COLOMBINE MANNEQUIN

COMÉDIE PARADE EN UN ACTE ET EN PROSE MÊLÉE DE VAUDEVILLES.

Représentée pour la première fois, sur le Théâtre de vaudeville, le 15 février 1793.

NOUVELLE ÉDITION

Prix : Cinquante sols, avec la musique.

Prairial An III.

Par MM. RADET et BARRÉ

À PARIS, Chez les libraires, Au Théâtre du Vaudeville, Au Théâtre rue Martin, À l'Imprimerie des Droits de l'Homme, n°44.

De l'Imprimerie de CHARDON, rue de la Harpe.

Représentée pour la première fois, sur le Théâtre de vaudeville, le 15 février 1793.


Texte établi par Paul FIEVRE août 2023

Publié par Paul FIEVRE septembre 2023

© Théâtre classique - Version du texte du 30/06/2024 à 11:00:13.


PERSONNAGES, ACTEURS.

CASSANDRE, Chapelle.

ARLEQUIN, Citoyen Delaporte.

GILLES, Citoyen Léger.

COLOMBINE, Citoyenne Molière.

La scène est à Paris


COLOMBINE MANNEQUIN

Le Théâtre représente une double scène : l'une est la chambre d'Arlequin, avec une porte vitrée au fond, et l'autre une espèce d'antichambre, avec porte communiquant de l'une à l'autre pièces une autre, vis-à-vis, qui va dehors ; et enfin, une en face du public, qui conduit cher Cassandre.

SCÈNE PREMIÈRE.

ARLEQUIN, seul, sortant de chez lui par la porte du fend, une poche de maître à danser à la main.

Il est tard... Il faut que j'aille donner mes leçons, et que je passe à la poste où je trouverai sûrement une lettre de Colombine... C'est bien dommage d'être obligé de sortir... En vérité, j'ai autant de peine à quitter le mannequin qui me représente ma chère Colombine, que si c'était Colombine elle-même... C'est drôle, ça.... Mais c'est qu'aussi c'est sa figure, sa taille, son maintien ; et les habits.... Je les ai fait faire absolument semblables à ceux que portait Colombine, au moment de son départ. On n'a jamais eu pareille idée, parce qu'on n'a jamais aimé comme j'aime; et sans cette douce illusion, il m'aurait été impossible de supporter l'absence de future.

Sur la ritournelle de l'air suivant, il va à la perte du fond, et semble admirer sen mannequin ; jeu qu'il répète plusieurs fois pendant l'air.

AIR.

Ce cher mannequin ! Je ne le possède que depuis hier soir ; je l'ai amené en fiacre, quand tout le monde a été couché... C'est pourtant avec regret que je me cache de Cassandre.... Il est bon homme ; mais, à son âge on ne sait plus ce que c'est que l'amour. Quant à Gilles, il est si méchant, si bavard, qu'on ne peut rien lui confier.

Il reprend la fin de l'air en s'en allant.

Je la vois, oui je la vois là ;

Oui, le jour qu'elle s'en alla,

Colombine avait tout cela,

Avait tout cela, avait tout cela ;

5   Même chapeau paraît sa tête,

Ah, pour mon coeur c'est une fête,

Une fête, oui tout cela

Oui tout cela, oui tout cela, oui tout cela ;

C'est une fête,

10   De contempler tout cela,

Oui tout cela, oui tout cela, oui tout cela ;

Si quelqu'un... soyons discret,

Si mon secret se découvrait,

Comme on rirait, comme on rirait

15   Du mannequin d'Arlequin.

Ah ! dirait-on,

Il a perdu,

Tout bas, tout bas,

Ne disons mot,

20   N'en parlons pas, n'en parlons pas, n'en parlons pas.

SCÈNE II.
Arlequin, Cassandre.

CASSANDRE, sortant de chez lui, en pet-en-l'air, tête nue et chaude, un linge à barbe du cou, tenant sa perruque d'une main, et un très gros bouquet de l'attire.

Ah ! C'est vous Arlequin ?

ARLEQUIN, traversant.

Bonjour, beau-père..

CASSANDRE.

Je suis bien aise de vous rencontrer. ?

ARLEQUIN.

Moi aussi.

CASSANDRE.

J'ai à vous entretenir

ARLEQUIN, à la porte pour sortir.

Impossible, beau-père ; l'heure me presse, et les cachets doivent passer ayant tout.

Il s'en va.

SCÈNE III.

CASSANDRE, seul, et secouant la tête.

Hum.... hum !... Tout cela se découvrira; mais songeons à ma toilette.

AIR : Du vaudeville de la Soirée Orageuse

25   Combien je suis frais et dispos,

Pour fleurir ma commère Barbe !

Sa fête vient bien à propos,

C'est aujourd'hui mon jour de barbe :

Il pose son bouquet, et passe la main sur sa perruque pour lui donner la tournure.

Malgré que l'on soit, en effet

30   L'enfant gâté de la nature,

L'homme le plus beau, le mieux fait

A besoin d'un peu de parure.

Il va , pour mettre sa perruque, au miroir, et s'arrête.

Quel bon repas nous allons avoir ! c'est pour deux heures, et midi vient de sonner.

Même air.

Ce n'est chez un mince traiteur

Où l'on fait toujours maigre chère;

35   C'est chez un gros restaurateur

Que nous régale ma commère.

De cette maison, en crédit,

La réputation est faite ;

Et l'on a tout dit, quand on dit :

40   Je vais dîner Au veau qui tête.

Il met sa perruque, s'essuie avec le linge qu'il a devant lui et arrange sa cravate.

C'est bien dommage que ma fille Colombine soit encore à la campagne de sa chère tante... Elle est aimable, ma fille... Elle a de la voix.... Elle aurait chanté... Paisibles bois... Ça m'aurait fait honneur... Et ce Gilles qui n'est pas encore venu faire mon ménage, et me rendre compte de ses informations sur Arlequin, mon gendre futur.... Il s'amuse à bavarder, à caqueter chez quelques voisines.... Il est si causeur, si trigaud !...   [ 1 Trigaud : Qui use de détours, de mauvaises finesses. [L]]

Se regardant au miroir.

Je suis bien, très bien... Mais Gilles, Gilles...

Il le voit.

SCÈNE IV.
Cassandre, Gilles.

CASSANDRE.

Eh ! Allons donc, allons donc : mon habit ?

GILLES, prenant l'habit sur le dos d'une chaise.

Je le tiens.

CASSANDRE, passant son habit.

À quelle heure tu arrives !

GILLES, l'air satisfait.

Ah ! Ah !

CASSANDRE.

Comment ? Ah ! Ah !

GILLES.

AIR : On compterait les diamants.

Si j'ai tardé quelques instants

C'est pour apprendre des nouvelles ;

Ah ! Je n'ai pas perdu mon temps

Allez, allez, j'en sais de belles ;

45   Et, vraiment, je suis enchanté,

Car de bien honnêtes personnes,

Dieu merci, m'en ont raconté

Plus de mauvaises que de bonnes.

CASSANDRE.

Tu as donc découvert ?...

GILLES.

Si j'ai découvert oui ; j'ai de la peine dans mon état, mais j'ai du plaisir.

AIR : Des trembleurs.

Ah ! si je me mets en nage

50   En faisant chaque ménage?

Quel plaisir je me ménage

De l'entresol au grenier !

Je fais, d'étage en étage,

Circuler le caquetage,   [ 2 Caquetage : Action de caqueter et caquets. Fig. Babil haut et bruyant, et aussi babil de jactance. [L]]

55   Et jamais au tripotage

Je n'arrive le dernier.

CASSANDRE.

Mais, maudit bavard...

GILLES.

Même air.

J'ai su de la boulangère

Que l'amant de la lingère

La quitte pour la bouchère

60   Qui n'a plus le tapissier , ;

Puis on dit, chez la portière,

Que ce matin la fruitière

A battu la chaircuitière  [ 3 Chaircuitière : charcutière ; L'orthographe et la prononciation ont longtemps varié entre charcutier et chaircutier. [L]]

Pour avoir le pâtissier.

CASSANDRE.

Qu'est-ce que c'est que la lingère, la chaircuitière, le pâtissier ? Ce n'est pas là ce que je t'ai chargé de découvrir.

GILLES.

Quand je vous dis que je sais tout ce qui se passe dans le quartier.

CASSANDRE.

Tout, hors ce qu'il faut savoir ; car, enfin, tu ne sais rien sur Arlequin.

GILLES.

Je ne sais rien sur Arlequin ?... Ah ! C'est un joli garçon que votre Monsieur Arlequin !

CASSANDRE.

Comment ?

GILLES.

Il n'a pas dû s'ennuyer dans sa chambre, cette nuit.

CASSANDRE.

Pourquoi ?

GILLES.

Il n'y était pas seul !

CASSANDRE.

Il n'y était pas seul ?

GILLES.

Non, Monsieur, il n'y était pas seul. Hier soir, je sortais de souper Aux Bons Amis... Il y avait eu du bruit, des bouteilles cassées, des assiettes jetées à la tête... Je m'en revenais bien content...

CASSANDRE.

Au fait.

GILLES.

J'ai entendu qu'on se disputait au café de l'Union vis-à-vis chez-vous : j'y entrais pour m'amuser un instant , lorsqu'une voiture s'est arrêtée à votre porte ; et comme il ne faut rien perdre, j'ai voulu voir si ce n'était pas la voisine du second qui rentrait avec son autre amoureux.

CASSANDRE.

Finiras-tu ?

GILLES.

Point du tout ; c'était Arlequin.

CASSANDRE.

Après ?

GILLES.

Je me suis tapis derrière l'échoppe du savetier, et de là, j'ai vu le susdit Arlequin, payer le cocher, ouvrir la portière, prendre une dame dans ses bras, et se glisser, avec elle, dans l'allée ; dont il a, tout doucement, tout doucement, refermé la porte.

CASSANDRE.

Ah ! Traître d'Arlequin !

GILLES.

Vous devinez bien que je suis resté à mon poste... J'ai attendu longtemps, très longtemps, et très inutilement.

CASSANDRE.

Elle y est restée ?

GILLES.

J'avais froid, j'étais gelé, je m'ennuyais, je m'impatientais... Par bonheur pour moi, j'ai eu la satisfaction de voir Monsieur Ledru sortir, à une heure du matin, de chez votre nièce Doucet, donc le mari est a la campagne ; et comme je m'en allais, sur les deux heures, j'ai été assez heureux pour faire battre deux gros chiens gui n'y pensaient pas.

CASSANDRE.

Une femme, la nuit, chez Arlequin ! Lui que je croyais si sage, lui dont ma fille ne cessait de me vanter l'amour et la fidélité.

GILLES.

Ah ! Monsieur, il est maître de danse, et ces gens-là....

CASSANDRE.

Tu as raison, c'est un état trop critique pour les moeurs.

GILLES.

À qui le dites-vous ?

CASSANDRE.

AIR : Ton humeur est Catherine.

65   Bien souvent, avec la danse

La jeunesse va le trot ;

Et de cadence en cadence,

Elle fait un pas de trop :

Aux dépens de la famille,

70   Plus d'un maître, à l'impromptu,

En faisant danser la fille

A fait sauter la vertu.

GILLES.

C'est comme la fille de Madame Dorothée ; l'autre jour, la mère n'était pas là...

CASSANDRE.

Eh ! Que m'importe la de Madame Dorothée, je chez moi à la mienne... Mais Arlequin, que j'ai logé, à qui j'ai donné, pour soixante-dix-huit livres, cette chambre et ce cabinet, que j'ai toujours loués quatre-vingt francs... C'est un serpent que j'ai réchauffé dans mon sein.

GILLES.

Ah ! Sûrement que est un. Eh ! Qui l'a deviné ? Moi. Qui s'est aperçu de son air distrait et embarrassé ? Moi. Qui vous a dit qu'il y avait de la cachotterie sur jeu ? Encore moi. Qui vous a fait remarqué que depuis plus de quinze jours il n'était pas venu une seule fois le soir comme de coutume, faire votre petit domino ? Encore moi.

CASSANDRE.

C'est vrai.

GILLES.

Je vous dis qu'en fait d'espionnage et de rapport, je ne vous conseille pas de chercher mon pareil, vous ne le trouveriez, car vous ne le trouveriez pas. Aussi, je peux me flatter que dans tout le quartier, il n'y a qu'une voix sur mon compte.

CASSANDRE, voyant Arlequin.

Paix... C'est Arlequin, dissimulons.

SCÈNE V.
Les mêmes, Arlequin.

ARLEQUIN.

AIR : Une petite fillette.

Ah ! Que la poste est tardive !

On s'écrit chaque matin ;

75   Hélas ! Avec la missive

Le courrier reste en chemin.

Eh ! Aie, eh ! Hue, eh ! Clic, eh ! Clac, il fait grand train,

Et jamais n'arrive.

Trop heureux l'amant qui pourrait

80   Porter lui-même son billet !

Piquant des deux, il partirait,

Galoperait,

Arriverait,

Sans faire tant claquer son fouet.

bis.

CASSANDRE.

Qu'est-ce que c'est, Monsieur Arlequin, que voulez-vous dire ?

ARLEQUIN.

Je veux dire, beau-père, que je viens de la poste, qu'il n'y a de lettre ni pour vous, ni pour moi, et que je suis très en colère contre la poste, parce que c'est la faute de la poste, et non pas celle de Colombine, qui m'écrit à chaque poste.

CASSANDRE.

Ah ! Vous songez toujours à ma fille ?

ARLEQUIN.

Si j'y songe !

GILLES, à Cassandre.

Je gage qu'il va mentir.

CASSANDRE.

C'est que dans votre état, vos leçons.... vos charmantes écolières...

ARLEQUIN.

Mes charmantes écolières me rappellent celle que j'aime.

GILLES.

Je n'aurais pas deviné celui là.

ARLEQUIN.

AIR : De Joconde.

85   J'aperçois, dans un joli bras,

Le bras de Colombine :

Je trouve, dans un joli pas,

Le pas de Colombine :

J'admire, dans un pied mignon,

90   Le pied, de Colombine,

Et si je vois un oeil fripon

C'est l'oeil de Colombine.

GILLES, à part.

C'est trop fort.

CASSANDRE.

Ah ! Vous voyez tout ça !

ARLEQUIN.

Même air.

Oui dans tous les jolis minois,

Je vois ma Colombine ;

95   Dans tous les jolis sons de voix,

J'entends ma Colombine ;

Partout mon oeil et mon esprit

M'offrent ma Colombine ;

Oui, mais partout mon coeur me dit :

100   Ce n'est pas Colombine.

CASSANDRE, bas à Gilles.

Il a pourtant l'air de bonne foi.

GILLES, las à Cassandre.

Vous donnez là-dedans, vous ? Moi, je n'y tiens pas.

À Arlequin.

Votre clef, que j'aille faire votre chambre.

ARLEQUIN.

Non, je te remercie ; je la ferai moi-même.

GILLES.

Vous-même ?

ARLEQUIN.

Oui, j'ai des raisons pour cela.

GILLES, bas à Cassandre.

Elle est encore chez lui.

CASSANDRE, à part, avec exclamation.

Ah ! Sainte Vierge !

ARLEQUIN.

Sans adieu, beau-père : vous allez dîner en ville, bon appétit.

CASSANDRE.

Un moment, Monsieur Arlequin, j'ai à vous dire...

ARLEQUIN.

Dites.

CASSANDRE.

Entrons chez vous.

ARLEQUIN.

Non.

CASSANDRE.

Non !

ARLEQUIN.

J'ai affaire, et vous me gêneriez.

GILLES, bas à Cassandre.

C'est clair.... Elle y est.

CASSANDRE.

Ainsi, vous ne voulez pas que j'entre chez vous ?

GILLES.

Pas plus que moi.

ARLEQUIN.

J'ai besoin de me distraire de l'absence de Colombine ; et je ne me distrais pas comme un autre.

CASSANDRE.

Mais, Monsieur Arlequin.....

ARLEQUIN.

AIR : On doit soixante mille francs.

Loin de l'objet de mon amour,

Papa, vous voyez chaque jour

Comment je me désole.

bis.

CASSANDRE.

Vous vous désolez !

ARLEQUIN.

Vous n'en pouvez douter ; mais

105   Vous, ne devineriez jamais

Comment je me console.

bis.

Il entre chez lui, ferme soigneusement sa porte et passé dans le cabinet du fond.

SCÈNE VI.
Cassandre, Gilles.

GILLES, à Cassandre qui regarde Arlequin d'un air interdit.

Eh ! Bien, vous êtes content de lui !.... Il ne vous cache rien.

CASSANDRE.

Si je n'avais pas besoin de tout mon enjouement pour faire honneur au dîner de Madame Barbe, j'entrerais dans une colère...

Gilles lui donne sa canne.

que je remets à ce soir, parce que la colère tue la gaîté et l'appétit.

GILLES.

Prenez-y garde.

CASSANDRE.

Sois tranquille : je sens que je dînerai, et je sais trop bien vivre pour me lever de table le premier ; mais dès qu'il n'y aura plus personne, j'arrive ici, je m'explique avec Arlequin, je romps le mariage, et j'écris à ma fille de n'y plus songer.

GILLES.

C'est bien, et je ne vous croyais pas tant d'esprit, avec votre air simple...

CASSANDRE.

C'est un parti pris, j'écrirai.

GILLES.

Et de la bonne encre.

CASSANDRE.

Oui, avec ménagement ; ma fille est sensible, tendre, vive...

GILLES.

Vive ? Emportée, jalouse, passionnée, colère, vindicative ; enfin c'est tout le portrait de madame votre épouse.

CASSANDRE.

C'est vrai.

GILLES.

C'était une fière femme celle-là ! Et comme elle était aimable ! Comme elle vous menait !... Vous souvenez-vous de ce ruban que vous aviez envoyé à la petite couturière !

CASSANDRE.

Allons, allons...

GILLES.

Quel soufflet Madame vous donna ! Ah ! Mon dieu, mon dieu ! Quel soufflet ! La perruque en l'air, la tête contre le mur... C'était superbe.

CASSANDRE.

Finis tes plaisanteries Mais voyons, ne perdons point la tète.

Il regarde à sa montre.

GILLES.

Cette femme-là avait bien des qualités !

CASSANDRE.

Deux heures moins cinq minutes !

GILLES.

Allez, allez, pendant votre absence, je tâcherai de découvrir encore quelque chose sur Arlequin.

CASSANDRE.

Le fourbe ! Je le croyais si sincère !

GILLES.

Moi, j'ai toujours pensé que c'était un hypocrite.

CASSANDRE.

AIR : Non, je ne ferai pas , etc.

Quel visage trompeur ! Hélas ! Mon pauvre Gille,

Comme nous dit Gilblas, ou Gilbert, ou Virgile

« Ah ! Ne devrait-on pas, à des signes certains,

110   Reconnaître le coeur des perfides humains. »

Il sort.

SCÈNE VII.

GILLES, seul.

Me voilà seul, faisons notre ouvrage.

Il s'arrête.

Cependant je voudrais bien voir la demoiselle ou la dame qui est là-dedans... Si je la connaissais, quelle bonne affaire ! J'irais chercher le père, ou le mari ; ça ferait un scène charmante, et qui divertirait tout le quartier... Regardons par la serrure...

Il regarde.

Je ne vois rien...

Il écoute.

Je n'entends rien... Faut que je les dérange.

Il appelle.

Monsieur Arlequin.

SCÈNE VIII.
Gilles, Arlequin.

ARLEQUIN, sortant de la chambre du fond.

Quoi !

GILLES, parlant à travers la porte qui sépare les deux chambres.

Vous ne voulez donc pas que je fasse votre chambre ?

ARLEQUIN.

Non.

GILLES.

Ce serait l'affaire d'un instant.

ARLEQUIN.

Laisse-moi tranquille.

GILLES, d'un ton suppliant.

Monsieur Arlequin... Mon bon ami.

ARLEQUIN, s'impatientant.

Hé bien, qu'est-ce que tu veux ?

GILLES.

Ouvrez-moi, je vous en prie.

ARLEQUIN.

Au diable.

GILLES, quittant la porte.

C'est elle qui ne veut pas que se la voie, et sûrement que je la connais.... Je ne quitterai pas.

ARLEQUIN.

N'oublions pas la lettre que j'ai écrite à mon ami le sculpteur, pour le remercier de m'avoir prêté son mannequin.

Il cherche dans le tiroir de la table.

GILLES, allant pour battre l'habit d'Arlequin, trouve un papier dans sa poche.

Un papier écrit ? Et je ne sais pas lire ! C'est égal, je saurai ce que c'est.

Il le met dans sa poche.

ARLEQUIN.

La voici.... J'y ai mis des compliments à sa petite femme. Elle le rend heureux sa petite femme. Ah ! Colombine fera aussi mon bonheur.

AIR : De la tourière.

Que aurons d'agrément

Dans notre petit ménage !

Que nous aurons d'agrément

Tous les jours en nous aimant !

GILLES, battant l'habit.

115   Pan, pan, pan, pan, pan, pan, pan.

ARLEQUIN.

Oh ! Vive le mariage !

GILLES, de même.

Pan, pan, pan, etc.

ARLEQUIN.

Que nous aurons d'agrément !

GILLES, à la porte Arlequin.

Monsieur Arlequin, votre habit est prêt.

ARLEQUIN.

Tout à l heure.

GILLES.

Oh ! Je la verrai.

ARLEQUIN.

Je vais porter ma lettre à la petite poste, et commander mon souper.

Il ouvre sa porte, et comme Gilles va pour entrer, il le repousse d'une main, prend son habit de l'autre et le jette sur une chaise.

C'est bon.

Il sort, et ferme sa porte.

GILLES.

En vérité, Monsieur Arlequin, c'est bien mal de votre part.

ARLEQUIN.

Comment ?

GILLES.

Moi qui ai toute la confiance de Monsieur Cassandre, il est bien étonnant que je n'aie pas la vôtre.

ARLEQUIN.

C'est là ce qui te chagrine ? Tu as tort.

AIR : Tout roule aujourd'hui dans le monde.

Aussi bien que Monsieur Cassandre

120   Je sais qu'on peut compter sur toi. ,

D'un air mystérieux.

Personne ne peut nous entendre...,,

Mon ami, Gilles, écoute moi

De jaser tu n'as point envie,

Je, te connais discret, prudent.

Après avoir regardé autour de lui.

125   Comme aujourd'hui, toute la vie

Je te prendrai pour confident.

Il sort.

SCÈNE IX.

GILLES, seul.

Ah ! Tu te moques de moi... Je te revaudrai peut ami.

Il regarde le papier pris dans la poche d'Arlequin.

Il fallait que mon père et ma mère fussent bien bornés, pour ne m'avoir pas appris à lire... Ah ! Les gens de cette espèce-là.... Et si je savais écrire donc... Ça serait bien mieux. On contrefait son écriture. On imite celle des autres... et les lettres anonymes !..., Ah ! Il n'y a rien au-dessus d'une lettre anonyme ! On vient.

Il va à la porte.

Me trompai je ?... Tiens ! C'est Colombine ! Quel bonheur !

SCÈNE X.
Gilles, Colombine.

GILLES.

Quoi ! C'est vous.

COLOMBINE.

J'arrive.

GILLES.

Par la poste ?

COLOMBINE.

AIR : De la croisée.

Les chevaux sont toujours trop Lents

Au gré d'une sensible amante,

Et j'ai présumé que les vents

130   Répondraient mieux à mon attente :

J'ai pris mon parti lestement,

Et sans mettre le pied à terre

J'arrive auprès de mon amant,

Par le coche d'Auxerre.

bis.

GILLES.

C'est bien, car il est sorti.. Mais vous ne deviez pas revenir sitôt ?... Ah ! Je vois ce que c'est. Vous avez eu quelques soupçons sur Arlequin ; vous avez voulu le surprendre.

COLOMBINE, avec fierté.

Moi ?

AIR : Si l'on pouvait rompre la chaîne,

135   On peut s'abaisser à surprendre

Celui que l'on doit éprouver ;

Plus il est loin de vous attendre

Plus on se presse d'arriver :

Mais une amante bien éprise

140   Du fidèle objet de ses voeux,

Ne lui ménage une surprise

Que pour le rendre plus heureux.

GILLES.

Vous en raffolez donc toujours ?

COLOMBINE.

Plus que jamais.

GILLES.

C'est bien, car il ne vous aime plus.

COLOMBINE.

Il ne m'aime plus ?

GILLES.

Non, mais il en aime une autre.

COLOMBINE.

Une autre ?

GILLES.

Et ce qu'il y a de bon, c'est que tous les jours il dit à votre père qu'il ne songe qu'à vous, et qu'il vivra que pour vous. C'est le plus grand menteur que je connaisse.

COLOMBINE.

Même air.

Ce changement est impossible,

Arlequin me connaît trop bien :

145   Il sait trop que, tendre et sensible,

Mon coeur s'alarme pour un rien,

Oui, je l'aime plus que la vie !

Et s'il m'abandonnait, hélas !

Je sens trop qu'à sa perfidie

150   Le traître ne survivrait pas.

GILLES.

Rien de plus juste.

COLOMBINE.

Mais non, tu es mal instruit.

GILLES.

Mal instruit !

COLOMBINE.

La preuve ?

GILLES.

La preuve !

Il appelle.

Mademoiselle.... Madame....

COLOMBINE.

Que fais-tu ?

GILLES.

J'appelle la preuve.

COLOMBINE.

Quoi !

GILLES.

Elle est ici.

COLOMBINE.

Qui ?

GILLES.

La preuve...

COLOMBINE.

La preuve !

GILLES.

Dame, je ne connais pas son autre nom. Tout ce que je sais, c'est que votre rivale est chez votre amant, qu'elle y a passé la nuit, et que votre amant ne se di[s]pose pas du tout à la renvoyer.

COLOMBINE.

Elle est chez lui !... Grands dieux V

GILLES.

Ça vous fait bien de la peine, n'est-ce pas ?... Chaque mot que je vous dis, vous déchire l'âme... J'en étais sûr.

COLOMBINE.

Elle y a passé la nuit !... Mon père le sait-il ?

GILLES.

Sûrement... Il est allé dîner en ville.

COLOMBINE.

Quel parti prendre ?

GILLES.

Ah ! Vous avez un caractère, vous ; mais pour monsieur Cassandre, c'est un pauvre homme, et plus je le connais plus je crois qu'il n'est pas plus votre père que moi.

COLOMBINE.

N'importe, tel qu'il est, va le chercher.

GILLES.

Ah ! Ça, vous allez faire une scène, j'y compte. Vous voilà outragée comme on ne l'a jamais été ; il faut vous montrer.

COLOMBINE.

Va chercher mon père.

GILLES.

Point, d'explication, injures, soufflets, coups de poings.

COLOMBINE, frappant du pied.

Va chercher mon père, te dis-je,

GILLES, gaîment ; tandis que Colombine témoigne la plus vive impatience.

Bon ! J'y vais.

AIR : Fanfare de Saint-Cloud.

À l'excès de votre rage

Sa présence ajoutera :

Quel effroyable tapage !

Rien ne vous arrêtera.

155   Que la scène sera belle !

Ah ! D'avance je la vois

De grâce, Mademoiselle,

Me commencez pas sans moi.

Il sort.

SCÈNE XI.

COLOMBINE, seule.

Ainsi donc ma rivale est là, et je ne suis arrivée que pour être témoin de la trahison d'Arlequin !... L'ingrat !... En mon absence, et sous les yeux de mon père... Mais pour qui le monstre m'a-t-il délaissée ?

AIR.

Quel est cet objet charmant,

160   Cette nouvelle maîtresse,

Qui de mon perfide amant,

Vient m'enlever la tendresse !

Si je pouvais, avec adresse,

Causer avec elle un moment,

165   Causer avec elle un moment.

Ah ! C'est l'ardeur, dans l'ardeur

Dans l'ardeur qui me transporte,

Je sais,je sais bien pourquoi

Je n'aime pas une porte,

170   Je n'aime pas une porte

Entre ma rivale et moi,

Entre ma rivale et moi,

Entre ma rivale et moi.

Même air.

Dans un tel événement,

175   Une amante sans courage

Souffrirait impunément,

Un aussi sanglant outrage.

Les yeux en pleurs, fuyant l'orage

Elle irait cacher son tourment.....

bis.

180   Moi, dans l'ardeur

bis. etc.

SCÈNE XII.
Colombine, Cassandre.

CASSANDRE, chantant avant de paraître.

Quand je bois du vin clairet  [ 4 Clairet : D'un rouge clair, en parlant du vin. [L]]

Tout tourne.

bis.

COLOMBINE, allant au devant de son père.

Mon père !

CASSANDRE.

Ma fille.

Ils s'embrassent.

Ma joie égale ma surprise, et la force du sentiment.... L'explosion de la tendresse... La nature d'un coeur paternel...

COLOMBINE.

Oui, mon père ; mais ce n'est pas cela dont il s'agit.

CASSANDRE.

Non, et j'ai à vous préparer sur un petit accident....

COLOMBINE.

Je sais tout : Gilles m'a tout dit.

CASSANDRE.

Tu vois, ma fille, j'en ai l'âme navrée, et sans le dîner de Madame Barbe, j'aurais déjà pris un parti.

COLOMBINE.

Le mien est pris.

Elle frappe rudement à la ports d'Arlequin.

CASSANDRE.

AIR : De la découpure.

Ah ! Ma fille, que faites-vous ?

COLOMBINE.

Ouvrez sans mystère

185   Vous voulez en vain, vous taire.

Elle frappe plus fort.

CASSANDRE.

Ah ! Ma fille, que faites-vous !

COLOMBINE.

Ouvrez, dépêchez, paraissez devant nous.

CASSANDRE.

Modérez, modérez, modérez-vous.

COLOMBINE.

Non, non ma vengeance

190   Doit égaler, mon oeuvre.

SCÈNE XIII.
Les mêmes, GILLES, avec un rat de cave allumé.

GILLES.

Arrêtez, arrêtez, arrêtez-vous.

Je viens augmenter votre juste courroux.

Il allume la chandelle.

CASSANDRE.

Qu'est-ce que c'est ?

COLOMBINE.

Parle.

GILLES.

Le traiteur vient de me dire qu'Arlequin a commandé un souper pour deux : on doit le lui apporter à neuf heures et demie, et cela, parce qu'il sait qu'alors il libre sera, puisque tous les jours vous êtes couchée à neuf heures.

CASSANDRE.

Il est clair que c'est avec elle qu'il va souper.

COLOMBINE.

Avec elle ! Tête-à-tête !

GILLES.

Sûrement, et c'est joli ; mais il y a mieux, que cela c'est un petit papier que j'ai trouvé dans sa poche, et que je me suis fait lire. Il vous divertira.

CASSANDRE, prenant le papier.

Donne.

COLOMBINE, l'arrachant des mains de son père.

Voyons.

Elle lit.

« Mémoire des ouvrages faits et fournis a monsieur Arlequin par Madame Treillard, auteur des robes de fantaisie, maison de l Égalité, galerie, côté de la rue de Richelieu, Au pavillon d 'Or, n° 41. »

GILLES.

Au pavillon d 'Or ! Il va au bon endroit.

COLOMBINE, lisant.

« Caraco à la modeste, dégageant la taille, et d'une tournure aussi commode qu'agréable.... Soixante-dix-huit livres. »

CASSANDRE.

Soixante-dix-huit livres !

COLOMBINE.

Dégageant la taille...

Se tournant du coté de la porte de la chambre d'Arlequin.

Ah ! Je te dégagerai.

GILLES.

Vous n'y êtes pas.

COLOMBINE.

« Plus, chapeau à la Minerve, d'une forme délicieuse et pleine de goût : l'art s'y trouve caché par l'art, ci... 42 livres. Monsieur Arlequin ayant fourni le ruban, »

GILLES.

Le ruban ?... Je gage que c'est celui que vous lui avez donné.

CASSANDRE.

Ah ! Ah !

COLOMBINE, contenant sa colère.

Poursuivons. « Ceinture à la chaste Suzanne, s'attachant avec deux simples agrafes, et très facile à défaire... »

GILLES.

Il songe à tout.

COLOMBINE.

« Elle est d'un charmant effet..... 25 livres. »

CASSANDRE.

Quelle fastueuse profusion !

COLOMBINE.

« Châle à la voyageuse, couvrant la poitrine à volonté, il est admirable à l'oeil.... 36 livres. Total, comptant, dont 181 livres... reçu comptant, dont quittance, etc. »

GILLES.

Ce Monsieur Rigaudon, comme il fait danser le cachet.

CASSANDRE.

Ma pauvre fille ! Où en étions nous sans cet honnête garçon !

GILLES, avec emphase.

J'ai fait mon devoir, et ma récompense est là.

Il se frappe la poitrine.

CASSANDRE, embrassant Gilles, avec effusion de coeur.

Mon tendre ami !

COLOMBINE.

AIR : D'une abeille toujours chérie.

Par les détails de ce mémoire

De ma rivale on peut juger ;

195   Arlequin, fier de sa victoire

Croit ne rien devoir ménager :

Il fait une dépense extrême

Pour cet objet qui veut briller ;

À moins de frais, et ce soir même

200   Je me charge, de l'habiller.

bis.

GILLES.

De la tête aux pieds, je vous en prie ; mais il faut que vous les surpreniez ensemble.

CASSANDRE et COLOMBINE.

Oui.

GILLES.

Il est neuf heures ; Arlequin va rentrer ; retirez-vous tous les deux, et sitôt qu'ils seront à table, j'irai vous avertir.

COLOMBINE.

Ils vont connaître de quoi je suis capable.

CASSANDRE.

Calmez-vous, cher enfant : une demoiselle bien née se respecte jusques dans sa vengeance, et la fille de Cassandre ne doit jamais oublier le sang dont elle sort.

COLOMBINE.

Je serai digne de vous, ô mon père !

GILLES.

La belle dignité !

COLOMBINE.

Paix ! On vient.

TOUS TROIS.

Paix.

Colombine écoute à la porte d'Arlequin, et Gilles à celle de la rue.

CASSANDRE.

AIR : N'entend-on rien. (d'Azémia.)

N'entends-tu rien ?

GILLES et COLOMBINE.

Non, rien.

ENSEMBLE.

Écoutons bien :

Il faut ici de la prudence,

205   Du zèle et de l'intelligence.

CASSANDRE, à Colombine, montrant Gilles.

Laissons-le faire,

Tout ira bien.

ENSEMBLE.

Il faut surtout du mystère ;

Tout ira bien.

GILLES.

210   Chut, ne vient-il pas ?

ENSEMBLE.

Parlons plus bas.

Il faut ici, etc.

Ce n'est pas l'instant encore ;

Le couple heureux ne se doute de rien :

215   Son

retour, l'ingrat l'ignore

Mon

Cachons-nous, et ce soir tout ira bien.

CASSANDRE, à Colombine.

Retirons-nous.

À Gilles.

Observe bien.

Cassandre et Colombine se retirent.

SCÈNE XIV.

GILLES, seul et d'un air très satisfait.

Comme cette affaire-là marche, et quelles suites elle peut avoir !... On ouvre, c'est lui.

Il souffle la lumière et se retire derrière la porte du fond.

SCENE XV.
Gilles, caché, Arlequin, une lanterne de papier à la main, et suivi d'un Garçon Traiteur, portant un panier de restaurateur.

ARLEQUIN, entrouvrant la porte et regardant partout.

On est couché... Oh ! Oui.

Se retournant et parlant dans la coulisse.

Venez-vous, mon petit bon ami ? Ne vous blessez pas... Ne renversez rien... Vous tenez la rampe ?... Prenez garde, il y a une marche cassée.

Le Garçon paraît.

Ah ! Par ici.

Il le conduit dans sa chambre.

Posez-là... Bon ; un moment.

Il allume la chandelle et donne sa lanterne au Garçon.

Tenez, vous viendrez chercher vos plats demain matin, vous me rapporterez ma lanterne, et je vous donnerai pour boire.

Il la conduit à la porte.

Votre souper sent bien bon... Allez, mon petit ami, ne vous cassez pas le cou, et n'oubliez pas de fermer la porte de l'allée.

Il ferme la porte en dedans, et rentre chez lui où il se renferme.

GILLES, arrivant à pas de loup.

Ferme, ferme ta porte, nous te la ferons bien ouvrir.

ARLEQUIN, arrangeait la table.

Mon cher mannequin ! La bonne idée que j'ai eue là ! Je me sens presqu'aussi content que si j'allais souper avec la véritable Colombine.

Il met le couvert.

GILLES.

Laissons-les s'établir, et quand ils seront bien train en train, j'irai chercher madame rabat-joie.

ARLEQUIN, élevant la voix.

Ne t'impatientes pas, mon coeur, je mets la table.

GILLES.

Oui, et nous, nous fournirons le dessert.

ARLEQUIN.

Souper tête à tête avec un mannequin ! Pourquoi pas ? Puisque je vois dans ce mannequin ma Colombine et tous ses charmes.... C'est comme cela dans le monde...

GILLES, regardant à travers la serrure.

On n'est pas encore à table.

ARLEQUIN.

AIR : Pourriez-vous bien douter encore.

Toujours l'objet qui sait nous plaire

220   Est l'objet le plus enchanteur

Et souvent c'est une chimère

Qu'enfantent la tête et le coeur :

L'amour, au gré de notre envie,

Sert notre imagination,

225   Et tous nos plaisirs dans la vie

Ne sont, vraiment, qu'illusion.

bis.

GILLES, s'impatientant.

Pas encore à table ! Apparemment qu'ils ont quelque chose à se dire avant de souper... Ils font bien de profiter de ce moment-là : on ne sait pas ce qui peut arriver.

ARLEQUIN, apporte son mannequin et le place vis-à-vis la table, sur le devant de la scène.

Reste là, ma bonne amie, je vais approcher la table.

GILLES, regardant à travers la serrure.

Elle est là.

ARLEQUIN, mettant la table devant le mannequin.

Es-tu bien ?... Oui, tu es bien.

GILLES.

Je ne peux pas voir sa figure ; c'est bien terrible ça.

ARLEQUIN.

Dépêchons-nous, car le souper refroidit.

GILLES.

Il refroidit !... Je vais le réchauffer.

Il sort.

SCÈNE XVI.

ARLEQUIN, seul, à table avec son mannequin.

Je sens que nous avions besoin de souper.... Le poulet est bien tendre.

Il sert.

À toi l'aile, à moi la cuisse.... D'abord je mange pour Colombine....

Il prend sur l'assiette du mannequin.

Et puis je mange pour Arlequin.

Il mange sur son assiette.

Il faut que j'aie de l'appétit pour deux ; mais cela ne m'inquiète pas... Je mange si souvent comme quatre... Pour le vin, ma bonne amie, je te demande la permission de le ménager, parce qu'il est bon, et que j'en veux conserver quelques bouteilles que nous vuiderons ensemble, quand tu seras de retour de ton voyage.... Nous allons boire à nos santés.

Il débouche la bouteille se verse du vin dans les deux verres, pendant la ritournelle du morceau suivant.

AIR : Tu me donneras la mienne.

Pour moi, je bois à la tienne.

Il boit dans le verre du mannequin.

Pour toi, je bois à la mienne.

Il boit dans son verre.

Tu triches, tu ne bois pas,

230   Je bois et ne triche pas.

Ah ! ma chère, ah ! Le charmant repas !

Je veux, ma belle maîtresse

En te regardant sans cesse,

M'enivrer de tes appas.

235   Pour moi, je bois, etc.

SCÈNE XVII.
Arlequin, chez lui, Cassandre, Colombine, et Gilles, dans l'autre chambre.

GILLES, à Colombine,

Encore une fois, laissez dire votre père, et vengez-vous, il serait trop tard demain.

COLOMBINE.

Rien ne m'arrêtera.

CASSANDRE, se mettant entre la porte et Colombine.

Doucement, Colombine, Monsieur Arlequin est chez lui ; il ne nous convient ni de forcer sa porte, ni de le déranger.

COLOMBINE.

Ni de le déranger !...

CASSANDRE.

Non, ma fille : d'ailleurs, il faut d'abord bien s'assurer du fait, et puis, comme je vous le disais tout à l heure, la réflexion, la précaution, modération, et, surtout, la modération.

COLOMBINE.

La modération !

CASSANDRE.

Oui, ma fille. « La modération est le trésor du sage. »

GILLES, à Colombine.

Vous l'écoutez ?

ARLEQUIN.

Que tu me rends heureux, ma charmante maîtresse !

COLOMBINE, à Cassandre.

Sa charmante maîtresse vous l'entendez.

Elle s'avance près de la porte.

CASSANDRE, la retenant.

Un moment.

COLOMBINE, frappant du pied.

Quelle patience !

GILLES, à Colombine.

Mais allez donc.

Colombine fait un nouveau mouvement, Cassandre la repousse encore.

ARLEQUIN.

Eh ! La liqueur que j'ai oubliée... Mais il n'est guère que dix heures et demie, le café ne sera pas encore couché... J'y vais.

Il se lève de table.

COLOMBINE, à Gilles qui l'excite à ne plus rien ménager.

Tu as raison.

À Cassandre qui regarde à travers la serrure.

Ôtez-vous de la, mon père.

CASSANDRE.

Il va sortir.

Il emmène Colombine et Gilles au fond du théâtre.

ARLEQUIN, prenant le flambeau.

Je te laisse sans lumière.... Tu n'auras pas peur !

Il sort de sa chambre, dont il laisse la porte ouverte, et dit, en traversant la chambre où sont Cassandre, Colombine et Gilles.

Je ne serai qu'un instant, mon petit ange.

Colombine veut se jeter sur Arlequin, son père la retient.

SCÈNE XVIII.
Cassandre, Colombine, Gilles.

GILLES, sautant de joie.

Ça va commencer.

COLOMBINE, voulant entrer.

Enfin...

CASSANDRE, retenant sa fille, et passant devant ell[e.]

Arrêtez, fille trop sentimentale.

GILLES, à Colombine.

Allez, allez.

Ils entrent tous chez Arlequin.

COLOMBINE, au mannequin.

C'est donc vous, impudente, qui osez venir effrontément ?...

CASSANDRE.

Ma fille, taisez-vous, je vous l'ordonne, il est nécessaire, avant tout, de savoir à qui l'on parle.

GILLES.

C'est bien difficile à voir.

CASSANDRE, après avoir toisé le mannequin du haut en bas avec sa lanterne.

Elle n'est point mal.

COLOMBINE, en enrageant.

Point mal ?

CASSANDRE, appuyant.

Point du tout mal ; et je lui trouve même.... l'air...

GILLES.

De ce qu'elle est.

CASSANDRE.

Oui, l'air distingué.

GILLES.

Pardi ! Ces demoiselles-là ont toujours quelque chose qui les distingue.

CASSANDRE, au mannequin.

Madame, puis-je savoir comment et pourquoi vous vous trouvez, à l'heure qu'il est, chez un jeune homme ?

GILLES.

Pourquoi ?

COLOMBINE, à Cassandre.

Faites-là donc parler.

CASSANDRE, au mannequin.

AIR :

Vous êtes belles

Je n'en disconviens pas

Mais pour cruelle,

Vous ne l'êtes pas.

COLOMBINE.

Répondrez-vous, péronnelle ?   [ 5 Péronnelle : Terme de dénigrement. Jeune femme sotte et babillarde. [L]]

CASSANDRE.

Doucement donc, ma fille ; vous lui coupez la parole... Qui êtes-vous ?... Hein !... Plaît-il !... Pas le mot.

COLOMBINE.

Ah ! Voilà bien des façons.... C'est à moi de l'interroger.

Elle lui donne un soufflet.

GILLES, sautant de joie.

C'est ça.

COLOMBINE.

Ah ! Grands dieux ! Que vois je ? Arlequin est innocent.

GILLES.

Ça n'est pas vrai.

COLOMBINE, examinant le mannequin.

Oui, c'est un mannequin, c'est moi, c'est mon portrait... mêmes habits.... même chapeau.... Le ruban que je lui ai donné !

CASSANDRE, touchant le mannequin.

Ma fille a raison.

COLOMBINE.

AIR : De la finale de la Soirée Orageuse,

240   C'est charmant : pendant mon absence,

C'est ainsi qu'il passait son temps ;

En secret, à tous les instants

Il adorait ma ressemblance.

ENSEMBLE.

CASSANDRE.

C'est charmant ; pendant ton absence :

245   C'est ainsi, etc.

GILLES.

C'est fâcheux ; pendant son absence,

C'est ainsi, etc.

COLOMBINE.

Je suis au comble de la joie !... Quel excès de tendresse !... Quel amant!... J'étais loin de m'attendre au bonheur qu'il me procure, et je lui dois la même surprise.

CASSANDRE.

Que veux-tu faire ?

COLOMBINE.

Retirez ce mannequin.

GILLES, à part en le retirant.

Vous verrez qu'ils vont se raccommoder.

COLOMBINE.

Il vient, éloignez-vous.

Gilles et Cassandre se retirent au fond, avec le mannequin dont Colombine prend la place.

SCÈNE XIX et DERNIÈRE.
Les mêmes, Arlequin.

ARLEQUIN.

Je n'ai pas été longtemps, ma petite Colombine, et j'apporte du bon.... C'est du partit amour... On dirait qu'elle me sourit... Ma petite bonne amie....

Il lui prend la main.

Ah !... J'ai cru toucher le vrai bras de Colombine... Ce que c'est que de bien aimer !

Il verse deux verres de liqueur, l'un devant Colombine et l'autre devant lui ; il commence par boire celui de Colombine, qui pendant ce temps-là, prend celui qui est devant Arlequin : il demeure interdit, recule et avance alternativement.

AIR : Ah ! grand dieu, que je l'échappe belle.

Ciel que vois-je ! Est-ce que je sommeille !

Non, certainement,

250   En ce moment,

Parbleu je veille ;

Cependant, quelle étrange merveille !

Il se recule, Colombine le suit des yeux.

Partout en ces lieux

Ce mannequin me suit des yeux.

Colombine se lève.

255   Ah ! Grand Dieu ! D'effroi, mon coeur se glace ;

Oui ce mannequin

Est un lutin...

Il me pourchasse...

Mannequin, ah ! Par quelle disgrâce,

260   Le diable en ce jour

Se mêle-t-il de mon amour !

Colombine lui tend les bras.

Il va m'étrangler.

Il s'enfuit et se jette dans le mannequin.

Ah !

Fragment dit Maréchal-Ferrant.

Ils sont une compagnie....

COLOMBINE, allant à lui.

C'est moi.

ARLEQUIN.

Eh ! Messieurs, je vous en prie....

CASSANDRE.

C'est ma fille.

ARLEQUIN.

Donnez, donnez-moi la vie.

COLOMBINE.

C'est moi.

CASSANDRE et GILLES, amenant Arlequin qui tremble toujours.

C'est elle, c'est Colombine.

COLOMBINE.

AIR : De la finale de la Soirée Orageuse.

265   Mon ami, pendant mon absence

À mon portrait donnait son temps,

Je viens réclamer les instants

Consacrés à ma ressemblance.

CASSANDRE.

Ce portrait, pendant ton absence,

270   Occupait, seul, tous ses instants ;

Ma fille, après un trop long temps,

Vient remplacer sa ressemblance.

GILLES.

Je croyais qu'ici sa présence

M'am[ène]rait d'heureux instants ;

275   Point du tout, j'ai perdu mon temps...

Peste soit de la ressemblance !

ARLEQUIN, après l'avoir bien regardée.

Eh ! Oui, c'est toi.

Il saute au cou de Cassandre et de Gilles, tout-à-tout, et fait toutes les folies que peut inspirer la joie la plus vive.

COLOMBINE.

Moi-même.

ARLEQUIN.

Oh ! Oui, je vois bien que ce n'est plus un mannequin.

COLOMBINE.

Non, mon ami, c'est la vraie, la fidèle Colombine qui ne croira jamais aimer assez le plus tendre, le plus rare des amants.

CASSANDRE.

Je suis de ton avis, ma file, et ta main doit être sa récompense.

ARLEQUIN.

Je vous dirais bien ; beau-père, que je ne me consolais pas comme un autre ; mais j'épouse Colombine en personne et je dis adieu au mannequin.

GILLES.

Ah ! Vous ne risquez rien de le jeter au feu ; on n'en manquera pas pour ça.

ARLEQUIN.

Toujours gentil comme à votre ordinaire.

VAUDEVILLE.

GILLES.

AIR : De CHARDINI.

Combien de machines mouvantes,

Chaque jour on voit ici-bas,

Sous mille fermes différentes,

280   On en rencontre à chaque pas,

Plus d'une beauté qu'on admire,

N'a rien que le visage humain,

Et de près nous oblige à dire ;

C'est un mannequin,

285   C'est un mannequin.

CASSANDRE.

Regardez la jeune Glicère

À qui l'art prête son pouvoir ;

Elle est toujours sûre de plaire

À qui ne la voit que le soir :

290   Mais n'allez, galant incommode,

La surprendre un peu trop matin,

Car de sa marchande de mode

C'est le mannequin.

bis.

ARLEQUIN, au Public.

Peu de talent, beaucoup de zèle,

295   M'ont valu de petits succès ;

Ah ! par une bonté nouvelle

Accueillez mes nouveaux essais :

Vous plaire est toute mon envie,

Mais quoique fasse un Arlequin,

300   Si vous ne lui donnez la vie,

C'est un mannequin.

bis.

 



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Notes

[1] Trigaud : Qui use de détours, de mauvaises finesses. [L]

[2] Caquetage : Action de caqueter et caquets. Fig. Babil haut et bruyant, et aussi babil de jactance. [L]

[3] Chaircuitière : charcutière ; L'orthographe et la prononciation ont longtemps varié entre charcutier et chaircutier. [L]

[4] Clairet : D'un rouge clair, en parlant du vin. [L]

[5] Péronnelle : Terme de dénigrement. Jeune femme sotte et babillarde. [L]

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