LES FOURBERIES DE NÉRINE

COMÉDIE EN VERS

Représentée chez S. A. la princesse Mathilde en présence de leurs majestés le 27 février 1864

M DCCC. LXVIII. Tous droits de reproduction et de représentaiton réservés

PAR M. THÉODORE DE BANVILLE

PARIS, MICHEL LEVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS, RUE VIVIENNE 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15.


Texte établi par Paul FIEVRE, avril 2023.

publié par Paul FIEVRE, mai 2023.

© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:17.


À M. RÉGNIER DE LA COMÉDIE-FRANÇAISE

QUI NOUS A AIDÉ DE SES EXCELLENTS CONSEILS ET QUI A BIEN VOULU RÉGLER NOTRE PETITE MISE EN SCÈNE CET ESSAI DE COMÉDIE EST DÉDIÉ PAR SON TRÈS SINCÈRE ET TRÈS FIDÈLE ADMIRATEUR.

TH. DE B.


À CONSTANT COQUELIN

MON CHER AMI,

Un soir que je venais de voir représenter Les Fourberies de Scapin à la Comédie-Française, vous me peigniez ardemment votre enthousiasme pour la façon magistrale dont votre bon et illustre maître Régnier joue le principal rôle dans cette farce héroïque. Ce qu'il accomplit là avec tant de bonheur et tant de science, me disiez-vous, c'est, non pas une tâche difficile, mais une tâche impossible ; car, dès qu'il s'agit de représenter SCAPIN, où le prendre ? Ce n'est pas dans la Comédie-Italienne, dont Molière n'a fait qu'une bouchée ; ce n'est pas même dans la lettre du chef-d'oeuvre de Molière, et voici pourquoi. Tout en faisant de son Scapin un simple mauvais garçon échappé d'un bagne chimérique, dont les ruses enfantines feraient sourire Vautrin, le poète a su nous suggérer l'idée d'un personnage épique et surhumain, qui devait de jour en jour grandir dans nos imaginations, atteindre à des proportions démesurées, et devenir pour nous, non plus un fourbe, mais le génie même de la libre Fantaisie, protestant contre l'avarice et l'imbécillité humaines. Protestant est le mot, car ses ruses ne servent de rien autre chose, et n'amènent pas même le dénoûment, que le grand Contemplateur a demandé, comme toujours, au hasard. Le temps s'est chargé de commenter Les Fourberies, et la lettre a beau parler, nous ne pouvons plus voir dans Scapin, dont le front touche aux étoiles, le misérable valet qui se déguise en loup-garou et qui se cache pour boire du vin dans une cave ; car Molière n'a pas pu empêcher les figures pétries par ses mains de grandir jusqu'à atteindre à la taille même de ses pensées ! Comment le comédien peut-il se mettre d'accord en même temps avec le rôle écrit et avec sa transfiguration idéale, qui est vivante dans tous les esprits ? C'est ce que le jeu inspiré de Régnier fait comprendre bien plus clairement que toute théorie, et cet inimitable comédien, qui se montre à la fois un observateur si fidèle de la Réalité et un si religieux interprète du maître, a en lui le sentiment inné des plus hautes conceptions de la poésie. Ainsi disiez-vous, mon ami ; cette conversation n'avait pas été perdue pour moi, et j'eus l'audace de me la rappeler le jour où vous veniez me demander de brocher à la hâte une scène à deux personnages, qui devait être représentée quarante-huit heures plus tard devant un illustre auditoire. Mais je n'eus garde de vous parler alors de mon sujet et de vous avouer que j'allais essayer d'évoquer pour un soir votre rêve, tremblant à l'idée que vous jugeriez ma tentative par trop folle. Après tout, me disais-je pour m'absoudre moi-même, il ne s'agit là que de noircir une feuille volante avec laquelle nous allumerons notre cigare au sortir de la représentation ! Il en eût été ainsi assurément sans la superbe couleur lyrique dont vous avez embelli notre personnage, et qui vous appartient bien en propre. Vos auditeurs ont été surpris et charmés d'entendre Scapin se louer lui-même avec la voix souveraine d'un jeune Achille ; le succès a dérouté tous nos calculs, Les Fourberies de Nérine... de Nérine, représentée par Mme Emma Fleury avec tant d'esprit et de grâce mutine, ont fait le tour des grands salons de Paris : cinq ou six directeurs de province réclament ce frivole intermède, et nous voilà forcés de nous faire imprimer, coûte que coûte. Je m'en lave les mains, c'est votre faute, cher ami, et non la mienne ; pourquoi avez-vous dépensé sur une saynète écrite à la diable, plus de puissance scénique et de composition qu'il n'en faut pour faire réussir un grand drame ? Si ces quelques pages valaient qu'on demandât quelque chose, je supplierais les directeurs de faire jouer nos deux personnages, non par un comique et une soubrette, mais par les grands premiers rôles, homme et femme. Car, où trouver un comique possédant comme vous une voix d'airain ferme et sonore, faite pour exprimer toutes les explosions et toutes les tendresses de la langue poétique ? Mais, (s'il est permis de comparer un ciron à un lion,) je me rappelle à temps que la même recommandation, faite si expressément par Beaumarchais à propos du plus grand des rôles, n'a jamais été suivie. Je m'arrête ; c'est trop longtemps parler d'une bluette ; je l'aurais déjà oubliée, si elle ne vous avait fourni l'occasion de montrer une face inconnue de votre admirable talent. C'est le seul résultat dont puisse se réjouir en cette affaire.

Votre ami bien dévoué.

THEODORE DE BANVILLE.


PERSONNAGES

SCAPIN, grand premier rôle. M. COQUELIN.

NÉRINE, dix-huit ans, jeune premier rôle. Mme EMMA FLEURY..

La scène est à Naples, en 1671.


LES FOURBERIES DE NÉRINE

Costume traditionnel, comme l'a gravé Riccoboni, et comme M. Maurice Sand l'a dessiné et peint avec la fantaisie la plus scrupulense et la plus charmante dans ses Masques et Bouffons, publiés par Michel Lévy. - Veste et culotte en poult de soie blanc, à brandebourg de velours bleu. Manteau en taffetas bleu de France grande largeur, coupé en biais et doublé en étoffe pareille, avec brandebourgs blancs. Ceinture de taffetas bleu. Toque blanche avec passe à revers en taffetas bleu. Bas de soie blancs à coins bleus. Souliers de peau blanche à rosettes bleues.

SCÈNE PREMIÈRE.

Le théâtre représente une place publique, éclatante de gaieté et dd soleil. Scapin entre d'un air joyeux, en traînant un énorme sac gonflé jusqu'aux bords.

SCAPIN.

Ciel napolitain, fait d'azur et d'or vermeil,

Vois Scapin triomphant ! Regarde-moi, soleil !

Baise ma chevelure, Aurore aux doigts de rose !

Je suis riche !

Montrant le sac qu'il tient.

J'ai là, dans ce sac, le Potose.  [ 1 Potose : Se dit des montagnes voisines de Potosi (Pérou), dans lesquelles se trouvent des mines d'argent. [L]]

Il sort du sac des hardes précieuses, des joyaux, des sacoches d'or, qu'il remet dans le sac dès qu'il les a montrés.

5   Étoffes ! Diamants ! Sequins !

Après avoir tout remis dans le sac.

  J'en ai beaucoup.

Il remonte la scène, regarde au fond avec une inquiétude rusée et revient.

Hé ! Nul ne peut m'entendre ici ?

Au public.

J'ai fait le coup.

Géronte est mort. Bien mort. Tandis que ses prunelles

S'ouvraient à la clarté des choses éternelles,

Gaiement.

Hélas !

Changeant de ton.

J'ai couru vers le coffre, et, sans fracas,

10   J'ai pillé les joyaux, les hardes, les ducats !

J'ai tout pris. C'est en vain que la Fortune triche ;

À présent, je la tiens aux cheveux. Je suis riche !

Adieu Naples, je pars ! Près de tes flots dormants

J'ai trop longtemps servi d'imbéciles amants ;

15   À l'avenir, je veux intriguer pour moi-même.

Oui, c'est moi dont je sers les beaux amours Je m'aime.

Vous mêlerez pour moi dans les riants manoirs,

Hyacinte au front d'or, Zerbinette aux yeux noirs,

Vos chansons aux sanglots de la vague indocile !

20   Et je vais te revoir, Éden, verte Sicile,

Ô terre des épis tremblants et des grands lys,

Où sourit cette mer, dont j'ai souvent, jadis,

Pareil à Cléopâtre, admiré les colères

Et les réveils charmants... du haut de mes galères !

Bondissant avec une excessive agilité vers un autre point de la scène.

25   Chut ! On a fait du bruit là-bas, près du volet.

Revenant.

Non, ce n'est rien. Pourtant, si quelqu'un me volait !

Naples, ce pays plein de filous et de ruses,

À certains carrefours moins sûrs que les Abruzzes,

Et les honnêtes gens sont fort volés. Mais on

30   Ne m'y prend pas !

Montrant le sac.

  Cachons cela dans la maison.

Comme assailli par une idée importune.

Nérine !... - Il serait fou que je la rencontrasse !

Pourtant, si la pauvrette avait suivi ma trace ?

Baste ! Il est trop matin. Elle dort sur les deux

Oreilles.

Il entre dans une petite maison de vilaine apparence, après avoir soigneusement regardé autour de lui. Nérine paraît, attentive, Inquiète, avec l'allure d'un chien de chasse qui flaire le gibier.

SCÈNE II.

NÉRINE.

Les archers, quand j'ai passé près d'eux,

35   Parlaient de vol commis, de nippes dérobées.

Ils avaient vu courir à grandes enjambées

Un larron, qui fuyait avec un sac aux dents.

Rêvant.

Avec un sac ! - Je sens du Scapin là-dedans.

Que fait mon traître ? Il m'a quittée avec la joie

40   Et l'oeil brillant d'un fourbe heureux qui tient sa proie.

Il regardait toujours la mer et l'horizon !

Je suis sûre qu'il songe à quelque trahison.

Qu'ai-je fait au destin, - moi douce comme un cygne !

Pour aimer ce hardi menteur, ce fourbe insigne ?

45   Certes il est plus léger que le vent, plus trompeur

Que ces beaux feux follets dont les enfants ont peur,

Et que l'Adriatique où le couchant se dore !

C'est un prodigue, un monstre, un fou, mais je l'adore.

Avec admiration.

Qu'il est rusé ! J'ai beau faire, mon coeur en tient

50   Pour ce héros.

Elle veut aller il la recherche de Scapin.

Allons.

Apercevant Scapin qui sort de la maison.

  Mais le voici qui vient.

C'est le moment d'ouvrir les yeux et la narine !

Il parle. Que dit-il ? Attention, Nérine.

Elle se retire il l'écart au fond du théâtre. En même temps Scapin s'élance sur le devant de la scène, portant vide le sac qu'on a vu plein à la scène précédente.

SCÈNE III.
Scapin, Nérine, d'abord cachée.

SCAPIN.

Tout va des mieux. La mer est douce comme un lac

Et m'appelle. Faisons disparaître le sac,

55   Mon complice, et je suis aussi blanc que la neige.

NÉRINE, cachée.

Nous verrons bien.

SCAPIN, appuyant.

Un lys, une colombe.

Cherchant, avec une profonde indifférence.

N'ai-je

Rien oublié ?

NÉRINE, cachée.

Si fait.

SCAPIN.

Tout succède a mes voeux.

Je pars, je sens déjà passer dans mes cheveux

Le souffle frais et pur do la brise marine !

Avec le même accent que la première fois.

60   N'ai-je rien oublié ?

Comme un homme qui se rappelle tout à coup une chose profondément oubliée.

  Si ! D'épouser Nérine.

NÉRINE, cachée.

C'est heureux.

SCAPIN, avec un détachement plein de fatuité.

Bah !

Avec bonhomie.

Pourquoi se marier ?

NÉRINE, cachée.

Pendard !

SCAPIN.

Dans les yeux de Nérine Amour cache son dard.

Ses cheveux d'or, couleur de flamme et de comète,

Sont doux comme le miel blondissant de l'Hymette !

NÉRINE, cachée.

65   Oui !

SCAPIN, avec fatuité.

  Mais d'autres désirs occupent mon cerveau.

NÉRINE, cachée, avec colère.

Ah !

SCAPIN.

Chaque jour au gré d'un caprice nouveau,

Ailé comme l'espoir et charmant comme un rêve,

Sur le pommier fatal renaît la pomme d'Ève :

Or, je veux la croquer jusqu'au dernier pépin !

70   Nérine n'aura rien, tant pis.

NÉRINE, se montrant tout à coup et abordant Scapin.

  Bonjour, Scapin.

SCAPIN, feignant le plus grand étonnement.

Eh ! C'est Nérine ! Par quel bon vent amenée ?

Très froidement.

Cher astre.

NÉRINE, avec effusion.

Tout est prêt.

SCAPIN.

Quoi ?

NÉRINE.

Pour notre hyménée.

SCAPIN.

Fort bien. Je...

NÉRINE.

Mes parents ont été prévenus,

Et le notaire avec les témoins sont venus.

SCAPIN.

75   Je...

NÉRINE.

  Ma robe de noce est prête. Une merveille !

SCAPIN.

Tant mieux. Je...

NÉRINE.

Son tissu lamé la rend pareille

Au diamant. On croit voir, limpide et changeant,

Un ciel de neige avec des étoiles d'argent !

Être belle n'est rien, mais il faut qu'on le sache.

80   Tu verras mon collier fait de perles sans tache !

Quel bonheur de courir, par un jour embaumé,

Vers l'autel, appuyée au bras du bien-aimé,

Quand, mettant à néant l'ennui, les maux sans nombre

Dans notre coeur, ainsi qu'en un bocage sombre,

85   Le rossignol Amour fredonne sa chanson !

Quand irons-nous ?

SCAPIN.

Jamais. Je veux rester garçon.

NÉRINE, feignant de pleurer.

Ah ! ah !

SCAPIN, la calmant.

Nérine !

NÉRINE.

Ah ! ah !

SCAPIN.

Nérine !

NÉRINE.

Ah ! ah !

SCAPIN.

Nérine !

NÉRINE.

Ah ! ah !

SCAPIN.

J'aimai toujours ta bouche purpurine !  [ 2 Purpurine : Terme de chimie. Principe colorant pourpre de la racine de garance. [L]]

Mais...

NÉRINE.

Ah ! ah !

SCAPIN.

Parle-nous !

NÉRINE.

Ah !

SCAPIN.

Nérine !

NÉRINE, avec volubilité.

Va-t'en,

90   Satrape ! Lestrygon ! Crocodile ! Satan !  [ 3 Lestrygon : Nom d'un peuple de la Sicile, ou, suivant d'autres, de l'Italie inférieure, que les poëtes anciens nous ont représenté comme anthropophage. [L]]

Voleur d'âmes ! Flatteur à langue vipérine !  [ 4 Vipérine : Qui a rapport à la vipère. [L]]

Pendard ! Méchant ! Vaurien ! Fourbe ! Effronté !

SCAPIN.

Nérine !

Amicalement.

Je ne veux pas, avant l'heure de mon trépas,

Me marier.

NÉRINE.

Pourquoi ne le voudrais-tu pas,

95   Cruel, coeur de rocher, plus dur qu'un ours de Thrace !

SCAPIN.

Pour imiter mon père et tous ceux de ma race

Qui ne se sont jamais mariés.

NÉRINE.

Il fallait

Me dire tout cela, méchant, quand ruisselait

Sur nos têtes ce doux soleil du mois des roses,

100   Lorsqu'au fond de ces vieux jardins aux portes closes,

Dont le soir caressait la belle floraison,

À l'ombre des jasmins, tu me...

SCAPIN, très froidement.

Parlons raison,

Je suis Scapin. Je suis cet intrigant illustre.

Chaque jour à ma gloire ajoute un nouveau lustre.

105   Que d'exploits ! Des tuteurs raillés, des jeunes gens

Aimés, grâce à mes soins toujours... intelligents !

Belles inventions ! Superbes stratagèmes

Sur lesquels l'avenir écrira des poèmes !

Ruses ! Déguisements ! Des Turcs tombant des cieux

110   Pour arracher l'argent aux avaricieux !

Les sacs passant des mains des pères dans les miennes,

Pour servir de rançon à des Égyptiennes !

Dans quelle vie heureuse et bizarre voit-on

Plus de sequins, d'amour et de coups de bâton ?

115   Qui donc, dupant Géronte, a rendu populaire

Son : « Que diable allait-il faire à cette galère ? »

Qui l'a mis dans un sac, et dans cet appareil

A battu le vieillard poudreux au grand soleil !

J'ai vaincu, dans ces lieux où mon audace brille,

120   Trivelin, Scaramouche et le grand Mascarille

Et les destins ; j'ai mis la gloire avant le pain,

Et quand on veut nommer la fourbe, on dit : Scapin !

Et tu voudrais, Nérine, en ton désir pendable,

Avec le grand valet illustre et formidable,

125   Tour à tour envié, béni, craint et flétri,

Faire cet animal qu'on appelle un mari !

NÉRINE.

Quand vous m'aimiez jadis, vous parliez d'autre sorte !

SCAPIN.

Voilà mon sein !

Il ouvre son couteau.

Veux-tu, dis, que ma vie en sorte ?

Il ferme son couteau et le remet dans sa poche. - Avec indignation.

Mais Scapin marié ! Que diraient mes aïeux,

130   Mon passé, mon histoire, et ces bandits joyeux

Qui chantent mes hauts faits en pinçant leur guitare !

Ô prodige inouï ! Monstruosité rare !

Coup d'oeil inattendu ! Non, plutôt que de voir

Cette métamorphose horrible à concevoir

135   Du lion subissant une injure dernière,

On verrait le Vésuve à l'ardente crinière

Changer, sur les sommets où son panache luit,

Son aigrette de flamme en un bonnet de nuit,

Et, quittant les forêts qui lui servent d'asile,

140   L'ours de Norvège errer dans les monts de Sicile !

Chez nous grandit le myrte et non pas le sapin,

Et Scapin marié ne serait plus Scapin !

Malgré les accidents, les revers, les désastres,

Je reste moi. Voilà comme on va jusqu'aux astres !

NÉRINE, à part.

145   Ah ! Tu fais le Cyrus ! Mais pour te châtier,

Je m'en vais te servir un plat de mon métier.

SCAPIN, avec une pitié outrageante.

Encor, si vous étiez de ces filles d'intrigue,

Amantes du péril que leur grande âme brigue !

Une Frosine allant jusques chez Harpagon

150   Voler la toison d'or sous les yeux du dragon !

Je céderais ! - Mais, quoi ! Tu n'as pas de génie.

Naïve comme Agnès et comme Iphigénie,

Tu n'es qu'un pauvre agneau fait pour la dent des loups.

De quel pas suivrais-tu le prince des filous

155   Qui s'en va triomphant vers la race future ?

Je t'explique cela. Tu comprends ? La nature

N'unit pas au lion l'antilope aux yeux bleus ;

Elle met les grands pics sur les monts sourcilleux,

Et, comme la tempête à l'ouragan se mêle,

160   Pour assortir Scapin veut un Scapin femelle !

NÉRINE.

Mais...

SCAPIN.

La foudre ne peut épouser que l'éclair.

Grandis. Sois gigantesque et tu m'auras. C'est clair,

NÉRINE, à part.

Tu m'auras !

À Scapin, avec une humilité pompeuse.

Ô mon roi !

Changeant de ton.

Tu t'en fais bien accroire

Pour quelques méchants tours fort dépourvus de gloire !

165   Quoi, duper des barbons chancelants, et taillés

Sur un patron si vieux qu'on les croit empaillés ;

Éteindre la chandelle et cacher ton front hâve

Pour boire en frissonnant du vin dans une cave ;

Te barbouiller de fange et de sang, comme si

170   Des spadassins t'avaient assommé, tout ceci

Pour voler une montre à quelque Égyptienne ;

Descendre à copier cette aventure ancienne

De travestissement, faire le loup-garou

Pour bâtonner ton maître, aussi poltron que fou ;

175   Puis, lorsque, dissipant ta grandeur usurpée,

Frémit devant ton front le vent froid d'une épée,

Te jeter à genoux et demander pardon,

Et bientôt de César devenir Laridon,  [ 5 Laridon : Nom donné par la Fontaine à un chien qui ne quittait pas la cuisine. "Oh ! combien de Césars deviendront Laridons !" Fable VIII {L]]

Voilà de beaux états de service ! J'admire

180   Que tu ne chantes pas ces hauts faits sur la lyre,

Et que, pour embellir ton front d'aventurier,

Tu n'ais pas aux jambons dérobé leur laurier !

Ô grands événements, bien dignes de la race !

Beaux exploits de valet qu'on bâtonne et qu'on chasse !

185   Va, parle du Vésuve avec plus de douceur.

Pauvre lièvre, fuyant au souffle du chasseur 1

Tes divertissements, dont tu nous fais parade,

Sont bons à figurer dans une mascarade ;

Tes ruses n'ont servi de rien, tu t'es vanté,

190   Tu n'imagines rien, tu n'as rien inventé,

Et, s'il faut parler franc, je crois que ton mensonge

Confond la vérité palpable avec le songe,

Et que, mêlant ton rêve aux récits d'almanach,

Tu n'as même pas mis Géronte dans le sac !

SCAPIN, abasourdi.

195   Quoi !

NÉRINE, montrant Scapin. Avec dédain.

  Pleurer pour ce drôle ! À présent j'en ai honte.

Allant à Scapin, et lui prenant le menton.

Pleurer... ceci !

SCAPIN, au comble de l'ébahissement.

Comment ! Je n'ai pas mis Géronte

Dans le sac !

NÉRINE.

Non.

SCAPIN.

Je n'ai...

NÉRINE.

Va dire à tes amis

Ces contes à dormir debout.

SCAPIN.

Je n'ai pas mis

Géronte dans le sac !

NÉRINE.

Non.

SCAPIN, exaspéré.

Alors, nie Homère,

200   Achille, Troie en deuil !

NÉRINE.

  Ce sac n'est que chimère.

Tu fus toujours menteur de la nuque aux talons.

SCAPIN.

Moi ! moi ! Je ne l'ai pas mis dans le sac !

NÉRINE.

Parlons

Raison. Quoi ! Le vieux, pris à ta ruse grossière,

Se serait allé mettre en cette souricière !

SCAPIN.

205   Oui.

NÉRINE.

  Parce qu'à l'appui d'un péril imminent

Tu lui fais voir Sylvestre en carême-prenant,

(Je veux bien qu'il n'ait pas la bravoure d'Hercule,)

Il se serait fourré dans ce sac ridicule !

SCAPIN.

Parfaitement.

NÉRINE.

Ce sont récits de vieux garçons,

210   Contes en l'air.

SCAPIN.

Je l'ai mis dans le sac !

NÉRINE.

  Chansons.

Qu'auraient dit de ce sac qui bouge et qui frissonne

Les passants ?

SCAPIN.

Je...

NÉRINE.

Réponds.

SCAPIN.

Il ne passait personne.

Je t'ai dit mille fois le fait de point en point.

NÉRINE.

Quelque sotte !

SCAPIN.

Mais si...

NÉRINE.

Je ne te croirai point.

215   Tu nous prends pour une autre et tu me vois bâtée.

Je sais le train du monde.

SCAPIN.

Ô femelle entêtée !

Prenant le sac qu'il a apporté au commencement de la scène.

Le sac est celui-ci. (Fût-il plein de sequins !)  [ 6 Sequin : Monnaie d'or qui avait cours en Italie, où sa valeur était de 11 à 12 francs. [L]]

Je dis au vieux Géronte effrayé : « Ces coquins

Vous cherchent. Ce sont gens d'une farouche mine,

220   Qui s'en vont criant, l'un : Tue ! et l'autre : Extermine !

Et qui toute l'année ont le poignard aux dents.

Ils viennent. Cachez-vous au plus tÔt là dedans. »

Je lui montrais le sac.

NÉRINE.

Et lui, Géronte ?...

SCAPIN.

Comme

Je l'y poussais toujours, il s'y mit.

NÉRINE.

Le pauvre homme !

SCAPIN.

225   Moi, je l'encourageais du geste et de la voix.

NÉRINE, regardant le sac avec expression d'incrédulité.

Et, là dedans, son corps tenait ?

SCAPIN, se mettant dans le sac.

Comme tu vois.

Facilement. Sans nul embarras.

NÉRINE, affectant la niaiserie.

Mais sa tête

Passait comme la tienne !

SCAPIN, avec une pitié complaisante.

Allons ! Tu fais la bête.

Cachant et découvrant sa tête tour à tour.

Il ramenait ainsi les bords du sac, et rien

230   Ne passait. Est-ce clair ? Me comprends-tu ?

NÉRINE, serrant vigoureusement la coulisse du sac, et la fermant par un noeud solide.

  Fort bien.

Criant, pour être entendue de Scapin.

Lorsque l'on met les gens dans un sac, la malice

Est de songer d'abord à serrer la coulisse.

Elle prend un bâton et bat Scapin.

Tiens, beau ténébreux ! Tiens, vendeur d'orviétan !

Tiens, phénomène ! Tiens, héros ! Tiens, capitan !

SCAPIN, criant dans li sac.

235   Nérine !

NÉRINE, le battant.

Tiens, lion !

SCAPIN, criant.

  Nérine, ma délice !

Mon amour !

NÉRINE, criant et battant Scapin.

Il fallait songer à la coulisse.

Imitantd'une manière enfantine les rodomontades de Scapin et de Sylvestre, et, pendant tout ce temps-là, battant Scapin.

Où donc est ce Géronte ? Allons ! marchons en rang.

Donnons. Ferme. Poussons. Ah ! tête ! Ah ! ventre ! Ah ! sang !

Point de quartier. Comment, vous reculez ! Eh ! l'homme !

240   Pied ferme. Ah ! Coquins ! Ah ! Canaille ! Tue ! Assomme !

Scapin éventre le sac avec un couteau, et sort, haletant, effaré, ne sachant s'il doit se fâcher ou pardonner.

SCAPIN, sortant du sac.

Bien joué.

NÉRINE, faisant la révérence, avec une modestie

Monseigneur me comble.

SCAPIN.

Non, le tour

Est bon, ma foi.

NÉRINE, saluant.

J'ai fait bien peu.

SCAPIN, furieux.

Juste retour

Des choses d'ici-bas !

NÉRINE.

Oh ! Mon maître professe,

Et moi, j'apprends.

SCAPIN, se tâtant les reins.

Le tour est bon, je le confesse.

245   Ahi ! ahi ! Je suis roué. Je suis moulu.

NÉRINE, souriant.

Ce n'était que semblant, que jeu !

SCAPIN, à part.

Tu l'as voulu,

Scapin.

Haut, et jouant avec le couteau qui lui a servi à éventrer le sac.

Ce couteau-là me vient de toi, Nérine.

Grâce à lui, j'ai rompu la toile où ma poitrine

Étouffait, et j'ai...

NÉRINE, les bras ouverts.

Viens, Scapin, mon cher époux.

SCAPIN.

250   Qui, moi ? Jamais !

NÉRINE.

  Monsieur, pardonnez-moi les coups

De bâton que...

SCAPIN.

C'est bon. Je connais cette histoire.

Si Nérine me hait jusqu'à ternir ma gloire,

C'est au mieux. Chacun sait que d'autres yeux chez nous

Réservent à ma flamme un traitement plus doux.

NÉRINE, inquiète.

255   Quoi ! Zaïde...

SCAPIN, avec fatuité.

  Elle meurt pour moi. Son dernier souffle

Est prêt à s'exhaler tout à l'heure.

NÉRINE, à part.

Ah ! Maroufle !

C'est cela que tu veux.

À Scapin, d'un air tragique.

Eh bien ! Ô mon vainqueur,

Puisque la pitié même a péri dans ton coeur,

Puisqu'il bat désormais

Reprenant le ton naturel.

pour une péronnelle,

Reprenant le ton tragique.

260   Je pars, je vais te fuir dans la nuit éternelle,

Et chercher du trépas le secours odieux.

Elle arrache des mains de Scapin le couteau avec lequel il n'a cessé de jouer, feint de se frapper, et jette le couteau.

Scapin, je meurs.

Elle se laisse tomber. - D'une voix mourante.

Vivez, digne race des dieux.

Elle feint d'être morte.

SCAPIN, s'agenouillant près de Nérine.

Nérine !... A-t-elle fait tout de bon la folie

De...

Il l'embrasse.

Nérine, mon coeur !

Manifestant son incrédulité par des bouffonneries tragiques.

Oui, sa face pâlie...

Il l'embrasse encore.

265   Nérine, ma déesse !

Avec un regret comique.

  Elle avait tant d'esprit !

Sur son front, où le lys jaloux naît et fleurit,

S'augmente par degrés la blancheur léthargique.

Avec emphase.

Ah ! Plut au Ciel qu'instruit au grimoire magique,

Je pusse ranimer par des philtres secrets

270   L'incarnat de sa joue, et je l'épouserais...

NÉRINE, rouvrant les yeux et se soulevant à demi. Avec joie.

Ah !

SCAPIN, regrettant de s'être trop avancé.

Pour un temps.

NÉRINE, retombant lourdement.

Je meurs.

SCAPIN.

Non, pour toujours.

NÉRINE, se relevant avec gaieté et se jetant dans les bras de Scapin.

Embrasse

Ta Nérine, mon prince, et quittons la grimace.

SCAPIN.

Mon astre !

NÉRINE.

Mon trésor !

SCAPIN.

Mon espoir !

NÉRINE.

Mon tourment !

SCAPIN, avec noblesse.

Lève les yeux avec orgueil, car le moment

275   Est arrivé pour toi de marcher dans ton rêve,

Et d'être ma femme !

NÉRINE, amoureusement.

Oui, ta femme - et ton élève !

Au public.

Mesdames et messieurs, vous avez tout pouvoir

À présent. Pardonnez au poète d'avoir

Mendié, d'une main peut-être familière,

280   Pour son festin d'un soir les miettes de Molière.

Pardonnez-lui de s'être un moment enivré

D'un peu de vin resté dans le verre sacré 1

SCAPIN, au public.

Certes, ce jeu d'enfant vaut que l'on en sourie ;

Mais qui donc se pourrait offenser, je vous prie,

285   Qu'à l'abri de l'orage et du vent meurtrier

Cette fleurette naisse, au pied du grand laurier

Dont Thalie en pleurant cherche l'ombre divine ?

NÉRINE, au public, avec calinerie.

Messieurs, un bravo... pour Scapin !

SCAPIN.

Deux. Pour Nérine !

 



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Notes

[1] Potose : Se dit des montagnes voisines de Potosi (Pérou), dans lesquelles se trouvent des mines d'argent. [L]

[2] Purpurine : Terme de chimie. Principe colorant pourpre de la racine de garance. [L]

[3] Lestrygon : Nom d'un peuple de la Sicile, ou, suivant d'autres, de l'Italie inférieure, que les poëtes anciens nous ont représenté comme anthropophage. [L]

[4] Vipérine : Qui a rapport à la vipère. [L]

[5] Laridon : Nom donné par la Fontaine à un chien qui ne quittait pas la cuisine. "Oh ! combien de Césars deviendront Laridons !" Fable VIII {L]

[6] Sequin : Monnaie d'or qui avait cours en Italie, où sa valeur était de 11 à 12 francs. [L]

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