PYGMALION

POÈME DRAMATIQUE EN UN ACTE

1872

JEAN AICARD

PARIS, ALPHONSE LEMIERRE, ÉDITEUR, 47, PASSAGE CHOISEUL, 47.

IMPRIMÉ LE 28 MAI MIL HUIT CENT SOIXANTE-DOUZE. PAR J. CLAYE POUR A. LEMERRE, LIBRAIRE À PARIS.

Représentations de la Comédie Française le 2 juin 1879, À GAIETY-THEATRE


Texte établi par Paul FIEVRE, juillet 2022

Publié par Paul FIEVRE, août 2022

© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:18.


AU LECTEUR

Ces vers sont ce qu'ils sont : et je pourrais moi-même

Te dire tel passage où ma main a tremblé,

Lecteur ; mais il tremblait aussi, mon coeur troublé,

Lorsque, une nuit d'été, j'écrivis ce poème.

...

Lequel vaut mieux, la vie ou l'art ?... ô vieux problème !

Ô combat ancien que j'ai renouvelé !...

Je conclus simplement qu'un soir il m'a semblé

Que rien ne vaut la lèvre ardente qui dit : j'aime !

...

Songe bien que ces vers furent d'abord chantés

Dans les pins odorants, près des flots argentés,

Sous un ciel tout pareil au ciel chaud de la Grèce ;

...

Que fixement deux yeux me hantaient,deux beaux yeux ;

Et ne vois en ce rêve où passe ma jeunesse

Qu'une aspiration vers la femme et les dieux.

Paris, 1872.


PERSONNAGES

UNE FEMME.

UN STATUAIRE.

UNE STATUE.

UN SERVITEUR.

CHOEUR INVISIBLE DE JEUNES PAYSANNES.


PYGMALION

Le théâtre représente un atelier de statuaire. Çà et là, en désordre, quelques outils. Des sièges. A droite, debout sur un piédestal bas, â demi-cachée sous un rideau bleu, une statue de femme. A gauche, une porte fermée par une draperie; au fond, des arcades; au delà des arcades, la balustrade d'une petite terrasse; au delà encore, des col lines, la mer, le ciel. C'est la fin du jour. ? Au lever du rideau, la portière, à gauche, s'agite.

SCÈNE PREMIÈRE.
La Statue, La Femme, Le Serviteur.

LE SERVITEUR, à la femme encore invisible.

Non !... Mon maître défend qu'on passe cette porte !

Ce seuil m'est à moi-même interdit.

LA FEMME.

Eh ! Qu'importe !

J'entrerai, je le veux.

La femme apparaît.

LE SERVITEUR.

Dieux !

LA FEMME.

Surveille avec soin

Le retour de ton maître ; aperçois-le de loin

5   Et reviens aussitôt m'avertir. Va, te dis-je.

LE SERVITEUR, à part.

J'obéis ; malgré moi je fais ce qu'elle exige.

SCÈNE II.
La Femme, La Statue.

LA FEMME.

Elle s'avance vivement vers la droite et, devant la statue ; s'arrête ; elle la contemple un moment en silence, puis :

Te voilà donc, statue, ô marbre froid et dur,

Debout dans ta beauté sous un rideau d'azur,

Ainsi qu'une déesse au fond d'un sanctuaire,

10   Dans un temple où peut seul entrer ton statuaire.

Un silence.

Ô souvenir poignant ! quand tu n'étais encor

Qu'un bloc de marbre informe acheté pour de l'or,

Au sculpteur hésitant je servis de modèle...

Et c'est de ma beauté qu'il t'a faite si belle !

15   Hélas ! quand il m'eut pris mon charme, à son insu,

Lorsque de mon amour secret, il eut reçu

La fièvre de créer son oeuvre dans la joie,

Il me chassa bien loin de lui, comme on renvoie

Le valet qui n'est plus utile à la maison,...

20   Puis un immense orgueil égarant sa raison,

Le coeur palpitant d'aise et l'ivresse dans l'âme,

Il aima la statue au lieu d'aimer la femme !

Depuis ce temps, il est tombé comme un vaincu ;

L'artiste meurt en lui, l'homme n'a plus vécu ;

25   Il laisse, oisif et seul, s'éteindre son génie,

Faute de cet amour qui me brûle, et qu'il nie !

Tu souris, toi, pendant que je pleure sur lui,

Comme si tu pouvais comprendre mon ennui !...

Qu'es-tu donc pour oser lutter avec la femme,

30   Toi, corps vide d'esprit, regard vide de flamme !

Qu'es-tu, fragile corps ? que pourrais-tu sur moi ?

Rien !... Mon orgueil est juste et grandit près de toi !

Un seul de mes cheveux, un soupir de ma bouche,

Mon regard qui te voit ou ma main qui te touche,

35   Sont beaucoup plus que toi, froide immobilité !

Je peux, moi, le sais-tu ? déformer ta beauté,

Briser d'un coup ces pieds, ces bras, ces mains, ce torse,

Ce front ! ? qui sont soumis au vouloir de ma force.

Exaltée, elle saisit un marteau.

Tiens ! Sous le marteau lourd, croule en mille débris !

Elle s'arrête au moment de frapper.

40   Mais non ! Reste debout ;... Assez tôt j'ai compris

Que j'allais me frapper dans ma beauté moi-même.

En t'aimant, malgré lui, c'est un peu moi qu'il aime !

Et puis, l'art est divin, l'art est grand ! Après moi,

Après la vie en fleurs, les dieux, l'amour, la foi,

45   C'est toi le but sacré : tu marches la seconde,

Et nous berçons le rêve et la douleur du monde !

Ô chef-d'oeuvre de l'art, sous la splendeur du jour,

Toutes deux avons droit à notre part d'amour ;

Tu m'as ravi la mienne, et je te la réclame :

50   Tu garderas l'esprit ; je veux le coeur et l'âme !

SCÈNE III.
La Statue, La femme, La Serviteur.

LE SERVITEUR.

Le maître est là ; fuyez ! J'ai peur ; fuyez, fuyez !

LA FEMME, les yeux toujours fixés sur la statue.

Je vais le voir verser tout son coeur à tes pieds.

Elle se dissimule derrière un pli de draperie.

SCÈNE IV.
La Statue, La statuaire, La Femme cachés.

LE STATUAIRE.

Il arrive, rêveur, un peu triste ; il marche lentement vers la statue.

Immuable splendeur, ô sereine harmonie,

Ode en marbre éclatant que sculpta mon génie,

55   Fière déesse à qui je donne tant d'amour,

Pourquoi ne me rends-tu que froideur en retour ?

Ton créateur pourtant veut être ton esclave,

Enchaîner son génie à ta grâce suave,

T'avoir pour seul triomphe et t'avoir pour seul bien ;

60   La richesse n'est rien ; la puissance n'est rien !

Et quand je te contemple ici, seul et sans gloire,

L'univers méprisé s'en va de ma mémoire !

Comme est belle ta tête ! et beau le mouvement

De tes bras souverains arrondis doucement !

65   Comme ton sein pourrait vivre et bondir à l'aise !

A peine sur le sol si ton pied léger pèse,

Et le pli de ton voile, aux hanches retenu,

Trahit tous les secrets de ton corps chaste et nu !

Oh ! si le sang du coeur soulevait ta poitrine,

70   Si je pouvais en toi souffler l'âme divine,

Quel éblouissement me ferait chanceler !

Si, plus léger encor, pouvait se desceller

Du marbre qui le tient ton pied, la grâce même !

Si je voyais ta bouche éclore et dire : « J'aime ! »

75   Et si tu descendais vers moi, tendant les bras,

Lente et me souriant, oh !...

La femme paraît.

LA FEMME.

Ne blasphème pas !

LE STATUAIRE, sans la voir.

Ciel ! Qui donc a parlé ! Les dieux, les dieux eux-mêmes.

Ayant pris mes regrets pour autant de blasphèmes,

Les dieux m'ont-ils donné cet avertissement ?

80   Non ! les dieux sont muets autant que sourds, vraiment !

Quelqu'un doit être ici !

LA FEMME.

Moi ! Calme ta colère.

LA STATUAIRE.

C'est toi dans ma maison ! toi ! toi ! qu'y viens-tu faire ?

LA FEMME.

Calme donc ce courroux.

LA STATUAIRE.

Que veux-tu ? Va-t'en, fuis !

LA FEMME.

Je ne m'en irai pas ; tu sauras qui je suis.

LA STATUAIRE.

85   Je ne l'ignore point.

LA FEMME.

  Tu te trompes toi-même :

Mon nom ?

LA STATUAIRE.

Va-t'en.

LA FEMME.

Je suis une femme qui t'aime.

Le statuaire fait un geste de suprême ennui.

C'est tout ce que tu sais ; l'oubli t'a pris mon nom ;

Mais l'amour, sais-tu bien ce qu'est l'amour ?

LA STATUAIRE.

Oui.

LA FEMME.

Non !

Non ! Tu ne sais donc pas qui je suis !

LA STATUAIRE.

Va-t'en, femme !

LA FEMME.

90   Eh bien ! C'est moi la vie et l'amour, Psyché, l'âme !

LA STATUAIRE.

Je ne te connais point.

LA FEMME.

Donc, tu me connaîtras !

LA STATUAIRE.

J'ai mes dieux.

LA FEMME.

De faux dieux.

LA STATUAIRE.

Va-t'en !

LA FEMME.

Tu m'entendras !

J'ai pitié de l'erreur, et je te trouve à plaindre

D'aimer un être froid qui ne sait pas étreindre ;

95   Un jour tu me chassas ; je reviens aujourd'hui.

Quand l'homme fuit l'amour, l'amour s'attache à lui :

Me voici de nouveau, j'arrive et je m'impose :

Je veux lutter avec la beauté d'une chose !

LE STATUAIRE, regardant la statue.

Son triomphe est certain.

LA FEMME.

Tu le crois ?

LA STATUAIRE.

Je le crois.

LA FEMME.

100   Eh bien ! ouvre les yeux de ton esprit, et vois !

LA STATUAIRE.

Femme, va-t'en d'ici ; va-t'en ; tu perds ta peine ;

Tes reproches sont vains et ta constance est vaine ;

J'ai, te dis-je, mes dieux, mon rêve, mon amour ;

D'espoir et de regrets j'ai mon lot chaque jour,

105   Si lourd qu'à le porter mon courage chancelle.

Regarde. J'ai créé cette forme immortelle.

Elle est à moi, de moi. Si tu peux, apprends-moi

Un espoir plus profond, un plus terrible effroi

Que ceux que j'ai sentis quand, la main sur la pierre,

110   Je recherchais au fond d'une ébauche première

Les seuls et vrais contours de ma divinité

Qui gisaient, incertains, dans le bloc tourmenté.

Mon amour et mes dieux, c'est l'art ; c'est elle encore.

Oui, je t'aime, Beauté !... Déesse, je t'adore !

115   N'est-ce pas toi la vie ? ? Est-ce mon propre coeur,

Ou, quand tu jaillissais sous mon ciseau vainqueur,

N'ai-je pas entendu, sous ta mamelle gauche,

Un battement de coeur vague comme une ébauche

Et se gonfler ton sein d'insensibles soupirs ?

120   Oh ! c'est toi le seul but digne de mes désirs :

Tu ne trahis pas, toi, du moins ! L'être qui t'aime

Te retrouve toujours belle, toujours la même,

Immutable et debout, pure éternellement,

Et tu grandis celui qui devient ton amant !

LA FEMME.

125   Non ! car loin d'animer d'un feu nouveau ton âme,

Elle a de ton génie éteint l'ancienne flamme,

Et te voilà vaincu, faible, gisant, dompté,

Et replié sur toi dans ta stérilité.

Ah ! tu te réjouis de n'avoir pour souffrance

130   Rien que ton vain regret et ta fausse espérance,

Imaginaire mal et factice douleur

Qui blessent ton esprit sans effleurer ton coeur !

Eh bien ! sache-le donc, apprends-le de ma bouche,

Ton mal est volontaire et n'a rien qui me touche ;

135   Il ne te grandit pas ; un homme doit subir

Une grande souffrance au coeur s'il veut grandir !

Il faut, les yeux noyés de larmes, qu'il gémisse,

Qu'il emporte partout avec lui son supplice,

Et l'art sublime essuie alors avec sa main

140   Les pleurs jamais taris de ce malheur humain !

Tu n'es pas le premier dans ce vieux monde (écoute !)

Qui sur tant de chemins se soit trompé de route ;

Tu n'es pas le premier qui las de tant souffrir

Pour sa chimère ainsi se soit laissé mourir !...

145   Un statuaire épris d'une femme de pierre,

Fatiguait vainement les dieux de sa prière ;

Il obsédait le temple, il obsédait le ciel ;

Il usait à genoux les marches de l'autel,

Il levait des regards pleins de pleurs aux étoiles,

150   Et quand il écartait les plis pesants des voiles

Qui dérobaient à tous le marbre bien-aimé,

Il retrouvait toujours du marbre inanimé ;

Toujours les mêmes yeux regardaient sans prunelle,

Immobiles et froids, sa douleur éternelle ;

155   Toujours les mêmes bras se tendant sans désir

Lui donnaient le refus obstiné de saisir,

Et la même hauteur et le même silence

Inexorablement niaient son espérance.

LA STATUAIRE.

Écrasantes douleurs de l'impossible amour,

160   Hélas ! je vous connais, je vous connais !

LA FEMME.

  Un jour,

Elle s'émut enfin, la déesse sans âme ;

Les flammes du baiser en firent une femme.

Le souffle de l'amour, le toucher de l'amant

Si lentement vainqueur triompha brusquement,

165   Et plus grand, plus heureux du moins que Prométhée,

Pygmalion donna la vie à Galathée.

LA STATUAIRE.

Ô moment savoureux, indicible, inouï,

Où la lèvre naguère immobile dit : « oui ! »,

Ô vous, puissant appel d'un rêve qui s'anime,

170   Attrait fatal des bras ouverts comme un abîme,

Vous avez donc un jour empli l'âme et les yeux

D'un homme chancelant de l'ivresse des dieux !...

LA FEMME.

Tel, cet amant marcha vers la beauté suprême,

Muet, et tout son corps jetait un cri : « Je t'aime ! »

175   La femme n'avait pas quitté son piédestal,

Et quand ce chercheur crut qu'il tenait l'idéal,

Quand il crut, ce mortel, qu'il inventait la vie,

Avant que de sa joie il eût l'âme assouvie,

La femme redevint statue, et, lentement,

180   Dans ses bras refermés étouffa son amant.

LE STATUAIRE, se jetant aux pieds de la statue.

Eh bien ! J'accepte. Allons, anime-toi, statue !

Vis, parle, et donne-moi ce grand baiser qui tue !

Vivre après ce moment ne me serait plus rien !

Mourir par toi sera sublime !... Je veux bien !

LA FEMME.

185   Que parles-tu de mort désirée et sublime ?

Que parlais-tu de bras ouverts comme un abîme !

N'es-tu pas mort, dis-moi ? Ne t'es-tu pas jeté

Dans cet embrassement fatal de la beauté ?

Certes ! elle n'a pas replié, ta statue,

190   Ses deux bras frémissants de qui l'étreinte tue !

Elle n'est pas vivante, elle ne vivra pas ;

Mais toi, tu l'as si fort serrée entre tes bras

Que t'anéantissant complètement en elle,

Hélas ! Hélas ! Ta propre étreinte t'est mortelle.

195   Tu ne vis plus. Tu n'es qu'une ombre de vivant,

Mort pour tous, mort pour moi, mort pour l'art décevant !

LA STATUAIRE.

Je ne te comprends pas. Quoi ! toute ma pensée

Sur le beau rayonnant sans relâche fixée !

Sa clarté réfléchie en mes yeux éperdus ;

200   Quoi ! mon coeur pris par lui ! mes bras vers lui tendus !

Quoi donc ! c'est là la mort ! quoi ! ce n'est pas la vie !

LA FEMME.

Le souffle créateur t'échappe, âme asservie !

Ce n'est plus l'Idéal...

Montrant la statue.

C'est elle qui te plaît.

Elle, fragment chétif, idéal incomplet,

205   Elle, frêle unité dans le nombre des formes,

Faible nombre, parmi les légions énormes

Des formes de la vie et des choses qui sont !

Tu peux douter, et dans tes mains prendre ton front,

C'est là le vrai, crois-moi...

LA STATUAIRE.

Qui ? Moi ! Que je te croie !

210   Toi qui veux m'enlever mon espoir et ma joie !

M'arracher à l'autel que je tiens embrassé,

Et sur le vide enfin fermer mon bras lassé !

LA FEMME.

Je veux croiser tes bras : ce n'est pas sur le vide !

Et ce que je voudrais prendre à ton coeur avide

215   C'est la fausse espérance et le bonheur qui ment.

As-tu jamais, dis-moi, vu mes yeux seulement ?

Quand j'étais là, debout pour toi, tremblante et nue

Devant toi qui cherchais une forme inconnue

Dans l'argile trop molle ou le marbre trop dur,

220   As-tu vu dans mes yeux se refléter l'azur,

Et ma douleur frémir en pleurs à ma paupière ?

Non ! parce qu'impuissant à fixer dans ta pierre

La douleur des regards, comme l'azur des deux,

Tu n'as pas songé même à regarder mes yeux !

225   Et pourtant aujourd'hui que voudrais-tu pour elle ?

La vie ! Ainsi tu sens qu'elle en serait plus belle !

LE STATUAIRE, pieusement, à la statue.

Oui, j'ai rêvé de voir palpiter ton contour ;

D'un vil espoir humain j'ai souillé mon amour,

Et d'effleurer tes pieds mes lèvres sont indignes.

230   Oh ! Ne dérange pas la beauté de tes lignes !

De grâce, par pitié, ne me tends pas les bras !

Reste-moi belle ainsi ! ne vis pas ! ne vis pas !

LA FEMME.

Elle ne vivra pas, artiste, sois tranquille !

Et vous jouerez sans fin votre muette idylle

235   Pendant que les printemps émus vivront la leur !

Va, reste, si tu veux, ployé dans ton malheur ;

Quelque autre m'aimera. Suis-je pas jeune et belle ?

Quelque autre à mon amour ne sera pas rebelle,

Avec qui nous irons, entrelaçant nos mains,

240   Au printemps qui renaît, par les joyeux chemins.

Va ! je t'aurais donné la science suprême,

La science des dieux que l'on sait lorsqu'on aime !

Ta pensée eût, plus haut, pris un plus large essor.

Et je t'aurais donné d'autres chefs d 'oeuvre encor !

LE STATUAIRE, à lui-même.

245   D'autres chefs d 'oeuvre !

LA FEMME.

  Enfant ! La vie est si féconde

En elle, coule à flots la beauté sur le monde :

L'artiste est le voleur divin qui la lui prend ;

C'est par elle et non point par soi que l'on est grand !

Homme, triste orgueilleux, souviens-toi que la femme

250   A le secret profond de raviver ton âme ;

Que rien qu'en dénouant mes cheveux d'or soyeux

Je ferais rayonner des flammes dans tes yeux !

Que, sous ma fraîche peau, la couleur de mes veines

Seule, peut, après tout, rendre tes luttes vaines...

255   Va, sur ton coeur d'ennuis et de tendresse empli,

J'ai le droit de victoire et j'ai le don d'oubli !...

Mais adieu ! Je renonce à toi.

LA STATUAIRE.

Non ! Reste encore !...

LA FEMME.

À part.

Il s'est troublé !

LA STATUAIRE.

Je veux savoir ce que j'ignore ;

Ton secret me tourmente et je veux le savoir.

LA FEMME.

À part.

260   Il est à moi !

Haut.

  - Vois donc, vois la splendeur du soir.

Elle l'entraîne vers la terrasse.

Là-bas, à l'occident, vois, vois, que de lumière !

La dernière heure est là, semblable à la première ;

( Puisse aussi pur en toi le vrai jour se lever ! )

Quoi ! tu ne vins jamais t'accouder et rêver,

265   À ce moment du soir, devant ce large espacer

Vois ce chevreuil qui court... ce nuage qui passe !

Écoute tous les bruits, vois toutes les clartés !

LA STATUAIRE.

Un trouble naît en moi !

LA FEMME.

Vois, vois, que de beautés !

LA STATUAIRE.

Quels parfums dans le vent ! Comme l'ombre s'apprête !

270   L'air doux fait palpiter mes cheveux sur ma tête !

LA FEMME.

Regarde. Le soleil a disparu ; la nuit

S'avance gravement ; une étoile la suit,

Deux, trois, et des milliers, ? et des milliers encore

Qui font l'obscurité douce comme une aurore.

275   Les bruyères en fleurs, les cyprès, les roseaux,

Ondulent avec bruit comme les vastes eaux

De la mobile mer qui là-bas se fait sombre ;

Voici l'heure des dieux : ils se pressent dans l'ombre ;

Ils viennent préparer la moindre éclosion ;

280   Ils viennent présider à la création ;

Ils viennent dans le vent, les parfums, la rosée,

Consolant du soleil la poussière embrasée

Ainsi que du réel le travailleur qui dort,

Élaborer la vie au creuset de la mort.

285   C'est l'heure de l'amour mystérieux ; regarde :

Sous ces arbres lointains un couple se hasarde

Sans crainte des sentiers profonds et ténébreux ;

Ils ont senti les dieux cachés passer sur eux,

Et comprenant qu'ils sont aimés par toute chose,

290   Par la fleur endormie et par l'étoile éclose,

Par la lune qui met sur leurs fronts sa clarté,

Ils marchent, souriants, dans leur nubilité.

LA STATUAIRE.

Je vois. Ils sont heureux : ils vivent dans leur rêve,

Et vers les astres, dans les vents, leur coeur s'élève.

295   Ils suivent une loi commune à l'univers :

Ils s'aiment. Les ramiers, au fond des myrtes verts,

Les loups dans les forêts, connaissent cette joie.

Moi, j'ai dit, en marchant triste et seul dans ma voie :

« C'est par moi que le Beau resplendit radieux ;

300   Je corrige l'erreur dans l'ouvrage des dieux !... »

Et, leur faisant la guerre avec leurs blocs de marbre,

J'ai laissé frissonner les colombes dans l'arbre,

Les loups dans la forêt, les amoureux aux champs,

Et les arbres, les airs, les flots dire leurs chants.

LA FEMME.

À part.

305   Il fléchit par degrés. Il m'appartient !

Ici on entend le chant d'une flûte, lointain, mais pur et distinct. Au statuaire :

  Écoute !

Un piéton attardé chante en suivant sa route ;

Un petit rouge-gorge, en quête d'un buisson,

Une dernière fois dit sa grêle chanson,

Et, noir sur le ciel pourpre, un rossignol prélude ;

310   Une immense rumeur pleine de quiétude

Monte du sein des flots, des forêts et des monts ;

Toute cette rumeur immense dit : aimons !

Et les couples dansants des nymphes, des sirènes,

Sur l'humide prairie ou sur les eaux sereines

315   Tournent au bruit que fait la flûte du pasteur,

La flûte aux sept roseaux d'inégale hauteur ;

C'est la flûte de Pan, c'est la flûte champêtre

Qui rappelle le bruit doux et profond de l'Être,

Le bruit de la nature, orgue à mille tuyaux

320   Qu'emplit le grand dieu Pan de souffles inégaux ;

Et voici qu'imitant la nymphe, au clair de lune.

Leste, et d'un pied joyeux, la paysanne brune.

Sur l'aire où tombera demain l'épi de blé.

Danse, lassant un peu le pasteur essoufflé.

Le son de la flûte expire ; on entend de joyeux éclats de rire qui s'éparpillent dans la nuit ; puis le choeur des jeunes filles s'élève.

CHOEUR DES JEUNES PAYSANNES.

325   Dansons en choeur, dansons autour de l'aire ronde ;

Nous étions au travail dès la pointe du jour ;

Les Jeunes Gens m'ont dit que le repos du monde

C'est la nuit et l'amour.

Dansons en choeur, dansons autour de l'aire ronde ;

330   Nous étions au travail dès la pointe du jour ;

Les Rossignols m'ont dit que le bonheur du monde

C'est la nuit et l'amour.

Dansons, dansons en choeur autour de l'aire ronde ;

Nous étions au travail dès la pointe du jour ;

335   Les étoiles m'ont dit que la beauté du monde

C'est la nuit et l'amour.

Le chant des jeunes filles s'apaise et meurt.

Un silence.

LA STATUAIRE.

Le frisson de l'azur a passé dans mon être !...

...Ton souffle tout à coup me touche et me pénètre,

Grand dieu que j'ignorais, amour ! amour ! amour,

340   Toi qui fais l'ombre plus féconde que le jour !...

Magnifique, la nuit glisse sur la campagne ;

Le rythme universel la berce et l'accompagne

Plus lent que lorsqu'il suit la marche du soleil.

Ô vie ! Ô mouvement ! Ô sommeil, Ô réveil,

345   Je vous comprends soudain, éternelle jeunesse !

Je respire à longs flots un bonheur qui m'oppresse !

Ô cheveux dénoués ! Caresses dans les soirs

Au fond de la forêt, parmi les arbres noirs !

Femme ! Source d'amour d'où l'idéal ruisselle !

350   Amour, joie et douleur, ô vie universelle,

Si je vous ai compris, mes chefs d 'oeuvre vivront

Sous ce grand ciel lointain que je touche du front !

REPRISE DU CHOEUR, affaibli et lointain.

Les Étoiles m'ont dit que la beauté du monde

C'est la nuit et l'amour.

LA STATUAIRE.

355   Sur le fin croissant passe un nuage ; il fait l'ombre

Plus confuse, et je vois les étoiles sans nombre

Fourmiller comme au ciel dans les flots miroitants

De la mouvante mer et des calmes étangs ;

Sous d'obscures clartés, des formes indécises,

360   Dans la plaine debout, ? sur les coteaux assises,

Sont sans doute les bois, les rochers, les maisons.

Les nuances du noir marquent les horizons...

Fixe donc en ton marbre ou fixe sur la toile

Le frisson du bois sombre ou les feux de l'étoile,

365   Artiste souverain qui fais la guerre aux dieux,

Ou brise enfin l'orgueil de ton coeur envieux !

Ô nuit sacrée, ô nuit, quel poète superbe

Répétera la voix du vent qui court dans l'herbe,

Et quel musicien notera les accords

370   De tes parfums puissants et doux, subtils et forts ?

Oh ! Venez, prenez-moi, parfums inénarrables,

Vierges senteurs des pins résineux, des érables,

Des lianes flottant dans les souffles épars ;

Venez à moi parfums et sons, de toutes parts,

375   Vous par qui les mortels ne sont pas solitaires,

Vous des secrets des dieux profonds dépositaires,

Venez autour de moi, parlez tous à la fois

Parfum du feu, parfum des eaux, parfum des bois,

Emportez-moi bien haut, sur vos vibrantes ailes,

380   Jusqu'au rêve parfait des formes les plus belles,

Vous, les inspirateurs éternels de l'amour !

LA FEMME, respectueuse avec amour, et inclinée.

Maître, vous dominez enfin, à votre tour !

LE STATUAIRE, 1'entourant de ses bras.

Femme, dans tes yeux purs resplendit ta prunelle,

Comme l'étoile d'or dans la nuit solennelle ;

385   Je t'aime, car c'est toi l'âme de la Beauté !

La femme et le statuaire se tiennent embrassés. En ce moment, la lumière douce de la lune les enveloppe. Le groupe amoureux apparaît encadré par la haute architecture des pleins-cintres, qui laissent voir la nuit immense et pâlissante, la silhouette des collines baignées par la mer, et la traînée miroitante du reflet lunaire sur les eaux sans fond.

LA FEMME, dans les bras du statuaire, se détournant à demi et montrant la statue.

Regarde !... Elle sourit avec sérénité.

 



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