MONSIEUR VERRIÈRES, à Madame.
Je sais tout.
MADAME VERRIÈRES.
Oh ! Tout.
MONSIEUR VERRIÈRES.
Comment ! J'ignorerais encore quelque chose?
MADAME VERRIÈRES.
Savez-vous l'étymologie de mièvre ?
LA BARONNE, à Juliette.
Vous voyez, j'y suis en blonde, cela me ressemble bien plus.
JULIETTE.
C'est pour moi, n'est-ce pas ?
LA BARONNE.
A condition que vous me rendrez l'autre.
JULIETTE.
Je vais le chercher.
Elle veut prendre l'album.
MONSIEUR VERRIÈRES.
Qu'est-ce que tu vas faire ?
JULIETTE.
Je vous le rendrai, n'ayez pas peur.
MONSIEUR VERRIÈRES.
Ne dérange pas les photographies, surtout.
Il retire celle de Fernand.
À Mme Verrières.
Je sais que Fernand vous aime.
MADAME VERRIÈRES, comprimant les battements de son coeur.
Fernand ! Qui vous a dit ?
MONSIEUR VERRIÈRES.
Ne le niez pas, j'en ai la preuve écrite.
MADAME VERRIÈRES.
Vous en êtes sûr ?
Monsieur Verrières montre la photographie.
JULIETTE, à la Baronne.
Tenez, voici l'ancienne.
LA BARONNE.
Merci, ma bonne petite chérie.
À part.
Ah ! Je respire !
MADAME VERRIÈRES, après avoir lu.
Pauvre jeune homme ! Il ne me l'avait pas dit.
MONSIEUR VERRIÈRES.
Vous l'avez encouragé ! Sans doute ?
JULIETTE.
C'est très commode, les albums.
LA BARONNE, à part.
Ah ! Mon Dieu. Où est la photographie de Fernand ?
Haut.
Qu'est-ce que vous faites donc là ?
MADAME VERRIÈRES, voyant le mouvement de la Baronne.
Ah ! Ce n'était pas pour moi.
MONSIEUR VERRIÈRES.
Que dites-vous ?
MADAME VERRIÈRES.
Je dis, mon pauvre ami, que vous m'avez fait une fausse joie.
MONSIEUR VERRIÈRES.
Comment ?
MADAME VERRIÈRES.
Ce n'est pas à moi que s'adresse cette passion scélérate. Tenez, voyez le trouble de la Baronne...
JULIETTE, après avoir placé la nouvelle photographie de la Baronne.
Voyez, ma cousine, comme la Baronne est bien sur sa nouvelle photographie ?
MADAME VERRIÈRES.
Où est l'autre ?
JULIETTE.
Je la lui ai rendue.
MADAME VERRIÈRES, à Madame Verrières.
Il y avait sans doute la réponse.
MONSIEUR VERRIÈRES, à la Baronne.
Ma chère amie, vous vous compromettez horriblement.
LA BARONNE.
Moi ! Vous ne m'effrayez pas, mon cher. J'ai le calme imperturbable d'une conscience pure.
À part.
Et ma photographie dans ma poche.
MONSIEUR VERRIÈRES, montrant la photographie de Fernand.
Reconnaissez-vous ceci ?
LA BARONNE.
Parfaitement. C'est une déclaration de Fernand à Juliette.
MONSIEUR VERRIÈRES.
Vous croyez ?
LA BARONNE.
Innocent ! Vous n'aviez pas encore vu cela.
SCÈNE XIX.
Les mêmes, Fernand, Le Baron.
FERNAND.
Mesdames, je vous amène un monsieur qui est enchanté de s'être trompé.
MONSIEUR VERRIÈRES.
Il vaut toujours mieux se tromper soi-même.
LA BARONNE, à Fernand.
Dites comme moi ou je suis morte.
MADAME VERRIÈRES, au Baron.
Qu'est-ce donc ?
LE BARON.
Oh ! Rien. Un pari que j'ai perdu.
LA BARONNE.
Juliette ! Consultez votre coeur et votre famille.
JULIETTE.
Sur quoi, Madame ?
FERNAND, à la Baronne.
De quoi s'agit-il ?
LA BARONNE, bas à Fernand.
Si vous dites une seule fois non, je suis déshonorée.
Haut.
Monsieur que voici aime Mademoiselle. Ne rougissez pas, chère enfant.
FERNAND, bas.
Mais...
LA BARONNE, de même.
C'est ma vie qui est entre vos mains.
MONSIEUR VERRIÈRES.
Voilà comme tout se découvre. Tu peux te vanter, heureux coquin, de nous avoir fait une belle peur.
MADAME VERRIÈRES.
Comment, Fernand, vous écrivez des lettres clandestines à Juliette ?
FERNAND.
Madame...
JULIETTE.
Où sont les lettres ?
LA BARONNE.
On vous les montrera après le mariage.
Bas, à Fernand.
De grâce !
FERNAND.
Mademoiselle, c'est vrai...
LA BARONNE, bas.
Allons, allons.
FERNAND.
Oui, Juliette, je vous adore.
LE BARON.
Et vous n'osiez pas le dire !
JULIETTE.
Mais, Monsieur..., je ne sais...
MADAME VERRIÈRES.
Oh ! Tu peux l'avouer maintenant. Vos coeurs s'étaient rencontrés.
MONSIEUR VERRIÈRES.
Eh bien, je m'étais toujours douté que cela finirait par un mariage.
FERNAND.
Quoi, Juliette, vous consentez ?
JULIETTE.
Fernand, je ne peux pas vous en vouloir.
LA BARONNE.
Allons, racontez tout.
FERNAND.
Oui, depuis longtemps un feu secret dévorait mon coeur ; mais la crainte de vous déplaire, l'effroi de me heurter à un refus.
À part.
Je ne sais plus ce que je dis.
Haut.
Je vous ai écrit dans l'album.
JULIETTE.
Ah ! Je m'en doutais. Je n'osais jamais regarder votre photographie.
FERNAND.
Elle est très gentille, d'ailleurs.
MADAME VERRIÈRES.
Et, au risque de me compromettre, vous remplissiez mon album de vos gémissements.
FERNAND, à part.
Ah ça, est-ce que je vais me marier ?
LE BARON.
Dire que je lui ai prêté mon crayon pour écrire ces choses-là !
MONSIEUR VERRIÈRES.
Pour célébrer cet heureux dénouement, je vous lirai mon discours après dîner.
LA BARONNE, à Fernand.
Merci, vous me sauvez.
FERNAND, à la Baronne.
Avec plaisir. J'aurai une femme charmante.
LA BARONNE, à part.
L'ingrat !
MADAME VERRIÈRES.
Seulement, Juliette, tâche de ne pas être trop heureuse.
FERNAND.
Laissez-moi causer un peu avec ma femme : il y a si longtemps que j'en meurs d'envie !
JULIETTE, à Madame Verrières.
Oh ! Je m'en étais bien aperçue !
SCÈNE XX.
Les mêmes, Martine.
MARTINE.
Madame est servie.
MONSIEUR VERRIÈRES.
Martine, un événement nuptial répand la joie dans notre maison ; mais les plus graves conséquences eussent pu naître de ton indiscrète curiosité.
JULIETTE.
Oh ! Il ne faut pas gronder Martine, cette pauvre petite...
TOUS.
Elle est si délicate !
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Notes
[1] Pauvrine : pauvre au sens de malheureux, dans les parlers du sud-ouest. [Wikipedia]
[2] Bonheur du jour : petit meuble dédié à l'écriture ou comme coiffeuse. [L]
[3] Greuze : Jean-Baptiste Grause (1725-1805) ou Anne-Geneviève Greuze (1762-1842).