LE MARIAGE FAIT ET ROMPU

COMÉDIE EN TROIS ACTES.

M. DC. LXXXXIII.

Mise au Théâtre par monsieur du F***

Représentée pour la première fois par les comédiens Italiens du Roi, dans leur hôtel de Bourgogne, Représentée pour la première fois, le 14 février 1721.


© Théâtre classique - Version du texte du 30/11/2022 à 23:23:20.


ACTEURS

LE PRÉSIDENT.

LA PRÉSIDENTE, sa femme.

LA TANTE, soeur du Président.

LA VEUVE, nièce de la Tante.

VALÈRE, amant de la Veuve.

LIGOURNOIS, frère de la Présidente.

L'HÔTESSE, l'Hôtesse.

LE FAUX DAMIS.

GLACIGNAC.

UN NOTAIRE.

La scène est dans une hôtellerie de Marseille.


ACTE I.

SCÈNE I.

VALÈRE.

Quelle nouvelle, ô Ciel  ! Quel affreux contretemps !

Quand mon amour se flatte, en arrivant j'apprends,

Que l'adorable veuve ici se remarie,

Que ses noces se font dans cette hôtellerie !

5   Que deviendrai-je ?... Où vais-je ? Ah ! J'ai l'esprit troublé.

Mon mariage à moi, dont j'étais accablé,

Se rompt ; j'accours ; je crois qu'il sera temps encore ;

Je viens me déclarer à celle que j'adore.

J'eusse fait consentir sa tante et son tuteur :

10   Mais ce contrat signé m'accable de douleur.

SCÈNE II.
Valère, L'Hôtesse.

L'HÔTESSE, à la Cantonade.

Attendez-moi tous là ; je vous donne audience,   [ 1 Parler à la cantonade : parler à un personnage qui n'est pas en scène. [L]]

Après quelqu'un par où je veux qu'elle commence.

À Valère.

Ah ! C'est vous que je cherche, aimable cavalier,

Et c'est vous que je veux servir tout le premier ;

15   Venez, monsieur, venez, je vous traite à merveille ;

Par excellence on dit l'hôtesse de Marseille,

Hôtesse jeune et sage; oiseau rare, ma foi :

Oui, par mer et par terre on vient loger chez moi :

J'y régale par tête, et l'Asie, et l'Afrique ;

20   L'Europe y vient aussi boire avec l'Amérique.

Mon vin a la vertu d'assortir les humeurs,

D'accorder les esprits, de rapprocher les moeurs ;

De trente nations il n'en fait qu'une à table.

Je vous donne d'abord une chambre agréable,

25   Monsieur, et d'où l'on voit les rochers et la mer,

Très bonne pour rêver ; et vous m'avez tout l'air

D'aimer un peu la douce et tendre rêverie ;

C'est la plus belle, enfin, de mon hôtellerie.

La voulez-vous ?

VALÈRE, en rêvant.

Est-il rien plus cruel ? Non....

L'HÔTESSE.

Non ?

30   Il faut vous en donner une dont le balcon

Est vis-à-vis celui d'une jeune personne...

VALÈRE.

Non, jamais...

L'HÔTESSE.

Non encor ? Que faut-il qu'on vous donne ?

Car celle auprès de qui je voudrais vous loger,

Viendrait sur son balcon se plaindre, s'affliger ;

35   Vous la consoleriez. C'est une jeune veuve.

VALÈRE.

  Veuve ?

L'HÔTESSE.

Oui, mais veuve jeune, et comme toute neuve,

Veuve, qui va mourir aujourd'hui de chagrin.

Un sot époux pourtant l'embarquera demain ;

Car il veut l'embarquer morte ou vive.

VALÈRE.

L'hôtesse,

40   À quoi tend ce discours ?

L'HÔTESSE.

  Mais s'il vous intéresse,

Je le continuerai. De loin je vous ai vu

Vous désoler avec la tante, et j'ai connu

Par l'air, dont vous fuyait la nièce effarouchée,

Qu'en vous fuyant, de fuir elle était bien fâchée.

45   Et vous, qui l'autre jour vîntes loger ici,

De repartir pour Aix vous fûtes triste aussi.

Troubles, soupirs, mettons ces indices ensemble ;

Aimeriez-vous un peu cette veuve ? J'en tremble.

Elle est remariée à si peu que rien près.

50   Si l'on pouvait, monsieur, adoucir vos regrets ;

Car enfin, que sait-on ? Du moins je suis discrète.

Puisque j'ai deviné, la confidence est faite.

N'hésitez plus, monsieur, car pour vous parler net,

L'aimable veuve m'a confié son secret.

VALÈRE.

55   Elle t'a confié....

L'HÔTESSE.

  Non pas qu'elle vous aime ;

Je vois qu'elle le cache avec un soin extrême :

Mais par l'excès d'horreur qu'elle a pour son époux,

J'ai conclu qu'elle avait un amant. Est-ce vous ?

VALÈRE.

Cette veuve, dis-tu, t'a confié sa haine ?

L'HÔTESSE.

60   Pour ce sot époux, oui ; je la vis à la gêne.

Trembler, pâlir, frémir, en signant le contrat ;

Je la surpris après dans un cruel état ;

Maudissant son mari tout haut, (cela soulage ;)

De lui, plus qu'elle encore, aussitôt je dis rage :

65   C'était le seul moyen d'adoucir ses douleurs.

Lors, moitié par pitié de la voir fondre en pleurs,

Moitié par intérêt (car elle est libérale)

Je fis d'abord une offre étonnante et brutale :

Voulez-vous que demain je rompe ce contrat,

70   Lui dis-je ?

VALÈRE.

  Quoi ! Tu peux ? Je suis dans un état,

Où l'indiscrétion doit être pardonnable.

Si tu peux délivrer cette veuve adorable

Du mariage affreux qui fait mon désespoir,

Je n'épargnerai rien.

L'HÔTESSE.

J'espère que ce soir...

VALÈRE.

75   Ce soir qu'espères-tu ?

L'HÔTESSE.

  Du secours que j'espère,

Et que je leur promets, je leur ai fait mystère.

VALÈRE.

Que leur as-tu promis ?

L'HÔTESSE.

Point d'explication.

Elles ont cependant de la discrétion

Beaucoup toutes deux ; mais à deux femmes discrètes

80   L'on ne doit confier que des affaires faites.

VALÈRE.

Tu me vas dire à moi ?...

L'HÔTESSE.

Non. Vif, impétueux,

Vous seriez indiscret, vous seul, plus qu'elles deux.

VALÈRE.

Mais l'hôtesse ?...

L'HÔTESSE.

Non.

VALÈRE.

Mais...

L'HÔTESSE.

Curiosité vaine !

De me questionner ne prenez pas la peine.

85   Quand ce secret pourrait vous être confié,

Il ne vous convient pas d'en être de moitié ;

Un homme comme vous en s'intriguant déroge ;

En m'intriguant bien, moi, je mérite un éloge.

VALÈRE.

Tu me fermes la bouche ; apprends-moi seulement

90   Qui peut avoir conclu ceci si promptement ;

Car je n'en sais encore aucune circonstance.

L'HÔTESSE.

Celui qui règle tout, est homme d'importance,

Homme d'un grand crédit; c'est un Président d'Aix,

Mais un Président fait comme ils ne sont plus faits

95   Morgue de magistrat, rébarbatif, sévère,

Qui ne dément jamais son grave caractère,

Et régulier.... Je fus bien étonnée un soir,

De le voir arriver en poste en manteau noir.

Le fat ! Pardon du mot, mais je suis en colère

100   De la fatuité qu'il a dans cette affaire,

Comme en toute autre : un air, un ton d'autorité,

Avec une faiblesse, une timidité ;

Lorsque voulant sur tout présider, il décide,

Sa prude Présidente en secret le préside.

105   C'est par elle qu'il fait ce mariage-ci.

Il domine partout, hors chez lui. C'est ainsi

Que, tout homme qui prend une prude pour femme,

Devient un sot monsieur, gouverné par madame.

VALÈRE.

Et voilà l'ascendant qui nous perd aujourd'hui :

110   Comme il l'a sur sa soeur, sa femme l'a sur lui.

L'HÔTESSE.

Justement. Pour finir hier ce mariage,

Ce Président tenait à sa femme un langage

Marital, mais pourtant poliment absolu ;

Car il ne veut jamais qu'après qu'elle a voulu.

115   Elle, de son coté, veut avec politesse ;

C'est par soumission qu'elle se rend maîtresse,

Sitôt qu'elle lui fait humblement entrevoir

Qu'elle voudrait, d'abord c'est lui qui croit vouloir.

VALÈRE.

Ah ! Je vois à présent le noeud de cette affaire :

120   La Présidente aura ménagé pour son frère

La pupille et les biens.

L'HÔTESSE.

D'accord ; c'est là-dessus

Que je ferai trembler... Je n'en dirai pas plus.

Sur un seul point fondant le projet que je tente,

Je ferai déguerpir, morbleu, la Présidente.   [ 2 Morbleu : Sorte de jurement en usage même parmi les gens de bon ton. [L]]

125   Le Président révère en elle la vertu.

À quarante ans, dit-il, en avoir toujours eu !

Sa vertu cependant est bien plus jeune qu'elle.

SCÈNE III.
La Tante, L'Hôtesse, Valère.

LA TANTE.

Vous causez à ma nièce une peine cruelle,

Valère, éloignez-vous. Je vous l'ai déjà dit,

130   Ni la discrétion, ni la force d'esprit

Ne pourraient empêcher votre amour de paraître.

VALÈRE.

D'accord. De ma douleur je ne suis pas le maître,

Et dans mon désespoir, je les brusquerais tous.

Que je vous veux de mal, à vous, madame, à vous,

135   D'avoir consenti...

LA TANTE.

  Mais vous savez bien, Valère,

L'ascendant, qu'a sur moi le Président mon frère.

L'HÔTESSE.

Inutiles regrets ! Comptez sur mon projet.

LA TANTE.

Oui, mais explique-toi. Mets-nous la chose au net.

L'HÔTESSE.

À ne m'expliquer point, vous dis-je, on m'a contrainte.

140   Mais séparons-nous, car je suis toujours en crainte.

Çà, jusqu'à nouvel ordre, il faut premièrement

À Valère.

Que vous entriez, vous, dans cet appartement.

VALÈRE.

Je vais m'y désoler.

SCÈNE IV.
La Tante, L'Hôtesse.

LA TANTE.

Que je serai contente

Si tu peux me venger de notre Présidente !

145   Qu'elle serait confuse en cette occasion !

Sans blâme on peut jouir de sa confusion ;

Elle est vindicative, injuste, méprisante,

Hypocrite, sans foi.

L'HÔTESSE.

Fière, prude et pédante ;

J'achève le portrait, joignons-y la fadeur ;

150   C'est elle-même.

Elle s'en va.

LA TANTE.

  Et c'est ma bête, mon horreur.

Voir ma nièce à son frère et par force liée !

La voir à dix-huit ans deux fois mal mariée !

Que je la plains !

SCÈNE V.
La Tante, la Veuve.

LA VEUVE, accourant.

Qu'entends-je ? Ah ! Je suis hors de moi.

Quel bonheur !

LA TANTE.

Qu'est-ce donc ?

LA VEUVE.

Ma tante...

LA TANTE.

Explique-toi.

LA VEUVE.

155   Je vais sûrement voir rompre mon mariage.

LA TANTE.

Tu te flattes trop tôt.

LA VEUVE.

Non, non.

LA TANTE.

Tu n'es pas sage,

Car l'Hôtesse elle-même...

LA VEUVE.

Eh ! Ce n'est pas cela ;

C'est d'un autre côté que mon bonheur viendra.

LA TANTE.

Tu rêves ! Ton amour et ta douleur te troublent.

LA VEUVE.

160   Non ; ma joie est sensée, et mes transports redoublent :

Car c'est un homme sage, et sensé qui le dit,

Monsieur de Glacignac.

LA TANTE.

Oui, c'est un bon esprit.

LA VEUVE.

Ce parent au notaire a dit en ma présence,

Mais d'un sang-froid qui marque une pleine assurance,

165   Le notaire lui-même a parti confondu :

Oui, disait Glacignac, mariage rompu.

LA TANTE.

Tu te flattes, ma nièce, et Glacignac se trompe.

Non, il ne se peut pas qu'un tel contrat se rompe.

Mon frère et le notaire, habiles gens tous deux...

LA VEUVE.

170   Monsieur de Glacignac est plus habile qu'eux.

Mariage rompu.

LA TANTE.

Tu dis une chimère.

LA VEUVE.

Non, je n'ai plus d'époux, je puis revoir Valère.

LA TANTE.

Mais, si ce qu'on te dit enfin se trouve faux ?

LA VEUVE.

J'en frémis. Ce sera le comble de mes maux.

175   Plus je vois cet époux, plus je suis à la gêne :

Mon amour pour Valère augmente cette haine ;

Et cette haine, hélas ! Par un fâcheux retour,

Semble encore pour Valère augmenter mon amour.

LA TANTE.

Dans cette extrémité l'effort que je puis faire,

180   C'est de te retenir ici malgré mon frère.

LA VEUVE.

Je ne m'embarque point, ma tante, assurément.

LA TANTE.

Ils viennent tous ; je vais leur parier fortement.

Mais j'ai beau leur vouloir tenir tête, je n'ose :

C'est un faible que j'ai, leur présence m'impose.

SCÈNE VI.
Le Président, La Présidente, La Tante, La Veuve.

LA PRÉSIDENTE, à la cantonade.

185   Monsieur le Président me cherche, attendez tous.

Au Président.

Ici, Président.

LE PRÉSIDENT.

Ah ! Présidente, c'est vous ?

LA PRÉSIDENTE.

J'ai dit que vous vouliez qu'on dînât chez sa tante ;

Ai-je tort, Président ?

LE PRÉSIDENT.

Non, jamais, Présidente.

LA PRÉSIDENTE.

L'on a toujours raison quand on pense après vous.

190   On doit étudier les désirs d'un époux.

Jeune épouse, apprenez que dans la moindre idée

Il faut par un époux être toujours guidée.

Mon exemple en cela vous est d'un grand secours.

LE PRÉSIDENT.

En cela comme en tout.

LA PRÉSIDENTE.

Pour Monsieur, j'eus toujours

195   Déférence, respect, soumission entière.

LE PRÉSIDENT.

La femme à son mari doit respect la première,

Comme au chef; mais respect qui doit être rendu.

Oui, je respecte en vous et prudence et vertu.

LA PRÉSIDENTE.

Respecter, c'est trop dire. Aimez-la.

LE PRÉSIDENT.

Je l'honore ;

200   C'est le mot.

LA PRÉSIDENTE.

  C'est le mot. Je le répète encore ;

Jeune épouse, il faut vivre avecque votre époux,

Comme monsieur et moi nous vivons entre nous :

Ne le jamais quitter il vous mène à Ligourne,

LA VEUVE.

Non, je reste à Marseille où ma tante séjourne ;

205   C'est une complaisance au moins que je lui dois

Pour toutes les bontés qu'elle eut toujours pour moi.

J'y reste quelques jours.

LA TANTE.

Quelques jours, rien ne presse ;

Encore faut-il bien qu'elle se reconnaisse.

À peine est-elle encor mariée.

LA PRÉSIDENTE, au président.

Est-il vrai ?

210   Croirai-je qu'on propose un blâmable délai,

Quand le devoir... Au fond je ne suis point gênante ;

Mais pour suivre un mari, l'on doit quitter sa tante.

Je ne l'exige point... et monsieur sait fort bien

Que je n'ai ni désir, ni volonté sur rien.

LE PRÉSIDENT, d'un ton d'autorité.

215   Il est vrai ; mais c'est moi, moi, qui veux qu'elle suive...

LA PRÉSIDENTE.

Monsieur veut.

LE PRÉSIDENT.

Oui, je veux.

LA PRÉSIDENTE.

Volonté décisive.

LA TANTE.

Mais il faut voir...

LE PRÉSIDENT.

Ma soeur, l'arrêt est prononcé.

LA VEUVE.

Il faut attendre.

LA PRÉSIDENTE.

Au fond, j'ai toujours bien pensé,

Que vous n'auriez jamais une vive tendresse

220   Pour mon frère. Il n'est pas d'une extrême jeunesse ;

Mais c'est ce qui convient. Il est d'âge à former

Ces noeuds où l'on ne peut trouver rien à blâmer :

Car il faut qu'une veuve épouse un homme d'âge,

Homme, qui justifie un second mariage,

225   En ôtant tout soupçon qu'un amour excessif

D'un second mariage ait été le motif.

SCÈNE VII.
Le Président, La Présidente, La Tante, La Veuve, Ligournois.

LIGOURNOIS.

Oh ! Je viens d'inventer un souper de génie,

Un repas pour la noce, où la cérémonie

Soit joyeuse malgré le cérémonial.

230   Ma soeur la Présidente en veut : cela fait mal.

Dans un bon repas ; mais, comme j'ai de la tête,

J'ai mêlé tout ensemble, au festin qu'on apprête,

Et du grave et du gai.

LA TANTE, bas.

Le sot !

LA PRÉSIDENTE.

C'est un repas

Superbe, mais modeste.

LIGOURNOIS.

Oh ! Ne voilà-t-il pas !

235   Vous allez tout gâter par votre modestie.

J'y voulais du galant, c'est votre antipathie,

Ma soeur, car vous voulez par vertu de l'ennui.

LA PRÉSIDENTE.

Mon frère, vous avez moins d'esprit aujourd'hui

Qu'à l'ordinaire.

LIGOURNOIS.

Oh ! Point ; c'est toujours tout de même.

240   Mais c'est que le transport de mon amour extrême

Me trouble en m'animant.

LA PRÉSIDENTE.

Paix donc, ou parlez bas ;

Car de si vifs transports ne vous conviennent pas.

LIGOURNOIS.

Quand on est possesseur...

LA PRÉSIDENTE.

Mais soyez donc plus sage :

Ces folâtres discours ne sont plus de votre âge.

245   Mêlez à votre joie un peu plus de raison ;

Sous le nom d'amitié, fruit d'arrière-saison,

Il faut masquer l'amour, en jouir, et se taire.

LIGOURNOIS.

Je fais l'amour tout haut.

LA PRÉSIDENTE.

Que nous veut le notaire ?

SCÈNE VIII.
Le Président, La Présidente, La Tante, La Veuve, Ligournois, Le Notaire.

LE NOTAIRE en colère.

On vient de m'excéder, je n'y puis plus tenir :

250   Ces manques de respect se devraient bien punir.

On en manque pour vous, pour votre caractère,

Monsieur, et pour le mien. Corriger un Notaire,

Et vouloir réformer un contrat fait par moi,

Qui par la forme sait régler, fixer la loi !

255   On dit notre contrat fautif, nul, invalide.

LE PRÉSIDENT.

Qui dit cela ?

LA PRÉSIDENTE.

Quoi ?

LIGOURNOIS.

Qu'est-ce ?

LE NOTAIRE.

Un homme qui décide,

Qui croit qu'un oui, qu'un non froidement prononcé,

Que parler peu, suffit pour être bien sensé :

Qui croit, en dédaignant ma féconde science,

260   Arrêter d'un seul mot un torrent d'éloquence :

C'est un Gascon nommé Glacignac.

LA VEUVE à part.

Écoutons.

LA TANTE, à la veuve.

C'est donc là la rupture ?

LA VEUVE, à la tante.

Oui, sur quoi nous comptons.

LE PRÉSIDENT.

Ce Glacignac, toujours zélé pour sa parente,

Disputait l'autre jour pour la clause importante,

265   Pour la dot ; mais nous tous l'emportâmes sur lui.

Il tire un portefeuille.

Je l'ai mise en billets que je livre aujourd'hui,

Même dès à présent ; la voilà toute prête.

LA PRÉSIDENTE.

Eh ! Ce n'est pas cela, monsieur, qui nous arrête.

LIGOURNOIS.

Mais qu'il avance donc, il marche à pas comptés.

SCÈNE IX.
Le Président, La Présidente, La Tante, La Veuve, Ligournois, Le Notaire, Glacignac vient les saluer tous froidement sans rien dire.

LE NOTAIRE.

270   Ah ! Nous allons donc voir ici ces nullités ;

S'il en connaît quelqu'une, au moins qu'il la désigne.

LA PRÉSIDENTE.

C'est que comme parent il veut signer.

LE PRÉSIDENT.

Qu'il signe :

Mais l'on n'a pas besoin ici de ses avis.

LA PRÉSIDENTE.

Qu'on les écoute, mais qu'ils ne soient pas suivis.

LE PRÉSIDENT.

275   Qu'est-ce à dire, monsieur ? J'apprends par le notaire,

Qu'au contrat vous trouvez quelque article à refaire ?

GLACIGNAC, froidement.

Peu dé chose.

LE PRÉSIDENT.

Voyons ce qui vous a choqué.

GLACIGNAC.

Très peu dé chose.

LE NOTAIRE.

Mais qu'avez-vous remarqué ?

Montrez-le nous, voyez.

GLACIGNAC.

C'est une minutie

280   Sur les qualités.

LIGOURNOIS.

  Oh ! Chacun se qualifie

Comme il veut.

LE PRÉSIDENT.

Si ce n'est que cela...

GLACIGNAC.

Cette erreur

Du contrat cépendant altèré la valeur.

Vous qualifiez là cette épousé dé veuve,

Dé veuve ! Et vous n'avez nullé certainé preuve

285   Que son mari soit mort. Eh donc ! C'est sans raison,

Faussement, qué dé veuve on lui donne lé nom.

C'est uné bagatelle, un rien, uné vétille ;

On pourrait, corrigeant ce mot par apostille,   [ 3 Apostille : Annotation ou renvoi qu'on fait à la marge d'un écrit pour y ajouter quelque chose qui manque dans le texte, ou pour l'esclaircir et l'interpreter. [F]]

Mettre ici, veuvé, dont lé mari n'est pas mort.

LE PRÉSIDENT.

Qu'est-ce à dire ?

GLACIGNAC.

290   Qu'il vit ; eh donc ? L'épouse a tort...

LIGOURNOIS.

  Est-il ivre ?

LE PRÉSIDENT.

Est-il fou ?

LA VEUVE.

Que dit-il donc, ma tante ?

LA TANTE.

Je n'y comprends rien...

LA PRÉSIDENTE.

Mais-je croirais qu'il plaisante,

Si je ne connaissais qu'il est très sérieux.

GLACIGNAC.

Véridique dé plus. Si vous avez des yeux,

295   Vous pouvez aller voir au port Damis en vie.

LIGOURNOIS, rit.

De rire son sang-froid, ah, ah, me donne envie.

Croire vivant un mort au récit d'un gascon !

LA VEUVE.

Ma tante, parle-t-il sérieusement ?

LA TANTE.

Non.

Mais expliquez-vous donc.

GLACIGNAC.

Jé parle vrai.

LA VEUVE.

Qu'entends-je ?

GLACIGNAC.

300   Damis est débarqué.

LE NOTAIRE.

  Le cas serait étrange.

LA TANTE.

C'est donc là la rupture ? Ah ! Quel événement !

LE PRÉSIDENT.

Mais vous nous annoncez cela tranquillement.

GLACIGNAC.

Et pourquoi voulez-vous que jé mé passionne !

Sais-je pour ces époux si la nouvelle est bonne,

305   Mauvaise, indifférente, et s'ils s'aiment, ou non ?

Eh donc ! Température est ici dé saison ;

Or je débarquais, moi, j'étais sur lé rivage,

Je venais pour signer à votré mariage.

À l'oreille jé sens murmurer un bruit sourd,

310   Bruit qui dévient bruyant à mésuré qu'il court.

Damis, Damis, Damis ; dit-on, dé bouche en bouche ;

Damis rejoindra donc sa compagne de couche ?

Dans Marseillé Damis était connu très fort,

Pour lé voir débarquer chacun court sur lé port.

LA PRÉSIDENTE.

315   Quoi ! Damis est ici ?

GLACIGNAC.

  Révivant en personne ;

En lé voyant révivre, on s'émeut, on s'étonne :

Moi qui crois tout possible, et né m'émeus dé rien,

J'ai dit ; c'est lé cousis, il vit, jé lé veux bien.   [ 4 Cousis : mot utilisé par le gascon pour cousin. ]

LE PRÉSIDENT.

Mais il faut s'assurer d'une telle nouvelle.

LE NOTAIRE.

320   Moi-même je vais voir si la chose est réelle.

LE PRÉSIDENT.

Allez, mais en tout cas, donnez-moi le contrat ;

Nous pourrons s'il le faut, l'annuler sans éclat.

Je suis bien aise enfin de m'en rendre le maître,

Afin que le mari n'en puisse rien connaître.

SCÈNE X.
La Présidente, La Tante, La Veuve, Ligournois, Glacignac.

LA VEUVE.

325   Je ne puis revenir du coup.

LA TANTE.

  Coup malheureux !

Deux maris ! Je voudrais qu'ils fussent morts tous deux.

LA VEUVE.

Allons nous renfermer, je ne puis plus paraître.

SCÈNE XI.
La Présidente, Ligournois, Glacignac.

LIGOURNOIS.

Ce maudit revenant ainsi revivre en traître !

Ainsi venir m'ôter une veuve, et son bien !

GLACIGNAC.

330   Il faut bien lui céder le pas, c'est votre ancien.

LA PRÉSIDENTE.

Monsieur, comme Damis saura ce qui se passe,

Il nous en voudra mal.

GLACIGNAC.

Oui.

LA PRÉSIDENTE.

Voyez-le, de grâce.

Vous étiez, m'a-t-on dit, de ses meilleurs amis.

Il ne convient qu'à vous de parler à Damis ;

335   Faites-lui pour nous tous excuse.

GLACIGNAC.

  Oui-da, madame.   [ 5 Da : Interjection qui sert à augmenter l'affirmation ou la dénégation : c'est un terme populaire. [F]]

LIGOURNOIS.

Et ne lui dites pas que j'épousais sa femme.

GLACIGNAC.

Il né lé saura point, lé public est discret.

SCÈNE XII.

LA PRÉSIDENTE, seule.

Pour ne rien laisser voir de mon trouble secret,

Que je me suis contrainte ! Étrange conjoncture !

340   Mon scélérat amant, mon traître, mon parjure,

Ce Damis n'est pas mort ! Fuyons-le promptement,

Je serais exposée à son ressentiment.

Il saurait que c'est moi qui livrais à mon frère,

Et sa femme, et ses biens. Ô Ciel ! Dans sa colère,

345   Ce brutal me perdrait d'honneur : du moins je puis,

En ne le voyant pas, lui cacher qui je suis.

Il ne peut pas savoir que je suis Présidente.

Hélas ! Quand je l'aimai j'étais bien différente

De ce que je suis ; mais au plus vite partons.

350   Que j'ai bien fait d'avoir pris parfois de faux noms !

Mon histoire ne peut avoir été suivie.

Heureux qui peut cacher la moitié de sa vie,

Pour se faire par l'autre un renom de vertu !

C'est dans tout âge avoir très sensément vécu.

ACTE II

SCÈNE I.
Valère, L'Hôtesse.

VALÈRE.

355   Du mariage on vient m'annoncer la rupture,

Et le mari cru mort revient : quelle aventure !

L'HÔTESSE.

Oui, la rupture c'est l'autre mari cru mort,

Qui revient.

VALÈRE.

Ah ! Quel coup !

L'HÔTESSE.

Je viens rire d'abord,

Car j'ai le temps de rire un peu de votre trouble ;

360   Et dans ce salon-ci j'attends ce mari double,

J'entends qui vient doubler ce Ligournois fâcheux :

Un mari c'était peu pour vous, en voilà deux ;

Un amant tel que vous triompherait de trente.

VALÈRE.

Toi dans mes intérêts plaisanter !

L'HÔTESSE.

Je plaisante.

VALÈRE.

365   Vient-il ?

L'HÔTESSE.

  Non pas encor, monsieur ; sans plaisanter,

À ce mari d'abord je vais vous présenter.

Je lui dirai, voilà l'amant de votre femme :

De votre main, monsieur, présentez-le à madame.

C'est la règle à présent.

VALÈRE.

La tête t'a tourné.

L'HÔTESSE.

370   C'est le meilleur mari, docile et façonné

Au manège qui rend nos maris adorables.

VALÈRE.

Rêves-tu ? Quels discours ?

L'HÔTESSE.

Discours très raisonnables.

Je vous explique ici très sérieusement

Ce que ce mari fait pour vous en ce moment.

375   Sur ce mari pour vous tout mon espoir se fonde ;

Il revit, il revient exprès de l'autre monde,

Pour ôter à sa femme un sot mari qu'elle a,

Et pour vous la donner ensuite il remourra.

N'est-il pas bien honnête ?

VALÈRE.

À cette énigme obscure

380   Je ne comprends rien ; mais par ta gaîté j'augure...

J'augure bien, je crois ; mais que croire ? On me dit,

Qu'en public ce Damis...

L'HÔTESSE.

C'est par moi qu'il revit.

VALÈRE.

Quoi ? Comment ?...

L'HÔTESSE.

Ce mari n'est qu'un mari postiche.

L'image du défunt, qu'en public, moi j'affiche ;

385   Un faux Damis enfin. Voilà ce grand secret.

La veuve est scrupuleuse, et vous, vif, indiscret ;

Je vous avais caché l'époux que je suppose.

VALÈRE.

Ce n'est qu'un faux mari ?

L'HÔTESSE.

Non, qu'à l'autre j'oppose.

L'énigme est éclairci. Ce n'est qu'un frère à moi.   [ 6 Enigme : Définition de choses en termes obscurs, mais qui, tous réunis, désignent exclusivement leur objet et sont donnés à deviner. [L]]

390   Voyons ; j'entends qu'il fait merveille, je le vois.

VALÈRE.

Je ne sais où j'en suis ; en ceci tout m'étonne.

L'HÔTESSE.

Damis était bouffon, et mon frère bouffonne,

Fait le mauvais plaisant pour lui mieux ressembler.

VALÈRE.

L'entreprise est hardie, elle me fait trembler.

SCÈNE II.
Valère, L'Hôtesse, Le Faux Damis.

DAMIS une bourse à la main, qui donne de l'argent.

395   Vous m'étouffez, messieurs, et votre accueil affable,

Votre zèle, morbleu, me ruine et m'accable.

Vous criez en chorus, Damis, Damis, Damis,

Mon nom me coûte cher : tenez, mes bons amis,

Allez tous en buvant raconter mon histoire,

400   Et laissez-moi du moins me reposer et boire.

Vous me regrettiez mort, je l'avais mérité :

Que c'est un grand plaisir de mourir regretté !

Mais pour le bien goûter il faut, ma foi, revivre ;

M'imite qui pourra, l'exemple est bon à suivre.

VALÈRE.

405   Je ne puis revenir de mon étonnement.

L'HÔTESSE.

Ma lettre ne t'a point parlé de cet amant ?

C'est un amant secret de la charmante veuve,

Surcroît de gain pour toi.

DAMIS.

J'en accepte la preuve.

VALÈRE.

Prends ces cent louis, mais vite, rassure-moi :

410   Comment te prennent-ils pour Damis ? Et pourquoi...

DAMIS.

Je suspends les transports de ma reconnaissance.

Apprenez qu'il ne fut jamais de ressemblance

Telle qu'entre Damis et moi : Caille jamais,

Ni Martin-Guerre n'ont vu leurs vivants portraits

415   Mieux que Damis ne vit le sien dans ma figure.

Cela nous fit amis, compagnons d'aventure ;

Et là-dessus ma soeur a formé son projet :

Par sa lettre de tout, elle m'a mis au fait.

À Toulon je me donne à quelques gens de marque

420   Pour Damis ; sous son nom avec eux je m'embarque :

Le vaisseau s'est trouvé plein de ces fainéants,

De ces marins oisifs que l'ennui rend friands

D'entendre raconter, par conséquent de croire ;

Sur leur crédulité je fonde mon histoire.

425   La pitié se saisit de leurs affections :

Et par le merveilleux de mes narrations,

Leur faisant admirer mes fausses aventures,

De tous mes auditeurs je fais des créatures.

Nous abordons enfin, et je sors le dernier

430   Du vaisseau, dont chacun veut sortir le premier

Pour conter au public mes fables sans pareilles.

Mon Journal se grossit de cent et cent merveilles.

Ces zélés narrateurs ont déjà tant conté,

Raconté, rajusté, corrigé, commenté,

435   Qu'étant tous à présent auteurs de mon histoire,

Ils vont avoir aussi tous à la faire croire

Presque autant d'intérêt et déplaisir que moi.

VALÈRE.

J'écoute, et j'admire.

L'HÔTESSE.

Oh ! C'est mon frère, ma foi,

Pour l'esprit.

DAMIS.

Écoutez jusqu'au bout.

VALÈRE.

Par avance,

440   Je te promets, mon cher, une ample récompense ;

Agis toujours.

L'HÔTESSE.

Au port, te voilà donc rendu ?

DAMIS.

Oui, pour Damis j'arrive ici tout reconnu.

Voyant tout disposé pour ma brillante entrée,

Car les gens du vaisseau l'avaient bien préparée,

445   Je descends et je cours vers les plus empressés,

Car ordinairement ce sont les moins sensés.

Sur l'épaule de l'un frappant d'un air affable,

Au bourgeois caressé je fais croire ma fable ;

Certain cabaretier ne me reconnaît pas.

450   Ce n'est point lui, dit-il, parlant à demi-bas,

Et chez moi le défunt très souvent venait boire.

Je cours à lui craignant l'effet de sa mémoire.

Ah ! Cher ami, chez toi le bon vin que j'ai bu !

Je crois t'en redevoir encore quelque écu.

455   L'espoir d'un peu d'argent, joint à la ressemblance,

S'est emparé d'abord de sa réminiscence.

Un autre devenu créancier à l'instant,

Me reconnaît aussi pour en avoir autant ;

Certain Gascon m'observe et me tient en brassière,

460   Je le voyais tout prêt à me rompre en visière :

Venez dîner chez moi, mon cher, n'y manquez pas.

Oui, Cousis, m'a-t-il dit, j'accepté lé repas.

Un faux brave a paru, j'ai juré qu'à la guerre

Je l'avais vu, morbleu, plus craint que le tonnerre.

465   Ainsi, pour peu qu'on soit libéral et flatteur,

Du crédule public on sait gagner le coeur.

L'HÔTESSE.

Oui ; mais je vois qu'ici ce public entre en foule.

Ton apparition sur quoi ton projet roule,

À fait croire Damis vivant, c'était ton but ;

470   Mais s'il fallait qu'enfin quelqu'un te reconnût,

Te soupçonnât, ceci pourrait changer de face :

Ne t'expose donc plus à cette populace.

Pour revoir ce Damis ils veulent tous entrer,

Allons adroitement les faire retirer.

À Valère.

475   Venez.

À Damis.

  Toi, reste là, je reviendrai te joindre.

VALÈRE.

Nulle difficulté, n'est-ce pas ?

DAMIS.

Pas la moindre.

L'HÔTESSE.

Tu sais ton rôle ?

DAMIS.

Oui, mais rejoins-moi promptement.

L'HÔTESSE, à Valère.

Vous, je vais vous instruire un peu plus amplement.

DAMIS.

Va par l'autre côté m'ouvrir cette autre porte.

L'HÔTESSE.

480   Eh ! Ne crains rien.

DAMIS.

  Va donc dissiper, la cohorte.   [ 7 Cohorte : Corps d'Infanterie parmi les Romains, qui était de cinq cents hommes. [FC]]

VALÈRE.

Je n'en puis revenir ! Un projet si hardi,

Me fait trembler, j'en suis encor tout étourdi ;

Le moindre contretemps perdrait tout.

DAMIS, seul.

Bon courage,

Valère est libéral ; couronnons notre ouvrage.

SCÈNE III.
Le Faux Damis, Glacignac.

GLACIGNAC, à part.

485   Ce Damis est un fourbe à coup sûr.

DAMIS.

  Qui vient-là ?

GLACIGNAC.

Mes yeux dé plus en plus mé confirment qu'il a

Lé portrait du défunt calqué sur son visage.

DAMIS, à part.

Ah ! Ah ! C'est ce Gascon qui criait du rivage :

J'accepte le repas. Je tremble cependant,

490   Car on m'a dit qu'il est parent du Président.

GLACIGNAC, à Damis.

Un cousis que j'avais, en trépassant, jé pense.

Vous a par testament légué sa ressemblance.

DAMIS.

Je croyais être lui.

GLACIGNAC.

Qué mé dites-vous là ?,

Il est mort. Jé né sais si vous savez céla ?

DAMIS.

495   Je devrais l'être au moins, les périlleux voyages,

Les corsaires, la mer, les écueils, les naufrages...

Mais je suis débarqué sain et sauf, c'est le bon.

GLACIGNAC.

Vous débarqué ! C'est donc de la barque à Caron ?

DAMIS.

Oui, j'ai sur l'estomac encore une onde noire ;

500   Pour la faire passer, cher cousin, allons boire,

Vous m'avez dit tantôt, j'accepte le repas.

GLACIGNAC.

Non, jé suis dé la noce, et jé n'accepté pas.

La veuve dé Damis ici se rémarie.

DAMIS.

Oui, ma femme voulait...

GLACIGNAC.

Veuvé donc, jé vous prie,

505   Veuvé, très veuvé ; car feu Damis...

DAMIS.

  Pour de feu

GLACIGNAC.

Jé vous dis, feu Damis, mon cher, m'aimait un peu.

Feu Damis...

DAMIS.

Oh ! Feu, feu... l'épithète m'offense.

GLACIGNAC.

Dé tout il mé faisait exacté confidence.

DAMIS.

J'étais un jour...

GLACIGNAC.

Non pas.

DAMIS.

J'allai...

GLACIGNAC.

Non, non.

DAMIS.

Comment ?

GLACIGNAC.

510   J'étais, j'allai, n'est pas s'exprimer congrûment

La façon dé parler, mé semblé, n'est pas bonne :

Damis, à votre égard, est la tiercé personne ;

Vous dévez dire, vous, il était, il alla,

Non pas, j'étais, j'allai ; c'est mal dit qué céla;

515   Jé né pardonne point les fautés dé grammaire.

DAMIS.

Ce badinage enfin cessera, je l'espère.

GLACIGNAC.

Prouvez donc gravément qué vous étés Damis.

Vous vous souvenez bien qu'il fut dé mes amis,

Quoiqué parent ; un jour, vous en souvient sans doute,

520   Il vint chez moi, sa bourse était à vau dé route ;   [ 8 Vau de route (à) : En déroute [SP]]

Or devinez combien jé lui prêtai d'argent ?

DAMIS.

Combien ? Je n'en ai pas le calcul bien présent,

Car comme étourdiment j'emprunte, je m'endette,

Étourdiment j'oublie, aussi ce qu'on me prête.

525   Mais je me souviens bien que quand je vous hantais

Tantôt vous me prêtiez, tantôt je vous prêtais,

Et prêterai de plus, je suis toujours le même.

GLACIGNAC.

Avant que de prêter, il faut rendre.

DAMIS.

Que j'aime

Ces maximes d'honneur, d'exacte probité !

530   Ma bourse s'ouvre. Eh bien ! Que m'avez-vous prêté ?

GLACIGNAC.

Cinquante louis d'or neufs.

DAMIS, comptant.

Justement, c'est la somme ;

Je m'en souviens, fort bien ; et même en galant homme,

À part.

Je vous rends sans quittance.... On aura son secours

Pour de l'argent.

SCÈNE I.
Glacignac, Le Faux Damis, Valère, L'Hôtesse.

L'HÔTESSE, courant étourdiment à Damis.

Joignons-le. Ah ! Mon frère ! J'accours...

GLACIGNAC.

535   Ton frère !

VALÈRE, bas à part.

Elle nous perd.

L'HÔTESSE.

  Oui, monsieur est mon frère,

Frère de lait, s'entend; tous deux la même mère,

Mère nourrice.

GLACIGNAC.

Eh donc ! La soeur d'un Damis faux !

Immobilés tous deux ! Jé vous fixe en deux mots ;

Jé vous pétrifie.

DAMIS, d'un air de confiance.

Oui.

GLACIGNAC, à Valère.

Vous vif commé salpêtré,

540   Monsieur, vivacité dont on n'est pas lé maîtré ;

Jé vous ai vu tantôt très vif, vu dé mes yeux

Parler très vivement à la veuvé ; et tant mieux,

Tant mieux, que vous aimiez cette veuvé charmanté.

Je vous protégerai contre la présidenté.

545   Liguons-nous pour punir l'injustice qu'elle a.

Dépétrifiez-vous, jeune amant, touchez là.

VALÈRE.

Quel bonheur !

GLACIGNAC.

Commençons par vous rendre la somme

Que j'ai prisé par jeu, pour révirer votre hommé.

J'emprunte en badinant, mais jé rends tout dé bon ;

550   Car en ce cas, mon cher, jé né suis point Gascon.

DAMIS.

L'honnête homme !

GLACIGNAC.

Soyons amis à touté épreuvé.

VALÈRE.

De tout mon coeur.

GLACIGNAC.

Voici votre adorable veuve.

Jé vous laissé tous trois suivré, votré projet :

Pour votré sûrété, moi, j'aurai l'oeil au guet.

VALÈRE.

555   Que ce projet sera difficile à conduire !

SCÈNE V.
Le Faux Damis, Valère, L'Hôtesse, La Veuve.

L'HÔTESSE.

De ce qu'on lui cachait il est temps de l'instruire.

VALÈRE.

Elle ne sait donc pas que c'est un faux époux ?

L'HÔTESSE.

Non, elle s'en croit deux, deux, qu'en rêvant à vous,

Elle donne, je crois, de tout son coeur au diable.

VALÈRE.

560   Dissipons promptement le chagrin qui l'accable.

LA VEUVE, demi haut.

Ce mari qui m'avait trahie en cent façons

Il faut donc le revoir ? Il le faut bien, allons....

L'HÔTESSE, imitant la voix de la Veuve.

Faut-il, quand un mari de l'autre me délivre,

Qu'il ne m'en puisse pas délivrer sans revivre ?

VALÈRE.

565   Suspendez vos chagrins.

LA VEUVE, sans voir Damis.

  Valère, laissez-moi.

Elle aperçoit Damis.

Eh ! Ne voyez-vous pas mon mari ?

L'HÔTESSE.

Non, ma foi.

VALÈRE.

Reprenez vos esprits, rassurez-vous, madame.

L'HÔTESSE.

À Valère.

Laissez-la dans l'erreur. J'aime à voir que sa femme

Nous prouve qu'il pourra tromper nos gens.

VALÈRE.

Oui ; mais

570   Elle souffre.

L'HÔTESSE.

  On en a plus de plaisir après.

VALÈRE.

Ce n'est point là Damis, madame.

LA VEUVE.

Quoi ? Qu'entends-je ?

L'HÔTESSE.

Ce n'est point le défunt, ni prenez plus le change.

LA VEUVE.

Ah ! Quelle ressemblance !

DAMIS.

En cette occasion,

Je ne serai mari qu'avec discrétion.

LA VEUVE.

575   Le même son de voix !

L'HÔTESSE.

  Quelque épouse rusée,

Quelque femme de bien à conscience aisée,

S'y tromperait exprès pour t'aimer par devoir.

VALÈRE.

Ne perdons point le temps.

LA VEUVE.

Faites-moi donc savoir

Votre dessein.

VALÈRE.

Il est très simple. On va se plaindre,

580   Blâmer le Président, le presser, le contraindre

À rendre votre dot, à biffer le contrat :

Par avance je viens d'intimider ce fat.

LA VEUVE.

Quoi donc ! Il va le voir, lui parler ! Ah je tremble !

DAMIS.

Oubliez-vous déjà qu'à Damis je ressemble ?

585   Apprenez que d'ailleurs j'ai su tous ses secrets.

Vous voyez son esprit en moi, comme ses traits.

Je fus pendant deux ans son ami de voyage.

Lorsqu'il s'embarqua même au temps qu'il fit naufrage,

Il me laissa gardien d'un nombre de papiers,

590   Contrats, titres, journaux, modestes sottisiers,

Libelles médisants, surtout contre ses proches,   [ 9 Libelle : Ecrit qui contient des injures, des reproches, des accusations contre l'honneur et la réputation de quelqu'un. [F]]

Contrat de mariage ; enfin j'ai plein mes poches

De tout ce que j'ai cru me devoir au besoin

Servir à tout venant de preuve, et de témoin :

595   Je ferais son histoire à sa famille en face ;

Et l'histoire en défaut, le roman la remplace.

Si Damis, en un mot, revenait aujourd'hui,

Je lui soutiendrais, moi, morbleu, que je suis lui.

VALÈRE.

Jouez bien votre jeu, le Président s'avance.

600   Je cours le rejoindre.

SCÈNE VI.
Le Faux Damis, L'Hôtesse, La Veuve, Le Président, Valère.

LA VEUVE.

  Ah ! Vous risquez trop, je pense,

L'HÔTESSE.

Feignons de ne point voir qu'il nous voit.

DAMIS, bas.

Tenez bon.

Il hausse la voix.

Hé ! Ne tient-il, morbleu, qu'à demander pardon,

Quand d'infidélité vous êtes convaincue ?

Redoutez ma fureur.

LA VEUVE.

Fureur mal entendue ;

605   C'est sur le Président, qui disposait de moi,

Qu'elle doit retomber.

L'HÔTESSE, bas, à la veuve.

Fort bien, fort bien ! Ma foi

Riposter prestement, c'est un talent femelle.

DAMIS.

Quoi ! C'est le Président qui vous rend infidèle ?...

VALÈRE, au Président.

N'avancez pas, laissons passer cette fureur.

DAMIS.

610   Ce Président rend donc public mon déshonneur ?

J'entends le vaudeville, et tout Marseille crie :

Tu sois le bienvenu, ta femme se marie.

Ventrebleu !   [ 10 Ventrebleu : Espèce de juron euphémique pour ventre de Dieu. [L]]

L'HÔTESSE.

Mais, monsieur, des gens nous avaient dit

Qu'ils vous avoient vu mort.

DAMIS.

Eh ! Vous l'avais-je écrit ?

LE PRÉSIDENT.

615   Toujours mauvais plaisant, voilà son caractère.

DAMIS.

Me faire un tel affront... et par devant notaire !

LA VEUVE.

Je n'y puis plus tenir.

L'HÔTESSE.

Séparez-vous en paix,

Du moins.

DAMIS.

Nous y vivrons ne nous voyant jamais.

LA VEUVE.

Près de ma tante allons chercher un sûr asile,

DAMIS.

620   Me voilà demi veuf.

SCÈNE VII.
Le Faux Damis, Le Président, Valère.

LE PRÉSIDENT.

  Le voilà plus tranquille ;

Avançons.

VALÈRE.

Je vous laisse.

LE PRÉSIDENT.

Ah ! Ne me quittez pas.

DAMIS, se radoucissant et ôtant son chapeau.

N'ayez pas peur, monsieur ; j'ai pour les magistrats

Déférence, respect...

En colère.

Mais rancune tenante,

Car ventrebleu !...

LE PRÉSIDENT.

Monsieur, en affaire importante,

625   Quoique de conseils, moi, je n'aie pas besoin,

En décidant j'admets un ami pour témoin.

DAMIS.

Pour juge même, soit; j'aime un juge d'épée,

Il expédie en bref : au fait, dot usurpée...

Il tire un contrat.

Contrat de mariage en main... mari très prompt.

630   Lisez... comptons... rendez... reste à venger l'affront.

VALÈRE.

Il n'est point question d'affront, ni de vengeance.

Monsieur le Président veut ici ma présence,

Pour n'avoir avec vous nulle discussion :

Un mot finira tout sans bruit, sans passion.

635   Monsieur déjà fâché, qu'à tort chacun le blâme

De vouloir disposer des biens de votre femme,

Veut les rendre.

LE PRÉSIDENT.

Oui, monsieur, non qu'on ait peur de vous ;

Mais je veux dissiper les faux bruits.

DAMIS, d'un ton doux.

Mon courroux

Sur ce premier article avec raison s'apaise ;

En colère.

640   Passe pour revenir, et c'est par parenthèse

Que j'accepte votre offre, et que je suis content:

J'interromps mon courroux, monsieur le Président,

Par raison, par égards pour votre caractère :

Mais, morbleu, je reprends le fil de ma colère,

645   En pensant qu'il existe un diffamant contrat ;

Chacun l'a vu signer, ma honte a fait éclat.

Au gré de l'offensé, l'offense se répare ;

Chacun a là-dessus son faible ; moi bizarre,

Délicat sur l'affront, pour le laver, je veux

650   Lacérer en public ce contrat scandaleux.

LE PRÉSIDENT.

Caprice en effet ; car de lui-même il s'annule,

Vous vivant.

VALÈRE.

Il est vrai, caprice ridicule.

Au Président.

Vous lui devez pourtant ce bizarre plaisir ;

Vous aviez un peu tort.

LE PRÉSIDENT.

Contentons son désir.

655   C'est minutie au fond qui m'est indifférente.

À l'égard de la dot, je la livre à la tante,

Et non pas à vous ; car par mon autorité,

Pour mettre les débris des biens en sûreté,

Je vous fis séparer.

DAMIS.

Séparer ! Autre injure

660   Qu'on me fit, moi parti, mais par chicane pure.

Est-ce que l'on sépare un mari par défaut ?

À certains magistrats... oui, c'est là ce qu'il faut ;

Ils savent, profitant de ce qui nous afflige,

Mettre, ainsi que nos biens, nos femmes en litige.

VALÈRE, au Président.

665   C'est un reste de fiel, excusez.

DAMIS.

  Notre dot,

Du moins, si je mourrais, n'ira plus à ce sot,

Frère de votre femme : avec horreur je pense

Qu'il puisse avoir par vous ma femme en survivance.

VALÈRE.

Vous voilà donc d'accord ?

LE PRÉSIDENT.

Je vais prendre là-haut

670   Le contrat, les billets, enfin ce qu'il vous faut.

Messieurs, entrez toujours dans la salle prochaine :

Je vous joins à l'instant.

DAMIS.

Je renonce sans peine

À la dot, car sur mer je gagne assez d'argent.

Le désir de vengeance est un désir urgent,

675   Contentons-le. J'irai joindre après ma chaloupe ;

Heureux qui fuit sa femme avec le vent en poupe !

SCÈNE VIII.

LE PRÉSIDENT, seul.

J'ai bien mené ceci, prudence, fermeté,

Prévoyant tout, en tout de la formalité,

Suivant exactement les lois les plus sévères.

680   J'admire mon talent pour les grandes affaires,

Prononçant, décidant, je suis content de moi.

SCÈNE IX.
Le Président, La Présidente.

LA PRÉSIDENTE, à part.

Il faut approfondir un peu ce que je vois.

Au Président.

Je vous cherche partout.

LE PRÉSIDENT.

Je vous cherche de même.

LA PRÉSIDENTE.

Je n'ai point respiré depuis le trouble extrême

685   Que m'a causé tantôt ce grand événement.

Enfin j'ai réfléchi de sang-froid, mûrement ;

Mais qu'a produit la peur que vous a fait Valère ?

LE PRÉSIDENT.

J'ai sans m'intimider, en traitant cette affaire,

Gardé le décorum, et parlé hautement.   [ 11 Décorum : Mot Latin devenu Français, qui se dit en cette phrase proverbiale : Garder le decorum, pour dire, Observer toutes les lois de la bienséance. [F]]

690   Je vais livrer la dot à la tante.

LA PRÉSIDENTE.

  Comment ?

LE PRÉSIDENT.

Je crois avoir bien fait, parlez.

LA PRÉSIDENTE.

Que puis-je dire ?

Dès que vous décidez, c'est à moi de souscrire.

LE PRÉSIDENT.

D'accord; mais vous devez m'approuver amplement.

LA PRÉSIDENTE.

Je me tais.

LE PRÉSIDENT.

Je veux, moi, je veux absolument

695   Que vous parliez.

LA PRÉSIDENTE.

  Parlons, mais par obéissance.

Ne livrez rien encor.

LE PRÉSIDENT.

C'est ce que par prudence,

J'avais déjà tout seul d'abord imaginé.

LA PRÉSIDENTE.

Suspendez...

LE PRÉSIDENT.

Oui, j'étais déjà déterminé.

À suspendre pour....

LA PRÉSIDENTE.

Pour approfondir un doute.

LE PRÉSIDENT.

700   Ce doute m'est venu : parlez, je vous écoute.

LA PRÉSIDENTE.

Quelqu'un m'a dit tout bas qu'il croit ce Damis faux.

LE PRÉSIDENT.

J'en ai quelque soupçon, il m'a dit certains mots...

LA PRÉSIDENTE.

Il faut dissimuler, l'affaire est délicate.

LE PRÉSIDENT.

C'est ce que je vous dis ; avant que l'on éclate,

705   Je suis d'avis de... de...

LA PRÉSIDENTE.

  Pour approfondir mieux

Des faits, qui là-dessus m'ont fait ouvrir les yeux;

Laissez-moi seule agir sur ce que je soupçonne.

LE PRÉSIDENT.

Oui, ma femme, agissez seule, je vous l'ordonne.

SCÈNE X.

LA PRÉSIDENTE, seule.

Je joue ici gros jeu; car si c'est ce Damis,

710   Qui devint le plus grand de tous mes ennemis,

Après avoir été sa trop crédule amante,

S'il savait que c'est moi qui suis la Présidente,

Il me perdrait d'honneur, pour se venger de moi...

Le parti que je prends est le plus sûr, je crois.

715   Sous un nom étranger à Damis annoncée,

Je pourrai m'éclaircir, le voir coiffe baissée ;

Si c'est lui, livrons tout, il n'y faut plus songer;

Et si ce n'est pas lui, j'éclate sans danger.

ACTE III

SCÈNE I.

LE FAUX DAMIS, seul.

On ne vient point finir, ce contretemps m'étonne.

720   Me soupçonnerait-on ? Pour peu qu'on me soupçonne,

Ma foi, pour esquiver, regagnons notre esquif ;

Ravoir la dot pourtant, c'est le point décisif ;

S'ils me vont disputer mon nom, ferai-je face ?,

Voyons ; car j'ai tantôt gagné la populace ;

725   Mais au moindre revers je ne m'y fierais plus.

La faveur populaire est un flux et reflux,

Tantôt blâme excessif, tantôt louange outrée.

À Damis avec joie ils ont fait une entrée ;

Avec joie ils verraient leur Damis au carcan.

SCÈNE II.
La Présidente, Le Faux Damis.

LA PRÉSIDENTE, seule.

730   Il me paraît Damis, mais assurons-nous-en ;

Pour l'observer de près, et n'être point connue,

Parlons-lui coiffe basse.

DAMIS.

Oui, cette dot reçue,

Apercevant la Présidente.

Je disparaîtrais... Mais on m'examine fort.

Que me veut cette femme ? Évitons son abord.

735   Mais je ne puis rentrer, elle barre la porte.

LA PRÉSIDENTE, à part.

Ce n'est pas lui.

DAMIS à part.

Morbleu, faisons du moins en sorte

D'éluder l'embarras du questionnement.

LA PRÉSIDENTE.

Monsieur, j'aurais besoin d'un éclaircissement,

Je voudrais bien savoir...

DAMIS.

Avant de vous entendre,

740   Madame, je voudrais d'abord par vous apprendre...

LA PRÉSIDENTE.

Répondez-moi d'abord.

DAMIS.

Je vous réponds après.

LA PRÉSIDENTE.

Répondez-moi, monsieur, d'abord sur quelques faits;

DAMIS.

Dites-moi si...

LA PRÉSIDENTE.

Parler tous deux, c'est se confondre ;

Tous deux questionner, au lieu de se répondre.

745   Je veux sur une affaire un éclaircissement;

Écoutez-moi, je vais m'énoncer clairement.

DAMIS.

Souffrez que le premier clairement je m'énonce.

LA PRÉSIDENTE.

Par politesse au moins, d'abord une réponse.

DAMIS.

Sachons....

LA PRÉSIDENTE.

C'est éluder un peu grossièrement.

DAMIS.

750   Je n'élude point ; c'est que naturellement

En conversation je prends mon avantage.

Chacun a pour briller ses talents en partage.

Tel, en répondant juste à chaque question,

Fait voir modestement son érudition :

755   À bien questionner moi je mets ma science.

LA PRÉSIDENTE.

N'oser répondre, c'est marquer sa défiance,

Ou c'est me mépriser ; car au premier venu

Vous contez, racontez ce que vous avez vu

En voyageant.

DAMIS.

D'accord ; mais las de verbiages,

760   Je vais faire imprimer ma vie et mes voyages,

Qui se vendront chez Jean Gilles Josse, à Lyon ;

Vous pourrez acheter toute l'édition.

LA PRÉSIDENTE.

En plaisantant ainsi vous croyez m'éconduire:

Mais si sur deux points seuls vous ne daignez m'instruire,

765   Je ne vous quitte point, je vous suivrai partout.

Je suis femme obstinée, et je vous pousse à bout.

DAMIS.

S'il s'agit de deux mots, je suis civil, honnête,

Et pour les dames j'ai toujours réponse prête.

LA PRÉSIDENTE.

Répondez donc.

DAMIS.

Parlez, je réponds, si je puis.

LA PRÉSIDENTE.

770   Je voudrais bien savoir de vous....

DAMIS.

Quoi ?

LA PRÉSIDENTE, ôtant sa coiffe.

  Qui je suis ?

DAMIS.

Qui vous êtes ? Parbleu ! Vous devez vous connaître.   [ 12 Parbleu : Sorte de jurement. [L]]

LA PRÉSIDENTE.

Voyez, examinez, rêvez qui je puis être.

Mon autre question, c'est de vous demander

Qui vous êtes ?

DAMIS.

Fort bien. C'est fort bien préluder !

775   Jamais femme n'a fait questions plus sensées,

Plus précises surtout, ni moins embarrassées...

LA PRÉSIDENTE.

J'y pourrais mettre encor plus de précision.

Un seul mot de deux points fait la décision ;

Dites-moi qui je suis, je saurai qui vous êtes.

DAMIS.

780   Toutes vos questions sont sentences complètes :

Vous m'inspirez, madame, une estime pour vous,

Un désir de lier connaissance entre nous.

LA PRÉSIDENTE.

C'est dire, que jamais elle ne fut liée.

DAMIS.

C'est dire que l'on peut vous avoir oubliée :

785   Je vous remets pourtant, cette bouche, ces yeux...

Un certain assemblage, et noble et gracieux...

Mais dans trois ou quatre ans j'ai vu dans mes voyages,

En femmes seulement, vingt milliers de visages ;

Ils sont tous gravés là ; mais quoi ? Vous savez bien

790   Que le plan d'un cerveau n'est pas plus grand que rien.

Tous ces portraits y sont peints les uns sur les autres.

Tant de traits différents, mêles avec les vôtres,

Font un brouillamini que je débrouillerai ;   [ 13 Brouillamini : Fig. Brouillement, confusion. [L]]

Et tantôt à coup sûr je vous reconnaîtrai.

795   Mais j'ai pour le présent une affaire pressée.

LA PRÉSIDENTE, à part.

N'éclatons pas d'abord ; mais en femme sensée,

En démasquant le fourbe, assurons-nous de lui,

Pour pouvoir achever notre noce aujourd'hui.

SCÈNE III.
Le Faux Damis, Glacignac, L'Hôtesse.

DAMIS.

La voilà partie. Ah ! Ceci me déconcerte.

800   Monsieur de Glacignac, la trame est découverte.

L'HÔTESSE.

Je ne le sais que trop; je suis au désespoir.

La prude soupçonnait, elle a voulu te voir.

DAMIS.

Quoi ! C'est la Présidente ?

GLACIGNAC.

Elle-même.

DAMIS.

Qu'entends-je ?

GLACIGNAC.

Paix, né mé troublés pas ; là-dessus jé m'arrange.

DAMIS.

805   Sur quoi ?

GLACIGNAC.

  Tu m'as montré ces papiers dé Damis,

Ces journaux, qu'en mourant lé défunt t'a rémis.

DAMIS.

Eh bien ?

L'HÔTESSE.

Sur ces papiers, quelle est votre espérance ?

DAMIS.

Parlez donc.

L'HÔTESSE.

Hâtons-nous.

GLACIGNAC.

Jé pense et je répense...

DAMIS.

Mais je suis découvert ; pensez donc promptement;

GLACIGNAC.

810   Les expédients sûrs mé viennent lentément ;

Mais nous aurons main forté, en tout cas.

DAMIS.

Ah ! Je tremble.

GLACIGNAC.

À mon égard je suis tranquille, cé mé semblé ;

Au sujet dé Damis, si l'on m'inquiétait,

Jé dirais bonnément : j'ai cru qué cé l'était ;

815   Vous né pourriez pas vous, diré, jé croyais l'être.

DAMIS.

Vraiment, non. C'est pourquoi, moi, je veux disparaître.

GLACIGNAC.

Révoyons ces papiers, ces lettres du défunt.

DAMIS.

Tenez ; mais je n'ai vu parmi ces noms d'emprunt

Aucun de ceux, qu'a pris jadis la Présidente.

L'HÔTESSE.

820   Damis fut son amant pourtant, chose constante.

GLACIGNAC.

Lisons tranquillement.

DAMIS.

Lisez, mais hâtez-vous.

GLACIGNAC.

Voici bien des billets, jé veux les liré tous

À mon aisé.

DAMIS.

Morbleu ! Mais nul nom de la prude.

L'HÔTESSE.

Il faut voir. Ce doit être à tous trois notre étude

825   Selon ceux qu'elle aimait, en changeant de pays,

Elle changeait d'état, de nom, comme d'habits :

En intrigues d'amour, ce fut un vrai Protée.   [ 14 Protée : C'est un nom qu'on donne aux personnes inconstantes, ou trompeuses, qui changent de profession, qui paraissent sous diverses figures, et qui se transforment en mille manières, principalement pour tromper les autres : ce qui est fondé sur une fiction des poètes anciens d'un homme fabuleux qui changeait à tout moment de forme et de figure. [T]]

DAMIS.

Moi, j'ai vu du défunt chaque intrigue cotée

Sur son journal galant.

L'HÔTESSE.

Moi, je sais quelques faits.

830   Voyons s'ils cadreraient au journal, aux billets.

N'y trouverions-nous point une modeste Hortense

Qui gagnait tous les coeurs par sa fine innocence,

Quand les filles encor plaisaient par la pudeur ?

DAMIS.

Damis était du goût d'à présent, par malheur ;

835   Sur son journal galant je n'ai point vu d'Hortense.

L'HÔTESSE.

De ce Protée en fille, autre histoire : en Provence,

Sur mer, on lui donnait une fête, un cadeau,

Opéra, dieux marins, mascarade sur l'eau ;

Elle y faisait Thétis ; il survint un orage ;

840   Tout enfonce, un Triton la prend sur son dos, nage,

Et veut, toujours nageant, promesse d'épouser ;

Elle était fière ; mais comment le refuser ?

Il peut par désespoir se noyer avec elle :

J'épouse, sauvez-moi, dit enfin la cruelle.

845   Mariage dans l'eau, qui ne tint pas, dit-on.

DAMIS.

Je rêve.... Non, Damis ne fut point ce Triton ;

Du moins dans son journal je n'en ai point de note.

L'HÔTESSE.

Attendez, attendez : la prude eut la marotte

Jadis de ces romans, dans le goût pastoral...

DAMIS.

850   Ah ! Sur ce ton, j'ai vu des traits dans mon Journal.

L'HÔTESSE.

En Provence autrefois, mascarades champêtres,

Nos amants en bergers chantaient au pied des Hêtres,

Et Tirsis et Silvie, et Damon et Philis...

GLACIGNAC.

Jé vois dans cé billet du Damon.

L'HÔTESSE.

Où ?

GLACIGNAC.

Tiens, lis.

855   L'écrituré sans doute est dé la Présidenté,

Je la connais.

DAMIS.

Lisons ; est-elle convaincante ?

L'HÔTESSE.

Non, voyons l'autre : oui, c'est son écriture aussi ;

Car elle a devant moi fait une liste ici

Des priés pour la noce.

DAMIS.

Ah ! Parbleu je respire.

L'HÔTESSE.

860   Cette lettre vaut bien la peine de la lire.

DAMIS.

Je n'aurais jamais pu deviner sans vous deux...

L'HÔTESSE.

Dans celle-ci Damon est encore amoureux ;

Voyons l'autre. Ah, ma foi ! Damon cesse de l'être;

Parce qu'on l'a rendu trop tôt heureux peut-être.

865   Justement ! On s'en plaint en champêtre jargon,

Elle lit.

La fidèle Silvie au volage Damon.

Hon ! Hon ! Traître, parjure, tu dis que les bergers délicatement amoureux s'offensent du mot de contrat ; mais ce contrat, ne me le promis-tu pas, lorsque ta délicatesse exigea de la mienne que le don libre de nos coeurs précédât la signature ? Que la signature le suive donc, ingrat ; que Damon et Silvie, après avoir suivi la loi des bergers, subissent enfin la loi du contrat ?

DAMIS.

Je tirerai parti de ce billet lyrique.

L'HÔTESSE.

Il faut voir en secret cette Silvie antique :

Qui de nous la verra ?

GLACIGNAC.

Cé né peut être moi ;

870   Ellé croirait...

L'HÔTESSE.

  Voyez là-bas, je l'aperçois.

DAMIS.

Est-elle seule ?

L'HÔTESSE.

Oui.

DAMIS.

Bon. Je risque l'abordage.

Faites le guet, pendant que je la contregage.   [ 15 Contregager : Prendre des suretés de quelqu'un, avant que de s'engager avec lui, et de lui accorder ce qu'il demande. [T]]

L'HÔTESSE.

Oui ; car en cas d'alarme on le ferait sauver.

GLACIGNAC.

Comptez sur nous.

SCÈNE IV.
Le Faux Damis, Le Président, La Présidente.

Ces deux derniers dans le fond du Théâtre.

DAMIS.

Allons ; mais qui la vient trouver ?

875   Ah ! C'est le Président : morbleu, si je retarde,

Il ne sera plus temps peut-être... on me regarde...

On vient à moi... risquons. Oui, le mari présent

Rendra le coup plus vif, plus fort et plus pressant.

LE PRÉSIDENT.

Mais en public du moins je veux qu'il se rétracte.

LA PRÉSIDENTE.

880   Vous pourriez le punir ; votre justice exacte

Cède à votre bonté pour éviter l'éclat ;

Mais soyez sûr, monsieur, que c'est un scélérat :

Non, ce n'est point Damis, ce n'est qu'un fourbe insigne.

LE PRÉSIDENT.

Qu'apprends-je ici, monsieur ? Jouer un rôle indigne !

DAMIS.

885   Je respecte l'arrêt que madame a donné ;

Je me tiens criminel, si je suis condamné

Par la plus pénétrante et la plus équitable,

Par la plus vertueuse et la plus respectable...

En un mot, je souscris à sa décision :

890   Mais la prenant pour juge avec soumission,

Je puis, sans l'offenser, récuser sa mémoire.

Vous souvient-il d'un fait, (il est à votre gloire)

Sur lequel j'ai reçu plusieurs lettres de vous ?

LA PRÉSIDENTE.

De moi, monsieur ?

LE PRÉSIDENT.

Non, non ; vous vous moquez de nous :

895   Jamais autre que moi n'eût lettres de ma femme.

DAMIS.

Celles que j'ai, monsieur, font honneur à madame.

LA PRÉSIDENTE.

Vous avez dites-vous ?...

DAMIS.

Belles moralités,

Lettres de votre main, par où vous m'exhortez

À réformer mes moeurs sur quelque bon modèle.

Au Président.

900   Madame... à ses devoirs ne borne point son zèle ;

Elle se charge encor de la vertu d'autrui.

LE PRÉSIDENT.

Monsieur vous connaît bien, j'en conviens avec lui.

DAMIS, à part.

Bien mieux qu'elle ne croit.

LA PRÉSIDENTE, à part.

Ouais ! Que voudrait-il dire ?

DAMIS.

Je ris de souvenir, vous-même en allez rire,

905   Quand je vous aurai dit à quelle occasion

Madame m'écrivit une exhortation.

En amour j'étais vif, folâtre en mon jeune âge;

Mais à présent... ma foi, je ne suis pas plus sage.

J'étais donc scélérat assez passablement ;

910   Ah ! Madame, j'étais un scélérat charmant.

Vers elle.

Je devins le Damon... de certaine... Silvie...

Nous goûtions les douceurs d'une champêtre vie.

Rien que de pastoral dans notre passion ;

Toujours traitant l'églogue eu conversation.

915   C'étaient ardents soupirs dans un sombre bocage,

De gazouillants ruisseaux, rossignols, doux ramage,

Musettes, verts gazons, houlettes, chalumeaux,

Bergères et bergers dormant sous les ormeaux,

Oubliant leurs moutons épars dans la prairie ;

920   Tendres galimatias, jargon de bergerie,

Délicats sentiments, tirant sur la fadeur :

En vrai Damon ainsi j'exprimais mon ardeur,

Lorsque sur cette intrigue innocente et rustique,

Une mère grossière, injuste et politique,

925   Ignorant des bergers la naturelle loi,

Voulut mettre un notaire entre Silvie et moi.

Mais, comme un franc berger, moi j'envoyai tout paître.

Le Président, à la Présidente.

Ce récit paraît franc, nous nous trompons peut-être.

DAMIS.

930   De Silvie en ce temps prenant les intérêts,

Madame m'exhorta par cinq ou six billets...

Il donne une lettre à la Présidente.

Si malgré celui-ci votre oubli continue,

Par d'autres à l'instant vous serez convaincue.

935   J'en puis encor montrer d'autres plus éloquents,

Bien plus forts en morale, en un mot convaincants.

LE PRÉSIDENT.

En morale toujours ma femme sut écrire.

Elle a fait des recueils qu'on est charmé de lire.

Montrez-moi ce billet.

LA PRÉSIDENTE.

Je m'en garderai bien,

LE PRÉSIDENT.

940   Pourquoi donc ?

LA PRÉSIDENTE.

  Le secret d'autrui n'est pas le mien.

Cette jeune Silvie est ici dévoilée.

LE PRÉSIDENT.

Voilà toujours ma femme, avec excès zélée.

Montrez-moi ce billet.

LA PRÉSIDENTE.

Le voilà déchiré.

DAMIS.

Quel dommage, monsieur ! Vous l'auriez admiré.

LE PRÉSIDENT.

945   J'eusse été curieux de le voir.

DAMIS.

  J'en ai d'autres,

Madame, et j'ai gardé les miens avec les vôtres;

J'ai les brouillons de ceux que je vous écrivais :

Tâchant de mériter ceux que je recevais.

Je relisais les miens, j'y faisais cent ratures,

950   Pour les faire imprimer avec mes aventures.

LA PRÉSIDENTE, au Président.

Oui, plus je l'examine avec attention,

Plus je vois mon erreur, mon indiscrétion.

Que vos traits sont changés ! C'est une chose étrange,

Qu'un petit nombre d'ans, hélas si fort nous change.

DAMIS.

955   Mon aimable Silvie est bien changée aussi.

LA PRÉSIDENTE.

Par sagesse, monsieur conduisait tout ceci

Sans éclat, mieux que moi. J'avais été trop prompte;

Pardon, vous méconnaître ! Ah ! Que j'en ai de honte !

DAMIS.

C'est moi qui suis honteux d'avoir vieilli si fort.

LE PRÉSIDENT.

960   C'est la première fois que vous avez eu tort,

Ma femme.

LA PRÉSIDENTE, au Président.

Obtenez donc de lui qu'il me pardonne ;

DAMIS.

Oh ! Suffit que madame ait la mémoire bonne.

LA PRÉSIDENTE.

Je remets à présent tous ses traits, je dis tous.

LE PRÉSIDENT.

Moi qui ne l'avais vu que très peu, croiriez-vous

965   Que je retrouve aussi toute sa ressemblance ?

LA PRÉSIDENTE.

Çà, monsieur, il faut donc pour, réparer l'offense

Qu'a pu faire à Damis mon injuste soupçon,

Voir ce qu'il veut de nous, et lui faire raison.

Par vous tantôt l'affaire était bien décidée :

970   J'admire que toujours votre première idée

Est la meilleure ! Car vous vouliez dès tantôt

Tout mettre entre les mains de la tante.

LE PRÉSIDENT.

Il le faut.

LA PRÉSIDENTE.

Allez prendre là-haut ce contrat qui le blesse.

LE PRÉSIDENT.

Oui.

LA PRÉSIDENTE.

Les lettres de change.

LE PRÉSIDENT.

Oui.

LA PRÉSIDENTE.

Mais pour votre nièce

975   Il faut qu'il ait aussi des égards, et je vais

L'exhorter...

LE PRÉSIDENT.

Exhortez-le à ne la voir jamais ;

C'est ce qu'il peut de mieux.

SCÈNE V.
La Présidente, Le Faux Damis.

LA PRÉSIDENTE, à part.

Ce fourbe m'embarrasse.

DAMIS, à part.

Elle craint à présent de me revoir en face.

LA PRÉSIDENTE, à part.

D'où peuvent lui venir mes lettres ? Il faut bien

980   Qu'il les ait de Damis...

DAMIS, à part.

  Je ne risque plus rien.

LA PRÉSIDENTE, à part.

Ménageons l'imposteur, gagnons-le pour mon frère.

Ici une scène muette entre eux.

DAMIS, à la Présidente.

Quand on a de l'esprit on se tire d'affaire.

LA PRÉSIDENTE, à Damis.

L'on n'en a pas besoin quand on est innocent.

DAMIS.

Il en faut pour le monde, il est si médisant

LA PRÉSIDENTE.

985   Je fermerai les yeux sur tout ce qui se passe,

Mais vous m'accorderez une petite grâce :

Pour me la refuser vous êtes trop sensé.

DAMIS.

Je fermerai les yeux sur ce qui s'est passé,

Mais vous m'accorderez une grâce assez grande.

LA PRÉSIDENTE.

990   Accordez-moi d'abord ce que je vous demande.

Vous avez dites-vous, d'autres lettres de moi ?

DAMIS.

En voici quatre ou cinq, madame.

LA PRÉSIDENTE.

Je le vois.

Sans vous faire prier, vous allez me les rendre.

DAMIS.

Oui, mais grâce pour grâce, et vous devez m'entendre.

LA PRÉSIDENTE.

995   Mais vous devez me craindre en cette occasion.

DAMIS.

Nous avons tous deux eu de la discrétion.

Comme berger discret j'ai caché le mystère...

LA PRÉSIDENTE.

Et moi j'ai découvert que vous servez Valère ;

J'entrevois vos projets, mais à force d'argent

1000   Puis-je les changer ?

DAMIS.

  Non ; je ne suis plus changeant.

Parlons net : il me faut la veuve pour Valère ;

Servez-le, votre honneur vous est plus cher qu'un frère;

Votre sagesse enfin vous donne un ascendant

Sur le coeur, sur l'esprit de ce bon Président ;

1005   Conservez-le.

LA PRÉSIDENTE.

Il revient.

DAMIS.

  Soyez très complaisante ;

Je vous rends vos billets, pourvu qu'on me contente,

SCÈNE VI.
Le Président, La Présidente, La Tante, La Veuve, Damis.

LE PRÉSIDENT, à la tante.

Je ne me mêle plus de rien ; c'est son époux

Qui laissera, s'il veut ; son épouse avec vous,

Ou dans un couvent.

DAMIS.

Moi, j'ai promis à madame

1010   De ne point exiger le couvent pour ma femme.

LE PRÉSIDENT.

Finissons. De nos faits nous sommes convenus ;

Monsieur ; en bons billets voici cent mille écus ;

Je les livre à ma soeur.

LA PRÉSIDENTE, bas à Damis.

Mes lettres ?

DAMIS, bas.

Patience.

Haut.

Le contrat ?

LE PRÉSIDENT.

Et voici le contrat.

DAMIS.

Ma vengeance

1015   Va donc se contenter : déchirons.

LA PRÉSIDENTE, arrachant le contrat des mains de Damis.

  Doucement :

Il allait déchirer ce contrat brusquement

Sans le voir. Il faut voir au moins ce qu'on déchire ;

La confiance aveugle est blâmable.

LE PRÉSIDENT.

J'admire,

Que vous voulez qu'en tout on voie clair.

DAMIS.

Voyons.

LA PRÉSIDENTE, bas à Damis.

1020   Mes lettres ?

DAMIS, bas.

Tout à l'heure.

LE PRÉSIDENT.

  Afin que nous partions,

Voyez vite.

LA PRÉSIDENTE.

Attendez.

LE PRÉSIDENT.

Excès d'exactitude,

D'ordre !

DAMIS, bas.

En donnant, donnant.

LA TANTE, à part.

Que j'aime à voir la prude

Au supplice !

LE PRÉSIDENT.

Est-ce fait ?

DAMIS.

Oui ; quand on a bien vu,

On est beaucoup plus sûr.

SCÈNE VII.
Le Président, La Présidente, La Tante, La Veuve, Glacignac, Damis, L'Hôtesse.

GLACIGNAC.

Il est bien réconnu

1025   Pour êtré vrai Damis, mon parent et lé vôtré :

Lé nouvel époux fuit, un mari chassé l'autré.

LA PRÉSIDENTE.

Partons.

À la Veuve.

Puisse Damis faire votre bonheur !

SCÈNE VIII.
Damis, La Tante, La Veuve, Valère, L'Hôtesse.

L'HÔTESSE.

Bon ! Les voilà partis.

VALÈRE.

Ah ! Je n'ai plus de peur.

LA TANTE.

Je puis donc à présent, comme tante et maîtresse,

1030   Par un nouveau contrat disposer de ma nièce.

LA VEUVE.

Me voilà donc à vous ?

VALÈRE.

Quel comble de bonheur !

DAMIS.

Oui, vous êtes heureux qu'une prude ait eu peur ;

Contre ses intérêts qu'une prude réduite,

Ait assez de pudeur pour masquer sa conduite ;

1035   Chose rare à présent ! L'on en trouve si peu,

Qui prennent encor soin de bien cacher leur jeu.

Tout bien considéré, franche coquetterie,

Est un vice moins grand, que fausse pruderie.

Les femmes ont banni ces hypocrites soins,

1040   Le siècle y gagne au fond, c'est un vice de moins.

 



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Notes

[1] Parler à la cantonade : parler à un personnage qui n'est pas en scène. [L]

[2] Morbleu : Sorte de jurement en usage même parmi les gens de bon ton. [L]

[3] Apostille : Annotation ou renvoi qu'on fait à la marge d'un écrit pour y ajouter quelque chose qui manque dans le texte, ou pour l'esclaircir et l'interpreter. [F]

[4] Cousis : mot utilisé par le gascon pour cousin.

[5] Da : Interjection qui sert à augmenter l'affirmation ou la dénégation : c'est un terme populaire. [F]

[6] Enigme : Définition de choses en termes obscurs, mais qui, tous réunis, désignent exclusivement leur objet et sont donnés à deviner. [L]

[7] Cohorte : Corps d'Infanterie parmi les Romains, qui était de cinq cents hommes. [FC]

[8] Vau de route (à) : En déroute [SP]

[9] Libelle : Ecrit qui contient des injures, des reproches, des accusations contre l'honneur et la réputation de quelqu'un. [F]

[10] Ventrebleu : Espèce de juron euphémique pour ventre de Dieu. [L]

[11] Décorum : Mot Latin devenu Français, qui se dit en cette phrase proverbiale : Garder le decorum, pour dire, Observer toutes les lois de la bienséance. [F]

[12] Parbleu : Sorte de jurement. [L]

[13] Brouillamini : Fig. Brouillement, confusion. [L]

[14] Protée : C'est un nom qu'on donne aux personnes inconstantes, ou trompeuses, qui changent de profession, qui paraissent sous diverses figures, et qui se transforment en mille manières, principalement pour tromper les autres : ce qui est fondé sur une fiction des poètes anciens d'un homme fabuleux qui changeait à tout moment de forme et de figure. [T]

[15] Contregager : Prendre des suretés de quelqu'un, avant que de s'engager avec lui, et de lui accorder ce qu'il demande. [T]

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