MONOLOGUE
M DCCC. LXXVII. Tous droits réservés
PAR M. THÉODORE DE BANVILLE
PARIS, TRESSE, EDITEUR, GALERIE DU THéÄTRE FRANÇAIS, PALAIS-ROYAL.
Texte établi par Paul FIEVRE, avril 2019.
publié par Paul FIEVRE, mai 2019.
© Théâtre classique - Version du texte du 30/11/2022 à 22:59:59.
PERSONNAGES
PIERROT.
Extrait de SAYNÈTES ET MONOLOGUES, DEUXIÈME SÉRIE, Paris, Tresse, 1877.
ANCIEN PIERROT
À mon ami Coquelin cadet.
PIERROT.
Hommes hideux, et vous dont Amour fait sa gloire,
Femmes ! Je vous dirai ma déplorable histoire.
J'étais Pierrot. - Comment ! Pierrot ? - Mais oui, Pierrot.
J'étais Pierrot. Voler au rôtisseur son rôt,
5 | Dérober des poissons aux dames de la Halle |
Tout en les fascinant d'un oeil tragique et pâle,
Boire, manger, dormir, tels étaient mes destins,
Et je goûtais l'ivresse énorme des festins !
Plus blanc que l'avalanche et que l'aile des cygnes,
10 | J'étais spirituel et je parlais par signes. |
Avec mon maître, vieux et sinistre coquin,
Nous poursuivions dans les campagnes Arlequin
Et sa délicieuse amante Colombine.
Mais dès que je levais contre eux ma carabine,
15 | Sur un fleuve brillant comme le diamant |
Ils s'enfuyaient dans des nefs d'or. C'était charmant.
Nous nous rencontrions parfois. Moins doux qu'Arbate,
J'assommais Arlequin avec sa propre batte.
Colombine, fuyant la cage et le réseau,
20 | M'effleurait, en son vol tremblant, comme un oiseau ; |
Je prodiguais, parmi les cris et les tumultes,
À Cassandre ébloui, des coups de pied occultes ;
Je riais, et la fée Azurine parfois,
À l'heure où le soleil teint de pourpre les bois,
25 | Faisait jaillir pour moi, parmi les fleurs écloses, |
Des pâtés de lapin dans les buissons de roses !
Oh ! La fée Azurine ! Un jour, - ô mon pinceau,
Reste chaste ! - Sur l'herbe, auprès d'un clair ruisseau,
Je la surpris dormant, sa poitrine de neige
30 | À découvert. J'étais Pierrot. Que vous dirai-je ? |
Sur ces lys - un malheur est si vite arrivé ! -
Je mis ma lèvre, hélas ! Puis je récidivai
Trois fois. J'étais Pierrot. Mais la Fée adorable
S'éveilla toute rouge, et me dit : Misérable,
35 | Deviens homme ! Aussitôt - prodige horrible à voir ! - |
Je sentis sur mon dos pousser un habit noir.
Comme si j'eusse été Français, Tartare ou Kurde,
Il me vint des cheveux, cette parure absurde ;
Sur mon front je sentis passer le badigeon
40 | Qui rougit l'écrevisse, et comme le pigeon |
Qui chante lorsqu'il frit dans une casserole,
J'eus cette infirmité stupide, la parole.
Oui, je parle à présent. Je fume des londrès. [ 1 Londrès : Sorte de cigares havanais, fabriqués d'abord pour les Anglais. [L]]
Tout comme Bossuet et comme Gil-Pérès, [ 2 Gile Pérès (1822-1882) : acteur Français, de son vrai nom Jules-Charles Pérès Jolin.]
45 | J'ai des transitions plus grosses que des câbles, |
Et je dis ma pensée au moyen des vocables.
Tels s'enfuirent ma joie et mon bonheur perdu.
Mais, dis-je à la cruelle Azurine, éperdu,
Souffrirai-je longtemps cette angoisse mortelle ?
50 | Redeviendrai-je pas Pierrot ? - Si, me dit-elle. |
Je ne veux pas la mort du pécheur. Quand les vers
Se vendront; quand disant : Les raisins sont trop verts !
Le baron de Rotschild, abandonnant le mythe
De l'or, embrassera la carrière d'ermite ;
55 | Lorsque les fabuleux académiciens |
Ne mettront plus d'abat-jour verts ; quand les anciens
Romantiques, trouvant Hernani par trop raide , [ 3 Hernani : Pièce de Victor Hugo représentée pour la première fois à la Comédie-Française le 25 février 1830 .]
Pâmeront de bonheur sur les vers de Tancréde;
Quand on ne verra plus, chez les Turcs, le visir
60 | Étrangler des sultans; quand suivant sans plaisir |
Les nymphes aux cheveux maïs, faisant fi d'elles,
Tous les maris seront à leurs femmes fidèles;
Quand la flûte prendra la place des tambours;
Lorsque enfin les bourgeois, ces habitants des bourgs
65 | Qui, dans l'Espagne en feu comme dans le Hanovre, |
Furent extasiés par Le Convoi du Pauvre,
Aimeront Delacroix et les ciels de Corot,
Toi, tu redeviendras Pierrot. - Grands dieux ! Pierrot !
Je serai de nouveau Pierrot, fée Azurine !
70 | Criai-je, et cette fois, au lieu de sa poitrine |
Je baisai sa chaussure, et mis ma lèvre sur
Le pan resplendissant de sa robe d'azur !
À présent, me voilà rassuré. Plus de chutes.
Les soldats voudront bien marcher au son des flûtes :
75 | Pourquoi pas ? Tout va bien. Je sens pâlir ma chair. |
Les vers, à ce qu'on dit, vont se vendre très cher
Dans trois jours. Le baron de Rotschild, je l'accorde,
N'a pas encore pris la bure et ceint la corde ;
Mais nous avons tous nos projets. Il a les siens.
80 | Nos seigneurs, messieurs les académiciens, |
Pareils à de vieux Dieux dans leur caverne noire,
Ornent encor d'abat-jour verts leurs fronts d'ivoire ;
Mais on doit en nommer de jeunes, ce mois-ci.
Les romantiques, peuple en sa faute endurci,
85 | Jusqu'ici ne sont pas accourus à notre aide ; |
Mais ils diront bientôt : La flamme est dans Tancrède,
Et quant à Bernant, ce n'est qu'un feu grégeois. -
Delacroix et Corot prennent chez les bourgeois.
Positivement. L'art dans leurs locaux motive
90 | Les éclairs du Progrès, cette locomotive. |
Les cocottes, souris, chiffonnette et laïs [ 4 Laïs : Fig. Femme galante dont la réputation fait grand bruit.[L]]
Renoncent aux cheveux beurre frais et maïs ;
Depuis lors, moins friands de leurs épithalames, [ 5 Épithalame : Petit poëme pour célébrer un mariage ; genre qui nous vient de l'antiquité, où il était particulièrement usité. [L]]
Beaucoup de maris sont fidèles à leurs femmes.
95 | Donc en dépit du mal que m'a fait l'archerot |
Amour, je vais bientôt redevenir Pierrot !
Ô mes aïeux ! Ce noir habit va disparaître
De mon dos frémissant ; de nouveau je vais être
Muet comme une carpe, et je ferai des sauts -
100 | De carpe également, pour étonner les sots. |
Oui, la prédiction s'accomplit, Azurine !
Mon teint moins agité prend des tons de farine ;
Je suis comme tous les ténors, je perds ma voix ;
Et je ris déjà comme un bossu, quand je vois
105 | Pâlir mon nez, pareil à celui de la lune. |
Les femmes accourront. - Qu'il est beau ! dira l'une,
Et j'aurai des effets de neige sur mon front.
Et lorsque les petits enfants apercevront
Mon visage embelli d'une blancheur suprême,
110 | Ils diront : J'en veux. C'est de la tarte à la crème ! |
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Notes
[1] Londrès : Sorte de cigares havanais, fabriqués d'abord pour les Anglais. [L]
[2] Gile Pérès (1822-1882) : acteur Français, de son vrai nom Jules-Charles Pérès Jolin.
[3] Hernani : Pièce de Victor Hugo représentée pour la première fois à la Comédie-Française le 25 février 1830 .
[4] Laïs : Fig. Femme galante dont la réputation fait grand bruit.[L]
[5] Épithalame : Petit poëme pour célébrer un mariage ; genre qui nous vient de l'antiquité, où il était particulièrement usité. [L]