SAYNÈTE EN UN ACTE.
1888. Droits de reproduction, de traduction et de représentation réservés.
FERNAND BESSIER.
PARIS, LIBRAIRIE THÉÂTRALE 14, RUE DE GRAMMONT, 14
Imprimerie Générale de Chatillon-sur-Seine. - A. PICHAT
Texte établi par Paul FIEVRE août 2021
© Théâtre classique - Version du texte du 30/08/2024 à 07:21:08.
PERSONNAGES
MADAME DE LUCENAY.
JEANNETTE.
FRANCE.
La scène te passe dans les Vosges, non loin de la frontière.
Extrait de "Saynètes pour jeunes filles", Fernand Bessier, Paris, Librairie Théâtrale, 1888. pp 100-129.
LA NUIT DE NOËL
Un salon chez Madame de Lurenay. - Porte, au fond ; - fenêtre - table. - À gauche, une porte conduisant dans une autre pièce. - Au lever du rideau, Madame de Lucenay, seule, est assise dans un fauteuil auprès de la cheminée, entrain de broder.
SCÈNE PREMIÈRE.
MADAME DE LUCENAY, laissant tomber ton ouvrage.
Je ne sais pas si c'est cette nuit de Noël, ce souvenir des veillées d'autrefois, si chaudes et si douces ; mais je me sens plus triste que d'habitude. J'ai dans l'âme comme un grand vide, et je ne peux m'empêcher de penser.
Regardant la pendule.
Mais Jeannette ne revient pas ? - Il me semble qu'elle tarde beaucoup.
SCÈNE II.
Madame de Lucenay, Jeannette.
Jeannette entre, enveloppée dans une grande mante sombre.
JEANNETTE.
Quel horrible temps ! Il neige, et le vent souffle, balayant les flocons, et faisant craquer les branches mortes.
MADAME DE LUCENAY, relevant la tête.
Ah ! C'est toi, Jeannette ?
JEANNETTE.
Oui, madame ; j'ai fait votre commission. J'ai remis à monsieur le curé ce que vous m'aviez donné pour ses pauvres. Ah ! Le brave cher homme, si vous l'aviez vu ; des larmes de joie lui sont venues aux yeux. Tu diras à ta maîtresse, a-t-il ajouté, que je prierai pour elle ce soir même, pour que le bon Dieu lui donne la part de joie qui lui est due.
Madame de Lucenay secoue la tête.
Oh ! Vous avez beau secouer la tête, Madame ; mais monsieur le curé est un saint, et le bon Dieu, j'en suis bien certaine, ne lui refuse jamais ce qu'il demande. Et puis vous êtes si bonne, vous faites tant de bien aux pauvres gens !
MADAME DE LUCENAY.
Il appartient à ceux qui ont d'aider ceux qui n'ont rien.
JEANNETTE.
Pardine ! C'est facile à dire. Mais il en est tant qui ne le font pas !
MADAME DE LUCENAY.
Tant pis pour ceux-là, ma bonne Jeannette, car ils se privent d'une bien douce joie.
JEANNETTE, tout en se débarrassant de sa mante.
Coeur d'or, va !
Haut.
Et à ce propos, Madame, je suis chargée d'une commission pour vous.
MADAME DE LUCENAY, étonnée.
Pour moi ?
JEANNETTE.
Oui, de la part de Nanon, la vieille servante de Monsieur le curé. Une drôle de commission, allez.
MADAME DE LUCENAY.
Ah !
JEANNETTE.
Elle voudrait, la brave femme, que vous décidiez son maître à s'acheter enfin une soutane neuve. - Chaque semaine, Nanon est obligée de repriser celle qu'il porte sur toutes ses faces.
MADAME DE LUCENAY.
Vraiment ?
JEANNETTE.
Oh ! Ce n'est pas le travail qui lui fait peur, mais ça lui fait mal de voir son curé s'en aller ainsi avec une vieille soutane usée jusqu'à la corde. Elle lui en a fait maintes fois l'observation, mais il ne l'écoute pas ; il se contente de sourire, et si Nanon le presse trop, il prétend que sa soutane peut attendre alors que ceux qui ont faim n'attendent pas.
MADAME DE LUCENAY.
Et elle veut que j'essaie de convaincre monsieur le curé ?
JEANNETTE.
Elle dit qu'il a en vous toute confiance et qu'il ne saurait rien vous refuser.
Eh bien ! Tu pourras rassurer Nanon dès que tu la verras. Je m'entendrai avec elle ; elle n'aura plus à repriser cette vieille soutane qui lui tient tant au coeur.
JEANNETTE.
Je le lui dirai ce soir même à l'église, pendant la messe.
MADAME DE LUCENAY, comme à elle-même.
C'est pourtant vrai que c'est demain Noël. - Encore une année qui va finir !
À Jeannette, souriant.
Nous vieillissons, ma bonne Jeannette.
JEANNETTE.
Moi, peut-être, mais vous sûrement, non. - C'est égal, ce sont les petits qui sont heureux, ce soir - chez le Père Grelait, notre voisin ; j'en ai vu toute une bande qui ramassaient tous les souliers de la maison pour les mettre dans la cheminée ; il y en avait un, le plus petit, qui était allé dénicher sous le lit, une énorme botte, plus grosse que lui, et le pauvre chérubin faisait tous ses efforts pour la traîner, roulant parfois à terre, mais ne la lâchant jamais.
MADAME DE LUCENAY.
Tu regrettes peut-être de ne pouvoir plus mettre le tien, ma bonne Jeannette ?
JEANNETTE.
Dame ! Ce temps-là n'est pas le plus mauvais de la vie ! On n'en connaît que les joies et les rires ! Et je me souviens encore de nos surprises et de nos cris, quand le matin, en nous réveillant, nous trouvions, dans nos sabots, ce que le père ou la mère y avait caché la veille. Le cadeau n'était pas riche peut-être; mais si pauvre qu'elle fût, la poupée était la bienvenue ; et elle nous semblait avec sa robe de papier plus belle qu'une reine.
MADAME DE LUCENAY, souriant.
Es-tu bavarde !
Regardant sur la table.
Tiens, je ne trouve pas mon écheveau de laine bleue. - J'ai dû le laisser dans ma chambre.
JEANNETTE.
Faut-il que j'aille vous le chercher ?
MADAME DE LUCENAY.
Non. J'y vais, moi-même ; mets la table ; car je m'aperçois qu'il est déjà sept heures passées.
Elle sort.
SCÈNE III.
JEANNETTE, seule et disposant le couvert.
Si celle-là n'était pas heureuse, c'est qu'il n'y aurait plus de justice ici-bas et de récompense là-haut ! Pauvre chère madame ! Si belle et si bonne. Tout le monde l'adore ici, et tout le monde voudrait la voir heureuse. Ah ! J'y pensais bien tout à l'heure - et je me disais en regardant tous ces chérubins, là-bas, que c'est un enfant qu'il nous aurait fallu ici, une jolie tête blonde dont les yeux nous auraient souri et dont les cris auraient ramené la vie dans dans notre logis, si triste depuis la mort de mon pauvre maître. Un coeur d'or aussi celui-là, que la guerre nous a pris voilà quinze ans. Ah ! Je m'en souviens encore, comme si c'était hier. Une dépêche arriva, annonçant la terrible nouvelle. - Nous partîmes avec Madame, dont le silence m'effrayait plus que les larmes. Nous rencontrions tout le long de la route des soldats, de pauvres jeunes gens, les habits déchirés, blessés le plus souvent, mais marchant toujours. Puis on nous conduisit dans une cabane où sur un mauvais lit reposait mon pauvre maître, la figure toute blanche, le front entouré de linges. - Dès qu'il vit entrer Madame, il essaya de se redresser en souriant, et Madame alors se jeta à genoux au pied du lit. Tout le monde pleurait, même des officiers, des vieux qui roulaient sous leurs doigts leurs grosses moustaches. - Puis, quand on l'eut mis là-bas, dans le cimetière d'un petit village, nous revînmes ici, où madame était née, dans les Vosges ! - Et des années se passèrent avant que je ne visse sourire ma chère maîtresse. Et encore ce sourire était-il toujours triste ! Il aurait fallu quelque chose, un miracle pour la faire sourire comme autrefois. - Et ce miracle, le bon Dieu, qui est là-haut, devrait bien le faire pour elle.
Tout en parlant elle a disposé le couvert. Madame de Lucenay entre.
SCÈNE IV.
Madame de Lucenay, Jeannette.
MADAME DE LUCENAY.
Eh bien ! Sommes-nous prêtes, ma bonne Jeannette ?
JEANNETTE.
Vous pouvez vous asseoir. Je vais servir.
MADAME DE LUCENAY, s'asseyant.
Je te préviens que j'ai grand appétit !
JEANNETTE.
Tant mieux ! D'autant qu'il faut prendre des forces ; il fait un froid terrible, la neige couvre toute la route, et nous serons obligées d'allumer une lanterne pour nous guider jusqu'à l'église quand minuit sonnera ; heureusement que le chemin n'est pas long.
Elle va chercher an plat et le pose sur la table.
MADAME DE LUCENAY, assise et mangeant.
Bah ! Nous nous couvrirons bien.
JEANNETTE, allant à la fenêtre.
Et il neige toujours ! Tenez, voilà que ça reprend de plus belle maintenant. - On n'y voit guère à plus de deux pas devant soi. - C'est tout blanc.
MADAME DE LUCENAY.
Et peut-être qu'à cette heure de pauvres malheureux ont froid et faim !...
JEANNETTE.
Oh ! Je suis bien sûre qu'autour de nous, chacun tient sa porte close, et que personne n'erre par les chemins, à cette heure.
MADAME DE LUCENAY.
Qui sait ?
JEANNETTE, en riant.
Ah ! Si ! Le bonhomme Noël, peut-être - mais celui-là ne frappe ni aux portes ni aux fenêtres ; il descend tout tranquillement par la cheminée. Et malheureusement il ne descend pas chez tout le monde.
Au même instant on entend doucement heurter à la porte du fond.
JEANNETTE, effrayée.
Ah ! Mon Dieu !
MADAME DE LUCENAY.
Quoi donc ?
JEANNETTE.
N'avez-vous rien entendu ?
MADAME DE LUCENAY.
Non.
JEANNETTE.
Il me semble qu'on vient de frapper à la porte !...
MADAME DE LUCENAY.
Eh bien, ouvre...
JEANNETTE.
À cette heure, et par un temps pareil ! Il n'y a pas un chrétien dehors.
MADAME DE LUCENAY.
Mais te voilà déjà toute tremblante.
Prêtant l'oreille.
Tu as sans doute rêvé. Je n'entends rien.
JEANNETTE, même jeu.
Moi non plus.
MADAME DE LUCENAY.
Tu n'es guère courageuse.
JEANNETTE.
Oh ! Par exemple.
On entend de nouveau frapper à la porte du fond.
JEANNETTE.
Ah ! Mon Dieu !
MADAME DE LUCENAY.
Cette fois, tu as raison. On a frappé : il y a quelqu'un là.
Désignant la porte.
Va ouvrir.
JEANNETTE.
Moi ?
MADAME DE LUCENAY, se levant.
Poltronne ! J'y vais moi-même.
JEANNETTE.
Oh ! Ne faites pas ça, Madame. Laissez-moi au moins demander qui est là ?
MADAME DE LUCENAY.
Pourquoi ? Qu'avons-nous à craindre ?
JEANNETTE.
Mais...
MADAME DE LUCENAY, souriant.
C'est peut-être le bonhomme Noël dont tu parlais si bien tout à l'heure et qui vient t'apporter son cadeau, comme autrefois.
Elle va ouvrir.
JEANNETTE.
Oh ! Grande Sainte-Jeanne, ma patronne, protégez-moi !
MADAME DE LUCENAY, ouvrant la porte.
Regarde.
Sur la porte, blottie dans an coin, on aperçoit une petite fille de doute à treize ans, pauvrement vêtue, ses vêtements couverts déneige, et tremblant de froid.
Une enfant !
JEANNETTE, t'approchant, un peu rassurée.
Une jeune fille !
MADAME DE LUCENAY, à la petite fille.
C'est toi qui as frappé, mon enfant ?
LA PETITE FILLE, sur le seuil.
Oui, Madame ! J'avais froid, j'avais faim, j'ai vu de la lumière ; la neige m'aveuglait ; je me suis alors blottie dans la porte, et j'ai frappé, n'en pouvant plus.
MADAME DE LUCENAY.
Pauvre mignonne, comme elle tremble !
À l'enfant.
Entre d'abord ! Tu nous diras après qui tu es et d'où tu viens.
Elle entraîne l'enfant vert la cheminée.
JEANNETTE, fermant la porte.
Et moi qui avais peur d'ouvrir !...
SCÈNE V.
Madame de Lucenay, Jeannette,
La petite fille.
MADAME DE LUCENAY.
Pauvre petite ! Ses mains sont glacées... Réchauffe-toi, mon enfant. Tu mangeras ensuite.
LA PETITE FILLE.
Oh ! Madame, que vous êtes bonne ! C'est donc le paradis, ici, puisqu'il y a du feu et du pain ?
JEANNETTE, émue.
Comme elle a du souffrir ! À cet age, courir le chemin par un temps pareil !
S'approchant.
C'est qu'elle est jolie comme un coeur, la mignonne, n'est-ce pas, Madame ?
MADAME DE LUCENAY.
Que faisais-tu à cette heure, sur la route, toute seule ?
LA PETITE FILLE.
J'allais droit devant moi, sans savoir.
MADAME DE LUCENAY.
Et ton père ? Et ta mère ?
LA PETITE FILLE.
Je n'ai jamais connu ma mère, et mon père est mort.
MADAME DE LUCENAY.
Et d'où viens-tu ?
LA PETITE FILLE.
Oh ! De bien loin, de là-bas !...
MADAME DE LUCENAY.
De là-bas ?
LA PETITE FILLE.
Oui, d'un grand pays de l'autre côté des montagnes.
MADAME DE LUCENAY, étonnée.
De l'Alsace ?
LA PETITE FILLE.
Oui, c'est ainsi qu'on nomme mon pays !
MADAME DE LUCENAY.
Et toi, comment t'appelles-tu ?
LA PETITE FILLE.
France !
MADAME DE LUCENAY, émue.
France ! - Et que faisait ton père ?
FRANCE.
Il avait un petit champ ou il travaillait, une belle prairie toute pleine de bleuets, de marguerites et de coquelicots dont il me faisait faire le dimanche de superbes bouquet.
S'arrêtant.
Oh ! Que je suis bien ici ! Et que j'ai chaud !
MADAME DE LUCENAY.
Pauvre enfant !
À France.
Il faut manger maintenant. Jeannette, vite sers-la.
JEANNETTE.
Tout de suite.
MADAME DE LUCENAY, regardant France.
Quel doux regard !
FRANCE.
Je peux manger... de tout cela ?...
MADAME DE LUCENAY, souriant.
Oui, de tout ce que tu voudras.
FRANCE.
Oh ! Merci ! Je n'avais plus rien mangé depuis hier matin, dans une ferme, où une vieille femme a bien voulu me donner un morceau de pain et un verre d'eau.
JEANNETTE, à part.
Allons bon ! Voilà que je pleure maintenant.
FRANCE, mangeant.
Oh ! Les bonnes choses !
MADAME DE LUCENAY, à part.
Orpheline et si malheureuse, à son âge.
JEANNETTE, à Madame de Lucenay.
Oh ! Regardez-la donc, Madame ? Mange-t-elle avec entrain, la pauvre chérie ! On voit bien que son estomac devait depuis longtemps crier famine.
MADAME DE LUCENAY.
Et pourquoi as-tu quitté ton pays ? N'avais-tu plus de parents là-bas ?
FRANCE.
Aucun. Je me suis trouvée toute seule. On a vendu les meubles qui étaient dans la maison : des hommes sont venus qui ont tout emporté ; j'ai entendu l'un qui disait : que faut-il faire de la petite ? Et l'autre s'est mis à rire et a haussé les épaules. Il y avait bien quelques voisins chez lesquels j'aurais pu aller, mais ils étaient si pauvres ! Et d'ailleurs mon père me répétait souvent quand le soir venu, m'asseyant sur ses genoux, il me racontait quelque belle histoire, où il était toujours question de soldats et de drapeaux : « Si je n'étais plus là, fillette, ne reste pas ici ; fais ton petit paquet, et marche devant toi, du côté où le soleil se couche. Et quand tu seras là-bas, quelle que soit la porte à laquelle tu frapperas, dis ton nom : elle s'ouvrira toujours ! » Et c'est ce que j'ai fait. - Un matin je suis partie et j'ai marché droit devant moi. - Mon père avait raison : à la première porte où j'ai frappé le lendemain, on m'a reçue à bras ouverts ; on aurait bien voulu me garder ; mais la chaumière était si petite, que la brave femme, en pleurant, n'a pu que remplir ma poche d'un gros morceau de pain ; puis elle m'a assuré qu'en marchant encore un peu, je rencontrerais un grand village, où je trouverais sûrement, un petit emploi de servante ; alors je me suis mise en route... Mais voilà que je me suis égarée, et tout le jour j'ai marché dans le bois ; la nuit m'a surprise non loin d'ici. - Puis la neige s'est mise à tomber, et j'ai pleuré alors, ne sachant ce que j'allais devenir !...
MADAME DE LUCENAY.
Pauvre enfant !
JEANNETTE.
Brave petit coeur !
MADAME DE LUCENAY, à France.
Continue, ma fille !
FRANCE.
Mais je me suis souvenue de la prière qu'on me faisait dire quand j'étais toute petite et, joignant les mains, j'ai dit : « Cher bon Dieu, qui êtes là-haut, au milieu des étoiles, et qui n'oubliez jamais ceux qui souffrent ni ceux qui espèrent, venez à mon secours ! » Et voilà qu'à travers les arbres, comme une de ses étoiles, j'ai vu briller une lumière ; j'ai marché alors de ce côté, lentement, parce que le vent soufflait très fort et que la neige m'aveuglait ; et je suis venue me blottir sous votre porte ; puis j'ai frappé, car j'avais trop froid et trop faim.
MADAME DE LUCENAY.
Et tu as bien fait ! Ton père avait raison : ton nom et ton pays t'ouvriront toutes les portes. Car il y plus que de la charité à faire ; il y a un devoir à remplir et un souvenir à garder.
JEANNETTE, à part et desservant la table.
Voilà la petite fille qu'il nous aurait fallu et qui nous eût ramené ici la joie et le sourire.
FRANCE, à madame de Luceoar.
Vous me trouverez une petite place de servante, n'est-ce pas, Madame ? Et je n'aurai plus alors à courir ces vilains chemins, quand la neige tombe et quand il fait si froid - Oh ! Je sais travailler, allez.
MADAME DE LUCENAY, souriant.
Vraiment, - que sais-tu donc faire ?
FRANCE, naïvement.
Tout ce qu'on voudra.
MADAME DE LUCENAY.
Tu es donc courageuse ?
FRANCE.
Je crois bien. Mettez-moi à l'épreuve et vous verrez.
MADAME DE LUCENAY, à part.
Cette enfant m'intéresse !...
FRANCE, lui prenant la main.
Je serai si heureuse de rester auprès de vous ! Vous êtes si bonne !
JEANNETTE, prenant le paquet que France avait à la main en entrant et qu'elle a déposé sur une chaise.
Ah ! Mais comme il est lourd ton paquet. - Qu'est-ce que tu as donc là-dedans ?
FRANCE.
Tout ce que mon père avait, dans une petite armoire, à côté de son lit, et qui était bien à moi, je vous l'assure. Oh ! De belles choses, allez !
Elle va prendre son paquet.
Une superbe croix surtout qu'il me faisait embrasser chaque soir, après que j'avais dit ma prière.
Elle sort du paquet un vieux portefeuille et en tire une croix d'honneur.
Regardez !
MADAME DE LUCENAY.
Une croix d'honneur !
JEANNETTE, s'avançant.
Une croix d'honneur.
MADAME DE LUCENAY.
Ton père avait donc été soldat ?
FRANCE.
Oui, madame, je me rappelle même qu'il ajoutait toujours ces mots : « Si mon brave capitaine vivait encore, nous ne serions pas ici, et je serais bien tranquille sur ton avenir ».
MADAME DE LUCENAY, à part.
C'est étrange !
FRANCE.
Et il conservait pieusement une lettre, qu'il me montrait souvent en me disant : « Si un jour je n'étais plus là et que tu t'en ailles d'ici, ma pauvre petite France, conserve bien à ton tour cette lettre - c'est un précieux héritage que je te lègue - mais ne la montre jamais qu'à ceux que tu aimeras bien. »
À Madame de Lucenay.
Je vous aime bien, Madame ; voulez-vous que je vous la montre ?
MADAME DE LUCENAY.
Voyons !
France lui tend une lettre qu'elle prend dans le portefeuille. - La pressant, à part.
Ah ! Mon Dieu ! Cette écriture !...
JEANNETTE.
Qu'avez-vous, Madame ? Vous êtes toute pâle.
MADAME DE LUCENAY.
Rien.
Ouvrant la lettre.
Je me trompe sûrement... La signature !... Georges de Lucenay. - Mon mari ?...
Elle tombe assise.
FRANCE, courant à elle.
Ah ! Mon Dieu !
JEANNETTE, id.
Madame !
MADAME DE LUCENAY.
Ce n'est rien ! Un éblouissement... c'est passé. - Mais l'émotion...
À Jeannette.
Sais-tu de qui est cette lettre, ma bonne Jeannette ? Elle est de mon mari !
JEANNETTE, joignant les mains.
De mon pauvre cher maître ?
MADAME DE LUCENAY.
Comprends-tu, cette lettre entre les mains de cette enfant que la Providence a conduite jusqu'à ma porte, après tant d'années ? Ah ! Dieu est juste.
Elle ouvre la lettre et lit.
« Mon brave Claude...
FRANCE, qui, un peu inquiète, regarde maintenant les deux femmes.
Le nom de mon père...
MADAME DE LUCENAY.
« Tu me demandes d'attester ta bonne conduite, je le fais volontiers, car nul mieux que toi ne mérite les éloges et l'estime de tes chefs. Tout le temps que tu as passé sous mes ordres, je n'ai eu qu'à me louer de toi ; et si ce n'avait été pour ton avantage, je n'aurais jamais consenti à ce que tu quittes mon régiment. Mais nous allons nous retrouver ensemble ; car voilà que l'ordre arrive de se mettre en marche, et capitaine ou soldats, nous ferons tous notre devoir et nous marcherons la main dans la main, la tête droite et le coeur ferme, pour le drapeau et pour la France ! »
Elle s'arrête émue et s'assied. Jeannette s'est agenouillée auprès d'elle, au dehors les cloches commencent à tinter doucement.
FRANCE.
Les cloches !
Elle est venue elle aussi se mettre à genoux lentement près de Madame de Lucenay.
MADAME DE LUCENAY.
La cloche de Noël !
JEANNETTE.
Ma chère maîtresse.
MADAME DE LUCENAY.
Elles tintent doucement, et il me semble qu'elles me parlent et qu'elles me conseillent.
Elle regarde France.
Ce n'est pas seulement le hasard qui l'a conduite ici !...
JEANNETTE, doucement s'approche d'elle.
C'est Noël, Madame, qui ne pense pas seulement aux petits, mais qui sait aussi consoler les bons et réjouir leurs âmes.
MADAME DE LUCENAY, à France.
Écoute, ma petite, serais-tu heureuse de rester ici ?
FRANCE.
Près de vous ?
MADAME DE LUCENAY.
Oui !
FRANCE.
Toujours ?
MADAME DE LUCENAY.
Toujours !
FRANCE.
Vraiment ?
MADAME DE LUCENAY, souriant.
Eh bien, tu ne dis rien ?
FRANCE.
Je ne sais pas ! J'ai peur de m'éveiller ! C'est si beau et si bon le rêve !
MADAME DE LUCENAY.
Mais tu ne rêves pas : je te garde, si tu veux !
FRANCE, joignant les mains.
Et qu'est-ce que j'aurai à faire, dites ?
MADAME DE LUCENAY.
Rien... qu'à aimer ceux qui t'aimeront. - Je n'ai pas d'enfant, tu seras ma fille. - Veux-tu ?
Elle lui tend les bras.
FRANCE, avec un cri de joie, se précipite dans las bras de Madame de Lucenay.
Maman !
JEANNETTE.
Eh bien voilà que je pleure comme une bête ! Mais vrai, je ne regrette pas mes larmes, puisque c'est la joie qui me les fait verser !
MADAME DE LUCENAY, embrassant France.
Chère petite !
FRANCE, se blottissant dans ses bras.
C'est bon d'être heureuse !...
MADAME DE LUCENAY.
Oui, c'est bon d'être heureuse, surtout quand on l'est par le coeur et par le souvenir !...
La cloche, qui s'était tue un moment, recommence jusqu'au baisser du rideau.
MADAME DE LUCENAY, à Jeannette.
Eh bien es-tu contente, Jeannette ? Tu ne dis rien.
JEANNETTE.
Moi, Madame ! Si je ne dis rien, voyez-vous, c'est que j'en aurais trop à dire et que ne saurais pas m'en tirer. - Mais mon avis est que cette enfant-là c'est le bon Dieu qui nous l'envoie !
MADAME DE LUCENAY, regardant France.
Et Noël qui nous l'apporte !
JEANNETTE.
Sûrement ! Quand les cloches sonnent, voyez-vous, c'est que la besogne de l'année est finie ; et il remonte vite, là-haut, raconter aux anges tous les bonheurs qu'il a faits.
MADAME DE LUCENAY, embrasse l'enfant.
Et toutes les dettes de coeur qu'il nous a donné la joie de payer !...
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