TRAGÉDIE EN PROSE
Selon la vérité de l'histoire et les rigueurs du théâtre.
1642. Avec Privilège du Roi.
À PARIS, Chez François Targa, au premier pilier de la Grand' Salle du Palais, au Soleil d'Or.
Texte établi par Paul FIEVRE juillet 2020
Publié par Paul FIEVRE août 2020
© Théâtre classique - Version du texte du 30/11/2022 à 23:00:01.
LE LIBRAIRE AU LECTEUR
Il n'est point mal à propos, Amis Lecteur, de t'apprendre que le destin de cette tragédie, et par quelle extrême bonté, j'ai eu droit de la faire voir au public, avec une autre sous le nom de Cyminde ou les deux victimes. Elles me tombèrent l'une et l'autre entre les mains, sans en savoir l'auteur, et les montrant à quelqu'un de mes amis, j'appris que celles qui furent jouées l'année dernière sous ces deux titres, n'en sont en rien différentes, sinon quel les unes sont en vers, te les autres sont en prose, mais au reste toutes ensembles, soit en l'économie ou aux pensées. LA favorable succès qu'elle ont eu sur nos théâtres, me fit croire qu'elles ne pouvaient être mal reçues de cette sorte : car bien que la poésie ait beaucoup plus d'agréments, elle a toujours la contrainte de la mesure et des rimes qui lui ôtent beaucoup de rapport avec la vérité : et j'estime que la vraie semblance des choses représentées, ne donne pas moins de grâce et de force à la prose, que la justesse et la cadence au vers. Encore est-il certain que la Pucelle d'Orléans fut tellement défigurée en la représentation, que tu prendras plaisir à la considérer dans son état naturel, et sous ses propres ornements. Au moins n'en pourras-tu pas changer les termes, comme ont fait nos comédiens en plusieurs endroits, pour ne savoir lire qu'à grand peine les rôle manuscrits. Les accents et la ponctuation que je me suis efforcé d'y faire bien observer, t'empêcheront d'en corrompre les sentiments et les figures, comme ont fait nos comédiens, dont la plus grande part n'ayant aucune connaissances des bonnes lettres, a fait souvent des exclamations pour des interrogants et des ironies, et criailler quand il fallait modérer sa voix. Il te sera bien difficile lisant toi-même, d'altérer la force des raisonnements comme ont fait nos comédiens, qui en ont coupé un en deux, pour n'en avoir pas bien compris l'étendue : et en ont confondu deux ou trois en un, pour n'en avoir pas bien remarqué la distinction. Et puis je crois même que ton imagination te représentera les décorations du théâtre comme elles doivent être, et selon les intentions de l'auteur, qui les explique partout assez intelligiblement : au lieu que les comédiens ignorant l'art des machines, et refusant par avarice d'en faire la dépense, s'en sont acquittés si mal, qu'ils ont rendu ridicules les plus beaux et les plus ingénieux ornements de cette pièce, et presque détruit tout un ouvrage, en ayant ruiné le fondement qui devait soutenir ce qu'il y avait de merveilleux et d'agréable. Au lieu de faire paraître un ange dans un grand ciel, dont l'ouverture eut fait celle du théâtre, ils l'ont fait venir quelques fois à pied, et quelques fois dans un machine impertinemment faite, et impertinemment conduite : au lieu de faire voir dans le refondrement et en perspective, l'image de la Pucelle au milieu d'un feu allumé et environné d'un grand peuple, comme ont leur avait enseigné la moyen, ils firent peindre un méchant tableau sans art, sans raison, et tout le contraire au sujet : et au lieu d'avoir une douzaine d'acteurs sur le théâtre pour représenter l'émotion des soldats contre le Conseil, au jugement de son procès, ils y mirent deux simples gardes qui semblaient plutôt y être pour empêcher les pages et les laquais d'y monter , que pour servir à la représentation d'une si honorable circonstance de l'histoire. Tu n'aurais pas néanmoins, mon cher Lecteur, le plaisir de juger ici de toutes ces choses, si je n'avais trouvé grâce moi-même auprès de l'auteur. Car cette pièce avec la Cyminde étant presque achevées d'imprimer, les exemplaires en furent faits, et moi poursuivi sur le confiscation. Je fus certes bien surpris ce cet accident, mais un peu consolé pourtant d'avoir appris par ce moyen, que ces ouvrages étaient de Monsieur l'Abbé Hédelin, espérant que sa bonté excuseraient une faute que j'avais faite par ignorance et sans dessein de le fâcher, et que son nom leur donnerait quelque cours avantageux : j'employai donc mes amis pour lui faire entendre la sincérité de mes intentions, et les avances où je m'étais engagé de bonne foi, et je fus assez heureux pour en obtenir le consentement que je désirais, et me sauver de la dépense que j'avais faite : mais ce fut à la charge qu'elles ne seraient point publiées sous son nom. En quoi je lui tiens parole, ce me semble, car je ne le nomme ici que par donner, et pour le remercier publiquement de sa faveur qu'il m'a faite. Nous ne sommes pas dans un siècle où sa profession ait dû l'empêcher absolument quelques heures de son étude à des ouvrages de cette qualité, et comme il les avait faits pour obéir à une personne de grande et éminente condition, on ne considérera pas moins la puissance de cette cause que l'excellence des effets. Si je pouvais trouver autant de facilité auprès de ceux qui ont faits ces deux mêmes pièces en vers, et que je sais bien être personne d'un mérite singulier, et d'une estime générale, je m'efforcerais de t'en faire un présent sans attendre leur aveu, cependant je reçois de bonne part ce que je te donne de bon coeur.
Adieu
PRÉFACE SUR LA TRAGÉDIE DE LA PUCELLE.
L'histoire de la Pucelle d'Orléans, est une grand et magnifique sujet pour un poème héroïque, car elle est pleine de beaucoup d'événements notables, qui se firent tous dans le cours d'une année, qui est le temps nécessaire à ce poème ; et bien qu'elle fut un an prisonnière, cette seconde année, n'ayant été considérable par aucune action importante, on peut avancer le temps de sa mort, et faire en peu de jours, ce que les anglais ne firent qu'en plusieurs mois : mais pour un poème dramatique, c'est à mon avis, un sujet bien difficile et peu capable au théâtre. Car ce poème ne pouvant représenter aux yeux des spectateurs que ce qui s'est fait en huit heures, ou pour le lus en un demi-jour, on n'en peut fonder le dessein que sur un des plus signalés accidents ; et comme ils sont arrivés en divers temps, et en divers lieux, sans que l'on puisse avancer les temps ni confondre les lieux, il faut que ces belles actions se fassent toutes par récit. Or dans une une histoire extrêmement connue, les narrations n'ont point d'agréments, parce qu'elle n'ont point de nouveauté, et en ce rencontre les auditeurs prendraient les récits pour les écrits de Jean de Serre ou de Nicolas Gille.
Davantage la qualité de la fille, qui est comme personne divine, sa mort rigoureuse, et les intérêts de deux grands états qui semblaient attachés à sa vie, demandent que ce poème soit tragique. Et pour le faire, il faut prendre le jour de sa mort,. Or dans ce jour il n'y a rien de notable que son innocence, et la cruauté de ses juges. On ne peut y introduire aucun chevalier Français, car cela s'étant faut dans la ville de Rouen, et durant une guerre, il n(y pourrait entrer que déguisés, peu capable d'agir, et avec peu de vraisemblance : Et de les y mettre comme ambassadeurs ou députés, on ferait une violence publique à l'histoire, outre que ce sont d'ordinaire de très mauvais personnage de théâtre.
Encore est-il vrai que cette histoire oblige à faire des conseils sur le théâtre, qui jusqu'ici n'ont guère bien réussi, les juges étant tous mauvais acteurs, mal vêtus, portant d'ordinaire une image ridicule de juges de village et ne paraissant que pour mal dire deux mauvais vers.
Ajoutez que la Pucelle fut jugés par les évêques des Beauvais, Bayeux, et autre ecclésiastiques et docteurs, ce que le théâtre ne peut souffrir : et qu'elle est seule parmi ses ennemis, sans que l'on puisse introduire ni parents ni amis pour la plaindre ou la secourir.
Joint que sa mort ne pouvant être représentée, doit être récitée : et il y a grand peine à choisir qui doit faire ce récit, à qui on le doit faire, et qu'elle en peut être la suite pour donner quelque fin pathétique à la tragédie.
Voici néanmoins comme j'ai pensé que l'on pouvait éviter toutes ces difficultés.
J'ai choisi le jour de sa mort comme le important événement de son histoire : et au lieu de faire de simples narrations de tout le passé, je l'ai fait entrer en raisons, et en passions en divers endroits, selon qu'ils pouvaient recevoir quelque beauté ; tantôt en la bouche de ses ennemis, pour l'accuser ou pour donner quelque prétexte à leur jugement ; tantôt à sa bouche, ou pour reprocher leurs crimes, ou pour se justifier, ou autrement selon que je l'ai pensé nécessaire.
Pour y mettre une intrigue qui donnât le moyen de faire jouer le théâtre, j'ai supposé que le Comte de Warwick en était amoureux, et sa femme jalouse : car bien que l'histoire n'en parle point, elle ne dit rien au contraire ; de sorte que cela vraisemblablement a pu être, les Historiens Français l'ayant ignoré, et les Anglais ne l'ayant pas voulu dire : outre que la personne du Comte peut bien être représentée, l'affection que quelques Anglais plus raisonnables pouvaient avoir pour elle, mais comme c'était une affection d'ennemis, elle n'était pas toute pure et désintéressée non plus que la passion de ce Comte ; et la jalousie de sa femme peut bien être la figure de l'envie des Anglais contre la Pucelle, jaloux de sa gloire et de sa bonne fortune.
Quant au conseils qui sont nécessaire pour faire paraître la calomnie de ses ennemis et son innocence, j'ai changé les assemblées du clergé en Conseils de guerre, dont j'ai fait chef le Duc de Sommerset en la présence duquel elle fut interrogée publiquement par deux fois : et pour rendre ces deux Conseils divers et extraordinaires, dans le premier, au lieu de répondre comme accusée elle accuse les Anglais, et ses juges, et leur prédit les malheurs qui leur doivent arriver, dont ils sont effrayés de telle sorte qu'ils abandonnent le conseil, sans savoir ce qu'ils ont fait ni ce qu'ils doivent faire : ce qui donne sujet à la COmtesse de Warwick de s'aigrir contre son mari, et de renouveler ses intrigues. Et dans le second elle est injustifiée pleinement et néanmoins condamnée, dont le Comtesse devient folle. Or dans l'un et l'autre de ses Conseils, toute l'histoire est déduite à l'avantage de la Pucelle, à la gloire dans Français, et à la honte des Anglais : et les juges étant tous agissants dans le pièce, et parlants tous diversement dans le Conseils pour donner adroitement à la Pucelle l'occasion de dire des choses agréables, cela ressemble plutôt un complot de persécuteurs qu'un jugement.
Pour donner de la grâce et de la force en cinquième acte, je fais que le Baron de Talbot, qui n'avait point été d'avis de sa mort, en vient faire le récit au Comte de Warwick extrêmement affligé, et à la Comtesse, que le remords de la conscience rend insensée. Puis pour jeter sur le théâtre la terreur qui doit clore cette pièce, j'ai avancé le châtiment de trois se es juges, dont l'un est chassé, l'autre meurt subitement, et le troisième frappé de lèpre comme elle leur avait prédit. De sort que la Pucelle paraît innocente en sa vie et généreuse en sa mort, ses ennemis coupables et châtiez, et le théâtre soutenu de diverses passions et violentes, comme sont l'amour et le désespoir du Comte, la jalousie et la fureur de sa femme, la rage et la terreur des Anglais, et la constance de la Pucelle
PERSONNAGES
L'ANGE.
JEANNE D'ARC, dite la Pucelle.
EDMOND, le Duc de Sommerset.
RICHARD, le Comte de Warwick.
LA COMTESSE DE WARVICK.
JEAN DE TALBOT, Baron de Salopie.
CANCHON, juge.
DESPINET, juge.
MIDE, juge.
ARONTE, Gentilhomme du Comte de Warwick.
DALINDE, suivante de la Comtesse.
DEUX GARDES.
CHOEUR DES SOLDATS ET DU PEUPLE.
La Scène est dans la cour du Château de Rouen.
ACTE I.
SCÈNE I.
L'Ange, La Pucelle.
L'ANGE.
L'histoire dit qu'elle eut plusieurs apparitions d'ange en prison.
Fille du Ciel, incomparable Pucelle, puissant et miraculeux secours de ton prince, vois tes prisons qui s'ouvrent, et tes chaînes qui se brisent, sors, sors à la faveur des divines lumières qui t'environnent, et viens apprendre ici quel doit être le dernier acte de ta générosité, et le comble de ta gloire.
LA PUCELLE.
Quels mouvements célestes délivrent mon corps de la captivité qui le presse, et donnent à mon âme une si sensible joie ? Est-ce donc toi sacré Tutélaire de ma vie, interprète sacré des volontés du Dieu vivant ? Parle seulement et j'obéis.
L'ANGE.
Jusques ici les ordres de l'Éternel m'ont obligé de te défendre dans les combats contre les usurpateurs de la France, et dans les prisons contre la rage de tes ennemis : mais il me reste encor à te fortifier aujourd'hui contre toi-même, contre ta propre faiblesse. C'est pas cet ordre de Dieu que je t'ai tirée du fond des cavernes, d'une naissance inconnue, dans un âge faible, et un sexe timide, pour relever le trône abattu, et remettre sur le tête de ton Roi la couronne de ses ancêtres. Mais sache qu'il avait borné ta gloire dans le cours d'un soleil, et les misères de ta prison dans un pareil temps : ton ministère est achevé, et cette journée y doit mettre la fin aussi bien qu'à ta vie.
LA PUCELLE.
Fasse le Seigneur tout ce qu'il ordonne de moi.
L'ANGE.
Heureuse d'avoir été choisis pour cette mission extraordinaire. Mais pour t'assurer que le Dieu vivant ouvre les cieux à ton âme, vois comme il t'ouvre les prisons par ma main, et qu'en bornant tes destins il ne borne pas ta félicité. Voici le lieu de ta condamnation, et je t'y fais venir afin que tu triomphes miraculeusement de l'injustice, avant que l'autorité de tes ennemis triomphe injustement de ton innocence : tu ne craindras pas leur fureur, puisqu'il n'est pas plus difficile à ton Dieu de t'arracher à leurs yeux, que de te conduire ici malgré leurs soins, le nombre de tes gardes, et les portes de ta prison. Qu'il te souvienne que même devant qu'ils soient tes juges tu dois les juger, tu les accuseras, et tu les condamneras dans leur propre tribunal, et si ton ignorance paraît incapable de le faire, je soutiendrai dans ton esprit les vérités que tu leur dois annoncer, et je conduirai ta langue. Que si puis après tu viens de découvrir que mes faveurs ta manquent au dehors, et que je t'abandonne à l'iniquité de tes juges, laisse agir les décrets du Ciel. Tu sera combattue, et vaincue en apparence, mais tes vertus intérieures se multiplieront, et te rendront victorieuse. La Nature, ton âge, et ton sexe pourraient bien faire trembler aux approches de la mort ; mais tu l'as vue sans peur dans les combats, tu l'envisageras constamment dans le supplice, tu ne feras rien en ta mort qui soit digne de ta vie.
Ici paraîtra dans le fonds du théâtre en perspective une femme dans un feu allumé, et une foule de peuple à l'entour d'elle.
Et pour y préparer ton âme, rends ta peine familière à tes yeux : en voilà l'image tracée dans le milieu des airs. Endure ton coeur à ce spectacle et rends toi digne de cette constance dont tu vois la peinture au milieu des flammes épurées. C'est la dernière épreuve de ta vertu, c'est le théâtre de ta gloire.
LA PUCELLE.
Flammes avantageuses qui m'ouvrez le Ciel, vous pouvez surprendre mes sens, non pas ma résolution.
L'ANGE.
Poursuis donc, trop heureuse fille, et considère le chemin que je vais faire devant tes yeux, c'est par où tu me dois suivre bientôt couronnée de gloire et d'immortalité.
Le Ciel se referme, l'Ange disparaît, et un garde entre, et demeure comme étonné.
SCÈNE II.
La Pucelle, Un Garde.
LA PUCELLE.
Sacré chemin de la félicité, pourquoi faut-il que ce corps de chair et de sang, cette masse terrestre m'empêche de te suivre ? Avec combien de joie me verrai-je délivrée de cet insupportable fardeau. Je suis prête de partir, et de courir après toi, Ministre du Tout-Puissant ? Empêche seulement que mon impatience dans le bonheur que tu me proposes, ne soit déréglée. Soutiens mes désirs aussi bien que mes craintes : car j'ai plus de sujet de précipiter cet heureux moment que de le retarder.
LE GARDE.
Quelle lumière si prompte m'a frappé les yeux ? Est-ce que la soleil a marqué son midi dès le point du jour ? Quelles épaisses ténèbres lui succèdent si soudainement ? Est-ce point que cette prisonnière fait le jour pour elle afin de s'enfuit, et la nuit pour nous afin de nous empêcher de la suivre ? Mais je la vois. Ha sorcière, je te tiens, et tu ne suivras plus
Le Comte de Warwick entre.
SCÈNE III.
La Garde, La Pucelle, Le Comte de Warwick.
LE GARDE.
Elle s'est échappée par un effet incroyable de sa magie : nous étions bien éveillés, et néanmoins nous ne l'avons point ouï briser ses fers ni rompre les portes, elle a trompé nos yeux et nos oreilles.
LE COMTE.
Garde, retirez-vous, et la laisser entre mes mains, je vous rappellerai si j'ai besoin de votre secours.
LE GARDE.
J'obéis, mais ses charmes sont bien puissants, elle vous échappera.
SCÈNE IV.
Le Comte de Warwick, La Pucelle.
LE COMTE.
Avez-vous toujours si peu de confiance en mes promesses, et faudra-t-il que mon affection vous soit non seulement suspecte, mais encore inutile ? À quoi vous êtes vous engagé dedans ces vains efforts pour vous sauver ? Vous ne pouvez tromper les gardes qui veillent de trop près, et pour être sortie de prison vous n'êtes pas sortie de ce château : mais je vous ai tant de fois offert la liberté, pourquoi ne l'avez-vous pas acceptée ? Doutez-vous de mon pouvoir ou de mon affection ?
LA PUCELLE.
Comte, mes exploits n'ont pas été l'ouvrage d'une fille, et ma liberté n'est pas celui des hommes. Celui qui m'a voulu donner la prison pour épreuve à ma vertu, me donne ainsi, quand il lui plaît, la liberté pour consolation à mes misères, et un témoignage de sa protection. Non, non, ne crois pas que je me sois efforcé d'échapper à mes gardes. L'Ange qui prend soin de ma vie, m'a mis en l'état où tu me vois, pour m'apprendre que voici le jour de ma mort, et le lieu de ma condamnation ; et toi-même, qui me vient ici parler d'amour, seras un de mes juges assez tendre pour me vouloir du bien, mais trop lâche pour résister au crime.
LE COMTE.
Ha ! Trop aimable, et généreuse pucelle, ne pensez pas si malheureusement de vous, ni si injustement de moi ; acceptez le secours que je vous offre, et que je puis bien vous donner ; je suis maître dans ce château, je vous en puis tirer, et vous conduire où vous voudrez : pourvu que vous me donniez quelque part en votre affection, vous pouvez tout espérer ; ne vous ai-je pas rendu ma passion assez visible ? Et n'ai-je pas tout employé pour vous plaire, et pour vous servir ? Mes soupirs ont tant de fois porté la flamme de mon coeur jusqu'à vous qui l'avez fait naître, et qui ne la pouvez ressentir : j'ai baigné vos mains avec des larmes de feu qui devaient en réchauffer le sein : et sous prétexte de vous interroger en secret, ne vous ai-je pas rendu mes devoirs, ne vous ai-je pas découvert le fond de mon âme, et remis en votre disposition mon crédit, mon pouvoir, mes richesses, et ma vie ? Et quoi, malgré les persécutions de vos ennemis n'ai-je pas engagé le Baron de Talbot, ce fameux guerrier, dans votre protection ? Et si j'ai fait changer la mort qu'on vous préparait en prison, c'était pour me donner l'occasion plus facile ; assurez-vous que les effets de mon affection ne seront bornés que par l'impossibilité
LA PUCELLE.
J'avoue certes que tu m'aimes, et ton affection ne m'est pas inconnue ; je la vois dans ton coeur, je la vois dans ton impureté, et non pas dans le déguisement de tes paroles ; crois-tu que celui qui m'a donné la force de vaincre tant de bataillons, ne m'ait pas donné des lumières pour lire dans l'âme de ceux qui m'approchent ? Oui, Comte, tu m'aimes, mais c'est d'une flamme injurieuse, ton affection est criminelle, et si tu ne m'as pas jugée publiquement comme les autres sous le nom de sorcière, tu m'as traitée dans le secret de ton coeur comme une fille capable de pêcher : ha que tes sentiments m'outragent. Quand je pense qu'ayant si longtemps vécu parmi les Français, dans le Cour d'un grand Roi au milieu de ses princes, dans les armées au milieu de tant de braves guerriers, pas un d'entre eux n'a jamais conçu de pensée contre ma vertu : ce vaillant Dunois, Xaintrailles, La Hire, Baudricourt, et tant d'autres, dans le licence de la guerre, dans la solitude de leurs pavillons, et dans la faveur de la nuit, m'ont toujours respectée ; ils n'ont jamais eu pour moi que des sentiments de révérence : ils m'ont regardée, ils m'ont admirée, ils m'ont estimée mais avec cette louable passion qui fait aimer les choses saintes. Je ne puis dire que ma beauté ait la grâce de faire des innocents, puisqu'elle fait en toi un coupable, et j'ai sujet de croire que leur propre générosité n'a pu consentir à faire un outrage, non pas même de désir, à l'innocente que Dieu leur envoyait pour libératrice ; il n'y avait que mes ennemis capable de cette lâcheté, ton crime est digne d'un Anglais, et je puis bien souffrir que parmi cette nation qui n'a pour moi que de la haine et de la rage ; il se trouve un homme qui m'aime imparfaitement, et qui brûle pour moi d'une flamme illicite.
LE COMTE.
Pourquoi me faites-vous un reproche dont mes déportements ne vous peuvent donner aucun sujet ? Vous ai-je jamais parlé qu'avez respect ? Et vous ai-je jamais demandé autre chose qu'une simple reconnaissance du bien que je désirais vous procurer ? Aimer vos beautés n'est pas un crime, et servir l'objet qu'on aime est un devoir bien raisonnable.
LA PUCELLE.
Quoi ? Tu penses me tromper, et sous une parole feinte me cacher un coeur dont je vois les sentiments ? Ta conscience te tient le même langage que moi ; il est vrai qu'en ton amour il y a quelque bonne inclination à ma faveur : ma misère te donne de la compassion, et par un effet nouveau, cette passion de chair et de sang, rend le tien plus clairvoyant : et ce feu malicieux contraire à mon honneur, te donne quelque lumière de mon innocence ; tu connais bien que je ne suis pas magicienne, ni coupable d'aucun forfait : et si tu pouvais sauver ma vie sans blesser ta grandeur, tu croirais avoir fait une action généreuse ; aussi de tous mes juges seras-tu le moins coupable, et peut-être le moins rigoureusement puni. Peut-être n'auras-tu point d'autre supplice après ma mort que le regret de ma mort : peut-être que ta passion qui fait ton crime sera ta peine, et comme tu ne m'as outragée que dans toi-même, tu ne seras peut-être châtié qu'en toi-même. Meurs en repos comme les hommes, et non pas en fureur comme les criminels.
LE COMTE.
Je vous proteste, Généreuse fille, à la vue du Ciel, que vos affaire ne sont pas en l'état que vous pensez, et depuis votre condamnation, on n'a point formé de dessein qui puisse faire craindre quelque nouveaux malheur.
LA PUCELLE.
Tu n'as pas su toutes les secrètes invention de mes ennemis. Voici le Duc, et Despinet, qui tiendront bien un autre langage.
SCÈNE V.
Le Duc de Sommerset, Despinet, Le Comte de Warwick, La Pucelle, le Garde.
LE DUC.
Et bien, Comte, aurez-vous encore des pensées favorables pour cette magicienne ? En douterez-vous maintenant que vous avez vu nos Gardes les effets de son art ?
LE COMTE.
Moi, Seigneur, je ne sais rien qui m'en puisse donner la croyance.
LE DUC.
Quoi, vous ne savez pas ce qui est arrivé à ce garde quand il l'a cherchée ? Éblouir ses yeux par une fausse lumière, puis faire naître l'obscurité, disposer de la nuit et du jour comme il lui plaît, sont-ce pas des preuves assez fortes, qu'elle a pour ministres les Démons.
LE COMTE.
Est-ce quelque nouvelle accusation en laquelle on me veuille prendre pour faux-témoin ?
LE GARDE.
Ce que je vous ai dit, Seigneur, est véritable.
LE COMTE.
Vous arrêtez-vous au rapport d'un esprit imbécile : le bruit de cette magie et la terreur de la nuit, lui ont troublé les sens, arrêté ses pas, et fait imaginer ce qui n'a point été : il n'y a que les âmes basses capables de ces visions chimériques ; pour moi je n'ai rien vu, et ne croyez pas que j'invente des fantômes contre une fille que j'estime innocente.
LE DUC.
Les juges qui l'ont condamnés à garder prison perpétuelle ne sont pas de votre vis : Garde remenez cette innocente, et la chargez de nouveaux fers, afin qu'elle ne s'échappe plus si facilement.
LE GARDE.
Pour moi, Seigneur, après ce qu'elle a fait je n'en saurais répondre.
LA PUCELLE.
Et moi, je te réponds de moi-même, je serai captive volontairement comme je me trouve libre de l'ordre du Ciel. Un ange m'avait tiré des fers pour me faire entendre les volontés de l'Éternel et vous m'y renvoyez pour me cacher la résolution des hommes comme si je ne la savais pas devant vous.
SCÈNE VI.
Le Duc de Sommerset, Le Comte de Warwick, Despinet.
LE DUC.
Enfin, Comte, votre faveur envers cette sorcière éclate à mon avis un peu trop.
LE COMTE.
On ne saurait trop faire pour protéger l'innocence.
LE DUC.
Je crois qu'un autre sentiment vous y oblige : il arrive souvent que nous agissons par une passion qui nous est inconnue, et nous attribuons à Justice ce que nous faisons par une inclination désordonnée. Les visites que vous lui avez rendues n'ont toujours été suspectes, elles n'ont jamais avancé les connaissance de d=ses crimes comme vous nous promettiez, vous êtes toujours sorti d'auprès d'elle plus passionné pour sa justification que pour le service de l'Angleterre, et le contentement de Bethfort.
LE COMTE.
Je ne crains point que l'on me puisse jamais rien imputer contre mon devoir : il est vrai qu'après la sainteté de cette fille opprimée, il n'y a point d'innocent en sûreté.
LE DUC.
Osez vous bien donner à cette infâme la qualité de sainte ? Et ne devriez-vous pas avoir pas avoir un peu plus de force contre ses yeux, et contre ses charmes ? Rentrez en vous-même, et considérez ce qu'elle vient de faire, se rendre invisible, sortir de ses fers, ouvrir tant de portes, et charmer ceux qui la poursuivaient, sont les oeuvres du Démon qui vous trompe à son avantage ; ne voyez vous pas la prédiction de Catine, elle nous a dit souvent que cette sorcière échappera de ses prisons, et l'effort qu'elle en a fait inutilement est un avis que le Ciel nous donne pour nous décharger d'un garde si difficile, et si périlleux : Attendons nous que sur l'aile de ses démons ou sur un balai charmé elle revole dans le camp des FRançais ? Attendrons nous qu'elle amène ici le COmte de Dunois, ce grand ministre des ses détestables entreprises , pour nous chasser de cette ville comme de nos Bastilles d'Orléans, de Jargeau, Meung, et tant d'autres cités par eux reconquises ? Attendrons nous qu'elle aille affronter, et détruire la Cour et l'armé du Roi, comme elle a fait les troupes de ses généraux dans les champs de Patay ? Attendrons-nous qu'elle empêche le sacre et le couronnement de notre souverain dans la ville de Paris, comme a pu faire celui de Charles dans Reims ? Ah plutôt perdrai-je ce glorieux titre de Chevalier Anglais, et cette illustre marque d'honneur, que je n'emploie tout mon pouvoir pour délivrer notre État d'une si pernicieuse personne. Ce qu'elle a fait maintenant est un heureux et puissant prétexte pour autoriser devant le peuple la résolution que nous primes sujet de nous en délivrer, et sa mort ne sera pas seulement un effet de nos respects envers le Duc de Bethfort, qui nous la demande, mais encore de justice pour le repos de l'État. Vous, Despinet, qui jusqu'ici n'avez rien épargné pour mettre à chef une si importante affaire, continuez, et tandis que je donnerai dans la ville les ordres nécessaires, prenez soin d'assembler la Conseil de guerre, il ne faut pas y mêler nos docteurs, et nos prélats, nous sommes assez bien instruits sur tous les crimes dont il s'agit, je veux qu'en cette Cour on la juge publiquement, et que les soldats, et le peuple soient témoins de son insolence, et de notre intégrité. [ 1 Du Haillan la nomme Catherine de la Rochelle. [NdA]]
DESPINET.
Seigneur, je n'y manquerai pas, et par ma diligence je ferai connaître l'affection que j'ai au bien de la couronne, et si j'avais été cru dès la première fois vous ne seriez pas en la peine de recommencer, on aurait guéri toutes les craintes de notre parti par la mort de cette criminelle.
LE DUC.
Comte, vous y devez votre présence, et j'espère que vos conseils ne seront pas moins utiles à l'État que glorieux à votre personne.
LE COMTE.
N'en doutez point.
SCÈNE VII.
LE COMTE, seul.
Quoi ? Tu soupçonnes ma passion, et tu veux que je la trahisse ! Tu crois que j'aime la Pucelle, et tu me veux contraindre à la condamner ! Ah plutôt le ciel et la terre retourneront dans leurs premiers désordre : Et puis que vous êtes assez barbares pour violer en sa perte l'innocence et l'amour, ne dois-je pas empêcher l'effet de l'injustice et de la haine par son salut ? Oui mon Coeur, sois téméraire autant qu'amoureux, et rends libre cette qui te tient captif : ouvrons-lui les prisons, et la renvoyons parmi les Français : J'aime mieux qu'elle détruise nos armées par sa valeur, que de la voir détruite pour un supplice de douleur, et de honte. Mais quel avantage en pourrai-je tirer ? Je ne la perdrais pas moins par sa liberté que par sa liberté que par sa mort : et ne l'ayant pu vaincre tandis qu'elle était sous mon pouvoir et que sa propre pudeur, quel espoir de la posséder quand je n'aurais plus d'autorité sur elle, et que tous nos ennemis la défendront ? Il vaut mieux la faire passer en Guyenne où je pourrai suivre facilement : mais c'est la tirer de prison sans la mettre en liberté ce n'est que changer ses persécuteurs, et les Anglais de Bordeaux ne lui feront pas moins cruel que ceux de Rouen.
Il rêve un moment, puis il crie.
Hola, qu'on me fasse venir Aronte, une meilleure pensée me vient de l'esprit, dont l'exécution me semble prompte et facile.
SCÈNE VIII.
Le cOmte, Aronte.
ARONTE.
Seigneur, que désirez-vous ?
LE COMTE.
Le plus obligeant service que tu me saurais rendre, et que l'explique en peu de parole. La mort de la Pucelle est résolue dans l'esprit du Duc : et toi qui sait mon affection, tu juges bien qu'il me faut tout entreprendre pour éviter ce malheur, voici donc ce que je commets à ta fidélité. Tu dois partir aujourd'hui dans ma chaloupe pour aller en Écosse, faits la sortir du port, et approcher le plus que l'on pourra de cette petite porte du jardin qui donne sur le rivage : puis viens à la porte, et là j'y ferai conduire la Pucelle par un garde affidé (car il m'est bien facile de la faire venir dans le jardin sous prétexte de l'entretenir comme j'ai souvent accoutumé.) Ce garde qui aura ordre de t'obéir suffira pour t'aider à la porter dans la chaloupe, quand même elle y ferait quelque résistance : et quand tu seras en Écosse tiens la toujours cachée, jusqu'à temps que tu m'apprennes de tes nouvelles, et que tu reçoives un nouvel ordre.
ARONTE.
Ce dessein paraît facile, mais je crains que l'on ne connaisse aisément que sa liberté soit un présent de votre affection, et que cela vous nuise.
LE COMTE.
Il faut premièrement sauver, et puis après nous penserons au reste. La magie dont on l'accuse, et dont le peuple la croit coupable nous donnera toujours assez de prétexte pour assurer qu'elle s'est sauvée sans aucun secours étranger par sa propre puissance, et pour nous excuser envers tout le monde.
ARONTE.
Ne doutez ni de mes soins ni de ma fidélité, prenez seulement bien votre temps pour ne pas manquer à ce que vous avez à faire de votre part?
ACTE II
SCÈNE I.
La Comtesse de Warwick, Dalinde.
LA COMTESSE.
Dalinde, ils n'y sont plus, j'ai perdu ma peine, ou bien cette magisienne le dérobe avec elle à ma vue. Toi ! Ne les vois-tu point, ou bien quelque nuage dans lequel ils pourraient être enveloppés.
DALINDE.
Non, Madame, je ne vois rien, il fallait faire votre promenade droit dans la cour sans faire ce tout de jardin.
LA COMTESSE.
Mais sais-tu bien qu'ils y sont venus ?
DALINDE.
Oui, Madame, et qu'ils se sont entretenus fort longtemps à la faveur de la nuit ; mais bien que le Comte soit amoureux, il ne laisse pas d'être bien avisé, et ne croyez pas qu'il ait attendu le grand jour pour faire retirer le Pucelle.
LA COMTESSE.
Il est vrai que les actions de cette qualité n'ont point de temps plus commode que la nuit pour tromper sa femme, et se rendre honteux à soi-même, il faut recourir aux ténèbres. Ah ! Dalinde, suis-je pas bien infortunée, que les plaisirs innocents de mon mariage ne le puissent divertir de l'injure qu'il me fait, et de son crime ? Quel étrange aveuglement ? Aimer son ennemie au mépris de sa femme légitime ? Que ne doit-il point craindre d'elle, et que ne doit-il point attendre de moi ? Étant Française, et ayant commandé dans la guerre, a-t-elle pas droit de lui faire perdre la vie, comme aux princes de Suffolk, à ce vaillant Glacidas, et à tant d'autres Anglais ? je sais bien qu'ils sont ports en combattant contre elle : mais en quel état que l'on trouve son ennemi, il est permis de s'en défaire. Je crains tout ; ses plus doux baisers, (mais peuvent-ils être doux étant criminels) ses baisers les plus libres, et ses caresses les plus amoureuses ne sont que des conspiration secrètes contre sa vie. Au moins, si c'était une personne dont la naissance glorieuse peut égaler la grandeur de sa débauche, la passion du COmte serait en quelque façon moins honteuse : mais est-il supportable que m'ayant choisie d'une des plus illustres familles d'Angleterre, il me préfère une fille de naissance abjecte, et simple bergère de la campagne ? Oui, je souhaiterais pour le gloire de mon mari, de n'avoir aucun avantage sur elle : et comme elle en est mieux aimée qu'elle fut plus aimable, et qu'elle me surpassât en mérite, en noblesse, et en dignité, comme elle ma surpasse en bonne fortune. Mais quand elle serait pourvue de perfections sans exemple, sait-il pas que c'est une sorcière, je jouet des Démons, et le rebut de Sabbat ? Et ce qu'elle a de plus excellent est ce qui la rend plus odieuse.
DALINDE.
Assurez-vous, Madame, qu'elle ne possède votre mari que par enchantement ; et que son art fait tout son mérite.
LA COMTESSE.
Je le crois, Dalinde, et c'est par cette raison que mon mal est sans remède. Si j'avais à disputer l'affection de mon mari par les traits et les grâces de sa personne, j'aurais bien espérance de vaincre, et l'on trouverait, je m'assure, peu de beautés qui voulussent entreprendre cette dispute contre moi. Mais celle-ci confond les charmes de l'Enfer avec les charmes de son visage : elle fait venir les Démons à l'aide de ses yeux : elle s'est formée dans son imagination pour le tromper, sous l'idée de la dernière perfection ; et sans doute qu'elle me déguise devant ses yeux sous une apparence difforme, et digne d'être haï. Encore est-il vrai que je ne crains encore pour moi-même : je crains que ses yeux ne m'apportent quelque poison qu'il reçu des regards de cette sorcière. Quand il me touche de la main je tremble, comme s'il avait reçu dans ses attouchement quelle qualité mortelle : et j'appréhende toujours que sur ma table elle n'ait épandu secrètement le sang de quelque dragon, ou le sur d'une herbe empoisonée. Ha Dieu ! Faudra-t-il toujours vivre dans un si malheureux état ? Combien de temps souffrirai-je ces mépris, ces craintes, et ce tourment ? Que n'étais-je ici quand on l'a jugée, j'aurais bien empêché le COmte et le Baron de Talbot d'obtenir une si douve condamnation, et sous un prétexte de bien public, j'aurais sollicité tous ses juges, je le sauraient gagné par importunité, j'aurais intéressé tous les gens de guerre dans ce procès, j'aurais suscité les clameurs du peuple, et j'aurais obtenu de Bethfort de plus grandes sommes d'argent pour achever mon intrigue, et son dessein. Mais que ne puis faire maintenant ? Je ne puis rompre ses charmes, et sa mort n'est plus en ma puissance. Ha ! Lâcheté de mon sexe, ou plutôt injurieuse vertu ; devrais-je pas aller dans sa prison lui arracher le coeur, pour reprendre celui qu'elle m'a dérobé.
DALINDE.
Jusqu'ici, Madame, vous avez été si discrète en votre malheur, qu'il est inconnu : vous vous êtes contentée d'en avoir fat justement vos plaintes et celui qui vous faisait l'injure, et qui la peut réparer : prenez garde que vos gestes un peu violents, et que votre voix qui s'élève ne découvrent le trouble de votre esprit, et de votre maison. Remettez vous un peu devant ces Chevaliers qui viennent à vous.
SCÈNE II.
La Baron de Talbot, Canchon, Mide, La Comtesse de Warwick, Dalinde.
CANCHON.
Enfin, Madame pour guérir notre état d'une peste si dangereuse, le Duc a résolu de revoir son procès, et les efforts qu'elle a fait pour s'évader nous obligent à travailler diligemment à notre sûreté.
LA COMTESSE.
Que dites vous, cette détestable a-t-elle commis quelque nouveau crime ?
MIDE.
Tant de villes qu'elle a conquises par magie sur nos guerriers, et la mort de tant de braves gens sont des crimes qui dureront longtemps et que l'on devrait avoir déjà vengés par sa mort.
LA COMTESSE.
Il est bien vrai, mais je juge à votre discours que sa prison n'a pas arrêté ses méchancetés?
CANCHON.
Non, Madame, elle s'est rendue invisible, et quand on l'a cherchée elle a même ébloui le garde qui la suivait.
LA COMTESSE.
Mais qu'a-t-elle dit en se voyant surprise ?
CANCHON.
Ses révélations ordinaires, ses apparitions chimériques ; d'Anges et de Saints.
LA COMTESSE.
Voyez en quel péril la faiblesse de ses premiers juges nous laisse.
CANCHON.
Pour moi, Madame, j'ai toujours été d'avis par la seule maxime d'État, qu'il la fallait faire mourir.
MIDE.
C'était mon sentiment, il fallait dès lors sacrifier cette victime à la terreur publique.
LA COMTESSE.
Heureux d'être encore en état de la faire, et heureux ceux qui par une si digne action pourront mériter les bonnes grâces du Roi, et l'affection des tous nos peuples. Jugez un peu quel sera le trouble de nos provinces, si l'on vient à savoir ce dernier effet de son art. C'est une créance générale et que l'on tient bien certaine, que la justice, comme fille du Ciel, arrête la violence de la magie, maudite engeance de l'Enfer, et que les Démons perdent leur pouvoir quand les juges appliquent leur autorité contre leurs efforts. Mais quoi ? Cette barrière du Ciel n'est pas inviolable à la sorcière que vous tenez : les chaînes, les cachots, et la condamnation sont de très faibles obstacles à ses charmes, et à sa rage. Si l'on vient à le découvrir, et qu'elle vive encore, qu'elle orgueil élèvera le coeur des Français dans l'espérance de la revoir bientôt parmi eux ? Et quel effroi dans nos armées, si l'on croit qu'elle est plus forte que la justice ?
LE BARON.
Il y aurait sujet de croire que son secours lui vient du ciel, puisque la Justice que les hommes administrent de la part de Dieu, n'est pas absolument maîtresse de sa personne : car jusqu'ici, on n'a point vu que les magiciens aient charmés leurs juges ni évité le supplice par l'assistance de Démons.
LA COMTESSE.
Si vous avez pourtant bien observé ce qui s'est fait entre les deux partis depuis qu'elle s'est manifestée parmi les hommes, sa prison a été comme la terme de sa puissance ; jusques là tout avait fait joug aux Français : mais depuis qu'elle a eu les mains liées les événements de la guerre ne nous ont pas été moins avantageux qu'à nos ennemis, et la fortune a presque toujours fait un partage égal de ses faveurs : nous n'avons maintenant que des hommes à vaincre : Mais le cours impétueux de ses première conquêtes, montraient bien que les Démons étaient du parti pour lequel elle était armée, et qu'elle les traînait à sa suite.
LE BARON.
Je craindrais bien tout au contraire que sa mort fut plus ruineuse à notre État que sa vie : et que la vengeance de sont supplice ne nous coûtât plus de sang que de victoires. Que si l'on veut bien conjecturer sur ce qu'elle a fait, il faut voir ce qu'elle avait promis. Elle a dit qu'elle était envoyée pour délivrer Orléans, et faire sacrer et couronner Charles en la ville de Reims ; a-t-elle fait l'un et l'autre malgré notre courage et nos armées ? A-t-elle trouvé quelque obstacle qu'elle n'ait rompu ? Elle nous a fait tomber les armes des mains : les remparts de tant de grandes cités se sont abaissés devant elle : elle a tout attaqué, tout abattu, tout vaincu, tout chassé ; elle a gagné le coeur des Français par amour, et fait retirer les nôtres par la terreur. Mais depuis ce couronnement fatal à notre Empire, elle n'a plus rien fait de semblable, elle a manqué Paris, elle a été blessée, elle a été vaincue : elle a été prisonnière ; et d'une personne toute miraculeuse, elle n'a pas été qu'une fille, généreuse à la vérité, mais toujours une fille. Est-ce point que Dieu qui se plaît à balancer les intérêts des hommes, ait voulu relever les affaires de Charles par un secours du Ciel dans une extrême nécessité, et que maintenant dans l'égalité de nos affaires, il laisse achever le reste aux plus vaillants ? C'est pourtant un grand avantage qu'il nous donne sur nos ennemis, que d'avoir arraché de leurs mains cette fille qui faisait leurs meilleurs destins. Contentons nous de l'avoir prisonnière de guerre par la faveur du Ciel, et gardons d'irriter sa colère par une mort qui ne serait pas raisonnable. Il faut craindre que Dieu ne venge son innocence outragée, comme il a rendu sa personne si glorieuse, et que pour une année de conquêtes qu'elle a faites sur nous, le châtiment ne dure plusieurs siècles.
LA COMTESSE.
Nous avons bien su que dans cette affaire vous n'avez jamais suivi les sentiments du Duc de Bethfort, ni des juges affectionnés au bien de l'État.
LE BARON.
Vous savez bien aussi que le Comte de Warwick qui n'es pas mauvais Anglais, n'a pas témoigné jusqu'ici d'avoir une autre pensée.
LA COMTESSE.
Vous vous trompez en cela ; sachez que c'est une adresse de Bethfort, pour découvrir au vrai le coeur de tous ceux qu'il emploie dans cette affaire ; cette fille est l'épreuve de tous ses bons amis, et ce sera la pierre d'achoppement des mauvais serviteurs du Roi : mon mari n'a soin que de découvrir les secrètes intentions des autres, et si vous n'y prenez garde, cet artifice vous pourrait bien nuire à la Cour.
LE BARON.
Mais madame, sur quoi juger cette fille à la mort ?
LA COMTESSE.
Quoi ? La magie est-elle pas un crime capital ? Les lois du Ciel et de la Terre, l'ont-elles pas prononcé devant vous ?
LE BARON.
Jusqu'à présent cette accusation n'a point été vérifiée, et croyez qu'on ne l'eut pas traitée avec tant de douceur s'il y eut de quoi la convaincre ; toutes les conjectures qu'on en peut avoir sont fondées sur quelques discours qu'elle a faits, mais qu'elle a pourtant bien expliqués. Cette épée de Fierbois qu'elle fit demander à Charles, en était le plus grand soupçon, mais l'on n'y a rien vu d'extraordinaire pour y croire de l'enchantement. [ 3 L'épée de Fierbois est une épée légendaire qui aurait appartenu à Charles Martel et qu'aurait découvert Jeanne à Sainte-Catherine de Fierbois à 20 km au sud de Tours.]
LA COMTESSE.
Quand ce que vous dites serait véritable, vous avez encore assez de fondement pour la condamner : voyez-vous pas qu'elle a travaillé par charme à son évasion ?
MIDE.
C'est un grand crime contre les lois.
LA COMTESSE.
Mais encore, ses juges lui dirent-ils pas défense de plus alléguer ses visions de saints, et d'esprits célestes ? Et néanmoins nous voyez comme elle y contrevient.
CANCHON.
C'est faire outrage à ses juges, et un impiété contre Dieu.
LA COMTESSE.
Et puis, ses habits d'homme qu'elle n'a jamais voulu quitter, contre le commandement qui lui en a été fait, est-ce pas un crime assez énorme ? Cacher ce qu'elle est, pour mettre sa débauche à couvert, est-ce pas un reproche qu'elle fait à la nature. Est-ce pas une honte pour tout le sexe, et que chacune de nous devrait venger. Est-ce pas une illusion publique, sujette à la plus rigoureuse censure des lois ?
LE BARON.
Toutes ces considérations me semblent bien légères, et cela pourrait bien la faire passer pour folle, et non pas pour criminelle.
LA COMTESSE.
Ha ! BAron, vous êtes à la vérité bien courageux, mais vous êtes fort raisonnable : et je vois bien que vous travaillez seulement pour votre gloire, et non pas pour le bien de l'État : je m'assure que ces Chevaliers ne seront jamais dans votre sentiment ; ils vengeront par sa mort la honte de nos armées défaites ; ils obligeront Bethfort à leur procure de grandes fortunes ; ils mériteront des reconnaissances, les éloges de tous les Anglais, pour les avoir délivrés d'une si détestable personne.
CANCHON.
Vous devriez certes cous rendre à toutes ces raisons, et quand je n'aurais pas été toujours de cet avis, je ne crois pas qu'on les puisse contredire.
MIDE.
Prenez garde, Baron, que cette opiniâtreté ne vous soit préjudiciable.
LE BARON.
Mais prenez garde vous-même que vous ne vous prépariez un précipice bien dangereux ; un jour viendra, peut-être, que l'on recherchera les juges de cette innocente, et que vos ennemis ayant la faveur et l'autorité de la Cour, prendront de cette iniquité pour vous perdre.
LA COMTESSE.
Et quoi ? Avez-vous pas tous une décharge secrète de la part du Roi ? Une assurance de n'être jamais recherchés pour cette condamnation ? L'ai-je pas sollicitée moi-même dans la Cour ? Et qu'appréhendez-vous après cette grâce que Bethfort vous a faite ? [ 4 Duchesne, histoire d'Angle. Par lettres patentes signées Cabot, secrétaire d'État.]
LE BARON.
J'estime qu'il ne faut devoir sa sûreté qu'à son innocence, et quand les hommes n'auraient pas lieu de m'accuser, si ma conscience ne me justifie je ne ferai jamais satisfait.
LA COMTESSE.
Vous êtes donc résolu de l'absoudre.
LE BARON.
Non pas encore, mais bien d'examiner soigneusement la vérité, et de prendre mon avis comme je l'estimerai juste.
CANCHON.
Et moi, j'ai déjà le mien comme il est nécessaire à l'État.
MIDE.
Il n'y a pas lieu de délibérer quand il faut sauver tout un peuple ou une accusée.
LA COMTESSE.
Montez en mon appartement pour attendre le Duc, recevoir ses ordres, et soutenir sa bonne résolution.
SCÈNE III.
LE COMTE, seul.
Heureux amant, si mon entreprise s'achève comme elle commencée ; elle est venue dans le jardin sans aucun soupçon et se laissant conduire vers la porte sous prétexte de me trouver de ce côté là, j'estime qu'elle est maintenant en état de connaître son salut indubitable : Quelle satisfaction, quand je pense que l'éloigner ainsi de moi, c'est la mettre entre mes bras ! Elle n'a jamais voulu répondre à mon affection, parce qu'elle craignait que ce fut un artifice pour éprouver sa vertu : ou qu'elle jugeait bien que je n'osais pas ici lui faire violence. Mais quand elle sera toute à moi, et qu'il lui faudra volontairement ou par force obéir, elle quittera sans doute une résistance qui lui serait inutile : et puis sa liberté que je lui aurai procurée, et la vie que je lui aurai procurée, et la vie que je lui aurai conservée, seront de fortes raisons pour lui persuader que je l'aime, et qu'elle doit m'aimer : encore y ajouterai-je tant de prières, tant de souffrance, tant de promesse, et tant de serments, qu'elle me donnera la félicité, que je pourrais prendre sans son consentement.
SCÈNE IV.
Le COmte, Un Garde qui entre avec étonnement.
LE COMTE.
Et bien, a-t-elle pas accepté sans contredit le bien que vous lui avez proposé.
LE GARDE.
Seigneur, je l'ai conduite facilement jusqu'à la porte qu'Aronte tenait entrouverte, mais comme il s'est approché d'elle afin de lui faire entendre à quel heureux moment elle était venue pour se délivrer de ses ennemis, elle a sauté à mon épée, qu'elle m'a surprise, et nous écartant l'un et l'autre avec injures contre nous, et contre vous, elle a contraint Aronte de sortir pour la même porte qu'il était entré : et pour éviter ses menaces, j'ai regaigné celle-ci que j'ai rencontrée toute ouverte.
LE COMTE.
Ha ! Lâches au service de votre maître, ou perfides à son bonheur, deux hommes armés n'avoir pu se rendre maître d'une fille prisonnière.
La Pucelle entre l'épée à la main.
LE GARDE.
Qu'elle vous conte elle-même la vérité, Seigneur, la voici.
SCÈNE V.
La Pucelle, Le Comte, Le Garde.
LA PUCELLE.
Esclaves de la fortune, ministres du crime, pensez vous que Dieu qui protégea ma vie contre vos escadrons, abandonne mon honneur à l'insolence de votre maître ?
En se tournant vers le garde.
Tiens ton épée, dont le justice du Ciel t'avait armé pour moi contre toi-même, et souviens-toi, que ma prison ne m'en a pas fait oublier l'usage.
Puis se tournant au Comte.
Vraiment, Comte, tu fais des desseins bien cachés. Quand Dieu ne m'aurait point fait voir ton intention dans le coeur de tes ministres, n'étais-il pas bien facile de la connaître ? Je sors de prison par ton ordre : l'on me dit que c'est pour te parler, et je ne trouve point : la liberté m'est offerte par les truchements de mon insolente passion, par ceux qui m'ont sollicitée cent fois de ta part contre mon devoir et contre le tien, et tu ne veux pas que je connaisse l'entreprise que tu fais sur ma virginité ? Ne diras-tu point comme les autres, que j'ai deviné tes intentions par magie ?
LE COMTE.
Fille aimable à tout le monde et cruelle à vous-même, pourquoi me blâmez vous d'un dessin digne de remerciement, et d'estime ? Il n'y a plus de salut pour vous qu'en la fuite, encore doit-elle être bien précipitée ; vos ennemis ne vous donnerons pas le temps de délibérer davantage, retournez sur vos pas, et souffrez que ce garde vous mette dans un vaisseau qui vous attend pour vous éloigner d'ici, ou plutôt d'une mort assurée ; sauvez une si belle vie, sauvez une si parfait personne, sauvez-vous pour le contentement de tout le monde, pour la gloire des Français, et pour vous même.
LA PUCELLE.
Dis plutôt que je me sauve pour toi, ou pour mieux expliquer cette aventure, persuade moi de me perdre pour satisfaire à la fureur de ta passion déréglée. Ne m'allègue point d'autres intérêts pour m'obliger à cette fuite, car tu n'as point d'autre motif que ton fol désir : et je m'assure que tu concevais déjà des espérances de te rendre maître de mon honneur en étant la maître de ma vie.
LE COMTE.
Je ne puis vous cachez ici mon affection, vous l'ayant tant de fois découverte : et je ne puis dénier qu'elle en soit un des motifs qui me font entreprendre votre salut, car cela n'est que trop vraisemblable : Mais croyez que je n'ai pas moins de respect que d'amour, et que vous serez toujours l'arbitre des récompenses que vous penserez devoir à me services : J'avoue que dans votre salut, je mêle le considération de mon contentement, et non pas tel que vous l'imaginez, mais un contentement légitime que l'esprit d'un amant reçoit du bonheur de la personne qui lui est chère, surtout quand il en est la cause. Quelle joie flatterait mon coeur passionné pour votre service, si je vous avais éloignée de la captivité qui vous presse, et de la cruelle mort qu'on vous prépare ?
LA PUCELLE.
Je ne m'étonne pas que tu sois fourbe et dissimulé, ayant l'âme impure, et te voyant convaincu d'un infâme ravissement : Mais saches que ton intention ne m'est pas moins connue que celle de mes ennemis, et que la tienne seule n'aura point d'effet ; Dieu veut que je meure, et que je conserve ma pureté ; il permet que mes ennemis exécutent ce premier décret, mais il ne permettra jamais que tu violentes ma vertu contre ma volonté. Mais quand Dieu n'aurait pas un soin particulier de ma conduite, me croirais-tu bien capable de cette faute ? Non, non, la crainte de la mort ne me fera jamais hasarder l'honneur, et si l'on a vu des filles s'arracher la vie pour ne le pas laisse à leurs ennemis, apprends que je les imiterais hardiment dans une pareille extrémité. Mais heureuse en l'état où je suis, pourvu que je ne fasse rien, je n'ai rien à craindre ; pourvu que je garde ma volonté, ma virginité ne court point fortune ; Tu disputes ma personne avec mes ennemis, eux pour m'ôter la vie, et toit pour m'ôter l'honneur ; conseille moi toi-même ce que je dois faire ; je veux bien en consulter ta générosité, mais non pas ta passion ; quand j'aurais concerné ma vie, ce ne serait que pour un temps, et quand j'aurai conservé mon honneur, il ne périra jamais : il est donc juste que je sois du parti de mes ennemis qui me doivent laisser un bien immortel, et non pas du tien puisque tu ne m'en saurais laisser qu'un peu de durée. Encore est-il vrai que la vie qui reste sans honneur est si violemment agitée par les troubles de la conscience, et tellement environnée des ténèbres de l'infamie, qu'elle est plutôt une mort sensible, voire même un enfer insupportable. Hé ! Que diraient les Français en qui j'ai rétabli la gloire d'être invincibles, si tu m'avais si lâchement vaincue ? Quel opprobre à tant de Chevaliers que j'ai toujours entretenus dans le respect et la modestie, si le Comte de Warwick triomphait maintenant de moi ? Mais n'aurais-je pas encore avancé la calomnie plus que toutes les impostures et ne céderais-je pas ma première condamnation raisonnable ? Que si ton fol amour ne peut souffrir que je meure cruellement, préviens mon supplice si tu le peux : dérobe ma vie à mes ennemis, et me laisse ma vertu : triomphe de ma personne en me faisant triompher ainsi de mes ennemis de mes tourments, et de toi-même. Oui, corrupteur de ma gloire, ouvre moi le sein d'un coup de poignard, fais couler mon sang, arrache moi le coeur, c'est ainsi que tu me dois obliger à te rendre grâces : et non pas en m'engageant par force dans une action qui me rendrait coupable devant le Ciel, injurieuse à ma nation, justement condamnée par mes ennemis, odieuse à tout la terre, et diffamée dans tous les siècles à venir.
LE COMTE.
Quoi ? Votre dureté ne pourra-t-elle jamais fléchir votre propre conservation.
LA PUCELLE.
Non, méchant, ne m'en parle plus ; renvoie seulement dans la prison avant que Sommerset et retourne, et que le peuple arrive ici.
LE COMTE.
Mais plutôt acceptez la liberté devant qu'il me réduise au point de ne vous pouvoir plus servir.
LA PUCELLE.
Ne diffère pas davantage, et garde qu'en m'irritant je ne lui découvre la vérité de ses soupçons.
LE COMTE.
Garde, faites ce qu'elle désire, et non pas ce que commande, accompagnez-la dans la prison où elle veut retourner. Tout ce qui me reste à faire est d'assister au conseil, pour protéger son innocence autant qu'il me sera possible.
ACTE III.
SCÈNE I.
Le Duc de Sommerset, le Comte de Warwick.
LE COMTE.
Ce conseil que nous allons tenir importe extrêmement à l'opinion qu'on a de notre justice.
LE DUC.
Oui, nous devons montrer que nous le savons rendre hardiment pour le bien de l'Angleterre.
LE COMTE.
Nous prendrons garde à la rendre aussi pour nous-même.
LE DUC.
C'est faire pour soi, quand on fait pour l'État.
LE COMTE.
Souvent en pensant faire un coup d'État, on agit contre l'État et soi-même.
LE DUC.
Nous n'avons rien à craindre en ce rencontre que le retardement.
LE COMTE.
Qui fait justice avec précipitation ne rend pas justice.
LE DUC.
La précipitation est une justice nécessaire quand il est périlleux de différer.
LE COMTE.
Souvent qui se hâte trop pour éviter un péril imaginaire, tombe dans un véritable malheur.
LE DUC.
Appelez-vous imaginaire, le péril où nous réduit cette magicienne, de laquelle on doit tout craindre.
LE COMTE.
On prend souvent de vaines terreurs pour n'en pas examiner la cause.
LE DUC.
Quand on guérit toutes les craintes d'un État on ne saurait faillir.
LE COMTE.
Quand on les pense guérir par une injustice, on les augmente par la vengeance qui d'ordinaire la suit.
LE DUC.
Enfin, Comte, vous me voudriez persuader que cette infâme est innocente, mais vos sentiments avanceront aussi peu sa justification devant ses juges, que vos affaire à la Cour.
Durant cet entretien, Talbot, Canchon, Mide, et Despinet, entrent pas divers endroits, et prennent leurs places dans le tribunal, où le Duc monte aussi. La Pucelle entre avec deux gardes.
LE COMTE.
Puisque ma charité ne lui saurait être utile, il ne faut pas qu'elle me soit ruineuse. Ha ! Pauvre innocente ; tu ne viens pas devant tes juges, mais devant tes ennemis, ne cherche point de raisons pour te défendre, mais demande seulement à Dieu de la constance pour souffrir ta condamnation.
Il prend sa place au tribunal.
SCÈNE II.
Le Duc de Sommerset, Le Comte de Warwick, La Baron de Talbot, Canchon, Despinet, Mide, La Pucelle, Plusieurs Gardes.
LE DUC.
Gardes, faites avancer cette criminelle, un moment que l'on perd, lui pourrait donner assez de loisir pour faire bien du mal ? Est-il pas bien étrange que ta première condamnation ne t'ait pas rendue sage, ou du moins plus retenue, et que ta prison ne t'ait pas fait craindre un plus rigoureux supplice ? Est-ce pas un aveuglement extraordinaire, d'avoir irrité la colère de tes juges, quand tu devais penser à mériter quelque faveur de leur compassion ? Parle, parle, ton silence ne fait pas ta justification.
LA PUCELLE.
Oui, je parle, Sommerset, mais non pas pour te répondre, un autre mouvement plus miraculeux m'ouvre la bouche, et vous commande de m'écouter. Je sais bien que voici le jour de ma mort, mais sachez que vous n'avez pas encore atteint l'heure de ma condamnation ; il faut qu'auparavant Dieu vous accuse par ma bouche des crimes que vous avez commis, et qui sont écrits en lettres de sang dans les registres de la Justice Éternelle. Il faut que vous entendiez l'arrêt qu'il en a décerné contre vous : je ferai votre juge avant que d'être votre criminelle : et comme j'aurai la liberté de répondre à la calomnie, pour me justifier, il vous est permis de ma répondre, afin que vous demeuriez justement convaincus.
LE DUC.
Quelle insolence ? Et néanmoins je me sens pressé de lui demander quels crimes nous avons commis.
CANCHON.
Dis, malheureuse, en quoi sommes nous coupables ?
LA PUCELLE.
Le premier de vos crimes vous est commun avec toute l'Angleterre. Pouvez-vous être innocents après tant d'iniquités que vous avez commises, pour usurper un état qui ne vous appartient pas ? La pillage de tant de provinces, l'embrasement de tant de villes, les sacrilèges, les perfidies, les meurtres, et tant d'abominations qui ont suivi l'injustice de vos armes, ne vous doivent-ils pas être justement imputés.
LE DUC.
Non, mais bien au refus de recevoir notre Roi pour votre souverain légitime ; n'est-il pas le premier, et seul héritier de cette monarchie ? Pourquoi lui dénier le droit que la nature lui donne, et que le sang de tant de filles de France, dont il est descendu, a fait passer en sa personne ?
LA PUCELLE.
Injurieux prétexte contre le fermeté de nos lois, ou plutôt contre les ordres du Ciel ; vous savez bien qu'il n'appartient qu'à Dieu seul d'élever, et de renverser les trônes, quand, et comment il lui plaît. Or quand il jette les fondement d'un nouvel état, il inspire dans l'âme des législateurs, le droit sous lequel il doit être gouverné : ces premières lois ne sont pas des pensées des hommes, mais des décrets de Dieu qui les établit selon l'ordre qu'il prépare aux bons ou mauvais succès de cet Empire naissant. Et c'est pour cela qu'elle sont inviolables, y contrevenir c'est une impiété, c'est s'attaquer à Dieu même : et voilà qu'elle est la qualité des votre forfait : car dans l'établissement de votre monarchie, Dieu qui pourvut les Français d'un coeur incapable de souffrir la domination des femmes, leur inspira cette fameuse loi salique, qui n'admet que les hommes à la succession de la couronne ; loi bien sainte dans son principe, vénérable à tous les autres princes alliés, et pour jamais inviolable. On ne verra point, comme on ne l'a point encore vu, que les filles même prétendent la moindre part en la couronne de leurs pères. Ne jugez pas de la générosité des Français, par votre faiblesse ; il n'appartient qu'à vous de pouvoir être les esclaves d'une femme, et de porter la joug d'une insolente domination, où d'ordinaire la passion fait toute la suffisance, et le caprice toutes les règles du gouvernement ; vous l'éprouverez quelque jour, et la main d'une femme vous fera gémir sous la ruine des autels, et l'oppression de la Justice. Mais cependant écoutez la peine que Dieu prépare à l'usurpation criminelle que vous avez entreprise. Jusqu'ici nous avons souffert pour l'expiation de nos propres iniquités, et Dieu s'est servi de votre ambition déréglée comme d'un ministère commode à la justice. Mais enfin nous sommes au bout de nous souffrances, et le sang de ce grand Duc de Bourgogne répandu par les mains de notre Roi, ne rie plus contre nous ; son fils est satisfait aussi bien que le ciel, et le réconciliation de ces deux princes vous fera bientôt voir la fin de vos conquêtes, et le commencement de vos supplices. Dans peu de temps vous serez chassés de Paris, mais avec honte ; et par une révolution inespérée après avoir été la terreur de nos Princes quand Dieu les a châtiés, vous deviendrez la risée de la populace quand il vous punira.
LE DUC.
Voyez un peu, je vous prie quelle extravagante menace, ne serons-nous point encore chassés de Londres ?
LA PUCELLE.
Écoute, et ne m'interromps point ? C'est peu que l'on vous arrache les mains les province que vous avez injustement prétendues ; votre supplice ira plus avant, et vous perdrez encore celles que vous pouviez conserve avec quelques apparence de droit ; vous serez contraints de repasser la mer, et de vous renfermer dans ces murs de sable, et dans ces limites de flots et d'orages, dont la nature vous sépare d'avec nous. oui, généreux Dunois, tu n'es qu'au commencement de tes victoires, bien que ta gloire soit presque incomparable. Je te vois, je te vois d'un bras invincible replanter les lys dans les champs de Guyenne, et de Normandie, et les arroser du sang de tes ennemis. Oui, la Hire, et Xaintrailles, je vous vois marcher sur ses pas, et travailler avec lui dans un ouvrage qu'il ne peut faire tout seul. Oui, fameux Brezé, je te vois le premier à main armée entrer en cette ville pour en chasser Sommerset, et remettre en l'obéissance de ton prince vingt villes dans le cours d'un soleil. Enfin vaillants princes, Comtes, et Chevaliers, je vous vois suivre les élans de votre courage, et prendre part à tant de lauriers. Charles on te verra glorieux dans le trône de tes ancêtres, et goûter avec ton peuple le repos que tu lui dois assurer par ta valeur, comme Dieu te l'a fait espérer par ma bouche et par les essai de ma main.
LE DUC.
Cette fureur m'étonne, et soit qu'elle vienne d'Enfer ou d'ailleurs, mon âme en redoute les présages.
CANCHON.
Quelle stupidité nous oblige à souffrir ces outrages.
LA PUCELLE.
Je n'ai pas encore fait et je m'adresse maintenant à vous injustes persécuteur de ma vie, lâches fauteurs du tyran qui se dit Régent de la France : vous n'êtes pas assemblés pour examiner mes actions, mais pour me condamner, et sous le nom de mes juges, vous êtes mes bourreaux, vous n'avez point d'yeux pour voir le Ciel, ni d'oreilles pour ouïr ma justification : la crainte de déplaire à Bethford vous fait appréhender mon salut, et les feux de votre ambition allument déjà deux de mon trépas ? Poursuivez cette entreprise funeste, établissez votre fortune sur mes cendres, et cherchez à vous agrandir par la destruction d'une infortunée : c'est une oeuvre digne d'un peuple conquérant. Voulez vous savoir quel sera le fruit de vos voyages de deçà la mer, et ce qui vous restera de tant de combats ? La honte que vous avez reçu reçue par votre défaite, sous mes commandements, et celle que vous allez vous procurer par votre premier crime. Mais pensez vous que les innocents opprimés demeurent sans vengeance, bien qu'ils paraissent sans protection ? Non, non, ce grand juge de ceux qui 'ne ont point, vengera ma gloire et ma vie ; le feu qui me va consommer ne consommera pas votre iniquité, et ne croyez pas que pour épandre mes cendres au vent vous puissiez effacer la mémoire de ce que je suis, et de ce que vous aurez fait : cette poussière parlera contre vous, si son sang ne le peut faire, et publiant votre infamie, elle publiera ma vertu que vous ne sauriez étouffer. Voyez vous pas déjà dans la place où je dois mourir, un temple qui s'élève à vos dépens au nom de l'Ange qui veille sur ma conduite, et à la conservation de ma gloire ? Mais encore parce que les plus superbes monuments, les métaux et les pierres rencontrent quelque fois leurs chutes et leurs destinées, à peine deux siècles seront-ils écoulés, qu'un Prince illustre, digne héritier du nom et des vertus héroïques de ce vaillant Dunois, établira l'immortalité de ma gloire par un ouvrage immortel, où se conservera pour jamais pour jamais l'histoire de ma vie et de votre défaite, de ma mort et de votre crime. Oui certes, bien que je ne sois plus au monde, je triompherai de vous par ce moyen dans la ville de Paris, où votre tyrannie règne pour quelque temps, et de là mon triomphe s'épandra par tout le monde.
LE DUC.
Vaine espérance qu'un Démon trompeur lui suggère, pour la consoler de ce qu'il lui a manqué de promesse durant sa vie.
DESPINET.
Un sentiment secret, et dont je ne connais point le cause, me persuade que cela pourrait bien arriver.
MIDE.
C'est un faux pronostique, dont ces démons flattent sa misère, sa douleur, et son opprobre.
LA PUCELLE.
Mais il arrivera de vous bien autrement, prêtez l'oreille aux supplices que je ciel vous ordonne. Toi, Sommerset, étendras la main irritée du Tout-Puissant jusques sur tes enfants qui mourront sous la main d'un infâme bourreau. Quel sera ta honte et ta misère, Despinet, quand tu seras chassé de cette ville par tes complices ? ton corps, Mide sera frappé d'une lèpre infâme, qui te fera porter les caractères de ton crime jusques dans ton sang : et Canchon perdra la vie devant les yeux de ses confidents, sans qu'il aient le temps de la secourir, ni qu'ils sachent la cause de sa mort. Enfin pas un de vous n'échappera devant le colère de Dieu, et la sépulture même ne vous servira pas d'asile. Du haut des Cieux j'en verrai deux purifier par leurs cendres l'élément du feu que vous aurez contaminé par les miennes : et les ossements de deux autres seront arrachés du tombeau, pour achever dans les flammes l'ouvrage de la corruption. Craignez tout, puisque vous offensez tout : craignez le Ciel et la terre, les hommes et les Anges, les foudres de l'air, et les foudres de Rome, votre conscience commencera bientôt votre peine, mon Prince y mettra la main, et Dieu l'achèvera.
La Pucelle retourne d'elle-même en la prison, et le théâtre demeure effrayé. Le Comte_de_Warwick, et Talbot quittent leurs sièges, et ceux qui pouvaient représenter les soldats et le peuple, sortent avec confusion, désordre, et étonnement.
SCÈNE III.
Le Comte de Warwick, Le Duc de Sommerset, le Baron de Talbot, Canchon, Despinet, Mide.
LE COMTE.
J'ai, ce me semble, des lumières divines dans le sein, que le visage ou l'innocence de cette fille m'a données.
LE BARON.
Je ne puis vous dire en quel état je suis, mais parmi l'étonnement qui m'a surpris, je goûte le fonds du coeur une certaine satisfaction que je ne saurais expliquer.
LE DUC, en sortant de son siège avec les autres juges.
Quelle prodigieuse puissance ? Charmer ses juges jusques dans le terminal ?
CANCHON.
Je tremble, et je ne connais point d'autre péril que les folles menaces de cette enragée.
DESPINET.
Une secrète horreur me fait frémir jusqu'au fond des os. Cette sorcière nous a fasciné les yeux, et lié la langue : je l'ai vue toute autre qu'elle n'est pas, et je n'ai jamais osé lui répondre.
MIDE.
Une terreur inconnue agite tout mon sang, et m'ôte la connaissance de moi-même.
Ces trois derniers sortent du théâtre en désordre, et avec quelque sorte de confusion.
LE DUC.
Je sens bien que la force de l'enchantement est passée. Ah ! Comte, pourquoi avez vous rompu le Conseil ? Cette vapeur infernale qui nous avait assoupis, ne pouvait pas durer longtemps, j'ai maintenant l'esprit libre, et les sens ouverts. Mais quoi, ses juges se sont déjà retirés, et tout le peuple s'est écoulé ? Il ne faut pas néanmoins que cette criminelle demeure impunie, voilà peut-être le dernier effort de ses charmes, il faut délivrer l'État d'une si damnable personne.
SCÈNE IV.
Le Duc de Sommerset, La Baron de Talbot, La Comte de Warwick, La Comtesse de Warwick.
LA COMTESSE.
D'où vient, Seigneur, le trouble de cette assemblée.
LE DUC.
Les démons ont fait triompher cette sorcière de tous ses juges.
LE BARON.
Le Ciel a fait triompher cette sorcière de tous ses ennemis.
LE DUC.
Il faut pourtant achever par un conseil bien prompt, et plus généreux.
Ils sortent.
SCÈNE V.
Le Comte de Warwick, La Comtesse.
LA COMTESSE.
Vous acquérez certes aujourd'hui bien de la gloire, et vous avez fait une action bien digne d'une chevalier fidèle à son Prince. Rompre un Conseil pour empêcher la punition d'une infâme démoniaque, si je ne l'avais vu moi-même de mon cabinet, je ne le pouvais croire ; au moins, si vous eussiez attendu qu'un autre se fut levé le premier, vous auriez mieux caché votre dessein, et l'ayant fait pas exemple, on ne dirait pas que vous l'avez fait par affection.
LE COMTE.
Madame, il n'y en a pas un qui vous puisse dire la raison pourquoi il a quitté la Conseil : nous en avons été chassé par une puissance inconnue : et pour moi, je n'ai point d'autre dessein que de rendre justice.
LA COMTESSE.
Comte, le déguisement vous est désormais inutile, et votre passion s'est portée trop avant pour me la cacher d'avantage. Tant que je l'ai connue seule, le respect que je vous porte a retenu mes plaintes : mais maintenant qu'elle s'est rendue visible à tout un peuple, mon silence me pourrait rendre suspecte de l'intelligence que vous avez avec cette méchante contre le bien de l'État.
LE COMTE.
N'alléguez point ici le bien de l'État, ce n'est pas un si grand ressort qui vous fait parler : il y a longtemps qu'une jalouse frénésie vous possède, et que vous m'accusez secrètement de faire par amour ce que je fait pas justice.
LA COMTESSE.
Tandis que vous m'avez seule offensée dans cette folle inclinaison j'ai souffert avec patience, mais maintenant que vous blessez les intérêts de l'État, et que vous engagez toute votre maison dans la ruine, je serais mauvaise Anglaise, mauvaise femme, et mauvaise mère, si je ne m'efforçais d'y apporter quelque remède. Comte, réveillez un peu ce grand jugement qui dort, n'endurez pas qu'une magicienne, vous aveugle plus longtemps, ni qu'une simple fille emmène captif dans ses yeux chez les ennemis, ce grand coeur qu'ils n'ont jamais pu vaincre : songez que sa vie traîne après soit la honte et la perte, de vous, des vôtres et de votre pays.
LE COMTE.
Mais vous, Madame, songez que ce transport qui vous agite, met en péril le bruit de votre sagesse qui vous rend si vénérable parmi les Anglais, et que les sollicitations que vous avez faites contre cette malheureuse étrangère; peuvent engager votre innocence dans la complicité de ses persécuteurs. Pour moi, ma conscience m'oblige de ne la point abandonner tant que je ne verrai point d'autres preuves de ses crimes.
Le Comte sort.
SCÈNE VI.
LA COMTESSE, seule.
Et mois je suis résolue de venger l'outrage que tu me faits par la perte de celle qui t'oblige à me mépriser : j'éteindrai ce fol amour dans les flammes qui la consommeront. Encourageons Sommerset, et les autres, pressons-les, de tenir un nouveau Conseil, et faisons qu'ils reviennent pour la condamner, et non plus pour l'entendre.
Le théâtre se ferme avez la toile de devant.
ACTE IV.
SCÈNE I.
La Pucelle, Le duc de Sommerset, le Duc de Warwick, le Baron de Talbot, Canchon, Despinet, Mide.
On ouvre le théâtre, les juges se trouvent assis, et la Pucelle debout, qui commence à parler.
LA PUCELLE.
C'est maintenant que vous avez autorité sur ma personne, et que les secrets de l'éternel souffrent que votre iniquité soit la maîtresse de ma vie : me voici pour être accusée ; enfin l'heure est venue que l'injustice a tout pouvoir, et que l'innocence lui doit être soumise. Mais parce que vous porte le nom de juges, vous êtes obligés de souffrir que je me justifie, non pas éviter votre rigueur, mais pour vous montrer que les supplices dont Dieu vous a menacés par ma bouche, vous sont justement ordonnés : c'est la cause du Ciel que je plaide en soutenant mon innocence : et je vais détruire vos calomnies, non pour me sauver, mais pour autoriser la juste sévérité de votre condamnation. Parlez donc hardiment, et me dites de quel crime je suis diffamée.
LE DUC.
Es-tu dans un étrange méconnaissance de toi-même, que tu puisses ignorer ce que tu es, et ce qu'on estime de toi ? Faut-il qu'on l'on te remette devant les yeux ta vie passée, pour t'apprendre que ta magie, qui te fait redouter partout, est le plus signalé des crimes qui nous oblige à te punir ? Entretenir familièrement les démons, et fréquenter cette infâme école du Sabat pour te rendre savante à mal faire, sont-ce des actions que les lois puissent tolérer.
LA PUCELLE.
Comment pouvais-je prévoir une accusation si peu vraisemblable, et déjà terminée ? Pour donner quelque fondement à ma condamnation, vous deviez pour le moins avoir suscité quelques faux-témoins. Car de me nomme magicienne, et d'en demeurer là, c'est me dire une injure, non pas m'accuser. Que n'avez vous instruit de vos satellites pour soutenir qu'ils m'ont vus souvent au milieu des ténèbres, courir toute échevelés, et sans ceinture, fouiller dans les sépultures des morts, couper ne murmurant les herbes empoisonnées, chercher des serpents, sous les ruines des vieux palais, obscurcir le teint de la lune, et mettre toute la nature dans le trouble, et l'effroi ? Au moins devriez-vous dire qu'étant bergère, j'ai fait mourir les troupeaux de mes voisins, et qu'étant guerrière je n'ai vaincu que par des terreurs paniques suscités par enchantement ? Que n'avez vous ici, contre moi, cette Catine endiablée, et cet infâme Jean de Meung, dont vous avez cru que les charmes pouvaient rendre votre parti plus fort ? Ceux-là peut-être diraient vraisemblablement qu'ils m'auraient vue dans leurs assemblées infernales, depuis quand j'y suis enrôlée, quel rang j'y tenais, et quel Démon était mon esclave. Mais voyez comme Dieu permet que l'iniquité soit aveugle et impuissante, car ou vous n'avez pas connu que vous deviez ainsi servir de vos propres sorciers, ou vous n'avez pas eu droit de les faire parler contre le vérité. [ 5 Histoire de Normandie p. 181. [NdA]]
LE DUC.
Voyez comme elle est savante en cet art détestable, et comment elle fait paraître en son discours, qu'elle est sa suffisance et sa pratique ? Sa bouche parle contre elle-même, et sa défense la rend coupable. Mais nous n'avons pas appris quel est cet arbre des Fées, si fameux en ton pays, et parmi ceux de la Cabale ? C'est là que tu t'es rendue si savante, et que faisant l'enragée avec les Démons, tu as perdu la honte qui de défendait la familiarité des hommes. [ 6 Ce fut une des principales accusations bien que ridicule du Hailland, Pasq. [NdA]]
LA PUCELLE.
Quoi ? Vous êtes réduits à prendre les Fées pour fonder l'oppression d'une innocente ? Et pour me faire mourir, vous alléguez des fables de ma nourrice, et les imaginations frivoles dont on se sert pour mettre les enfants dans le silence et le sommeil ? Dites que ces Fées ont charmé les cris de mon enfance,et que je les ai fait venir à mon secours quand dans un âge plus avancé j'en ai voulu charmé d'autres. C'est une pensée digne du Conseil Anglais, c'est un crime que les flammes doivent expier, c'est un magnifique prétexte à Bethfort pour couvrir la barbarie.
LE DUC.
Ce n'est pas devant tes juges qu'il faut parler de la sorte ; réponds sérieusement. Quand je repasse en mon esprit l'image des choses passées, et que je regarde l'état présent de nos affaires, la fureur m'emporte, et je ne sais ce qui me retient que je n'extermine de ma propre main cette détestable, la seule cause de nos désastres, et je juste objet de notre haine. Qu'était-ce que la France, lorsque cette magicienne était encore cachée dans les ténèbres de sa vie, ou plutôt dans la honte se ses crimes,. Nos conquêtes déjà s'étaient étendues sur le bord de la Loire, et le bruit de nos armes qui portait notre gloire dans tous les coins de la France, achevait bientôt le reste de nos victoires par le seule terreur de nos ennemis. Charles était un Roi vagabond, sans province, et presque sans sujets, et son empire était limité par les murs de la seule ville de Bourges. Mais aussitôt que cette insolence a paru sur le théâtre du monde, tout s'est changé, les démons qu'elle avait à sa suite, ont combattu pour les Français avec elle, elle a fait comme sortir de terre de nouvelles armée, elle a remis son Prince dans le trône, elle nous a chassé honteusement de toutes nos places, et réduits presque à la nécessité de défendre la Normandie. Dis, malheureuse, combien as-tu fais de choses dont l'entreprise seule était contre la raison, et le pouvoir des hommes ? Faire lever le siège d'Orléans, était-ce une chose possible au jugement de Charles, qui l'abandonnait pour se retirer dans les montagnes ? Le voyage de Reims pour le faire sacrer, avait-il pas semblé ridicule à son conseil ? Et pouvait-on le persuader sans enchantement ? Avoir épouvanté les nôtres par ta présence, nous avoir envoyé dans les champs de Patay un cerf charmé, qui nous mit en désordre, et commença la défaite d'une si grande armée, sont-ce pas les effets d'une démon qui te servait ?
LA PUCELLE.
Si vous alléguez mes victoires pour des preuves de magie, vous ne devez pas oublier ce généreux Dunois, car c'est à lui que la plus grande gloire en est due : c'est celui qui commandait les armées et qui rompait vos bataillons. Il portait dans votre camp l'effroi, la honte et la mort, selon vos maximes il est un grand magicien. Mais ce charme ne sera pas fini par ma mort, vous verrez bien d'autres effets de son pouvoir, et vous en sentirez bien d'autres efforts, et d'autres pertes. Faites lui donc son procès comme à moi, mais faites-le encore à tous nos chevaliers, à tous nos soldats, à tous nos français, car ils seront tous magiciens contre vous : ce que j'ai fait n'est qu'un échantillon de ce qu'ils feront. Mais près tout, pourquoi reprendre une accusation que n'avez pu vérifier ? Et quand j'aurais été coupable de magie, c'est un crime éteint, ou du moins satisfait par la prison à laquelle vous m'avez condamnée.
DESPINET.
Mais n'est-ce pas inutilement que cette prison t'est ordonnée ? As-tu pas fait effort pour en sortir ? Et le captif qui travaille à son évasion mérite -t-il pas une plus dure peine ?
LA PUCELLE.
Le désir de la liberté est un mouvement naturel, non seulement aux hommes, mais encore à tous les animaux, et vous n'en pouvez faire un crime sans accuser la nature, la raison et les lois ; il est vrai que pour vous, il n'y a pas de droit inviolable. Mais pour cette évasion que vous m'imputez, qu'ai-je fait ? Je me suis trouvée déchargée de mes fers sans les avoir rompus, et libre sans briser mes cachots, je ne me suis pas mise en état de sauter les murs, ni forer les portes de ce château : mais ce n'est pas moi qui vous en dois répondre faites revenir du Ciel, si vous pouvez, l'Ange qui m'avait mise en liberté, faites lui rendre compte des ordres qu'il est venu m'apporter de la part de Dieu, et puis vous jugerez si l'obéissance qui je lui ai rendue est criminelle.
CANCHON.
Ha ! Quel blasphème, et quelle insolence contre son premier jugement ? On lui a défendu de ne plus alléguer ses révélations fantastiques, de prendre aucune société avec les Esprits Célestes, et vous voyez avec quelle audace elle y contrevient.
LA PUCELLE.
Insensés que vous êtes, est-il ne ma puissance d'avoir ces révélations du Ciel ou de ne les avoir pas ? Et quand je les ai reçues, suis-je pas obligée de les déclarer autant qu'il est nécessaire ? Les lumières de la Nature ne sont pas même en notre choix, il n'est pas en nous de les prendre ou de les refuser quand nous naissons : et celle de Dieu sont encore moins en notre disposition, car nous ne les pouvons prétendre ni par droit ni par mérite. Quand un sacré Messager du Ciel me commanda de secourir mon Prince, qu'il me le fit connaître malgré son déguisement, et me lui fit promettre son couronnement ; quand il m'assura de la prise de vos bastilles, de votre défaite à Patay, de la reddition de Troyes, je n'en avais pas importuné le Ciel, et je n'en connu point les moyens que dans l'exécution : mais aurais-je pas offensé le Ciel et mon pays, si je n'avais tout manifesté lorsqu'il en était besoin.
MIDE.
Ne vous ennuierez vous point des vanités de cette discoureuse ? Et quelle nécessité de chercher en sa bouche ni de ses témoins, un sujet suffisant pour la condamner ? Porte-t-elle pas son crime sur son propre corps ? Ces restes d'habits d'homme dont elle est encore vêtue contre la défense qui lui en a été faite, et si nous ne sommes aveugles, nous ne l'en pouvons absoudre.
LA PUCELLE.
Quoi ? Vous m'imputez un crime que vous m'avez contrainte de faire par force ? Et pour exécuter la commandement que vous m'avez fait de prendre des habillements de mon sexe, avez-vous souffert que l'on m'en ait envoyé dans la prison ? MAis quand vous l'auriez fait, ne croyez pas que je vous eusses obéi. Si Dieu n'avait envoyé comme Judith, pour surprendre nos tyrans à la faveur des ténèbres du vin et du sommeil, j'aurais pris un équipage semblable au sien, je me serais vêtue d'ornements précieux, j'aurais relevé les attraits de ma beauté par les poudres, les eaux et les parfums, j'aurais employé tous ces mêmes artifices, et comme elle, je me serais servie des grâces de mes yeux pour ma servir avantageusement de ma main ; mais je suis sortie de ma grotte et de ma bassesse pour vous chasser à force ouverte, et remettre nos guerriers sur les traces de leur première générosité. Ma mission était armée, et pour cela mon ordre était de quitter les apparences de mon sexe sans en quitter la pudeur : et de changer toutes les marques de notre faiblesse en appareil de guerre et de victoires.
MIDE.
Voilà certes un prétexte bien spécieux pour couvrir ta débouche, qui t'a fait démentir ton propre sexe.
LA PUCELLE.
Et pourquoi m'imputer une débauche dont vous n'avez ni preuve ni conjecture ? Pour connaître ma vie, il ne fallait pas s'arrêter aux calomniateurs que vous avez apostés ; et si le témoignage des FRançais vous était suspect, que ne vous en être enquis de la Princesse de Luxembourg, cet illustre personne de la noble maison de Béthune ? Depuis que je fus la prisonnière de son mari jusques à tant que vous m'eussiez tirée de ses mains avec tant de menaces et d'effort, et pendant plusieurs mois qu'elle m'a tenue auprès d'elle dans le Château de Beaurevoir, elle a soigneusement observé toutes mes actions, apprenez d'elle quel sont mes sentiments sur le Religion, et si mes connaissances extraordinaires viennent d'ailleurs qui de Ciel ? Qu'elle vous conte les épreuves qu'elle a faites de ma constance et de ma pudicité ; vous la croiriez peut-être si elle vous avait déclaré quelle certitude elle a de l'innocence de mes moeurs, et de l'intégrité de ma personne : mais vous n'êtes pas ici pour voir la vérité, il vous suffit que l'on m'accuse pour me condamner. [ 8 Joan Candela apud ord. 75. [NdA]]
CANCHON.
Faut-il pas confesser qu'ayant porté les armes contre nous, et étant notre ennemie et notre prisonnière, nous avons droit de disposer de ta vie ? [ 9 Jeanne d'Arc fut prisonnière au Château de Beauregard dans l'Aisne avant d'être livrée aux Anglais en 1430.]
LA PUCELLE.
Oui certes, je ne le veux pas nier, vous pouvez me donner la mort comme vous l'avez pu dans les combats ; et pour éviter la haine des nations et les châtiments de votre crime, vous devriez m'ouvrir le sein d'un coup de trait ou de poignard : commandez à vos soldats d'achever ce que mes blessures d'Orléans et de Paris avaient commencé. Ce serait bien un acte de votre cruauté, mais on le pourrait couvrir en quelque façon de nom d'hostilité, c'est tout le droit que vous avez sur ma personne. Car de vouloir rechercher ma vie, et me traiter comme criminelle, es-ce pas le droit des nation ? Ma naissance ou la grâce de votre Prince m'a-t-elle soumise à votre juridiction ? Je suis votre ennemie, mais vous n'êtes pas mes juges. Si j'étais coupable en mon pays, si j'avais empoisonné mon père, égorgé ma mère, commis toutes sortes de trahisons, d'assassins, et de brûlements, devrais-je pas trouver asile dans vos terres ? Et ne me laisseriez vous pas vivre parmi vous comme innocente, bien que je fusse noircie de crimes parmi les miens ? C'est un ordre établi parmi tous les peuples. Mais pour m'immoler par complaisance à la rage de Bethfort, vous vous rendez insensibles aux mouvements de la nature, et sourds aux lois générales du monde.
LE DUC.
C'est bien inutilement que tu nous allègues toutes ces raisons, ta vie est entre nos mains, et nous avons trop fait de grâce à notre ennemie que de lui avoir permis de se d"fendre. Gardes, qu'on la ramène, et qu'on la veille de près.
SCÈNE II.
Le Duc de Sommerset, La Baron de Talbot, le COmte de Warwick, Canchon, Mide, Despinet.
LE DUC.
C'est à vous fidèle Chevaliers, d'apporter le remède nécessaire au plus grand mal de notre Empire ; vous jugez bien déjà par la différence de ce Conseil, à celui dont nous sommes sortis il y a peu de temps, combien l'art de cette magicienne est devenu faible contre l'autorité de la Justice. Nous sommes libres maintenant, notre langue est déliée, et notre esprit dans son assiette naturelle, et dans une lumière sans nuage, je connais bien que cette méchante est digne de mort.
LE BARON.
Si notre esprit est libre, nos avis le doivent être pareillement.
LE DUC.
Oui, nous sommes libres, nous vengerons en la personne de cette sorcière, la honte générale de notre nation ; il faut que son sang épandu par l'ordre de la Justice, lave celui qu'elle a répandu à l'aide ses démons: encore est-ce bien peu de satisfaction que d'immoler cette seule victime chargée de ses blasphèmes, et des exécrations du peuple, aux mânes de tant de nobles chevaliers, et de tant de braves soldats qu'elle nous a ravis ; à peine de sang de dix mille comme elle, pourrait-il essuyer les pleurs qu'elle a fait couler des yeux de tant de malheureux innocents.
LE BARON.
Il vaudrait mieux s'efforcer de réparer nos pertes par de nouvelles conquêtes, et d'effacer notre honte par quelque illustre victoire. Quoi ? Venger les outrages de tout un peuple par la mort d'une pauvre fille, et les affronts de la guerre par le main d'un bourreau ? C'est se faire à soi-même une seconde injure, et peut-être se rendre criminels par l'oppression de son innocence, après avoir été défaits par sa valeur. Elle est notre prisonnière par le hasard de la guerre, et nous avons point plus de droit sur sa personne, qu'elle en avait elle-même sur la mienne, quand je fus pris avec tant d'autres en cette fameuse bataille qu'elle gagna contre nous. Nous plus grande rigueur ne lui peut ordonner d'autre peine que sa prison.
LE COMTE.
C'est tout ce que nous pouvons faire contre elle avec justice.
Alors il se doit faire un grand cri par ceux qui représenteront les soldats et le peuple, donc l'un parlera.
UN SOLDAT.
Ha ! Perfides au bien de l'État. [ 10 Siph Forcatulus lib. 7. de Gallorum. Imperio. que Talbot opinant pour elle les soldats se soulevèrent contre le lui, le Conseil tenant, et qu'il persévéra.]
UN AUTRE SOLDAT.
Traîtres, vous vous entendez avec nos ennemis.
UN AUTRE.
Lâches, qui refusez de couvrir notre honte, et notre fuite.
Un autre cri se doit encore faire ici.
LE BARON.
Et quoi, Seigneur, souffrez-vous que ce peuple et ses soldats prennent part à votre conseil ? Avez-vous jeté vos suppôts dans cette assemblée pour exciter les clameurs, et violenter nos sentiment par leur fureur émue.
LE DUC.
Votre propre indiscrétion fait tout ce que vous m'imputez, et vous n'auriez pas sujet de craindre ce peuple, si vous leur rendiez la sûreté que vous leur devez. Sauvez-les du danger où cette sorcière les retient, et vous ne serez pas en danger avec eux. Perdez une criminelle, afin qu'ils ne perdent pas un brave chevalier.
LE COMTE.
Il faut céder à la violence, et souffrir que l'on détruise une vie que nous ne pouvons conserver.
CANCHON.
Je n'estime pas que la mort suffise pour punir son forfait, si ce n'est pas le feu.
DESPINET.
J'ajoute qu'elle doit être brûlée toute vive.
MIDE.
Dites encore qu'il en faut jeter les cendres au vent. Oui, Seigneurs, et si l'on en peut éteindre la mémoire, je crois que nous le devons.
LE DUC.
Persistez en vos opinions, si bon vous semble, la Justice a l'avantage par dessus votre passion, et votre brigue, ayez soin de lui faire entendre son arrêt, et qu'on l'exécute promptement.
CANCHON.
Reposez vous sur mes soins, et vous assurez que je ne manquerai point à tous vos ordres.
Il sort avec Despinet et Mide.
SCÈNE III.
Le Duc de Sommerset, le Duc de Warwick, le Baron de Talbot, La Comtesse, Dalinde.
LA COMTESSE.
Ne vous séparez pas encore, équitables Chevaliers.
DALINDE.
Ha ! Madame, pensez où vous êtes, et ce que vous faites.
LA COMTESSE.
Ha ! Seigneur, ne condamnez pas la pucelle, j'implore sa grâce avec les soupirs et les larmes, et si j'ai bien eu le pouvoir de vous faire résoudre à ce second Conseil, ne le terminez pas sans m'ouïr.
LE DUC.
Quel changement si soudain vous fait agir de la sorte. Vous priez en vain, Madame, et sa condamnation ne se peut plus révoquer.
LA COMTESSE.
Ha ! Barbares, savez-vous qu'elle est innocente ? C'est moi qui suis coupable ouvrez mon coeur, et vous verrez sa mort écrite sans raison dans mes intentions : ma fureur m'a rendue complice, tout le peuple en a frémi d'horreur, et jeté des cris épouvantables vers le Ciel, les avez cous pas entendus ?
LE COMTE.
Bon Dieu, elle extravague : Dalinde, depuis quand est-elle en cet état ?
DALINDE.
Depuis un moment ; elle était à la fenêtre toute pensive, et tout soudainement aux clameurs de cette assemblée elle s'est mise à deux genoux, elle a fait de discours extravagants, et des actions déréglées ; puis elle est accourue dans cette place.
LE DUC.
Ces cris dont vous parlez, Madame, ont été les témoignages du jugement du peuple qui l'a condamnée devant nous.
LA COMTESSE.
Mais voyez-vous pas tout ce peuple qui revient en poule et les larmes aux yeux, pour me solliciter de vous demander sa grâce ? Entendez-vous pas vos soldats qui publient tout haut sa généreuse vie, et la grandeur de ses exploits . Au moins prêtez l'oreille au récit qu'ils font de ce qu'ils ont vu de merveilleux en cette fille.
LE DUC.
Comte, voilà sans doute un artifice que vous faites jouer pour effrayer ce peuple, et divertir une exécution si nécessaire.
LE COMTE.
C'est plutôt une vengeance du Ciel, qui par cette folie publique, en punit une autre secrète qui la faisait agir avec tant d'ardeur.
LA COMTESSE.
Que vous donnez de rudes secousses à ma conscience, agréables truchements de la vérité oppressés ? Mais pourquoi cette foule opportune, à l'entour de moi ? Pourquoi m'accabler de la sorte en me suppliant ? Ha ! Quel étrange changement ? Tout ce peuple devient comme les lutins et des démons effroyables, ce ne sont plus que des furies d'Enfer qui me pressent. Ha les voilà qui s'approchent, elles me touchent, elles me blessent, elles me déchirent. Ha ! Fille sainte,, si vous me pardonnez, j'en serai bientôt délivrée. Prononcez en ma faveur, et ne considérez point que ke les ai fait prononcer contre vous ; lisez dans le fond de mon âme, et comptez les tourments de ma conscience, soyez satisfaite de mes douleurs secrètes sans m'abandonner à la rigueur dont je suis persécutée. Quoi ? Vous ne parlez point.
Elle tombe dans les bras de Dalinde.
LE DUC.
Voilà sans doute encore un ouvrage de cette sorcière ; hâtez sa mort, et qu'on ne diffère pas d'un moment.
SCÈNE IV.
Le Duc de SOmmerset, La Comte de Warwick, Le Baron de Talbot.
LE COMTE.
Enfin l'ardeur de son extravagance est assoupie, et cette pâmoison vous donne le moyen de la faire emporter.
LE BARON.
Souffrez que je ne vous quitte point en ce rencontre.
LE COMTE.
Pour m'obliger, laissez-moi seul.
LE BARON.
Seigneur fait nous connaître autrement que par ta vengeance la vérité d'une si prodigieuse aventure.
Il sort.
SCÈNE V.
DALINDE, en emportant le Comtesse.
Étrange accident d'une âme blessée par une extravagante jalousie, et par une conscience criminelle.
Le théâtre se referme.
ACTE V.
SCÈNE I.
La Pucelle, Canchon, Mide, les Gardes.
LA PUCELLE.
Je touche enfin l'heureux moment d'une entière liberté, puisque je sort de prison pour sortir du monde : et mes chaînes commencent d'être légères à mon corps, comme elle l'ont toujours été à mon âme. Après avoir été glorieusement à la guerre, et malheureuse dans ma captivité, je suis attendue dans une paix de gloire, et une félicité toujours libre : et je sens que le sacré conducteur de ma vie est encore alentour de moi. Cette espérance qui m'élève au Ciel, et de mépris absolu qui me sépare avec joie des choses terrestres, en sont des preuves sensibles à ma faiblesse. Non, Seigneur, sans le secours de votre ministre je ne verrais pas allumer les flammes de mon tourment avec le même indifférence que j'en ai vu l'image ; sans lui, je serais morte de frayeur à la peinture du feu qui me va dévorer : et sans lui, que deviendrais-je aux approches d'un embrasement véritable. Mes yeux se fermeraient, mes pieds deviendraient immobiles, et tous mes sens épouvantés laisseraient échapper mon âme avant le temps : mais faites, ô Dieu Tout-puissant, que cette victime qui vous est immolée par l'injustice et la haine, devienne une victime de satisfaction et d'humilité ; que je sois l'offrande de moi-même, non pas de mes ennemis : et que mon obéissance à vos décrets, fasse un sacrifice religieux du meurtre que l'impiété va commettre contre vos lois et celles des hommes. Acceptez mon tourment pour le repos de la France que vous punissez : que ma mort soit le dernier coup de votre rigueur : que ma mort soit le dernier coup de votre rigueur : et quand mes flammes seront éteintes, éteignez celles qui consomment cet Empire désolé.
CANCHON.
Voeux inutiles qui ne font que retarder ses pas et le contentement de tout le peuple : tu n'es plus en l'état de nous forcer d'entendre tes vains propos, et tout ce qui te reste à faire, est de marcher promptement au supplice de tes crimes, sans nous importuner de tes plaintes : sois modeste devant tes juges, et par ton silence montre que tu souffres patiemment.
LA PUCELLE.
Ce n'est pas de ta bouche, Barbare, que j'attends le Conseil de ma patience. Quoi ? Tu me veux ôter la parole devant que je perde la vie ? Saches qu'il n'est pas encore temps que je me taise : écoutes auparavant le testament que je fais,. Je donne mon corps au feu, et rends mon âme à celui qui me l'a donnée : je laisse à ceux de mon sang la révérence et l'amour du monde aux Français, pour les consoler du regret de ma perte, des lauriers toujours verts, une prospérité glorieuse, et une tranquillité que vous ne leur ravirez jamais ; et à vous, pour rabattre la vaine joie que vous avez à me perdre, je vous laisse des cyprès emmoncelés, une ruine sans ressource, et une terreur générale.
La pucelle sort, et le Comte entre.
MIDE.
Cette hardiesse m'étonne, et bien que son discours me semble ridicule, je ne laisse pas d'en appréhender le présage.
SCÈNE II.
LE COMTE DE WARWICK.
Quelle rage anime ce peuple insensé ? À peine ai-je tourné des yeux l'étendue de cette cour, qu'il n'en est pas resté une seule personne, ils ont devancé tous ou suivi cette innocente infortunée pour être témoins d'une crime si détestable. Hé ! Quoi ? En fais-je pas autant de l'esprit ? Ce qu'ils font par compassion, par haine, ou par curiosité, je le fais par amour. Oui, je sens que mon âme m'abandonne, elle la fuit, elle court après, elle est à ses côtés ; je la vois, ce me semble, déjà qu'on l'attache au dessus du bûcher préparé pour sa mort, on l'allume, elle brûle, elle souffre, elle meurt, et la plus aimable personne du monde n'est plus qu'une peu de cendre. Lâche, et peu digne d'aimer, as-tu donc vécu cet orage se former au dessus de sa tête, sans la garantir ? As-tu souffert qu'on l'ait jugée, qu'on l'ait condamnée, qu'on l'ait amenée à la mort ? Savais-tu pas bien que ta passion t'exposerait à ce désespoir si tu la voyais périr ? Mais ai-je pas tenté son salut et par la force, et par l'artifice ? L'un m'a été impossible, et son opiniâtreté a toujours empêché l'autre ; pour la sauver sans sa volonté, je n'en avais pas le pouvoir ; et de la sauver avec sa volonté, sa pudeur ne l'a pu souffrir ; je le pouvais néanmoins si mes désirs n'eussent point été partagés : mais je désirais tout ensemble ma satisfaction et son salut, et je ne l'ai jamais considérée seule, et sans mon intérêt : j'ai bien travaillé pour la sauver, mais toujours avec dessein de ma la conserver ou par amour ou par puissance. Aveugle en mon dessein, devais-je pas juger que sa vertu n'était pas capable de se relâcher ; et puisque je ne la pouvais laisser parmi nous sans mettre sa vie en péril, je lui devais procurer la sûreté toute entière ; je ne l'aurais pas possédée, mais je ne l'aurais pas perdue : et mon affection aurait été louable, bien qu'infructueuse. Doux sentiments de mon coeur qui m'avez tant de fois persuadé que je l'aimais, je m'aperçois bien maintenant que vous étiez des imposteurs, que vous ne me donnez point d'amour que pour moi-même, je n'aimais que mon propre contentement, je courais après les délices de sa possession, et parce que mon propre bien était en sa personne je me suis faussement imaginé que j'aimais sa personne. Car s'il eut été vrai, je lui aurais donné la liberté sans réserve, et je lui aurais conservé la vie comme le présent d'une affection désintéressée. Encore est-il vrai que je ne me pas bien aimé moi-même ; car en divertissant son malheur j'aurais évité le mien : j'aurai eu pitié de mon propre coeur, et en la sauvant, je me saurais sauvé de sa perte. Et des deux maux qui m'outragent, pour le voir sans vie, et moi sans elle, j'aurais épargné le premier, et son salut m'eut été une douce consolation à son absence. C'est donc moi qui l'ai livrée à ses ennemis, puisque j'ai pu l'en garantir, et que je l'ai dû faire ; c'est moi qui l'ai trahie, puisque mes intérêts ont été un obstacle à sa vie et à sa liberté. Oui, de tous ses juges il n'y a que moi de coupable, car ils ne le seraient pas, si je ne l'avais point été. Reviens donc mon amour, mais non plus avec ces flammes qui m'ont si longtemps flatté ; apporte des flambeaux de désespoir et de rage, et mesure mon tourment à ce qu'elle endure : Reviens mon amour, non plus avec les traits dont tu m'a fait tant d'agréables blessures, mais avec des glaives qui m'ouvrent le coeur en mille endroits par des plaies incurables : il faut que ma passions soit mon bourreau, puisqu'elle me l'a prédit, et que c'est ma passion qui la laisse périr.
SCÈNE III.
Le Comte de Warwick, La Comtesse, Dalinde.
LE COMTE.
Voici l'autre sujet vivant de ma douleur, l'une m'afflige par la perte de sa vie, et celle-ci par l'égarement de sa raison. Si je pense à celle que je n'ai plus, mon amour me tourmente : et si je regarde celle que j'ai, mon devoir me reproche son malheur.
DALINDE.
Mais, Madame, pourquoi vous dérobez-vous de nos mains avec tant d'efforts.
LA COMTESSE.
Vos soins me deviennent importuns, et je les prendrai même à la fin pour des désobéissance et des injures ; après ce long assoupissement, je trouve que la fraîcheur rappelle un peu ma première vigueur, et puis ne dois-je pas soupirer et pleurer dans cette place fatale où je me suis employée si malheureusement à la ruine d'une autre et de moi-même ?
LE COMTE.
Dalinde, en quel état l'avez-vous trouvée à son réveil.
DALINDE.
Son esprit est plus calme, et ses actions plus modérées, mais son discours ressent encore quelque chose de la frénésie.
LA COMTESSE.
Peut-être que la cruauté de ses juges n'aura pas été jusqu'à la mort, mais peut-être aussi que suivant les premiers mouvements que je leur ai donnés, ils croiront me complaire en achevant cette barbarie. Dalinde qu'en dites-vous, et qu'en avez-vous appris ?
DALINDE.
Madame, je n'en sais rien, car je ne vous ai point quittée.
LA COMTESSE.
Je vous avais pourtant commandé de la suivre, et de prier le Duc de la remettre en ma garde jusqu'à tant qu'il eut eu nouvelle de Bethfort.
DALINDE.
Voilà son esprit qui s'égare.
LA COMTESSE.
N'ont-ils pas vu le nouvel ordre que j'ai reçu de la Cour, de ne la point encore exécuter. Allez trouver Canchon, et lui dites que s'il n'obéit volontairement, je sais bien le moyen de l'y contraindre, je ferai venir ici les Français pour la sauver.
DALINDE.
Je crains qu'elle retourne à sa première fureur, car tout ce discours n'a pour objet que des vaines imaginations.
LE COMTE.
D'où vient ce grand bruit à la porte du château ? Cette injuste mort aurait-elle causé quelque émotion populaire.
SCÈNE IV.
Le Duc de Sommerset, La Comte de Warwick, La Comtesse, Canchon, Despinet, Un Garde.
LE DUC.
Entrez, et me contez à loisir le trouble qui vous émeut.
CANCHON.
Tire ce perfide, traînez ce séditieux.
LA COMTESSE.
Ha ! Quelle extrême joie, les voilà sans doute qui nous ramènent la Pucelle.
CANCHON.
Certainement je vous ai rencontré bien à propos devant le château, et sans votre présence le peuple qui commençait à s'émouvoir l'aurait peut-être fait évader : mais maintenant qu'elle est en sûreté, je vous puis dire un accident qui vous doit bien surprendre. Sur le point qu'on devait exécuter votre arrêt croître cette sorcière, on a vu ce lâche percer la foule pour s'approcher d'elle : et le peuple serré dans la place ne pouvant que malaisément s'ouvrir, et voyant le feu prendre le bûcher, il s'est à haute voix écrié qu'elle tournât les yeux vers lui, et qu'elle prêtât l'oreille à sa reconnaissance : qu'il la confessait innocente des crimes dont on l'avait accusée, que ses juges étaient des criminels, et qu'il recevait un déplaisir très sensible de ne pouvoir aller jusqu'à ses pieds pour lui demander pardon de sa faute : alors une partie du peuple, dont le coeur mol compatit aisément aux fortunes d'autrui sans en regarder la cause, a tourné l'oeil sur lui ; et touché de ses clameurs, murmurait déjà contre votre jugement, et se disposait à des agitations séditieuses, si je n'eusse envoyé promptement des gardes pour l'éloigner de leur vue et le conduire au château afin de savoir ce que vous en ordonnerez.
LE DUC.
Quoi Despinet, de juge que vous étiez, vous êtes devenu bientôt complice ? Après avoir rendu tant de services à l'Angleterre, fallait-il vous démentir vous-même par cette lâcheté ?
DESPINET.
Pensez et faites de moi tout ce que vous voudrez, je ne puis avoir un sentiment plus raisonnable, et l'innocence de cette fille mérite bien d'avoir ses juges pour témoins : je crains bien que la satisfaction dont j'ai voulu m'acquitter publiquement, ne soit pas suffisante, et que l'ayant faite trop tard elle demeure imparfaite et inutile.
LE COMTE.
Juste ressentiment ; hé que ne doit point faire celui qui n'était pas seulement son juge, mais son amant ? Qui n'était pas obligé seulement de ne la pas condamner, mais encore de la sauver ?
LA COMTESSE.
Je ne dois pas différer plus longtemps à lui demander pardon, Dalinde, marchez devant, et m'ouvrez la passage si le peuple est trop serré.
DALINDE.
Madame, ou courez-vous inutilement, apprenez devant en quel état est cette affaire : le Baron de Talbot vous en pourra dire quelque chose.
SCÈNE V.
LA COMTESSE.
Et bien, que savez-vous de la Pucelle, et qu'en saurai-je de votre bouche ?
LE BARON.
Je vous puis tout dire, Madame, car j'ai tout vu, et mon âme est encore toute émue de compassion pour sa peine, d'admiration pour sa vertu, et d'étonnement pour les miracles qui l'ont suivie, la connaissance particulière que j'avais de la valeur, m'a donné le désir de voir sa mort, pour découvrir su sa générosité n'était point un déguisement, ou une stupidité. Mais elle a bien montré que c'était une vertu toute héroïque ; la couleur de son visage n'a point changé devant le bûcher et le feu qui l'attendait, son corps n'a point frémi, et n'en a détourné les yeux que pour regarder le Ciel, et lui adresser des prières qui ont touché de pitié l'âme de ceux qui les ont ouïes, et fait couler des larmes de leurs yeux ; les sentiments du peuple paraissaient bien divers dans les propos que chacun tenait, mais tous demeuraient d'accord que son supplice était bien rigoureux. Au point de l'exécution, je les ai vu tout pâlir, il ont tremblé, ils ont tourné la tête et jeté des soupirs et des cris effroyables que la tendresse a tirés du fond de leur coeur ; et à juger des personnes par la contenance extérieure, on eut pu croire que tout le peuple était coupable, et qu'elle seule en considérait le supplice. Cependant la flamme ayant gagné l'artifice et les poudres ensouffrées qui l'environnaient, en peu de temps sa vie s'est éteinte dans le feu, et son corps s'est confondu dans les cendres de son bûcher sans aucun reste apparent. Mais quand on a voulu jeter ses cendres au vent, on a découvert un prodige bien épouvantable ; on a trouvé son coeur tout entier plein de sang, et sans aucune trace de feu qui venait de consommer son corps ; je l'ai vu, Madame, et plus grand part du peuple l'a vu aussi bien que moi, de sorte qu'il a fallu le remettre dans un second brasier pour le détruire
LE DUC.
Que les démons ont eu de peine à céder à la Justice, et à quitter ce coeur détestable qui servait de trône à leur malice et à leur rage.
LE COMTE.
Dites plutôt que ce coeur invincible à tant de malheurs, avait reçu du Ciel cette grâce de survivre à son supplice et que ce miracle est un ouvrage de Dieu pour manifester son innocence.
DESPINET.
Ha ! Je n'en doute plus, nous l'avons condamnée, mais Dieu l'a justifie. Cruels ministres de l'iniquité, pourquoi avez-vous empêché l'effet de mes ressentiments, et le respect que je m'efforce de lui rendre ? Au moins ne m'empêchez pas de publier votre crime et le mien, et pour satisfaire le Ciel, je confesse à tout le monde qu'elle est morte innocente, et que nous avons été les esclaves de la tyrannie.
LE DUC.
Retirez d'ici ce lâche importun, et sans nous donner la peine de juger sa perfidie, qu'on le chasse hors de la ville sans suite et sans aucun secours, et que son désespoir dans un général abandonnement lui conseille sa propre mort, ou quelque chose de pire.
On tire Despinet dehors en disant.
DESPINET.
Considérez au moins, Barbares, que c'est la peine dont j'avais été menacé par la Pucelle.
SCÈNE VI.
Le Duc, Canchon, le Comte de Warwick, La Comtesse, Dalinde, Un Soldat.
LE SOLDAT.
Prodigieux événement. Hé ! Dieu qu'ai-je vu ?
LE DUC.
D'où vient cet effroi. Parle sans différer.
LE SOLDAT.
Seigneur, au milieu de la place Milde vient d'être frappé d'une terrible maladie ; le visage les mains et tout le corps lui ont blanchi soudainement, mais aucune difformité si étrange que chacun s'en est facilement aperçu : tous ceux qui l'environnent s'en sont écartés avec grands cris ; et une secrète horreur qu'il semble porter avec lui, le fait abandonner de tout le monde, comme s'il avait la peste, et qu'il pût donner avec les regards.
LA COMTESSE.
Vengeance du Ciel contre les persécuteurs de cette saint fille ; mais que ferai-je pour l'éviter, moi qui suis la plus coupable ? Ah je ne le puis, je sens dans toutes mes veines un trait de feu qui s'y glisse avec mon sang : les flammes de son trépas sont éteintes, et celle de mon tourment s'allument.
DALINDE.
Madame, revenez à vous.
LA COMTESSE.
Ne me touchez pas Dalinde, et gardez de vous embraser en m'approchant ; puis-je trouver quelque remède au mal qui me dévore ? Non, certes, car il est dans mon propre coeur, ma conscience le produit pas ses remords, je ne puis m'en séparer. Quels moments hideux viennent de sortir de mon sein ? Quelle serpents me poursuivent ? Quelle horreur m'environne ? Ha ! Cherchons à mourir pour satisfaire la justice divine qui me presse.
LE COMTE.
Dalinde, suivez-la de près, ne la quittez point, et la fautes conduire en son appartement, je m'y rendrai bientôt.
SCÈNE VII.
Le Duc de Sommerset, Le Comte de Warwick, Canchon.
CANCHON.
Bon Dieu, je suis mort, un trait invisible me vient percer le coeur.
Il tombe.
LE COMTE.
Prompts et merveilleux effets des prédictions de la Pucelle.
LE DUC.
Il a sans doute perdu la vie.
LE COMTE.
Craignez maintenant pour vous et vos enfants.
LE DUC.
Ha ! Comte, je vois bien que nous avons failli, et que pour les feux de joie que nous fîmes dans Paris à la prise de cette fille, sa mort allumera bien des flambeaux funèbres dans toutes nos provinces. Ce spectacle me fait trembler, et pour empêcher l'horreur qu'il me donne, je suis contraint de fuir sa présence.
Il sort.
SCÈNE VIII.
La Baron de Talbot, le Comte de Warwick.
LE BARON.
Prenez en votre main tutélaire, ô Dieu Tout-Puissant, L'Empire des Anglais, et retenez la fureur de votre bras qui la menace.
Il sort.
LE COMTE.
Puisse le Ciel être satisfait des secrets tourments de mon âme, et me préserver de tous les malheurs qui nous ont été prédits.
Extrait du Privilège du Roi.
Par grâce et privilège du Roi, il est permis à FRANÇOIS TARGA, Marchand libraire à Paris, d'imprimer ou faire imprimer un livre intitulé La Pucelle d'Orléans, tragédie en prose, faisant défenses à tous libraires, imprimeurs, et autres de quelque qualité et condition qu'ils soient, d'imprimer ou faire imprimer ledit livre, le vendre, débiter ni distribuer par notre Royaume, durant le temps et espace de sept ans, sur peine aux contrevenants de quinze cents livres d'amende, de confiscation des exemplaires, et de tous dépens dommages et intérêts, comme il est contenu ès lettres. Données à Paris le 10 de mars 1642.
Par le Roi en son conseil.
CONRAT.
Les exemplaire ont été fournis ainsi qu'il est porté par le privilège.
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Notes
[1] Du Haillan la nomme Catherine de la Rochelle. [NdA]
[2] Du Haillan de Pasquier. [NdA]
[3] L'épée de Fierbois est une épée légendaire qui aurait appartenu à Charles Martel et qu'aurait découvert Jeanne à Sainte-Catherine de Fierbois à 20 km au sud de Tours.
[4] Duchesne, histoire d'Angle. Par lettres patentes signées Cabot, secrétaire d'État.
[5] Histoire de Normandie p. 181. [NdA]
[6] Ce fut une des principales accusations bien que ridicule du Hailland, Pasq. [NdA]
[7] Du Tillet, Varanius, et Haillant. [NdA]
[8] Joan Candela apud ord. 75. [NdA]
[9] Jeanne d'Arc fut prisonnière au Château de Beauregard dans l'Aisne avant d'être livrée aux Anglais en 1430.
[10] Siph Forcatulus lib. 7. de Gallorum. Imperio. que Talbot opinant pour elle les soldats se soulevèrent contre le lui, le Conseil tenant, et qu'il persévéra.