VAUDEVILLE
REPRÉSENTÉ, POUR LA PREMIÈRE FOiS, À PARIS, SUR LE THÉÂTRE DU VAUDEVILLE, LE 13 JUILLET 1816.
Prix : 40 centimes.
1846.
PAR M. JACQUES ARAGO
PARIS, MARCHANT, ÉDITEUR DU MAGASIN CENTRAL, BOULEVARD SAINT-MARTIN, 12.
Imprimerie Dondrey-Dupré, rue Saint-Louis, 46, au Marais.
Représenté, pour la première fois, à Paris, sur le théâtre du Vaudeville, le 13 juillet 1816.
Texte établi par Paul FIEVRE, avril 2021.
Publié par Paul FIEVRE mai 2021.
© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:17.
DISTRIBUTION.
SIMON, carrossier M. LECLERC.
LÉOPOLD, son fils M. PIERRON.
UN DOMESTIQUE. M. LANSOY.
MADEMOISELLE LANGE, actrice de la Comédie-Française Mlle DAUBRUN.
JULIE CANDEILLE. Mlle JULIETTE.
MARIETTE, femme de chambre de Mlle Lange. Mlle VICTORINE.
Le théâtre représente un salon.
MADEMOISELLE LANGE
SCÈNE PREMIÈRE.
Mariette, Léopold, entrant par une croisée.
MARIETTE.
Ciel ! Vous ?
LÉOPOLD.
Oui, moi.
MARIETTE.
Par la croisée !
LÉOPOLD.
Puisqu'elle m'a défendu sa porte.
MARIETTE.
Quel serpent !
LÉOPOLD.
Tiens, vois-tu, Mariette, si tu ne me dis pas le motif de mon exil, je me porte à quelque violence fatale... Je t'embrasse.
MARIETTE.
Mais je vous répète que je ne le sais pas moi-même...
LÉOPOLD.
Un rival, n'est-ce pas ?
MARIETTE.
Bonté divine ! La femme la plus sage, la plus vraie, la plus sincère.
LÉOPOLD.
Eh ! Je sais tout cela ; aussi, n'est-ce pas la jalousie qui me ramène ici malgré ses ordres, mais le désespoir. Tu m'as fermé la porte, je suis entré par la fenêtre ; si tu m'avais fermé la fenêtre, j'aurais mis le feu à la maison.
MARIETTE.
Mais c'est donc un incendiaire que cet homme !
LÉOPOLD.
Cet homme, c'est un amant, un mari qui n'a qu'une pensée à la tête, un sentiment au coeur, pensée qui le domine, sentiment qui l'écrase, et le fera mourir si on le dédaigne, Mariette, je t'en conjure par ton premier amour, par ton dernier caprice, par tout ce que tu as aimé dans ton existence de jolie fille, reçois moi, garde-moi, cache-moi quelque part, à l'office, au grenier... dans ta chambre...
MARIETTE.
Miséricorde ! Un étudiant dans ma chambre !... Tenez, monsieur Léopold, demandez-moi l'impossible, mais pas ça... Désobéir à ce point à Mademoiselle, c'est m'exposer à être renvoyée, et j'aime mieux votre exil que le mien ; d'ici du moins, je pourrai encore vous protéger.
LÉOPOLD.
Elle ne m'aime donc plus ?
MARIETTE.
Elle vous a aimé ? Elle vous l'a dit ?
LÉOPOLD.
Oui.
MARIETTE.
Oh ! Alors, elle vous aime encore.
LÉOPOLD, l'embrassant.
Tu es la plus ravissante des soubrettes.
SCÈNE II.
Mariette, Léopold, Julie.
JULIE, entrant.
Eh bien ! Eh bien ! C'est ainsi qu'on se console ?
LÉOPOLD.
C'est ainsi qu'on remercie.
JULIE.
Monsieur Léopold, vous me paraissez un peu trop reconnaissant... et Mariette est vraiment une trop jolie fille pour qu'on lui fasse payer les dettes des autres ?
LÉOPOLD.
Que voulez-vous.
AIR : Mon cheval qui galopait encore.
Quand je doute de sa tendresse,
Adieu plaisir, adieu bonheur ;
Son sourire c'est ma richesse
Et ses larmes sont ma douleur.
5 | Mais aussi ma joie est extrême, |
Les cieux pour moi seul sont ouverts,
Et quand on me dit qu'elle m'aime
J'embrasserais tout l'univers.
JULIE, gravement.
Monsieur Léopold, étiez-vous chez vous, ce matin... Il a deux heures ?
LÉOPOLD.
Non, Mademoiselle.
JULIE.
Allez, vous y trouverez une lettre.
LÉOPOLD.
D'elle ?
JULIE.
Allez, allez, vous méditerez bien son contenu ; il y a là des choses qui tuent les passions les plus robustes.
LÉOPOLD.
Mais vous me désespérez.
JULIE.
Partez, Monsieur Léopold, et donnez-nous de vos nouvelles.
LÉOPOLD, à part.
De mes nouvelles... seront-elles heureuses ou malheureuses ? Et maintenant, allons rejoindre mon adversaire.
JULIE.
AIR :
Allez, et Ne revenez plus,
10 | Obéissez, on vous l'ordonne, |
Taisez-vous, son coeur vous pardonne.
Désirs et regrets superflus !
LÉOPOLD.
Je sors, je ne reviendrai plus,
Dites-lui bien que je pardonne ;
15 | J'obéis donc puisqu'on l'ordonne. |
Désirs et regrets superflus !
SCÈNE III.
Julie, Mariette.
JULIE, appelant.
Mariette ! Qu'a fait, hier, ta maîtresse, en rentrant de la Comédie-Française ?
MARIETTE.
Elle a pleuré.
JULIE.
Et ce matin en se levant ?
MARIETTE.
Elle a pleuré.
JULIE.
Elle est donc changée en fontaine ?
MARIETTE.
En fleuve, Mademoiselle ; le Rhône n'est rien auprès.
JULIE.
Qu'est-il donc arrivé ?
MARIETTE.
Il est arrivé une lettre de Bruxelles.
JULIE.
Du père de Léopold !... Je comprends alors pourquoi on l'a sifflée.
MARIETTE, indignée.
On l'a sifflée !
JULIE.
Eh ! Oui, la tête n'y était plus. Aussi point de mémoire, point de verve, point de sensibilité, point de grâce. [ 1 Verve : Chaleur d'imagination qui anime le poète, l'orateur, l'artiste, dans la composition. Il se dit quelquefois d'excitation due à d'autres impulsions que la chaleur de la composition. [L]]
MARIETTE.
Oh ! L'amour !... Voyez comme ça nous change !
JULIE.
Un seul homme a protesté contre les sifflets, et cet homme, c'est Monsieur Léopold, qui a bondi comme un lion et s'est élancé comme une panthère.
MARIETTE.
Il a applaudi ?
JULIE.
Oui, sur la joue du mécontent.
MARIETTE.
Grand Dieu ! Mais c'est un duel alors !
JULIE.
Le moyen de le prévenir... Le siffleur était le comte de Mauléon.
MARIETTE.
Le dernier amoureux congédié par Mademoiselle.
JULIE.
Le plus adroit bretteur de Paris.
MARIETTE.
Et le plus maladroit soupirant. Voici mademoiselle.
SCÈNE IV.
Julie, Mademoiselle Lange.
MADEMOISELLE LANGE.
Oh ! Le public ! Le public !... Une souffrance physique... Un tourment moral... Et il nous relire sa faveur... Il oublie nos études, nos succès... Entre-t-il pour quelque chose dans nos émotions de la journée ? Nous tient-il compte de nos peines, de nos terreurs, de nos désillusions ?
JULIE.
Amélie,ne sois pas injuste ; à chacun son état. Le public est public, le comédien est comédien, ce sont là deux corps distincts séparés par une rampe, l'un avec du fard à la joue, l'autre sans rouge au front, sans pitié dans l'âme.
MADEMOISELLE LANGE.
À qui le dis-tu ?
JULIE.
Un homme a tort, tous les hommes ont raison, et voilà pourquoi nous aimons une salle comble depuis le parterre jusqu'au cintre.
MADEMOISELLE LANGE.
Mais quand du milieu de cette foule compacte s'échappe le cri de l'ignorance, de la cruauté, alors un coeur généreux s'élance, un bras se lève, il frappe... Mais hâte-toi donc de me parler de lui ; l'as-tu vu ?
JULIE.
Ici, tout à l'heure.
MADEMOISELLE LANGE.
Je lui avais défendu ma porte.
JULIE.
Aussi a-t-il été obéissant, il est entré par la fenêtre.
MADEMOISELLE LANGE.
L'imprudent ! Parle-t-on de duel ?
JULIE.
Vaguement.
MADEMOISELLE LANGE.
Je viens de lui écrire, je lui ai défendu de se battre ; c'est la première lettre de moi qu'il a reçue, ce sera la dernière, je ne le verrai plus.
JULIE, après une pause et avec malice.
Que lui diras-tu demain ?
MADEMOISELLE LANGE.
Tu es cruelle ! Mais tu ne sais donc pas combien les ordres de son père sont menaçants ! S'il revient, s'il m'épouse, il est déshérité.
JULIE.
Et Léopold est homme à mépriser les millions paternels.
MADEMOISELLE LANGE.
C'est ce que je ne veux pas ; et cependant une vengeance me serait permise... Tiens, lis, lis la lettre du père !
JULIE.
Voyons. Dieu de Dieu ! Quels caractères ! Ils percent le papier... Cet homme écrit à coups de marteau...
Elle lit.
« Comédienne. »
Parlé.
Comédienne !... Est-ce que si tu lui réponds, tu l'appelleras manant ?
MADEMOISELLE LANGE.
Poursuis.
JULIE, lisant.
« Comédienne. »
Parlé.
Paltoquet !... [ 2 Paltoquet : Terme familier. Un homme grossier. [L]]
Elle lit.
« J'apprends du fond de mon magasin de carrosses que vos joues fardées et vos petites mines ont enjôlé mon fils ; je sais qu'après avoir joué la comédie sur les planches vous la jouez chez vous pour abuser d'un brave garçon que vous avez illusionné. »
Parlé.
Illusionné avec un h, et un z à la fin... enfin...
Elle lit.
« Eh bien ! Je vous préviens, moi, qu'il recevra une lettre de rappel, et que s'il ne vient pas, je le déshérite et lui donne ma malédiction ainsi qu'à vous, comédienne, ainsi qu'à toutes vos semblables !... »
Parlé.
Cheval de carrosse, je t'apprendrai, moi, comment ses semblables châtient un manant de ton espèce !... Lui, le père de Léopold ? Mais ça n'est pas vrai, et les registres de l'état civil ont menti.
MADEMOISELLE LANGE.
Calme-toi, je t'en prie.
JULIE, indignée.
Comédienne !... Vieux constructeur de pataches... À ta place j'épouserais demain, aujourd'hui. [ 3 Patache : Barque qui porte des lettres ou des passagers sur quelques fleuves, sur quelques rivières. Par extension, voiture de transport, non suspendue et coûtant peu. Voyager par les pataches. [L]]
MADEMOISELLE LANGE.
Tais-toi. On monte rapidement l'escalier, c'est Léopold.
JULIE.
Tu le vois, point de duel ; crois-moi, épouse.
MADEMOISELLE LANGE.
Je ne veux pas le voir, je ne le dois pas...
JULIE.
Mais écoute donc.
MADEMOISELLE LANGE.
Non, non... J'ai trop peur de ses larmes et de ses soupirs.
Elle entre chez elle.
JULIE, la suivant.
Lange ! Lange ?...
À part.
En vérité il devrait être défendu d'aimer comme ça.
Elle la suit.
SCÈNE V.
Simon, parcourant la scène en ouvrant les placards et cherchant partout ; Mariette.
MARIETTE.
Mais Monsieur, vous voudrez bien me dire...
SIMON.
Rien, rien !
MARIETTE, à part.
Est-ce qu'il court après des souris ?...
Haut.
Monsieur cherche...
SIMON, toujours très brusquement.
Oui, je cherche.
MARIETTE.
Qui ? Quoi ?...
SIMON.
Quelqu'un à qui je veux laver la tête.
MARIETTE.
Monsieur est coiffeur ?
SIMON.
Je suis père, mademoiselle.
MARIETTE.
Pas possible !
SIMON.
Je le suis.
MARIETTE.
Vous devez l'être.
SIMON.
Oui,je suis père, et je cherche mon fils que vous tenez ici en charte privée, que vous gâtez, que vous illusionnez, et que j'emmènerai en dépit de vos grimaces... Je sais que chez vous c'est comme au théâtre, où l'on ne vit qu'au milieu de secrets, de trappes, de portes cachées, et voilà pourquoi je furette partout ; je veux mon fils. [ 4 Fureter : Fig. Fouiller, chercher partout. [L]]
MARIETTE.
Et vous le cherchez dans nos placards, au milieu de nos confitures ?
SIMON.
Je le cherche partout.
MARIETTE.
Son nom ?
SIMON.
Léopold !
SCÈNE VI.
Simon, Mariette, Julie.
JULIE, avec dignité.
Qui parle ici de monsieur Léopold ?
SIMON, à part, en voyant Julie.
Ah ! Voici sans doute la matoise. Tiens, Liens, cette femme a l'air d'un brave garçon... [ 5 Matois : erme familier. Qui a, comme le renard, la ruse et la hardiesse. [L]]
Haut.
Madame ou mademoiselle...
JULIE.
Dites Mademoiselle.
SIMON.
Je le veux bien. Madame, où es mon fils ?
MARIETTE.
Suis-je de trop ici ?
SIMON.
Vous n'êtes pas de trop... Sortez.
JULIE.
Laissez-nous.
SCÈNE VII.
Simon, Julie.
SIMON, brusquement.
Je voudrais bien savoir, madame ou mademoiselle, où est mon fils Léopold ?... Vous n'entendez pas.
Long silence.
Est-ce à Mademoiselle Lange que je m'adresse ?
JULIE, à part.
Laissons-le dans le doute.
SIMON.
Eh bien ! Point de réponse ?
JULIE, avec dignité.
À Paris, Monsieur, cité des convenances, nous autres, dames ou demoiselles, comédiennes ou femmes du monde, nous n'avons pas l'habitude de répondre à qui nous adresse la parole le chapeau sur la tête.
SIMON, se découvrant.
Soit, découvrons mon chef. Où est mon fils ?
JULIE.
Voulez-vous, Monsieur, vous donner la peine de vous asseoir ?
SIMON.
Volontiers, c'est un moyen de s'entendre.
Il va prendre une chaise et s'assied dessus ; puis sur un mouvement de Julie, il lui offre sa chaise et va en chercher une autre.
JULIE.
Vous êtes ici, monsieur, chez Mademoiselle Lange, artiste de la Comédie-Française ; vous occupez là une place que les plus grands seigneurs vous envieraient, et où j'ai vu souvent votre fils bien craintif et bien heureux à la fois.
SIMON.
C'est pour lui enlever ce bonheur et cette crainte que vous me voyez à Paris. Je suis riche... riche de près de deux millions, je n'ai pas d'autre héritier, et je ne veux pas que sa fortune se dissipe avec une... comédienne.
JULIE, un peu irritée.
Monsieur, vous êtes ici chez Mademoiselle Lange, comédienne ordinaire du roi.
SIMON.
Oui, très ordinaire.
JULIE.
Assez en effet, Monsieur, pour tourner la tête à tous les hauts barons de la capitale, et à tous les fils de carrossiers de Belgique. Croyez-moi, monsieur, ne méprisez aucun état, il y a des talents qui les ennoblissent tous ; et le nom de Mademoiselle Lange est salué en tous lieux avec amour et respect.
SIMON, à part.
Elle n'est pas mal vaniteuse, la gaillarde !
JULIE.
Cultive-t-on les arts à Bruxelles ?
SIMON.
On cultive les roues de carrosses.
JULIE.
C'est beaucoup pour aller vite, ça n'est pas assez pour aller à la gloire.
SIMON, à part.
Elle a réponse à tout.
JULIE.
Enfin, Monsieur pour ne pas prolonger un entretien où nous nous comprendrions difficilement, concluons... Vous voulez votre fils ?
SIMON.
Oui, oui, oui !
JULIE.
Prenez-y garde ; la violence réussit rarement.
SIMON.
Oh ! La crainte d'être déshérité enlaidira sa belle.
JULIE.
Que vous connaissez peu le coeur de l'homme... du jeune homme, surtout.
SIMON.
Parbleu ! S'il était plus âgé, je tremblerais moins.
JULIE.
Vous redoutez donc bien son mariage...
SIMON.
Si je... Tenez, j'aimerais mieux vous épouser à sa place.
Ils se saluent.
JULIE.
Voilà une déclaration à brûle-pourpoint, et il n'est pas généreux de se faire ainsi le rival de son fils... Pourquoi êtes-vous venu après lui ?
SIMON.
Après ? Mais je suis venu avant, je vous prie de le croire.
Julie le regarde en souriant.
Ah ! Pardon, j'ai dit une bêtise !
JULIE.
C'est vrai.... Tenez, monsieur, signons un pacte ; gardez votre fortune, et laissez à Monsieur Léopold son bonheur.
SIMON.
Il est donc heureux ?
JULIE.
Heureux de tout, d'une espérance, d'un regard, d'une parole.
SCÈNE VIII.
Simon, Julie, Un Domestique.
LE DOMESTIQUE.
Une lettre pour Mademoiselle Lange.
JULIE.
De qui ?
LE DOMESTIQUE.
De Monsieur Léopold.
SIMON.
De mon fils ! Donnez....
Il la lui arrache, le Domestique sort.
Lisons vite !
JULIE.
Mais elle n'est pas à votre adresse ?
SIMON.
Oh ! N'importe.
Il lit.
« Amélie, dans une heure je cesserai de vivre ou j'aurai puni un insolent ; un sifflet a osé protester hier contre votre talent si pur, contre votre conduite si noble... J'ai frappé, j'ai donné un soufflet, je prends mes armes. Ma dernière pensée est à vous... Consolez mon père... Léopold. »
- Malheureux ! Qu'a-t-il fait ?... Si on me le tue... Ah !... Je cours !... Mais comment le rejoindre ?... Où sont-ils ?...
JULIE.
Je l'ignore...
SIMON.
AIR de Wallace.
Dans cet obscur mystère
Qui donc me conduira ?
N'importe, je suis père...
20 | Mon coeur me guidera. |
JULIE.
Dans cet obscur mystère
Qui donc le conduira?
N'importe, il est son père.
Son coeur le guidera.
SIMON et JULIE.
25 | Dans cet obscur mystère |
Qui donc me conduira ?
N'importe, je suis père...
Mon coeur me guidera.
Il s'élance au dehors.
JULIE.
Voyez pourtant, il y a un coeur de père dans cette poitrine de carrossier.
SCÈNE IX.
Julie, Mademoiselle Lange.
MADEMOISELLE LANGE, accourant très émue.
J'ai tout entendu, j'allais m'élancer... Mon Dieu ! Quel malheur me menace encore ?
JULIE.
Calme-toi, Amélie !
MADEMOISELLE LANGE.
J'ai donné l'ordre à Michel d'aller à sa recherche, d'interroger tout le monde.
JULIE.
Y songes-tu ! Te compromettre ?
MADEMOISELLE LANGE, avec élan.
Eh ! Ne sait-on pas que je l'aime ?... Mon Dieu ! Qu'il vive et qu'on nous sépare... N'y a-t-il pas encore du bonheur dans la pensée, puisqu'il y a de l'espérance ?... Mais la mort !... Il a frappé... Tu vois bien que je veux des consolations...
JULIE.
Voyons, tous les duels n'ont pas une fatale issue ; Léopold a de l'adresse, du coeur...
MADEMOISELLE LANGE.
Je le sais, mais ce n'est pas ce que je te demande... - Dis-moi qu'ils ne se battront pas, que ce duel est impossible. Si son père pouvait l'empêcher... Tais-toi, ne vient-on pas m'annoncer...
JULIE.
Rien, personne... Rentre, mon amie... C'est lui !
SCÈNE X.
Julie, Mademoiselle Lange, Léopold.
MADEMOISELLE LANGE, allant très vite à Léopold.
Blessé ?
LÉOPOLD.
Non, l'insolent !... Lui seul !... Pardon de l'inquiétude...
MADEMOISELLE LANGE, avec larmes.
Mais c'étaient des angoisses mortelles, Monsieur ! Ce duel est-il fini, bien fini ?
LÉOPOLD.
Mon adversaire et moi, nous nous sommes serré la main ; il viendra s'humilier à vos pieds après sa guérison.
MADEMOISELLE LANGE, avec joie.
Oh ! Je le pardonne et je l'aime pour toute la douleur que je n'éprouve plus.
LÉOPOLD.
Oui, tout est fini... Et ce soir, le public, revenu de son injustice comme mon adversaire, vous rendra sa faveur, ses bravos, ses couronnes.
MADEMOISELLE LANGE.
Ce soir !... Vous me rappelez... Oh ! Je ne jouerai pas... Je ne pourrai pas jouer... Et je vais... Non... Toi, Julie, va au théâtre, dis-leur...
JULIE, souriant.
Je sais ce que j'ai à dire... Tu es malade... Très malade... Tu ne peux voir personne... Je connais ça... Causez, chers enfants... mais ne prenez aucune résolution avant mon retour... N'oubliez pas que dans le drame que nous jouons, vous n'êtes que les amoureux, et que je conduis l'intrigue.
Elle sort.
SCÈNE XI.
Mademoiselle Lange, Léopold.
MADEMOISELLE LANGE, avec tendresse.
Point blessé, n'est-ce pas ?
LÉOPOLD.
Non, point blessé ; j'avais trop d'avantages sur lui, je vous défendais ; puis, votre souvenir me protégeait contre le coup mortel.
MADEMOISELLE LANGE.
Que vous êtes noble, Léopold !
LÉOPOLD.
Je suis heureux, voilà tout.
MADEMOISELLE LANGE, avec tristesse.
Et cependant un malheur nous menace, votre père est ici.
LÉOPOLD.
Je l'ai appris ; il vous a parlé ?
MADEMOISELLE LANGE.
Julie seule s'est trouvée avec lui ; il veut absolument que vous quittiez Paris, que vous m'abandonniez.
LÉOPOLD, avec exaltation.
Veut-il aussi que je vous oublie ? Le pouvoir d'un père ne peut aller jusque-là... Je vous aime, parce qu'il était dans ma nature de vous aimer, parce que mon amour est ma vie et mon bonheur à la fois ; et vous ne m'aimeriez pas, vous, ô la plus généreuse des femmes, que je trouverais encore dans mon amour un refuge contre le désespoir.
AIR : Plaignez-moi.
Ce que j'aime en vous, ma boudeuse,
30 | Ce ne sont pas vos yeux d'azur, |
Votre chevelure soyeuse,
Ni l'éclat de ce front si pur...
Ce que j'aime en vous c'est la femme
Qui soumet les coeurs à sa loi...
35 | Ce que j'aime en vous c'est votre âme, |
Tout ce que j'aime en vous... c'est toi !
Enfin ce que j'aime c'est toi !...
MADEMOISELLE LANGE, douloureusement.
Mais si votre père vous déshérite ?
LÉOPOLD.
Eh ! Qu'importe.
MADEMOISELLE LANGE.
S'il vous maudit ?
LÉOPOLD.
La malédiction d'un père ne s'échappe jamais que de ses lèvres.
MADEMOISELLE LANGE.
Comme vous savez jeter un baume consolateur sur ma blessure encore saignante ! Mais, ne m'en veuillez pas, mon ami, votre père ne comprend guère, ce me semble, certaines délicatesses de l'âme... Il m'a écrit une lettre horrible.
LÉOPOLD.
Pardonnez, c'est mon père.
MADEMOISELLE LANGE.
Ses paroles ne m'ont point offensée, elles m'ont effrayée seulement, et je n'ai tremblé que devant cette volonté absolue qui tient à vous éloigner de moi.
LÉOPOLD.
Nous vaincrons sa résistance.
MADEMOISELLE LANGE, avec amertume.
Si pourtant elle est inébranlable ?
LÉOPOLD.
Je suis plus croyant que vous, et j'espère... A-t-il appris mon duel ?
MADEMOISELLE LANGE.
Oui, ici même, par votre lettre, et il est parti comme s'il avait déjà votre mort à déplorer.
LÉOPOLD.
Vous voyez bien que je suis toujours son fils.
MADEMOISELLE LANGE, s'animant par degrés.
Oui, son fils damné par une comédienne, car c'est ainsi qu'il m'appelle, mon pauvre Léopold... Comédienne, c'est-à-dire, être fatal à soi-même et à ceux qui nous approchent, coeur fardé comme les joues, tête folle n'ayant de pensées que celles qu'on lui prête, existence vénale dont chacun veut sa part à l'éclat d'un lustre, dont chacun se rit, que chacun a le droit d'attrister... Comédienne ! C'est-à-dire paria des grandes cités, où on ne l'accueille que pour l'amusement de tous, et dont le titre seul est un outrage... Léopold, je suis comédienne, vous voyez donc bien que vous vous dégradez par votre amour.
LÉOPOLD.
Ah ! Plus vous voulez vous humilier par vos paroles, plus vous vous relevez à mes yeux... Le monde vous calomnie, je vous honore... des jaloux vous insultent, je vous défends... mon père vous repousse, je vous accueille... Soyez ma femme.
MADEMOISELLE LANGE, avec dignité.
Léopold, votre amour a rempli sa tâche... C'est à mon tour à vous prouver si je vous aime... Non, je ne dois pas vous faire partager ma proscription ; non, je ne saurais vous exposer sans cesse à l'épée des insolents ; non, je ne veux pas me placer entre le fils et le père...
LÉOPOLD.
Mon père ?
MADEMOISELLE LANGE.
Il vous cherche... Il sait votre duel... Il s'inquiète... Il pleure... Léopold, allez le rassurer... Mon ami, ma raison l'emporte sur ma tendresse... Écoutez mes dernières paroles... que votre père approuve votre choix, et je suis heureuse de me donner à vous... qu'il persiste dans ses refus, et la maison de mademoiselle Lange vous est fermée à jamais.
LÉOPOLD.
Ah ! Par pitié !
MADEMOISELLE LANGE, sévèrement.
Allez retrouver votre père.
LÉOPOLD.
Vous le voulez, j'obéis.
AIR : Valse de Giselle.
MADEMOISELLE LANGE.
Je ne veux plus vous cacher ma tendresse,
Dépêchez-vous, partez, je vous attends.
LÉOPOLD.
40 | Tout mon bonheur, près de vous je le laisse, |
Et loin d'ici je compte les instants...
MADEMOISELLE LANGE.
Songez-y bien, malgré l'ordre d'un père,
Je mets en vous ma joie et mon bonheur.
LÉOPOLD.
Oh ! Quelque soit l'effet de sa colère,
45 | Mon coeur à vous... |
MADEMOISELLE LANGE.
À vous aussi mon coeur. |
Reprise des quatre premiers vers.
SCÈNE XII.
MADEMOISELLE LANGE, seule.
Il m'en a coûté, mais j'ai rempli mon devoir... Oh ! Notre amour a tous deux est bien pur, le sien pour lui avoir rendu tous les sacrifices possibles... Le mien pour m'avoir rendue forte contre mon propre coeur.
Elle s'assied tristement.
SCÈNE XIII.
Mademoiselle Lange, Julie, Mariette, une lettre à la main.
JULIE, entrant.
Tu es très malade... L'affiche va l'annoncer à tout Paris... Mais, où donc est notre amoureux ?
MADEMOISELLE LANGE.
Il est parti, et je lui ai fait comprendre qu'il ne devait plus revenir.
JULIE, follement.
Ma foi, si tu veux que je te le dise, tu as eu tort ; un fils est un fils, c'est vrai, mais un père est aussi un père ; et si l'un doit souvent obéir, l'autre ne doit pas toujours commander.
MADEMOISELLE LANGE.
Mariette, l'as-tu vu quand il sortait ?
MARIETTE.
Sans doute, et il disait comme ça : ô malheur ! Mon coeur est brisé, et puis il a levé les yeux au ciel, et puis encore il a ajouté :
Avec emphase.
Et pourtant, elle m'aime !
MADEMOISELLE LANGE.
Il avait raison.
MARIETTE.
Quand j'aime quelqu'un, moi, je ne le mets pas à la porte, ça n'entre pas dans mes moeurs.
JULIE.
Cette fille a plus d'esprit que toi.
MADEMOISELLE LANGE.
Elle a moins de raison... Il m'a compris, lui... Il m'a obéi.
JULIE.
Je le crois bien... Ordonne-lui d'aller détrôner l'Empereur du Céleste Empire, et demain il partira pour le pays des magots.
MARIETTE.
Tiens... et moi qui oubliais... Une lettre pour vous, Mademoiselle.
JULIE.
Il parait que c'est le jour aux missives.
MADEMOISELLE LANGE, l'ouvrant.
De Monsieur le comte de Mauléon... de son adversaire ; je ne sais si je dois...
JULIE.
Je n'ai pas tes scrupules, moi.
Elle lit.
« Mademoiselle. »
Parlé.
À la bonne heure, il ne t'appelle pas comédienne, celui-là.
Lisant.
« Un pardon, un oubli, c'est tout ce que j'implore ; hier je fus coupable, mais je souffre moins de ma blessure que de celle que Léopold a reçue de moi. »
MADEMOISELLE LANGE, effrayée.
Il est blessé !... Et il se taisait !...
JULIE, continuant de lire.
« Je guérirai moins vite de son bras que de ma poitrine... Pardon encore une fois, Mademoiselle, pour le sacrilège dont je suis doublement puni... »
MADEMOISELLE LANGE, prenant la lettre et appelant.
Mariette ! Mariette !...
Mariette parait.
JULIE.
Que fais-tu ?...
MADEMOISELLE LANGE, à Mariette et écrivant.
Tu vas porter cette lettre.
JULIE.
À Monsieur le comte de Mauléon ?
MADEMOISELLE LANGE.
Non... à lui.
Elle écrit et lit en même temps.
« Léopold, ma tendresse n'est plus un mystère pour vous... Il faut que tout le monde la connaisse... Vous avez été blessé pour moi ; je veux vous voir, vous témoigner toute la reconnaissance dont mon âme est remplie... Accourez, je vous attends. »
Elle plie la lettre.
Ah ! Je me révolte, à la fin... Tiens, Mariette, va...
Mariette sort avec la lettre. Avec chaleur.
N'est-ce pas, Julie, qu'il faut céder à une passion qui se témoigne par tout ce qu'il y a de noble et de généreux, par les sacrifices de toute sorte, par la discrétion dans le dévouement ? N'est-ce pas qu'un tel amour doit s'avouer à tous, au grand jour, sans honte et sans regret ?
JULIE.
À la bonne heure donc !... Les préjugés, mon Amélie... Il faut les fouler aux pieds... Pour les âmes bien trempées, ce sont des esclaves et non, des despotes !
AIR : Le luth galant.
Soupirs et pleurs ne sont plus de saison,
Au monde entier tu dois cette leçon...
Sachons nous relever devant qui nous offense,
Rappelle-toi ce vers rempli de circonstance :
50 | L'injustice à la fin produit l'indépendance. |
Voltaire avait raison,
Il a toujours raison.
Moi, vois-tu, j'épouserais un duc, un prince, un roi... Un empereur !... Si je l'aimais.
MADEMOISELLE LANGE.
Ah ! Que tu es heureuse de prendre tout gaiement, d'envisager les plus graves événements de la vie avec. cette tranquillité !
JULIE.
À la ville comme au théâtre, le genre sérieux ne me va pas... Je serais pitoyable dans le rôle d'Hermione.
SCÈNE XIV.
Les mêmes, Mariette.
MADEMOISELLE LANGE, voyant entrer Mariette.
Eh bien... L'as-tu vu ?... Qu'a-t-il dit ?... Va-t-il venir ?... Ma lettre...
MARIETTE.
Il ne l'a pas lue.
MADEMOISELLE LANGE.
Que dis-tu ?...
MARIETTE.
Monsieur son père était là... Je présente votre poulet... Crac !... Le carrossier s'en saisit... Cet homme-là a la fureur de vous arracher les lettres des mains...
Grossissant la voix.
Soubrette,qu'il me dit de sa douce voix, va annoncer ma visite à ta maîtresse, cela la flattera... J'ai voulu répliquer, il m'a fait tourner sur mes talons, et me voici.
MADEMOISELLE LANGE.
Son père !... Je ne veux pas le voir !...
JULIE.
Et tu as raison... Charge-moi des affaires de ton coeur... Laisse-moi avec le carrossier.
MADEMOISELLE LANGE.
Je m'en rapporte à ton amitié.
MARIETTE, au fond.
Entendez-vous ces gros pas qui montent l'escalier ? C'est notre homme !
MADEMOISELLE LANGE.
Je te laisse.
MARIETTE.
Moi, je me sauve.
JULIE.
Moi, je reste...
La porte s'ouvre.
Voici la tempête !...
SCÈNE XV.
Julie, Simon.
SIMON, arrivant très joyeux et riant.
Eh bien !...
JULIE.
Eh bien ?...
SIMON.
Eh bien, je viens de l'apprendre... Il s'est battu !...
JULIE.
Qui ?
SIMON.
Lui.
JULIE.
Qui, lui ?
SIMON.
Mon fils, mon César de fils, mon Alexandre de fils !... Il est sorti vainqueur de la bataille... Il a percé son adversaire de part en part, et je vais l'écrire à tous mes amis de la Belgique. Les journaux en parleront, n'est-ce pas ?...
JULIE.
Plutôt deux fois qu'une.
SIMON.
Oh ! Les braves journaux ! Quel noble fils !... Je l'ai embrassé déjà, je l'embrasserai encore de bon coeur.
JULIE.
Et moi, donc !
SIMON.
Comment, vous aussi ?
JULIE.
Sans doute !... À Rome, les vestales embrassaient les vainqueurs.
SIMON.
Oui, les vestales... Mais tout vainqueur qu'il soit, il a été blessé, et vous comprenez bien que pour votre bon plaisir, pour lutter avec tous vos godelureaux, je ne veux pas lui laisser continuer ce genre d'exercice... Il est certain que vous êtes belle, que vos yeux sont beaux, que votre bouche est ravissante, que votre taille est divine... Mais vous n'êtes pas de ces... Romaines dont vous parliez tout à l'heure, et vous pourriez sauver mon fils sans l'épouser...
JULIE.
Je ne comprends pas. Si vous m'aidiez un peu ?
SIMON.
Je le veux bien... Attendez... J'y suis... Une idée !...
JULIE.
Une idée à vous ?
SIMON.
À moi.
JULIE.
Vous m'étonnez !
SIMON.
Je m'étonne aussi... Êtes-vous riche ?...
JULIE.
De mon talent.
SIMON.
Je comprends... Elle meurt de faim... Aimez-vous l'or ?
JULIE.
J'aime mieux la gloire...
SIMON.
Maigre chère !... Voyons, si je vous offrais la somme de cent mille livres ?...
JULIE.
Je refuserais !
SIMON.
La somme de deux cent mille livres ?
JULIE.
Je refuserais.
SIMON.
La somme de trois cent mille livres ?
JULIE.
Quelle bête de somme !...
SIMON.
Ainsi donc, rien ne peut vous toucher, rien ne peut vous convaincre ?... Si j'allais jusqu'à cinq cent mille livres ?...
JULIE.
Vous ne seriez pas plus heureux...
SIMON.
C'est fini... La cervelle est détraquée !...
À lui-même.
Il n'y a donc pas moyen de sauver ce pauvre enfant !... Eh bien, si, il y en a un !... Une seconde idée !...
JULIE.
Encore de vous ?
SIMON.
Encore de moi.
JULIE.
Quel génie !
SIMON.
Vous m'illusionnez.
JULIE.
Avez un H ?
SIMON.
Avec vos yeux. Y a-t-il près d'ici un notaire ?
JULIE.
À deux pas, vis-à-vis.
SIMON.
Son nom ?
JULIE.
Maître Godin.
SCÈNE XVI.
Simon, Julie, Mariette.
SIMON.
Maître Godin...
Allant écrire.
Faites venir votre soubrette, je vous prie.
JULIE, sonnant.
Qu'est-ce qu'il rumine ?
MARIETTE.
Voici, Mademoiselle.
JULIE.
Attends... Monsieur Simon prépare quelque folie nouvelle.
SIMON.
Tenez, péronnelle, portez ceci à Maître Godin, le notaire, et revenez aussitôt. [ 6 Péronnelle : Terme de dénigrement. Jeune femme sotte et babillarde. [L]]
MARIETTE.
Pardon, Monsieur, j'obéis à qui me paye.
SIMON.
C'est juste...
Il lui donne des pièces d'or.
MARIETTE.
À la bonne heure !... Ça vaut mieux que des rebuffades !... Mademoiselle, je crois qu'il est en progrès.
SIMON.
Voilà qui est fait !
JULIE.
Qu'est-ce qui est fait ?
SIMON.
Vous le saurez tout à l'heure. Mais d'abord, veuillez me répondre.
Se posant devant Julie.
Comment me trouvez vous ?
JULIE.
D'où ?
SIMON.
De la cime.
JULIE.
Les yeux camards, le nez bien fendu, le front parfaitement orné... Ah ! Pardon ! Il y a amphibologie... [ 8 Amphibologie : Arrangement des mots d'où résulte un sens douteux. [L]]
SIMON.
Bravo ! Et de la base ?
JULIE, regardant à ses pieds.
Qu'est-ce que c'est que ça ?
SIMON.
Des souliers.
JULIE.
Des bateaux plats, Monsieur, dans lesquels on peut faire une descente en Angleterre.
SIMON.
Il est certain que je n'ai pas un pied mignon comme le vôtre. Mais n'importe. Dès ce jour, je prends le meilleur coiffeur de la capitale, le meilleur bottier, le meilleur tailleur, le meilleur professeur de bon ton.
AIR :
J'aurai demain, mademoiselle.
Un habit de drap superfin,
55 | Un gilet du plus beau modèle, |
Une cravate de satin.
C'est toute une métamorphose,
En large, en long, en haut, en bas ;
Oui, j'aurai l'air de quelque chose...
JULIE.
60 | On ne vous reconnaîtra pas. |
SIMON.
Voyez-vous, c'est téméraire, ce que je vais faire là ; mais mon fils avant tout... Voulez-vous me prendre pour mari ?
JULIE.
Vous le rival de votre fils ?
SIMON.
C'est pour le sauver ; si vous l'aimez vous devez m'accepter.
JULIE.
Vous trouvez donc qu'une comédienne...
SIMON.
Oh ! Une comédienne comme vous a son mérite, et puis j'ai besoin d'oublier ma première femme.
JULIE.
Elle n'était pas comédienne ?
SIMON.
Elle était bordeuse de chapeaux. Voyons... M'acceptez-vous, moi et mes millions ?
JULIE, minaudant.
Et votre fils ?
SIMON.
Pour lui cinq ou six cent mille livres au moins.
JULIE.
Il aura de quoi se consoler.
SIMON.
Est-ce fait ?
JULIE.
Il m'accusera d'ingratitude, de félonie, de cupidité.
SIMON.
On pardonne aisément à qui nous sauve la vie.
JULIE.
Vous êtes pressant.
SIMON.
C'est que je suis pressé.
JULIE.
Et qui me répondra de la sincérité de votre parole ?
MARIETTE, entrant.
Voici la réponse.
SIMON, prenant le papier.
Qui vous répondra de la sincérité de ma parole ?... Ma signature.
JULIE.
Par devant notaire.
SIMON.
La voilà...
Il signe.
C'est paraphé, votre nom seul est en blanc... Signez.
JULIE.
Au fait, c'est original, j'aime l'impromptu... Et puis ça arrange tout.
SIMON.
C'est dit ! C'est fait !
JULIE.
C'est fait.
SCÈNE XVII.
Julie, Simon, Léopold.
LÉOPOLD.
Mon père !
SIMON.
Ah ! Te voilà !
LÉOPOLD.
Oui, j'étais impatient, j'attendais... Et je viens savoir...
SIMON.
Ce qui se passe ? Eh bien, mon garçon, il y a du nouveau... Oh ! Tu vas être bien surpris, tu vas tomber des nues.
LÉOPOLD.
Cédez-vous à mes désirs ?... Me permettez-vous de reparaître en ces lieux ?
SIMON.
Tant que tu voudras, mon enfant, tu as le droit de rester chez nous.
LÉOPOLD.
Chez nous ?
SIMON.
Chez moi.
LÉOPOLD.
Comment !
SIMON.
Oui, mon ami, j'épouse ton épouse.
LÉOPOLD.
Que dites-vous ?
SIMON.
La vérité.
LÉOPOLD.
C'est impossible.
SIMON.
Il est possible que ce soit impossible, mais cela est.
LÉOPOLD.
Cela ne sera pas.
JULIE.
C'est un fait accompli, Monsieur, voici l'acte.
LÉOPOLD.
Je le mettrai en lambeaux.
SIMON.
Tu n'y toucheras pas.
LÉOPOLD.
Mais, vous avez plus de deux fois mon âge.
SIMON.
Mais j'ai plus de dix fois ta fortune.
LÉOPOLD.
Mademoiselle Lange n'aspire qu'à un coeur.
SIMON.
Et à deux millions.
LÉOPOLD.
Vous la calomniez, mon père.
SIMON.
'acte est consenti, conclu, ratifié.
LÉOPOLD.
Ah ! Ce serait la plus infâme trahison du monde !... Je vais de ce pas...
SIMON.
Mais, Mademoiselle, dites-lui donc que vous acceptez ma main, que vous voulez être ma femme.
LÉOPOLD, revenant sur ses pas.
Eh ! Quoi... Vous épousez mon père ?
JULIE.
Oui, Monsieur.
SIMON, à part.
Il va la tuer.
LÉOPOLD.
Et le contrat ne peut être résilié...
JULIE.
Rien ne peut l'anéantir.
SIMON.
Il va l'anéantir.
LÉOPOLD.
Dès lors, je suis libre de me marier aussi ?
SIMON.
Oui, mais pas avec ma femme.
LÉOPOLD, l'embrassant.
Ah ! Mon père, mon excellent père ! Que Dieu protège votre union, qu'il vous donne une postérité aussi nombreuse que les grains de sable de la mer.
SIMON.
Allons, pas d'exagération.
À part.
Il perd la tête, il est fou.
LÉOPOLD.
Et vous, Mademoiselle, rendez le bienheureux ; c'est le père le plus tendre...
JULIE.
J'en fais mon affaire.
SIMON, à part.
C'est fini, il a des papillons au cerveau.
LÉOPOLD, appelant.
Amélie ! Vite, vite, le bonheur est ici !
SCÈNE XVIII.
Léopold, Simon, Julie, Mariette, Mademoiselle Lange.
MADEMOISELLE LANGE.
Le bonheur, dites-vous ?
LÉOPOLD, avec joie.
Oui, un bonheur immense, ineffable.
SIMON, à part, regardant Mademoiselle Lange.
Quelle jolie personne !
LÉOPOLD.
Mon père épouse Mademoiselle... Je vous bénissais tout à l'heure, mon père, j'attends de vous le même bienfait, je vous présente Mademoiselle Lange.
SIMON.
Ciel ! Et ma femme?...
JULIE.
Un démon ! Julie Candeille.
SIMON.
J'épousais, et je ne savais pas le nom de ma femme ?
MARIETTE, à part.
Jugé !...
JULIE.
Un honnête homme n'a que sa parole... et sa signature... que voilà !
SIMON, regardant Julie et Mademoiselle Lange alternativement.
À la bonne heure, et tout bien considéré, l'une vaut l'autre... Ai-je perdu ?... Ai-je gagné ?... Ma foi ! Au petit bonheur.
CHOEUR.
AIR :
Quand par le mariage
On peut se rendre heureux,
N'est-il donc pas plus sage
Alors d'en faire deux ?
MADEMOISELLE LANGE, au public.
AIR : Lorsque brillait dans la céleste voûte.
65 | Pour notre auteur, tremblant dans la coulisse, |
J'allais, messieurs, demander votre appui ;
Mais il m'a dit : Implorez pour l'actrice,
Une autre fois vous quêterez pour lui.
Quand sur la foi d'une brillante étoile
70 | Mon faible esquif fait route vers ce bord, |
D'un souffle heureux, Messieurs, enflez sa voile,
Et guidez-nous tous les deux dans le port.
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Notes
[1] Verve : Chaleur d'imagination qui anime le poète, l'orateur, l'artiste, dans la composition. Il se dit quelquefois d'excitation due à d'autres impulsions que la chaleur de la composition. [L]
[2] Paltoquet : Terme familier. Un homme grossier. [L]
[3] Patache : Barque qui porte des lettres ou des passagers sur quelques fleuves, sur quelques rivières. Par extension, voiture de transport, non suspendue et coûtant peu. Voyager par les pataches. [L]
[4] Fureter : Fig. Fouiller, chercher partout. [L]
[5] Matois : erme familier. Qui a, comme le renard, la ruse et la hardiesse. [L]
[6] Péronnelle : Terme de dénigrement. Jeune femme sotte et babillarde. [L]
[7] Camard : Qui a le nez plat et écrasé. [L]
[8] Amphibologie : Arrangement des mots d'où résulte un sens douteux. [L]