1881.
PAR PAUL ARÈNE
À PARIS, TRESSE, Galerie du Théâtre Français, PALAIS-ROYAL.
publié par Paul FIEVRE, juillet 2017.
© Théâtre classique - Version du texte du 30/11/2022 à 23:16:00.
PERSONNAGES
L'AMI.
Paru dans "Saynètes et monologues", Troisième série, Paris, Tresse Editeur, 1881. pp. 25-29
MON AMI NAZ
SCÈNE PREMIÈRE.
À Coquelin-Cadet.
[L'AMI].
Or, voici par suite de quelle aventure mon ami Naz fut voué au vert :
Blasé sur les joies du collège, fatigué de fumer toujours des feuilles sèches de noyer dans des pipes en roseau, et d'élever des serpents avec des cochons d'Inde au fond d'un pupitre, mon ami Naz résolut un jour de s'offrir des émotions plus viriles.
Et, le képi sur l'oeil, le coeur battant à faire éclater la tunique, il entra, mon ami Naz, au cabaret de la mère Nanon.
Tous les collégiens un peu avancés en âge le connaissaient, ce cabaret une porte basse sur ta rue, un petit escalier à descendre, un corridor à suivre, et l'on se trouvait dans la salle ! Avec son plafond à solives, sa fenêtre qui regarde la Durance, et la bataille d'Isly accrochée au mur.
Ô joie, ô paresse !... Le collège à deux pas (parfois même nous en entendions la cloche) et du soleil plein la fenêtre, et la grande voix de la Durance qui montait.
- Une topette de sirop, mère Nanon !
- De sirop, petits ?... Est-ce de gomme ou de capillaire ?
- De capillaire, mère Nanon.
Et la mère Nanon apportait une topette de capillaire. De la pointe d'un couteau, elle enlevait dextrement le petit bouchon, puis renversait la topette, le col en bas, dans le goulot d'une carafe pleine de belle eau claire. Le sirop s'écoulait lentement, avec un joli bruit, comme le sable d'un sablier. L'eau claire, le sirop s'y mêlant, se troublait de petits nuages couleurs d'opale et d'agate, et de grosses guêpes attirées montaient et descendaient le long du verre, curieusement.
Mon ami Naz - qui était en fonds ce jour-là - but tout seul huit ou dix carafes. Puis, la tête échauffée, il se mit au billard, à faire la partie !
Je le vois encore, ce billard un solennel billard à blouses, du temps de Louis le Quatorzième, décoré de grosses têtes de lion à ses quatre coins, têtes de lion qui ouvraient avec bruit leur gueule en cuivre, chaque fois qu'au hasard de la partie, une bille tombait dedans. Les billes, d'ailleurs, étaient en buis, les queues sans procédé, et les bandes antérieures, paraît-il, à l'invention du caoutchouc, semblaient rembourrées de lisière. Quant au tapis, qui en décrirait les reprises sans nombre et les maculatures ?
Mon ami Naz, ce jour-là, gagna tout ce qu'il voulut.
Pourquoi ne s'arrêta-t-il pas à temps ? Et d'où vient cet amer plaisir que trouve l'homme à tenter ainsi sa destinée ?
Naz gagnait tout partie, revanche et belle. Il n'avait qu'à s'en aller, il resta. Il n'avait, le dernier coup fait, qu'à poser la queue glorieusement. Il préféra, le dernier coup fait et marqué, garder la queue en main pour continuer sa série.
Et il la continua, le malheureux ! Il fit un, deux, trois carambolages il en fit cinq, il en fit six il en fit huit, il en fit dix et les billes allaient, venaient, s'effleuraient et tourbillonnaient, puis s'entrechoquaient doucement, comme attirées par un aimant invisible ; et les carambolages roulaient, et les spectateurs applaudissaient, et la vieille Nanon elle-même remuant des sous dans la poche de son tablier, admirait et faisait galerie.
Tout d'un coup - c'était un effet de recul - la queue, lancée d'une main nerveuse, glisse sur la bille et la manque le tapis craque, le tapis se fend triangulairement, et la queue presque tout entière s'engouffre et disparaît dans un abîme de drap vert.
Le tonnerre en personne serait tombé dans la salle, que le saisissement n'eût pas été plus grand. Chacun s'entre-regarda. Naz, le malheureux Naz resta debout, comme stupéfait, le corps en avant et la bouche ouverte.
- Son père ! s'écria la vieille Nanon, qu'on aille chercher Monsieur son père !
Le père de Naz arriva.
On s'attendait à une explosion de colère, il se montra glacial et digne :
- Combien ce tapis ?
- Soixante francs, mon beau Monsieur, pas moins de soixante francs.
Voici soixante francs !... et qu'on me donne le vieux drap.
Puis, les bandes déboulonnées et le tapis décloué.
- Emporte-moi ça, dit le père en mettant le tapis routé sur le dos.
Que comptait-il faire ?
Le surlendemain tout fut expliqué quand nous vîmes entrer le malheureux Naz vêtu de vert de la tête aux pieds ; habit vert, gilet vert. pantalon vert, casquette verte, et non pas vert-pomme ou vert-bouteille, mais de ce vert cruel et particulièrement détestable qu'on choisit pour les tapis de billard. Sur l'épaule droite nous reconnûmes tous une grande tache faite par la lampe à schiste, et sur l'épaule gauche une petite meurtrissure bleue imprimée dans le drap par un massé trop brutal.
À partir de ce jour, mon ami Naz passae une jeunesse mélancolique.
Six ans durant, son père fut inflexible six ans durant, des habillements complets de couleur verte sortirent pour le malheureux Naz de cet inépuisable tapis.
Ses camarades le raillèrent.
Les demoiselles de la ville s'habituèrent à rire de lui.
Et le malheureux Naz souffrit beaucoup de toutes ces choses, étant né avec un coeur aimant.
On le surnomma le lézard vert.
Sa figure, à force d'ennui, devint peu à peu verte comme le reste. Il se mit à boire de l'absinthe.
Enfin, à l'âge de vingt ans, long, maigre, et toujours habillé de vert, mon pauvre ami Naz ayant pris l'humanité en haine, s'embarqua vert et seul pour les Grandes-Indes, le paradis des perroquets !
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