TRAGÉDIE
1694
Hilaire-Bernard de LONGEPIERRE
Texte établi Paul FIEVRE, Mai 2024
Publié établi par Paul FIEVRE pour theatre-classique.fr, Mai 2006, revu juillet 2017
© Théâtre classique - Version du texte du 30/06/2024 à 10:55:02.
ACTEURS
SOLON, Législateur d'Athènes.
PISISTRATE, Roi d'Athènes.
ARISTON, Ami de Pisistrate.
CLÉORANTE, sous le nom de POLICRITE, crue fille de Solon.
LICURGUE, Chef de Parti dans Athènes.
CÉLINTE, Soeur de Licurgue.
CLÉANTE, Confident de Solon.
CÉPHISE, Confidente de Policrite.
ARTAMAS, Confident de Licurgue.
CLITIE, Confidente de Célinte.
ARCAS, Domestique de Solon.
La Scène est à Athènes, dans le Palais de Solon.
ACTE PREMIER
SCÈNE PREMIÈRE.
Pisistrate, Ariston.
PISISTRATE.
Cessez de me tenir un discours qui me flatte,
Et jugez mieux, Seigneur, du coeur de Pisistrate.
J'ai de l'ambition, et vous n'en doutez pas ;
Mais s'il faut renoncer à tant d'autres appas,
5 | S'il faut, pour être Roi, laisser tout ce que j'aime : |
Ah ! Que c'est chèrement porter le diadème,
Et qu'il est malaisé qu'un esprit amoureux,
Trouve, après cet effort, de quoi se rendre heureux !
ARISTON.
La couronne est charmante !
PISISTRATE.
Et Policrite est belle !
ARISTON.
10 | Mais vous perdrez le trône, en vivant avec elle ; |
Et vous craignez encor de quitter un objet
Dont l'hymen vous contraint à demeurer sujet ?
PISISTRATE.
Mais puis-je l'oublier sans faire une injustice ?
ARISTON.
Mais un sceptre, Seigneur, vaut bien un sacrifice ;
15 | Et l'amour est un faible où l'on doit résister |
Quand il prive d'un trône où l'on pouvait monter.
Si d'un lâche remords votre coeur est capable,
Commençant de régner, cessez d'être coupable,
Et chassez loin de vous l'indigne souvenir
20 | D'un injuste pays qui vous osa bannir. |
Votre bras l'a sauvé des armes de Mégare ;
Cependant, contre vous cet ingrat se déclare,
Et malgré tous ses biens par vous seul conservés,
Voyez l'indigne prix que vous en recevez.
25 | Mais, croirez-vous agir pour le bonheur d'Athènes, |
En lui laissant un bien qui lui fait tant de peine ;
Et que ces déplaisirs doivent être plus grands
D'obéir à vous seul qu'à cinquante Tyrans ?
La liberté, Seigneur, n'est plus qu'un mal pour elle,
30 | Qui l'expose aux fureurs d'une guerre éternelle ; |
Et quelque changement qu'il en puisse arriver,
Il faut la lui ravir, si l'on veut la sauver.
Solon, Solon, lui-même, avec sa politique,
Ne saurait l'affranchir du pouvoir monarchique,
35 | Et se fût maintenu dans son autorité, |
S'il eût eu quelque espoir pour cette liberté.
Je suis maître du Fort, et le peuple nous aime ;
Mais, si vous refusez l'offre d'un diadème,
Plutôt que d'exposer et ma gloire et mes jours,
40 | Je saurai, pour moi-même, employer son secours. |
Mon amitié, pour vous, destinait Cléorante,
Si le Ciel, par sa mort, n'eût trompé mon attente ;
Et Licurgue aujourd'hui n'aurait pas cet honneur,
D'arrêter nos desseins par l'hymen de sa soeur.
45 | Mais, puisqu'enfin le sort à mes soins l'a ravie, |
Je vous offre, du moins, mes amis et ma vie :
Disposez en, Seigneur ; mais à votre refus,
Je prétends m'en servir, et ne le blâme plus.
C'est à vous maintenant à juger de vous-même :
50 | Athènes vous invite à prendre un diadème... |
Mais Policrite vient. Souvenez-vous, Seigneur,
Qu'il faut monter au trône, ou vivre sans honneur.
Ariston sort.
SCÈNE II.
Pisistrate, Policrite.
PISISTRATE.
Souffrirez-vous, Madame, un dessein magnanime,
Où l'amour me conduit, où la gloire m'anime ;
55 | Et que pour obtenir un bonheur souverain, |
J'ose le demander un sceptre dans la main ?
POLICRITE.
Ce présent toucherait un coeur comme le vôtre ;
Mais Policrite ici n'agit pas comme une autre,
Et du sang de Solon les nobles mouvements
60 | Font naître dans le sien de plus beaux sentiments. |
Elle ne peut souffrir un amant téméraire,
Qui veut assujettir sa patrie et son père ;
Et flattant ses désirs d'un criminel espoir,
Prétend sur leur ruine établir son pouvoir.
65 | S'il est vrai que pour moi Pisistrate soupire ; |
Il saura que l'amour ne veut point d'autre empire ;
Qu'à régner tendrement il met tout son bonheur,
Et que tout son pouvoir se borne dans un coeur.
PISISTRATE.
Je connais les douceurs que l'amour nous envoie ;
70 | Mais un trône, Madame, en augmente la joie, |
Et, certain de son choix, entre des biens si doux,
Ce coeur ambitieux ne l'aime que pour vous.
Accordez le bonheur à cette amour parfaite,
De garantir vos jours du titre de sujette ;
75 | Et ne m'empêchez pas, pour vaincre mes Rivaux, |
De chercher un bandeau qui couvre mes défauts.
POLICRITE.
Quelque soit ce dessein, dont la grandeur vous flatte,
D'autres sauront, peut-être, empêcher qu'il n'éclate ;
Mais ne me nommez point l'objet de vos soupirs,
80 | Puisque l'ambition y mêle ses désirs. |
Ces grandes passions que votre coeur assemble,
Perdent toute leur force à demeurer ensemble ;
Et de ces deux Tyrans, à l'envi déclarés,
La chaîne est différente, et les droits séparés.
85 | On peut aimer le trône, et contre tant de charmes, |
L'amour de vos pareils n'a que de faibles armes :
Vos coeurs savent trop mal partager l'intérêt.
Eh bien ! aimez, Seigneur, ce trône qui vous plaît
Donnez-lui tous vos voeux : que votre âme l'adore ;
90 | Mais ne me dites plus que vous m'aimez encore. |
Malgré les vains efforts de cette passion,
L'amour s'accorde mal avec l'ambition.
PISISTRATE.
Que vous connaissez mal le bonheur où j'aspire,
De croire que mon coeur vous préfère un Empire !
95 | Je vous aime, et les Dieux peuvent être témoins |
Que ce fidèle amour occupe tous mes soins,
Et que mon coeur épris d'une flamme si chère,
Borne tous ces désirs à celui de vous plaire ;
Mais c'est un sort bien doux d'espérer quelque jour,
100 | De joindre une couronne aux plaisirs de l'amour. |
POLICRITE.
Ce bel espoir, Seigneur, vous flatte trop, peut-être ;
Et votre amour devrait apprendre à me connaître.
Je suis fort obligée à votre passion
De régler mes désirs sur son ambition,
105 | Et de vouloir jeter cet éclat sur ma vie, |
De donner de ma main des fers à ma patrie.
Par quelles actions ai-je fait concevoir
Que mon coeur pût un jour manquer à son devoirs
Et que par une lâche et honteuse manie,
110 | La fille de Solon servît la tyrannie ? |
PISISTRATE.
Ah ! Madame, mes voeux n'ont rien que d'innocent :
Je régnerai sans crime, et le Ciel y consent.
Si mon ambition eût blessé sa justice,
Sa faveur jusqu'ici m'eût été moins propice,
115 | Et n'aurait pas souffert qu'un tyran odieux |
Trouvât en ses desseins un succès glorieux ;
Mais, loin d'être l'auteur des misères d'Athènes,
Mon pays m'a choisi pour le tirer des chaînes ;
Et s'offrant de lui-même à recevoir ma loi,
120 | Ne laisse à mes désirs que le titre de Roi. |
Ce peuple, toutefois, qui soutient ma puissance,
N'accorde cet honneur qu'à ma seule naissance ;
Et, rendant ce qu'il doit au plus grand de ses Rois,
Respecte encore en moi, l'héritier de ses droits.
POLICRITE.
125 | Cette raison d 'État, à vos voeux nécessaire, |
Ne change pas, pour vous, les ordres de mon père ;
Et ces droits incertains qui flattent votre espoir,
Ne sauraient m'exempter des lois de mon devoir.
Pour empêcher mon coeur d'être votre complice,
130 | Il suffit que Solon blâme votre injustice ; |
Et que par sa vertu, condamnant vos desseins,
Il s'oppose au destin qui nous jette en vos mains.
Mon amour toutefois, en souffrant cette injure,
Ne vous fera paraître aucun lâche murmure ;
135 | Et vous voyant soumis à de si vains appas, |
Je vous plaindrai, Seigneur, et ne me plaindrai pas.
PISISTRATE.
N'imputez point, Madame, à ce devoir sévère,
Les injustes refus d'un sceptre héréditaire ;
Et ne vous forcez point à me vouloir cacher
140 | Que dans la main d'un autre il pourrait vous toucher. |
Vous aimerez Licurgue. Avec moins de naissance,
Il tâche de monter à la toute-puissance,
Et le même destin nous a faits en ce jour,
Rivaux d'ambition, aussi bien que d'amour.
145 | Mais, à cette couronne a-t-il droit de prétendre ? |
POLICRITE.
C'est ce que de Solon vous aurez lieu d'apprendre....
Le Voici. Mais le temps vous apprendra pour moi,
L'ambition que j'ai d'être femme d'un Roi.
Policrite sort.
SCÈNE III.
Solon, Pisistrate.
SOLON.
Vous avez su, Seigneur, combien, pendant sa vie,
150 | Solon a pris de soin pour sauver sa patrie. |
Dans ce fameux emploi je n'ai rien épargné :
J'ai quitté mes amis ; je m'en suis éloigné :
Résolu de souffrir les plus cruelles peines,
J'ai consenti moi-même à me bannir d'Athènes ;
155 | Et les Dieux ont voulu m'honorer de leur choix, |
Pour lui donner la paix, en lui donnant des lois.
J'avais cru l'exempter par ces lois équitables,
De ces troubles d'État où règnent les coupables,
Et que, par les décrets que dicteraient les Dieux,
160 | J'apaiserais, enfin, un peuple furieux. |
Cependant, contre soi, par de secrètes brigues,
Ce peuple malheureux forme encor des intrigues
Et, lassé d'un repos qu'il ne peut endurer,
Je le rencontre encor prêt à se déchirer.
165 | Mais ce qui, dans ce mal, m'étonne davantage, |
C'est de voir Pisistrate auteur de cet orage.
PISISTRATE.
Moi, Seigneur ; moi, vouloir au mépris de vos lois,
Tyranniser ce peuple, et renverser vos droits !
SOLON.
Oui, vous-même, Seigneur ; et votre esprit se flatte
170 | Que tout doit être libre au gré de Pisistrate. |
Ne me déguisez point ce que j'ai trop appris ;
Déjà, dans votre coeur, le conseil en est pris :
Mais, à ce grand dessein trouvant plus d'un obstacle,
Vous avez à combattre et Licurgue et Mégacle.
175 | Vos amis divisés en ces trois factions, |
Servent aveuglément vos lâches passions ;
Tandis qu'en ce combat, animés par vos haines,
Vous ravissez déjà la liberté d'Athènes ;
Et votre ambition, prête à paraître au jour,
180 | Semble, pour éclater, attendre mon retour. |
Mais, Seigneur, savez-vous quels désirs sont les vôtres
Quand vos voeux, fièrement, veulent régler les nôtres,
Et que vous méditez ce cruel attentat,
Savez-vous à quels maux vous exposez l'État ?
185 | Charmé du faux éclat qui suit une couronne, |
Vous ignorez encor le souci qu'elle donne ;
Et votre esprit frappé de cet éclat trompeur,
Ne trouve rien qui puisse égaler ce bonheur.
Mais, lorsque par vos feux Athènes embrasée,
190 | Entre vos trois partis se verra divisée ; |
Lorsque ses citoyens, pour se choisir un Roi,
Feront de leur patrie un théâtre d'effroi ;
Lorsque, pour établir leurs injustes maximes,
Leurs Chefs les soutiendront à force de grands crimes ;
195 | Enfin, quand on suivra vos sanglantes fureurs, |
Aurez-vous de la joie, en voyant tant d'horreurs ?
Tant de meurtres commis en cette triste ville,
Vous feront-ils goûter un plaisir bien tranquille ;
Et pourrez-vous jouir, étant né généreux,
200 | Du bonheur si funeste à tant de malheureux ? |
Ah ! De grâce, Seigneur, considérez vous-même,
Ce que vous coûtera l'amour du diadème !
Il est beau d'être Roi ; mais ce titre pompeux,
Quand on l'achète trop, ne nous rend pas heureux.
205 | Un grand coeur n'en reçoit qu'une assez faible joie, |
Lorsqu'il faut l'acquérir par une injuste voie ;
Et que d'un tel degré le plaisir imparfait,
Lui coûte le remords d'une indigne forfait.
PISISTRATE.
Je vois que pour tromper des desseins légitimes,
210 | Mes ennemis, Seigneur, vous en ont fait des crimes ; |
Et ces lâches, jaloux du parti que je tiens,
Pour assurer les leurs, ont déguisé les miens.
Mais mon coeur, à présent, malgré leur flatterie,
Ne sent rien de contraire au bien de sa patrie.
215 | L'impatiente aigreur de nos vieux différents, |
Dans ces murs aujourd'hui ramènent nos Tyrans ;
Et j'applique mes soins à former un obstacle,
Qui s'oppose à Licurgue, et détruise Mégacle.
SOLON.
Ce prétexte, Seigneur, est un peu dangereux,
220 | Et vous m'êtes suspect d'être trop généreux. |
Troubler tout en secret, est un mauvais indice
Que l'on veuille empêcher le trouble et l'injustice.
Attendez que ces Chefs commencent leurs combats :
Il sera temps, alors, de nous prêter le bras ;
225 | Et l'on ne dira plus qu'une ardeur criminelle, |
Vous fait, par intérêt, exciter leur querelle.
PISISTRATE.
Mais, cependant, Seigneur, vos généreux projets,
De ces ambitieux nous laissent les sujets :
Et nous leur donnerons, sans nous en mettre en peine,
230 | Le temps de s'assurer du port et de la plaine |
Mon coeur, jusqu'à ce point, pourra se démentir ?
Ah ! Non, non ; mon amour n'y saurait consentir !
Laissez, au moins, Seigneur, le soin à ma tendresse
D'empêcher que Licurgue obtienne ma Princesse ;
235 | Et ne me forcez pas à ce repos fatal |
Qui mettrait tout mon bien aux mains de mon rival.
SOLON.
Sur ce point délicat on peut vous satisfaire.
Licurgue dans ces lieux arrive à ma prière ;
Et ma gloire m'oblige à vous faire savoir,
240 | Ce qu'aux voeux d'un Tyran je laisserai d'espoir. |
SCÈNE IV.
Les mêmes ; Licurgue.
SOLON, adressant les quatre premiers vers à Licurgue.
D'une peine, Seigneur, dont, peut- être, j'abuse,
L'État et mon dessein doivent être l'excuse ;
Et vous me permettrez, pendant quelques moments,
De vous instruire ici de mes vrais sentiments...
245 | Les Dieux, dont la bonté regarde ma famille |
Ont jeté quelque éclat dans les yeux de ma fille ;
Et je la vois, enfin, grâce à ces mêmes Dieux,
Et digne de mes soins, et digne de mes voeux.
Je suis père, et Solon n'a point une âme ingrate
250 | À l'honneur que lui font Licurgue et Pisistrate ; |
Et je voudrais pouvoir contenter pleinement
Cet amour qui m'honore, et mon ressentiment.
Mais à ce même honneur, où je suis si sensible,
Vous avez mis, tous deux, un obstacle invincible;
255 | Et vos coeurs inconstants, par un cruel retour, |
Dans leur ambition ont perdu leur amour.
Peut-être qu'en secret vous avez l'injustice
D'espérer que ma fille en sera la complice ;
Et qu'un ambitieux, qui la fera régner,
260 | Ne sera pas, pour elle, une offre à dédaigner ? |
Mais, Seigneur, apprenez ce que j'ose vous dire :
Le sang sur ses désirs me donne quelque empire,
Et je jure les Dieux, dont je crains le pouvoir,
Que je l'empêcherai d'oublier son devoir ;
265 | Qu'avant d'être au Tyran qui vaincra sa patrie, |
Mes mains achèveront son destin et ma vie ;
Et mettront, par un coup aussi cruel que beau,
Ma gloire en assurance, et ma fille au tombeau.
LICURGUE.
Ah ! J'ai trop de respect, Seigneur, pour cette gloire ;
270 | Et croyez que... |
SOLON.
Je sais tout ce que je dois croire. |
Le trône, pour vos coeurs a de puissants appas :
Mais, encore une fois, ne vous y trompez pas,
On ne dira jamais, qu'en élevant sa fille,
Solon ait voulu mettre un trône en sa famille ;
275 | Et que la même main qui sut rompre ses fers, |
Exposa sa patrie aux maux qu'elle a soufferts.
Achevez vos desseins, laissez agir vos haines ;
Cherchez le triste honneur d'être Tyran d'Athènes :
Le ciel, qui peut régler vos armes et vos jours,
280 | Saura, dans ce besoin, nous prêter son secours ; |
Ou plutôt, si l'amour a su toucher vos âmes,
N'y mêlez point, Seigneurs, de plus injustes flammes.
Ma fille, de moi seul, doit attendre un époux ;
Sauvez votre patrie, et sa main est à vous.
285 | Au lieu de l'accabler, tâchez de la défendre. |
C'est ainsi que Solon peut recevoir un gendre ;
Et dussiez-vous en être encore plus surpris,
C'est là le seul effort dont ce titre est le prix.
Pour servir mon pays, j'ai quitté ma famille,
290 | Et lui veux bien encor sacrifier ma fille : |
Son amour, de mon coeur, ne se peut effacer.
Voilà mes sentiments ; c'est à vous d'y penser.
Adieu.
Solon sort.
SCÈNE V.
Licurgue et Pisistrate.
LICURGUE.
Quoi ! de Solon le discours vous étonne,
Seigneur ; et vous craignez de perdre une couronne ?
295 | Policrite, à vos yeux, a-t-elle tant d'appas ? |
PISISTRATE.
Licurgue l'aime trop pour ne le savoir pas ;
Et, si je suis touché des discours de son père,
Je sais que ses desseins n'ont pas lieu de vous plaire.
LICURGUE.
Comme il parle d'un trône où je n'espère rien,
300 | J'ai peu de part, Seigneur, à tout cet entretien ; |
Et j'ignore pourquoi j'en devrais être en peine.
PISISTRATE.
Par toutes les raisons qui causent votre haine,
Et parce qu'en effet, malgré votre détour,
L'ambition chez vous accompagne l'amour.
305 | Cessez ici de feindre ; on sait toutes vos brigues. |
LICURGUE.
Je puis, dans cette ville, avoir quelques intrigues ;
Et je suis ( puisqu'enfin il nous faut expliquer )
Prêt à combattre ceux qui voudront m'attaquer.
Mais vous allez au trône avec plus d'assurance.
PISISTRATE.
310 | Le sort, de tous les deux, peut tromper l'espérance ; |
Mais, sans choquer Solon, il doit m'être permis
De défendre mes droits contre mes ennemis.
Avouons cependant, que, voyant son mérite,
Nous aurons de la peine à quitter Policrite ?
LICURGUE.
315 | Quoi! vous piqueriez-vous d'aimer si constamment ? |
PISISTRATE.
Mais, estimez-vous moins un objet si charmant ?
LICURGUE.
Il n'est point de grandeur que je ne lui défère ;
Et, dût à mes désirs le ciel être contraire,
Plutôt que de céder un bien si précieux,
320 | J'attaquerais, sans crainte, et la terre et les cieux. |
Mais, comme, en cet amour, nous pouvons nous détruire
Et que je suis, peut-être, en état de vous nuire ;
Sans aigrir nos esprits sur ces points importants,
Accordons-nous, Seigneur, et nous serons contents.
325 | A vos yeux, autrefois, ma soeur a paru belle : |
Je vous l'offre à présent, et le trône avec elle.
Nous ne craindrons, alors, ni Solon, ni les lois,
Quand nous ferons agir mes amis et vos droits ;
Liés étroitement d'une double promesse,
330 | Gagnons une couronne avec une maîtresse ; |
Et par les noeuds secrets d'une heureuse union,
Contentons mon amour et votre ambition.
Si ce parti vous plaît, vous pourrez me le dire.
Mais, examinez bien ce que vaut un Empire ;
335 | Et que, pour me céder un espoir incertain, |
Je vous offre, Seigneur, ce pouvoir souverain.
PISISTRATE.
Non, non ; je ne veux point y penser davantage :
Mon coeur s'indigne trop d'un semblable partage.
Je vois ce que, par-là, vous prétendez gagner ;
340 | Et je suis, sans votre aide, en état de régner. |
LICURGUE.
Quoi ! Vous appréhendez que ce soit une adresse ?
PISISTRATE.
Je ne crains rien, Seigneur ; gardez votre promesse.
Vous avez vos desseins : nous verrons qui des deux
Sera le plus puissant, ou le plus malheureux.
LICURGUE.
345 | Vous n'êtes pas encor certain de la victoire. |
PISISTRATE.
Je saurai l'obtenir, ou périr avec gloire.
LICURGUE.
L'offre que je vous fais n'est pas à rejeter.
PISISTRATE.
Je me sens trop de coeur pour vouloir l'accepter.
LICURGUE.
La couronne vaut bien ce que je vous demande.
PISISTRATE.
350 | Réservez pour un autre, une faveur si grande. |
Mais pour le digne objet qui vous rend si jaloux,
Vous y renoncerez, peut- être, malgré vous.
ACTE II
SCÈNE PREMIÈRE.
Celinte, Licurgue, Clitie.
CÉLINTE.
Je vous cherchais, mon frère, et je dois vous apprendre
Que vos amis sont prêts, et brûlent d'entreprendre,
355 | Et que tous ont juré, dans un même désir, |
De suivre vos desseins jusqu'au dernier soupir.
Je viens d'en recevoir la dernière assurance ;
Et pour n'abuser pas de votre confiance,
J'ai tâché d'animer ces généreux amis,
360 | Par l'espoir du bonheur que je leur ai promis. |
LICURGUE.
Aux soins que vous prenez je suis trop redevable,
Et dans la passion qui m'en rend incapable,
C'est un plaisir pour moi, dont je sens la douceur,
De ne devoir ces soins qu'aux bontés de ma soeur.
365 | Vous pouvez, cependant, assurer Policrite |
Que vous veniez ici lui faire une visite,
Et, par quelque discours, tâcher adroitement
De savoir de son coeur le secret sentiment.
Je veux bien vous devoir le bonheur que j'espère ;
370 | Mais n'attendez pas moins de l'amitié d'un frère. |
Ce sceptre que vos soins tâchent à me donner,
Je vous le rends, ma soeur ; je veux vous couronner.
Dans ce rang, dont en vain l'espérance me flatte,
Je veux, avecque vous, y placer Pisistrate.
CÉLINTE.
375 | Y placer Pisistrate ! Ah ! Seigneur, pensez mieux. |
LICURGUE.
Assez mal, autrefois, vous reçûtes ses voeux ;
Et, pour un tel amant, un peu trop inhumaine,
Vous aidâtes, vous-même, à détacher sa chaîne.
Mais, pour vaincre aisément la plus forte rigueur,
380 | Un trône est un présent bien puissant sur un coeur. |
Quelque vaine fierté que vous fassiez paraître,
Il est beau de se rendre à qui n'a point de maître.
Ah ! Si, pour mes désirs, vous pouvez vous forcer...
CÉLINTE.
Douter de mon respect, Seigneur, c'est m'offenser.
385 | Je ne suivrai jamais d'autre choix que le vôtre ; |
Mais qui peut vous porter à couronner un autre ?
Et, par quel intérêt ?...
LICURGUE.
Par celui de l'amour ;
Pour obtenir un bien qu'il me doit à son tour,
Et tâcher d'acquérir, par la reconnaissance,
390 | Ce que j'estime plus que la toute- puissance. |
Ne vous étonnez point de ce grand changement ;
J'offrirais plus encor, pour un prix si charmant.
Ces aveugles auteurs de nos communes haines,
M'ont laissé profiter des désordres d'Athènes :
395 | L'espoir de partager ma nouvelle grandeur, |
Des nobles irrités m'a donné la faveur ;
Et le secours, enfin, de l'heureux Policrate,
Me rend, en ce pays, égal à Pisistrate.
Mais, si j'osais ici parler de nos desseins,
400 | Nous leur donnons, ma soeur, des droits bien incertains. |
Nos désirs, appuyés d'une injuste puissance,
Ne mettent plus de borne à notre violence ;
Et, puisqu'enfin, d'un maître, il faut prendre les lois,
Du moins un Roi, pour nous, est un illustre choix.
CÉLINTE.
405 | Mais pensez-vous, Seigneur, que sa nouvelle flamme |
Me laisse le pouvoir de rentrer dans son âme ?
LICURGUE.
Ah ! Ma soeur, les moyens vous en seront aisés :
On reprend aisément des liens mal brisés.
On croît s'être défait d'une forte tendresse ;
410 | Mais l'amitié revient et la colère cesse, |
Et de quelque dépit qu'on prenne le secours,
Quand on a bien aimé, l'on peut aimer toujours.
Si vous ne résistez à ce que je désire,
Vous le verrez encor soumis à votre empire.
415 | La couronne et vos yeux sont des charmes si doux ! |
Pour les laisser agir, de grâce, forcez- vous !
Ma soeur, puis-je sortir avec cette espérance ?
CÉLINTE.
Attendez tout, Seigneur, de mon obéissance.
Vous pouvez me donner des ordres absolus ;
420 | Et, pour vous contenter, je ferais beaucoup plus. |
Licurgue sort.
SCÈNE II.
Célinte, Clitie.
CLITIE.
EN achevant ces mots, vous rougissez, Madame ;
Méprisez-vous si fort Pisistrate et sa flamme ;
Et le recevez-vous, avec tant de regret,
Que vous en rougissiez, par un dépit secret ?
CÉLINTE.
425 | Non, je ne le hais point : on rougit quand on aime ; |
Mais quand on hait, Clitie, il n'en est pas de même.
CLITIE.
Vous l'aimez donc, Madame ; et, sous cette froideur,
Votre coeur déguisait sa véritable ardeur ?
J'eusse cru qu'il aurait mieux gardé sa franchise
430 | Contre un homme inconstant, dont l'orgueil vous méprise. |
CÉLINTE.
Ah ! C'est par ces mépris, qui devaient l'irriter,
Que ce coeur à l'amour cessa de résister :
Il parut insensible aux marques de sa peine,
Tandis que cet amant ne brisa point sa chaîne ;
435 | Et ce lâche captif n'a pu le dédaigner, |
Sitôt que sur ses voeux j'ai cessé de régner.
Quelque fière que soit une femme en colère,
Un amant enchaîné ne sauront lui déplaire :
Elle voit sans courroux, le pouvoir de ses yeux,
440 | Et ne perd qu'à regret le tribut de ses voeux. |
L'amour qui me trompait, pour avoir la victoire,
Ne m'inspira d'abord que le soin de ma gloire ;
Et ne me laissa voir, pour vaincre ma raison,
Qu'un aimable inconstant qui rompait sa prison.
445 | La conquête qu'un autre à mes yeux a ravie, |
Eut des charmes, alors, dignes de mon envie.
Pisistrate amoureux, Pisistrate discret,
Me causa du dépit ; me donna du regret.
Cette lâche fierté, que flattait son hommage,
450 | Ne put, sans s'émouvoir, le connaître volage ; |
Et me fit accorder à sa légèreté
Ce qu'il n'espérait plus de sa fidélité.
CLITIE.
Un si bizarre effet a de quoi me surprendre.
Votre coeur, à l'amour, m'avait paru moins tendre ;
455 | Et comme, enfin, le sien a rompu ses liens, |
Je crains que vos mépris n'autorisent les siens.
Mais, pour le ramener, l'occasion est belle ;
Et si vous....
CÉLINTE.
Parle bas ; j'aperçois l'infidèle,
Et tu sauras bientôt si ce volage coeur
460 | Pourra se rendre encore à son premier vainqueur. |
SCÈNE III.
Les mêmes ; Pisistrate.
PISISTRATE, à part.
Dieux ! Je vois Célinte : il faut céder la place.
CÉLINTE.
Quoi ! Pisistrate fuit, et Célinte le chasse ?
PISISTRATE.
Le respect me défend de paraître à vos yeux ;
Et je veux leur ôter un objet odieux.
CÉLINTE.
465 | Non, non; personne, ici, n'a pour vous de la haine : |
Celle que vous cherchez vous y souffre sans peine.
PISISTRATE.
Peut-être voulez-vous lui parler en secret,
Et je me retirais de peur d'être indiscret ':
Je suis peu curieux des affaires des autres.
PISISTRATE.
470 | Possible, craignez-vous qu'on ne sache les vôtres ; |
Et que de vos desseins, pleinement averti,
Solon ne veuille pas embrasser leur parti ?
Son austère vertu peut étonner votre âme.
PISISTRATE.
Cette vertu n'a rien que je craigne, Madame ;
475 | Et loin d'être contraint d'arrêter mes soupirs, |
Ce sage, par ma bouche, a connu mes désirs.
Mon coeur n'a point de flamme injuste, ni secrète.
CÉLINTE.
N'affectez point, Seigneur, une feinte discrète.
Vous prétendez, en vain, par un mauvais détour,
480 | De cacher, à mes yeux, votre nouvel amour ; |
Et j'ai trop d'intérêt dans cette préférence,
Pour devoir ignorer quelle est votre inconstance.
J'en ai bien plus appris, et je sais qu'aujourd'hui
On vous offre le trône, et Célinte avec lui.
PISISTRATE.
485 | On a pu me l'offrir ; mais j'ai dû me connaître, |
Et ne pas espérer d'en devenir le maître.
Licurgue n'avait pas consulté votre aveu ;
Et si, sur cet espoir, je ranimais mon feu,
Vous l'en désavoueriez ; et quoi que je prétende....
CÉLINTE.
490 | Je ne sais qu'obéir, quand un frère commande. |
PISISTRATE.
Ah ! vous obéiriez ; mais vous n'aimeriez pas.
CÉLINTE.
Dites que votre coeur cherche d'autres appas ;
Qu'il aime Policrite, et la trouve plus belle ;
Et qu'enfin, dans l'ardeur de se rendre infidèle,
495 | Il choisirait plutôt de servir sous sa loi, |
Que de vivre sans elle, et régner avec moi.
PISISTRATE.
Comme ces deux partis surpassent ma puissance,
Je ne puis, à pas un, donner la préférence ;
Et la fortune encor n'a pas mis à mon choix
500 | De régner avec vous, ou de souffrir des lois. |
CÉLINTE.
Licurgue à vos désirs est prêt à se soumettre.
PISISTRATE.
Oui ; mais ce qu'il n'a pas, peut-il me le promettre ?
Le trône et votre coeur sont-ils en son pouvoir ?
CÉLINTE.
Ses amis sont puissants, et je sais mon devoir.
505 | Mais vous êtes touché d'un objet plus aimable ; |
Et ce trône, avec moi, vous semble méprisable.
Ne feignez plus, Seigneur, de craindre mes refus :
Dites que Pisistrate espère beaucoup plus.
C'est trop vous abaisser par cette modestie :
510 | Dites.... |
PISISTRATE.
J'entends assez ce qu'on veut que je die, |
Et ce que votre esprit, de mon bonheur jaloux,
Me va forcer, enfin, d'avouer devant vous.
J'adore Policrite : oui, je l'aime, Madame ;
Que pouvez-vous blâmer dans cette noble flamme ?
515 | Et, de vos fiers mépris, l'invincible rigueur |
Devait-elle espérer de conserver mon coeur ?
L'amour s'entretient mal par des marques de haine ;
On se rebute, enfin, d'une éternelle peine ;
Et le feu le plus grand qu'allument vos beautés,
520 | Se conserve autrement que par des cruautés. |
Mes larmes, mes soupirs, mes soins, ma complaisance,
N'ont pu vous retirer de votre indifférence ;
Et quand, par vos rigueurs, vous m'avez su bannir,
Votre dépit jaloux voudrait me retenir !
525 | Vous semblez regretter cette amour importune. |
Ah ! je vois ce qu'en vous a produit ma fortune ;
Et, dans le vain espoir d'y rencontrer un Roi,
Vous daignez abaisser vos regards jusqu'à moi.
Reprenez, reprenez, Madame, votre haine ;
530 | Vous méritez, sans moi, la grandeur souveraine : |
Je ne suis qu'un captif ; qui, content de ses fers,
Vous verrait, sans dépit, Reine de l'Univers.
CÉLINTE.
Oui, je la reprendrai cette juste colère,
Cette noble fierté, ce visage sévère ;
535 | Et si l'espoir d'un sceptre a lieu de me toucher, |
C'est moins pour m'en servir, que pour vous l'arracher,
Vous croyez aisément obtenir cette place,
Et je vous fais, sans doute, une vaine menace :
Ce rang ne peut manquer à votre autorité ;
540 | Mais si j'ai le dépit de vous y voir monté, |
Je goûterai, du moins, la douceur sans égale
D'être encore en état d'en chasser ma rivale ;
Et que ce lâche amant, qu'elle sait éblouir,
Fasse une perfidie, et n'en puisse jouir.
PISISTRATE.
545 | Eh bien! contre ce coeur armez votre vengeance ; |
Mais dans cette Rivale épargnez l'innocence,
Et jugez un peu mieux, dans votre emportement,
De ce divin objet qui vous ôte un Amant :
Respectez Policrite, en attaquant ma tête.
CÉLINTE.
550 | Je porte peu d'envie à sa lâche conquête ; |
Mais j'aurai soin qu'un trône, à ses voeux présenté,
Ne devienne le prix d'une infidélité.
PISISTRATE.
Un Empire est, pour elle, un présent méprisable ;
Mais, en le méprisant, elle en est plus capable.
555 | Cette couronne est due au rang dont elle sort. |
CÉLINTE.
Nous verrons si Célinte en tombera d'accord..
PISISTRATE.
Nous le verrons, Madame ; et, pour vous satisfaire,
Vous pouvez, de ma part, assurer votre frère,
Qu'avant de me ravir l'objet de mon amour,
560 | Il faut qu'avec le trône il m'arrache le jour. |
Je vais, à votre choix, préparer des victimes.
Adieu.
Pisistrate sort.
SCÈNE IV.
Celinte, Clitie.
CÉLINTE.
Va couronner le dernier de tes crimes !
Ton infidélité commence tes forfaits:
Il est temps d'en venir à de plus grands effets.
565 | Tu prétends m'asservir ! Achève, si tu l'oses ; |
Mais d'un coeur méprisé redoute toutes choses :
Et si tu ne crains pas de trahir ton pays,
Perfide ! Crains, au moins, l'amour que tu trahis....
Et toi, qui peux aimer l'insolent qui te brave,
570 | Affranchis-toi mon coeur, et cesse d'être esclave, |
D'un amour inutile il faut enfin guérir,
Et venger les mépris qu'on nous a fait souffrir...
Ah ! Clitie, as-tu vu son insolente audace ?
As-tu vu son orgueil, et vois-tu ma disgrâce ?
575 | L'ingrat ! Jusqu'à ce point ose me dédaigner |
Qu'il refuse la main qui l'aurait fait régner !
CLITIE.
Vous eussiez pu, Madame, éviter cette honte.
Mais vous avez fait voir une ardeur un peu prompte,
Et ce coeur, rebuté d'une longue rigueur,
580 | Devait être repris avec plus de douceur. |
CÉLINTE.
Au refus qu'il a fait des offres de mon frère,
Pouvais-je témoigner une moindre colère ?
Non, non, l'ingrat devait, dans l'espoir d'être Roi,
Se contraindre lui-même à mériter ma foi.
585 | A flatter ses désirs je m'étais abaissée ; |
Ah ! Vengeons, par sa mort, notre gloire offensée,
N'excuse plus, Clitie, un mépris insolent :
Mon courroux ne saurait être trop violent ;
Et... Mais, ô Dieux ! Solon aura pu nous entendre.
SCÈNE V.
Les mêmes ; Solon.
SOLON.
590 | Ah ! Madame, en ce lieu qui peut vous faire attendre ? |
CÉLINTE.
Policrite, Seigneur et je venais savoir
Si je puis espérer le bonheur de la voir :
L'amitié m'obligeait à lui rendre visite.
SOLON.
C'est faire trop d'honneur, Madame, à Policrite ;
595 | Mais, par un accident, pour elle, malheureux, |
Elle n'est pas ici depuis une heure ou deux.
L'agréable spectacle, où le peuple s'apprête,
Invite d'aller voir la pompe de la fête.
Vous savez qu'aujourd'hui, pour la célébrer mieux,
600 | En l'honneur de Minerve on doit faire des jeux. |
Dans la place déjà l'assemblée est nombreuse :
Et c'est être, Madame, assez peu curieuse,
Que se priver ainsi d'un appareil si beau.
CÉLINTE.
Le spectacle, Seigneur, ne m'en est point nouveau :
605 | Triste, comme je suis, j'ai peine d'y paraître. |
SOLON.
Les belles, comme vous, ne doivent jamais l'être.
Mais d'où vient ce chagrin, auprès d'un si beau jour ?
On rêve quelquefois quand on a de l'amour ;
Et ses feux, bien souvent, inspirent la tristesse.
CÉLINTE.
610 | Me soupçonneriez-vous d'une telle faiblesse ? |
Et d'une passion si contraire à la paix,
Le plus sage des Grecs connaît-il les effets ?
SOLON.
L'amour n'est pas toujours contraire à la sagesse ;
Elle n'empêche point une juste tendresse ;
615 | Et souvent, quand nos coeurs méprisent ses autels, |
L'amour fait des captifs des plus sages mortels.
Oui, nous aimons, Madame ; et si j'osais moi-même
Vous parler...
CÉLINTE.
Ah ! Seigneur, ma surprise est extrême ;
De grâce, épargnez mieux de si faibles appas.
SOLON.
620 | Avant que d'écouter ne vous alarmez pas. |
Ce n'est que pour mon fils que je parle, Madame ;
Souffrez-moi ce discours, en faveur de sa flamme :
Il vous aime ; et le sang me fait plaindre son sort :
Ah ! Si l'amour en vous faisait le même effort ;
625 | Si vous pouviez aimer ce fils qui vous adore !... |
CÉLINTE.
Son mérite, Seigneur, peut faire plus encore.
Je reçois trop de gloire à lui donner la main ;
Mais mon frère, lui seul, doit régler ce dessein.
SOLON.
Licurgue à mes désirs ne sera pas contraire.
CÉLINTE.
630 | Je réponds de mon coeur après l'aveu d'un frère ; |
Et si, par votre choix, il dispose de moi,
Je tiendrai ma parole, et donnerai ma foi.
Célinte et Clitie sortent.
SCÈNE VI.
Solon, Cléante.
SOLON.
Ainsi pour me tirer d'une fâcheuse crainte,
J'ai su, par ce moyen, m'assurer de Célinte.
635 | Son hymen aurait pu joindre nos deux Tyrans, |
Malgré l'ambition qui fait leurs différents.
De ces deux ennemis, dont la force est égale,
Il fallait empêcher cette union fatale :
Licurgue et Pisistrate eussent été trop forts.
CLÉANTE.
640 | Athènes devra tout à vos puissants efforts. |
Mais entre ces Rivaux, qui, d'un égal mérite,
Prétendent à l'envi d'épouser Policrite,
Et viennent présenter leur hommage à ses yeux,
A qui réservez-vous ce gage précieux ?
645 | Duquel, enfin, Seigneur, finirez-vous la peine ? |
SOLON.
J'ai rendu, jusqu'ici, ma faveur incertaine ;
Et, de peur d'irriter l'un ou l'autre Rival,
Je les reçois encore avec un oeil égal ;
Tandis que leur amour révère ma puissance,
650 | Sans déclarer mon choix, je tiens tout en balance ; |
Et flattant leurs esprits d'un espoir amoureux,
J'essaie adroitement de régler tous leurs voeux :
Mais en vain je retiens ces Rivaux redoutables,
Si le ciel ne les rend également aimables ;
655 | Et si, sur l'un des deux, arrêtant sa faveur, |
Ma fille, malgré moi, dispose de son coeur.
CLÉANTE.
À votre sang, Seigneur, feriez-vous cette injure ?...
SOLON, l'interrompant.
De ce sang malheureux la source est assez pure ;
Mais, Cléante, le sort qui conduit les humains,
660 | N'est pas toujours d'accord avecque nos desseins. |
Nous tâchons vainement, aveugles que nous sommes,
D'éviter cette loi qui règle tous les hommes.
Ce destin souverain se rit de nos projets,
Et le ciel, qui le sait, nous laisse ses sujets.
665 | C'est ainsi qu'autrefois, par des astres contraires, |
Thalès connut mon sort en ces purs caractères ;
Et que, certain, hélas ! De ce qu'il avait vu,
Il eut peur que mon sang ne trahît sa vertu.
CLÉANTE.
Mais ne peut-on, Seigneur, sur ce triste présage,
670 | De votre confidence avoir un témoignage ; |
Et craignez-vous, enfin, que, pour un tel secret,
Mon coeur soit insensible, ou devienne indiscret?
De votre mal, en vain, j'ai des preuves certaines,
Si j'ignore toujours la cause de vos peines ;
675 | Et si, quoi que pour vous fasse mon amitié, |
Je n'en conçois jamais qu'une aveugle pitié.
SOLON.
J'ai dû te déguiser le sujet de ma crainte ;
Mais c'est trop endurer une dure contrainte,
Et contre mon dessein, il faut t'entretenir
680 | D'un secret que mon coeur ne peut plus retenir. |
Tu te souviens encor de ce temps favorable,
Que mes lois dans la Grèce, ont rendu mémorable ?
Lorsque dans ce pays, où je remis la paix,
Nous vîmes arriver l'admirable Thalès ;
685 | Ce sage, dont partout on vante la prudence, |
Voulut sur mes enfants exercer sa science ;
Et, sensible au désir d'un père curieux,
Chercha leur destinée et consulta les Dieux...
Mais que nous veut Arcas ?...
SCÈNE VII.
Les mêmes ; Arcas.
ARCAS.
Seigneur, la populace
690 | S'emporte, avec fureur, au milieu de la place : |
Les transports insolents de quelques factieux,
Ont osé retarder le spectacle des jeux.
De ce trouble imprévu, la Noblesse alarmée
Témoigne le dessein dont elle est animée ;
695 | Et pour calmer, enfin, un si puissant courroux, |
Les Magistrats, Seigneur, n'espèrent plus qu'en vous.
SOLON.
Allons, Cléante, allons soutenir notre gloire :
Tu ne sauras que trop ma déplorable histoire !
Des fers qu'on nous prépare, allons nous affranchir :
700 | Peut-être que les Dieux se laisseront fléchir. |
Les astres ennemis m'ont prédit ma disgrâce ;
Mais, souvent, sans frapper, ils portent la menace.
Ne laissons point, en vain, abattre notre coeur :
Mourons, s'il faut mourir, dans le sein de l'honneur.
705 | J'ai la même vertu ; j'ai le même courage... |
Vous, Dieux, qui le pouvez, achevez votre ouvrage !
ACTE III
SCÈNE PREMIÈRE.
Policrite, Célinte, Céphise.
POLICRITE.
Je ne méritais pas, Madame, tant de soins.
CÉLINTE.
Les droits de l'amitié n'en demandent pas moins.
Mais, malgré le bonheur que le ciel nous envoie,
710 | Je ne vois rien en vous, qui réponde à ma joie ; |
Et ce triste chagrin semble me reprocher
Que ces soins redoublés n'ont pas su vous toucher.
POLICRITE.
Vous m'offensez, Madame, et c'est mal me connaître :
Je suis triste, il est vrai ; mais j'ai sujet de l'être,
715 | Et mon coeur, sans frémir, ne peut voir le danger, |
Où mon pays, lui-même, a voulu s'engager.
Quoi de nos factieux, l'implacable furie,
A mille maux divers soumettra ma patrie ;
Elle sera réduite à son dernier malheur,
720 | Et d'un oeil assuré, je verrai sa douleur ? |
J'oserai témoigner une joie indiscrète,
Tandis qu'ils penseront à la rendre sujette ?
CÉLINTE.
C'est trop appréhender de faibles conjurés :
Son mal n'est pas si grand que vous le figurez.
725 | De Licurgue, déjà, l'ambition soumise, |
Du parti qu'il tenait détruira l'entreprise ;
Et si, dans votre coeur, l'amour était pour lui,
Loin de vous effrayer, il serait votre appui.
POLICRITE.
Licurgue a pu sentir un remords légitime :
730 | On laisse, sans regret, la poursuite d'un crime. |
Mais, s'il a pu souffrir ce juste changement,
Pisistrate n'a pas le même sentiment.
CÉLINTE.
Que craignez-vous d'un coeur qui reconnaît vos charmes ?
Vos ordres, de ses mains, feront tomber les armes.
POLICRITE.
735 | J'espérerais, en vain, de pouvoir l'arrêter, |
Après qu'à votre vue il a su résister :
Mes yeux ne feront point ce que n'ont pu les vôtres.
CÉLINTE.
Ah ! vos divins appas sont au-dessus des autres !
Par adresse, autrefois, il feignit de m'aimer ;
740 | Mais vous seule, en effet, avez su le charmer. |
Je le dirai, pourtant, la garde en est mal sûre ;
Mais l'amour de mon frère est plus forte et plus pure ;
Et toute autre que vous, sachant leurs sentiments,
Choisirait un peu mieux, entre ces deux amants.
POLICRITE.
745 | Je n'ai rien à choisir ; et toute autre, Madame, |
Jugerait un peu mieux des secrets de mon âme.
Pisistrate et Licurgue, ennemis ou rivaux,
Sans l'aveu de Solon, me doivent être égaux :
Il vient de m'ordonner d'écouter votre frère ;
750 | Policrite, après lui, n'a plus de choix à faire : |
Que cet Amant soit juste, ou se fasse haïr."
Je connais mon devoir ; c'est à moi d'obéir.
CÉLINTE.
Pardonnez un soupçon, que l'amitié m'arrache ;
Licurgue vous respecte et n'aime point en lâche :
755 | Ce n'est point son dessein de contraindre vos voeux ; |
Et j'ai craint, pour sa flamme, un Rival trop heureux.
POLICRITE.
Si vous le craignez tant, remettez lui sa chaîne..
CÉLINTE.
Ah ! j'ai, pour cet ingrat, une trop juste haine !
POLICRITE.
Je veux croire, en effet, qu'il peut-être haï :
760 | En sa faveur, pourtant, vous eussiez obéi. |
CÉLINTE.
Je pourrais l'estimer sur l'exemple d'une autre;
Et mon choix, en cela, ne suivrait que le vôtre.
POLICRITE.
Si je l'aime, du moins, j'ai su l'abandonner ;
Mais, vous étiez, tantôt, prête à le couronner ;
765 | Et, s'il avait voulu vous faire notre Reine, |
Il aurait votre amour, au lieu de votre haine.
CÉLINTE.
Malgré ce grand mépris, dont nos yeux sont témoins,
Pour un Roi, tel que lui, vous n'en feriez pas moins...
Mais je le vois, Madame ; il est temps de lui dire
770 | L'ordre qu'à toutes deux on vient de nous prescrire. |
SCÈNE II.
Les mêmes ; Pisistrate.
PISISTRATE.
J'aurais tort, désormais, de craindre mon malheur;
Célinte vous parlait, sans doute, en ma faveur ?
Son âme, à la pitié, pour mon bonheur ouverte,
Voulait, par ce présent, me payer de sa perte.
CÉLINTE.
775 | Celle de votre amour touche si peu mon coeur, |
Qu'il pourrait, en effet, vous causer ce bonheur ;
Mais je croirais lui faire un don indigne d'elle,
D'offrir, à Policrite, un amant infidèle ;
Et ce triste présent, blessant notre amitié,
780 | Sa gloire se plaindrait de ma lâche pitié. |
PISISTRATE.
Je serai malheureux, si l'on vous en veut croire.
CÉLINTE.
Solon a déjà su pourvoir à cette gloire.
De sa seule Patrie écoutant l'intérêt,
De Licurgue et de vous il a donné l'arrêt.
785 | Par votre indigne amour sa grande âme outragée, |
N'a point laissé, pour vous, sa faveur partagée ;
Et sur votre dessein, ouvrant enfin les yeux,
N'a pu connaître, en vous, qu'un lâche ambitieux.
PISISTRATE.
Je dois beaucoup, Madame, à la grandeur du zèle
790 | Qui vous fait me donner un avis si fidèle : |
J'apporterai mes soins à le bien retenir.
CÉLINTE.
J'ai regret qu'un Rival vous ait su prévenir ;
Mais ce coeur, animé, par un amour si tendre,
Devait prévoir le coup qui l'est venu surprendre,
795 | Et ne croire pas tant ses superbes désirs, |
Que son ambition lui coûtât des soupirs.
C'est aimer un objet d'une lâche manière,
Que de lui préférer un trône imaginaire ;
Et Solon, dans le rang où sa vertu l'a mis,
800 | N'eut jamais de Tyran entre ses vrais amis... |
Mais ce discours vous blesse, et c'est trop vous contraindre :
Adieu. Ne perdez pas la douceur de vous plaindre.
Célinte sort.
SCÈNE III.
Pisistrate, Policrite, Céphise.
PISISTRATE.
Dois-je me réserver cette triste douceur,
Madame ? Devez-vous m'annoncer mon malheur ?
805 | Quoi qu'un puissant dépit fasse dire à Célinte, |
Je n'ai, de son avis, qu'une légère crainte :
Vous pouvez m'en guérir, ou me la redoubler,
Et vos yeux, seuls, ont droit de me faire trembler.
POLICRITE.
Non, ce n'est point, Seigneur, une crainte frivole;
810 | Solon a devant vous engagé sa parole ; |
Et l'amoureux Licurgue, à ses ordres soumis,
Vient de lui présenter son bras et ses amis.
PISISTRATE.
Vous devez épouser mon Rival? Ah ! Madame,
Suis je si criminel et si mal en votre âme ?
815 | Est-ce là cet amour dont j'osais m'assurer ? |
Et vous m'avez aimé pour me désespérer !
POLICRITE.
Oui, j'osai vous aimer, et ma lâche faiblesse
Ne découvre que trop cette indigne tendresse ;
Ce feu qu'à tout moment je me dois reprocher,
820 | Je l'ai senti pour vous, et n'ai pu le cacher. |
Dans un coeur innocent dont l'honneur est le maître,
On aime bien plutôt qu'on ne le fait paraître:
L'amour n'est pas un mal qu'on ne puisse endurer,
Et la peine, pour nous, n'est qu'à le déclarer.
825 | Mais, malgré cet amour, ma vertu, toujours pure, |
A celle de Solon ne fera point d'injure ;
Et, quelque doux penchant qui m'emporte vers vous,
Il faut avoir son choix pour être mon époux.
PISISTRATE.
Que n'ai-je, comme vous, une vertu suprême !
830 | Et qu'un coeur si réglé sait mal comment on aime : |
Toujours maître de soi, toujours dans le devoir.
Mais, Madame, est-ce ainsi que l'amour se fait voir ?
POLICRITE.
Vous le savez bien moins lorsque votre inconstance
Endure qu'un rival vous prive d'espérance ;
835 | Et que, las de répondre à mon affection, |
Vous donnez tous vos soins à la sédition.
PISISTRATE.
Ces soins ambitieux où j'occupe mon âme,
N'apaisent point, en moi, les soucis de ma flamme ;
Et ce coeur innocent, charmé de vos beautés,
840 | Tâche à rendre justice au sang dont vous sortez. |
Athènes, par ma main, vous offre une couronne :
Recevez le pouvoir qu'elle vous abandonne ;
Et ne lui rendez pas, par un refus cruel,
L'infaillible sujet d'un désordre éternel ;
845 | Car, enfin, ce n'est point une ardeur tyrannique |
Qui me fait murmurer,contre la République :
Je consens à périr, si le but de mes voeux
N'est de rendre, sous moi, le peuple plus heureux.
Rien ne peut égaler le puissant avantage
850 | Que reçoit un État d'un Roi puissant et sage : |
Il sait, avec raison, par de justes effets,
Couronner les vertus, et punir les forfaits ;
On le craint comme un maître ; on l'aime comme un père :
Il commande, pourvoit, agit et considère ;
855 | Et ses yeux, approuvant les généreux projets, |
Lui rendent le bonheur qu'il donne à ses sujets.
Mais, ici, tout l'État est dans l'inquiétude ;
Notre sort ne dépend que d'une multitude,
Qui, par sa violence, empêchant son repos,
860 | Ne craint pas de se perdre et d'augmenter ses maux. |
Sans gloire et sans plaisir il faut passer sa vie :
La vertu la plus grande est sujette à l'envie ;
Et, dans la peur d'un maître, on tâche d'opprimer
Quiconque a le bonheur de se faire estimer.
POLICRITE.
865 | Ne tâchez point, Seigneur, d'excuser davantage |
L'ambitieux dessein où votre coeur s'engage ;
Je sens déjà, pour vous, un assez grand combat,
Sans joindre à mon amour l'intérêt de l'État.
Cette tendresse, en moi, n'est déjà que trop forte :
870 | Pisistrate m'est cher ; mais mon père l'emporte ; |
Et de mille raisons, mon devoir combattu
Ne sera pas moins ferme à suivre la vertu.
PISISTRATE.
Ainsi, vous souffrirez, sans penser à ma gloire,
Qu'un Rival, plus puissant, m'arrache la victoire ;
875 | Et qu'au lieu de pousser d'inutiles soupirs, |
Il se comble d'honneur, et moi de déplaisirs ?
Ah ! Pour un malheureux, ayez moins d'injustice !
Si Licurgue est heureux, il faut que je périsse.
Nous n'avons à choisir que le trône ou la mort ;
880 | Souffrez que j'y prétende, et laissez faire au sort. |
POLICRITE.
Oui, j'y consens, ingrat ! aspire à la couronne :
A ton mauvais destin, mon amour t'abandonne.
Je me repens, enfin, de cette indigne ardeur ;
Et j'ai pris trop de soins à faire ton bonheur.
885 | Suis l'aveugle transport qui fait toutes mes peines ! |
Les Dieux me vengeront et sauveront Athènes.
Pour ce trône fatal, que tu veux acquérir,
Sans en plaindre le coup, je te verrai périr,
Si, pour te retenir, j'emploie en vain mes larmes,
890 | Immole cette vie à tes premières armes ; |
Va détruire Solon : commence par ma mort
Cruel !...
PISISTRATE.
Ah ! Modérez, Madame, ce transport !
Ne parlons point de perdre une si chère vie :
Sauvons, sauvons, plutôt, cette ingrate patrie.
895 | Je ne puis résister à de si forts appas ; |
Mais sauvez-la, Madame, et ne me perdez pas.
Il faut vous rassurer : il faut, par mon absence,
Empêcher que Solon ne craigne ma puissance ;
Mais si je sors d'un lieu, qui me serait fatal,
900 | Y demeurerez-vous pour être à mon Rival ? |
Non, non, si, du péril, ma fuite le délivre,
Dans mon éloignement, il faut aussi me suivre ;
Et qu'enfin, à mes voeux, sensible à votre tour,
Vous donniez, comme moi, quelque chose à l'amour.
POLICRITE.
905 | Quel indigne parti cet amour me propose, |
Où ma vertu répugne, où ma gloire s'oppose !
Que je quitte Solon ; et méprisant ses lois,
Malgré lui, je me donne un époux à mon choix ;
Que de ce fol amour il reçoive la honte !
PISISTRATE.
910 | Souffrez donc que mon coeur, comme vous, le surmonte ; |
Et ne m'ordonnez plus que, par un lâche effort,
Je trahisse ma flamme et m'expose à la mort.
Dans l'ardeur d'assurer l'Empire à sa famille,
Mégacle me promet son secours et sa fille ;
915 | Mais ce coeur, dont un autre a demandé la foi, |
Veut être tout à vous ; veut être tout à soi :
Il vous laisse régler toute sa destinée ;
Daignez le détourner de ce grand hyménée ;
Osez vous arracher des mains d'un autre époux ;
920 | Ou permettez, enfin, que je règne sans vous. |
Non,
POLICRITE.
non, j'obéirai, si Solon me l'ordonne.
PISISTRATE.
J'aurai donc le plaisir de porter la couronne ;
Et, de ce même pas, certain de son appui,
Je vais trouver Mégacle et me joindre avec lui.
Pisistrate sort.
SCÈNE IV.
Policrite, Céphise.
POLICRITE.
925 | VA, de sa fille, ingrat ! Rechercher l'hyménée ! |
Néglige cette amour qui te fut destinée ;
Et par un digne effet de ta nouvelle ardeur,
Vante-toi hautement d'avoir trahi mon coeur.
CÉPHISE.
Pisistrate, pour vous, n'est point un infidèle ;
930 | Vous seule l'obligez à se montrer rebelle. |
N'a-t-il pas essayé de se donner à vous,
Et ne l'avez-vous pas refusé pour époux ?
POLICRITE.
Voudrais-tu, qu'oubliant le sang dont je suis née,
Je puisse hasarder ce honteux hyménée ;
935 | Et, d'un aveugle amour, adorant les appas, |
En dépit de Solon, je suivisse ses pas ?
Connais mieux ma vertu, connais mieux ma tendresse ;
Je n'aime pas l'ingrat jusqu'à cette bassesse ;
Et si mes yeux, sur lui, gardent quelque pouvoir,
940 | Je dois fléchir mon père et non pas mon devoir. |
CÉPHISE.
Serait-ce vous servir d'une action trop basse,
De souffrir qu'il vous mît dans la plus haute place ;
Et seriez-vous coupable et digne de mépris,
D'écouter un amour dont un trône est le prix ?
945 | Toute autre, à ce présent, paraîtrait moins farouche.... |
POLICRITE.
Cette fortune, en lui, n'est pas ce qui me touche ;
Et mon coeur, embrasé d'une plus noble ardeur,
Aime sa gloire, seule, et non pas sa grandeur ;
J'oserai, toutefois, te dire, en confidence,
950 | Que son dessein n'est pas ce que, peut-être, on pense. |
Le désir d'être Roi passe pour trahison ;
Mais le peuple, souvent, a bien moins de raison :
De même qu'un tyran, il a ses injustices,
Il a ses courtisans qui flattent ses caprices,
955 | Et dont le faux rapport soumet à son courroux, |
Tous ceux dont la vertu les a rendus jaloux.
Contre les magistrats tout le monde murmure ;
Chacun, en son esprit, croit qu'on lui fait injure ;
Et personne ne craint que l'Erat soit détruit,
960 | Pourvu que de ce trouble il recueille le fruit. |
Dans ce fâcheux désordre, où d'une égale audace,
La noblesse conspire avec la populace,
Pisistrate, emporté d'une commune ardeur,
Se donne, tout entier, au soin de sa grandeur :
965 | C'est-là de son mépris la cause véritable ; |
Mais, pour moi, ce désir est toujours trop coupable ;
Et je rougis, enfin, Céphise, quand je vois
Que l'ingrat, pour un trône, a refusé ma foi.
CÉPHISE.
Laissez-le donc, Madame, en ce dessein funeste,
970 | Chercher aveuglément un péril manifeste ; |
Et succombant, enfin, par un revers du sort...
POLICRITE.
Ah ! Je ne le hais pas jusqu'à vouloir sa mort.
Mais, par quelle raison faut-il que je m'afflige
De lui voir entreprendre un dessein qui m'oblige ?
975 | Il m'a voulu punir d'une aveugle amitié ; |
Et j'aurais pour l'ingrat encor quelque pitié ?
Non, non ; il faut, Céphise, abattre sa puissance,
Et Licurgue, à propos, s'offre pour ma vengeance.
SCÈNE V.
Les mêmes ; Licurgue.
LICURGUE.
Enfin, Madame, un père autorise mon feu ;
980 | J'ai reçu, de Solon, le glorieux aveu : |
Il permet que j'espère ; il approuve ma flamme,
Et ne me laisse plus à gagner que votre âme.
C'est de vous, à présent, dont je crains la rigueur ;
C'est de vous dont j'attends ma gloire et mon bonheur :
985 | Car, enfin, quelque droit que sur vous ait un père, |
Je cherche à vous fléchir, non pas à vous déplaire.
Je saurai me connaître, et voir, dans mes défauts,
L'orgueil de mon espoir et le peu que je vaux.
POLICRITE.
Ce respect obligeant, où l'amour vous engage,
990 | Ne peut venir, Seigneur, que d'un noble courage ; |
Mais il est inutile aux coeurs comme le mien,
Qui servent pour la gloire et ne choisissent rien,
Je ne veux écouter ni l'amour, ni la haine :
Athènes, de mes voeux, sera la souveraine ;
995 | Et l'honneur, à tous deux, imposant cette loi, |
Vous dépendez bien plus de l'État que de moi.
LICURGUE.
Aussi, pour le tirer de ces rudes alarmes,
N'épargnerai-je pas ni mon bras, ni mes armes ;'
Mais si par mon secours, je le sauve des fers,
1000 | C'est vous, et non l'État, Madame, que je sers ; |
C'est à ces yeux divins qu'il devra l'avantage
D'avoir, en sa faveur, captivé mon courage ;
C'est par eux que mon bras s'est trouvé désarmé,
Et je l'aurais détruit, s'ils ne m'eussent charmé.
1005 | Mais, puisqu'à le servir j'ai su forcer mon âme, |
Daignez connaître, au moins, ces efforts de ma flamme,
Madame : ah ! Permettez qu'en m'exposant pour vous
Je puisse mériter le nom de votre époux.
POLICRITE.
Ah ! C'est un peu trop tôt demander récompense.
1010 | De cet heureux effort je connais l'importance ; |
Mais la gloire est le prix d'un acte de vertu,
Et que l'on n'obtient point sans avoir combattu.
De votre ambition je reçois la victime,
Et consens que l'amour vous épargne ce crime.
1015 | Mais, de ce grand secours, laissez - nous voir l'effet, |
Et ne me vantez point un effort imparfait.
LICURGUE.
Que reste-t-il encor pour un si grand ouvrage ?
Je me réduis, moi-même, à souffrir l'esclavage ;
Du trône où j'aspirais, je méprise l'éclat :
1020 | Faut-il perdre le jour, pour conserver l'État ?.... |
POLICRITE.
Ne pensons point, Seigneur, à perdre notre vie
Quand il faut l'employer à sauver la patrie :
Ce serait la trahir que prodiguer nos jours,
Et cette injuste mort ravirait son secours...
1025 | Le ciel, à son repos, met un dernier obstacle ; |
Pisistrate, irrité, veut se joindre à Mégacle :
Allez les prévenir, et, rompant leurs desseins,
Allez donner des fers à ces deux Souverains.
LICURGUE.
Eh bien ! J'y cours, Madame ; et, malgré leur puissance,
1030 | Malgré cette union qui fait leur assurance, |
Je vais chercher l'honneur, au milieu de leurs coups,
De vaincre nos tyrans, ou de mourir pour vous.
Policrite et Céphise sortent.
SCÈNE VI.
Licurgue, Artamas.
LICURGUE.
C'en est fait, Artamas, le mal est trop extrême :
Il faut perdre un rival qui me perdrait moi-même ;
1035 | S'il se joint à Mégacle, il aura trop d'appui, |
Et si nous ne régions, la couronne est à lui.
ARTAMAS.
Ne pressez point l'effet d'une telle entreprise :
Athènes, jusqu'ici, conserve sa franchise,
Et d'un noble dessein, le coup précipité,
1040 | Hasarderait la gloire et notre liberté. |
LICURGUE.
Ah ! Déjà dans leurs coeurs sa perte est résolue.
De ces ambitieux l'union est conclue ;
Et le funeste accord d'un hymen malheureux,
Contre nos libertés les engage tous deux.
1045 | Mégacle osera tout pour couronner un gendre. |
Ôtons à ces Tyrans le temps de nous surprendre ;
Et de ce triste hymen éteignant le flambeau,
Enfermons leur orgueil dans un même tombeau.
Mais apprends, cependant, que si je rends les armes,
1050 | Ce n'est pas que la paix ait pour moi plus de charmes ; |
La vertu de Solon m'impose cette loi:
Il ne veut point de gendre avec le nom de Roi.
La feinte, à mes desseins, était trop nécessaire ;
Mon amour, le premier, pourra se satisfaire ;
1055 | Et mon ambition, revenant à son tour, |
Saura bientôt après assujettir l'amour.
ARTAMAS.
Mais si votre Rival eût épousé Célinte...
LICURGUE.
Ainsi qu'avec Solon, j'aurais usé de feinte ;
Et, pour un peu de temps, lui rendant quelque honneur,
1060 | J'aurais pris les moyens de lui percer le coeur. |
Ne me parle donc plus de la gloire d'Athènes :
Sache que je prétends la mettre dans mes chaînes ;
Que le nom de sujet me rendrait malheureux,
Et qu'enfin, pour régner, il n'est rien de honteux.
ARTAMAS.
1065 | Mais il est dangereux d'agir à force ouverte : |
Le combat incertain peut hâter notre perte.
Pisistrate est puissant : il a beaucoup d'amis ;
Et, si vous l'attaquez, tout lui sera permis.
LICURGUE.
Je saurai me conduire avec plus d'assurance....
1070 | Mais la place est mal propre à cette confidence... |
Allons ; et, cependant, nous choisirons, tous deux,
Les moyens les plus sûrs d'accomplir tous mes voeux.
ACTE IV
SCENE PREMIERE.
POLICRITE, seule.
Quelle Confusion, quelle triste pensée,
Malgré moi, se présente à mon âme blessée !
1075 | Mille soucis divers occupent mon esprit ; |
Plus je veux l'assurer, plus il est interdit :
Dans ses propres souhaits, lui-même s'embarrasse ;
Quand la douleur en sort, la crainte en prend la place :
Il aime, il appréhende, et, dans ses déplaisirs,
1080 | Il forme, en un moment, cent contraires désirs. |
Pisistrate et l'Amour, Athènes et la gloire,
À l envi, dans mon coeur, disputent la victoire.
Chacun voudrait régner, et je sens, tour à tour,
La crainte et la douleur, le dépit et l'amour.
1085 | J'aime un ambitieux qui méprise ma flamme ; |
Je veux, dans mon dépit, le bannir de mon âme :
Mais, malgré mon courroux, et malgré ses transports,
Je fais, pour l'en chasser, d'inutiles efforts.
Je ne puis résister au charme qui m'abuse ;
1090 | De son ambition, moi-même, je l'excuse : |
Je me repens déjà d'un équitable arrêt ;
Et j'aime cet ingrat, tout injuste qu'il est.
L'indigne passion, dont ma fierté s'irrite,
Porte plus loin encor l'effet de son mérite ;
1095 | Et cachant ses défauts, sous un voile trompeur, |
Me fait de ses désirs approuver la grandeur.
Au milieu, toutefois, d'une extrême tendresse,
La raison, dans mon âme, est encor la maîtresse,
Et me vient remontrer, en dépit de l'amour,
1100 | Ce que je dois au lieu qui m'a donné le jour. |
J'aurais, à le sauver, une sensible joie ;
Mais de son protecteur je dois être la proie ;
Et, de ces deux effets, surprise également,
Ou je perds ma Patrie, ou je perds mon amant....
1105 | Invisibles témoins de mon inquiétude, |
Sauvez-moi, justes Dieux, d'une peine si rude ;
Relevez la raison d'un esprit abattu,
Et, contre ma douleur, soutenez ma vertu !
SCÈNE II.
La même ; Céphise.
POLICRITE.
MAIS n'aperçois-je pas Céphise toute émue ?
1110 | Ciel ! Quel nouveau malheur me présage sa vue ; |
Que dois-je présumer du trouble de ses yeux ?...
Enfin, sais-tu le sort de nos ambitieux ?
Ont-ils fait éclater leur fatale entreprise ?
CÉPHISE.
Non, Pisistrate est mort....
POLICRITE.
Il est mort !... Ah ! Céphise !...
CÉPHISE.
1115 | Ne lui reprochez plus d'avoir causé nos maux ; |
Sa mort va, dans ces lieux, remettre le repos.
POLICRITE.
Présages malheureux, que je sentais dans l'âme !
Voilà le coup fatal qu'appréhendait ma flamme.
Tristes pressentiments, vous me l'aviez bien dit !...
1120 | Mais, Céphise, poursuis ce funeste récit. |
CÉPHISE.
Irrité du succès d'un amour inutile,
Pisistrate, sans bruit, s'éloigne de la Ville,
Quand, passant, par malheur, en des lieux écartés,
Il voit ses ennemis fondre de tous côtés.
1125 | Ce Héros malheureux, méprisant leur furie, |
Se résout, aussitôt, à leur vendre sa vie ;
Et portant, dans leur sein, le trépas et l'effroi,
Leur montre, par ses coups, qu'il sait mourir en Roi.
Mais le Ciel à ses voeux paraît inexorable :
1130 | Il faut, enfin, céder au nombre qui l'accable. |
Son coeur résiste encor ; seul, contre eux, il suffit ;
Mais son bras est trop faible, et son sort le trahit :
Il tombe, et ses meurtriers, le laissant sur la place,
Fuient au premier bruit du peuple qui s'amasse...
1135 | C'est ainsi qu'un soldat nous a dit son malheur. |
POLICRITE.
Et de ce meurtre, au moins, on a connu l'auteur ?...
CÉPHISE.
Pouvez-vous l'ignorer, si vous l'êtes, vous-même ?
Licurgue, par ce crime, a montré qu'il vous aime.
Ses perfides amis ont, pour vous, combattu,
1140 | Et leurs bras ont servi votre fière vertu : |
Vous deviez ce trépas à la gloire d'Athènes.
POLICRITE.
Que tu prends mal ton temps à redoubler nos peines !
Cesse de reprocher à ce coeur affligé,
La funeste valeur d'un bras qui l'a vengé.
1145 | Pisistrate vivant a trompé mon envie ; |
J'ai demandé sa mort et je l'ai poursuivie :
Ne m'en rappelle point le triste souvenir ;
Pour apaiser Solon, il fallait le punir.
Que l'on souffre, Céphise, une contrainte extrême,
1150 | Quand on doit condamner un coupable qu'on aime ! |
Et que c'est, pour un coeur, un difficile effort,
Quand le criminel plaît, de rechercher sa mort !
Triste et fâcheux état où mon âme est réduite ;
Où mon coeur est puni, par sa propre poursuite !
1155 | De l'ingrat que j'aimais, j'ai causé le trépas ; |
Et je pleure du coup, quand j'ai poussé le bras !
Ambitieux Amant ! Malheureux Pisistrate,
Il est temps, à présent, que mon ardeur éclate,
Que ma douleur paroisse, et qu'en un même jour,
1160 | Ton trépas fasse voir ma gloire et mon amour ! |
J'ai, de la servitude, exempté ma Patrie :
Il t'en coûte le trône, il t'en coûte la vie ;
Mais ne m'accuse point, j'ai fait ce que j'ai dû :
Je voulais te sauver, et toi seul t'es perdu !
CÉPHISE.
1165 | Quelle aveugle douleur, Madame, vous agite ? |
Est-ce là cet orgueil digne de Policrite ?
Ce coeur, qui paraissait, tantôt, si résolu,
S'afflige d'un trépas que vous avez voulu !
Un Amant, contre vous, osait lever ses armes ;
1170 | Et vous pouvez le plaindre et lui donner des larmes ! |
POLICRITE.
Ah ! Ne t'oppose point à mon affliction !
J'ai su, pour le punir, dompter ma passion ;
J'en ai fait, à mon père, un triste sacrifice :
Je ne me repens pas d'un acte de justice.
1175 | L'honneur de mon pays se trouvait en danger ; |
Aux dépens de l'amour, j'ai su l'en dégager.
Mais, quitte, auprès de lui, d'un devoir légitime,
Je suis libre, à mon tour, de me plaindre, sans crime ;
Et s'il a pu forcer mes plus tendres désirs,
1180 | Je dois à mon amour, au moins, quelques soupirs.... |
Oui, peuple malheureux, qui craignais l'esclavage,
Sois libre, désormais, goûte cet avantage ;
Je te laisse le fruit de ce cruel trépas ;
Laisse-moi mes soupirs, ne les arrête pas.
1185 | Quelques rudes ennuis que mon âme en reçoive, |
Aux mânes d'un Amant, c'est le moins que je doive ;
Et c'est le moindre effet qu'exigent mes douleurs,
Pour son sang répandu, de lui donner des pleurs.
Ne condamne donc point ces innocentes larmes ;
1190 | Ma douleur se console : elle trouve des charmes, |
Donnant ces faibles pleurs à mon cruel souci...
CÉPHISE.
Déguisez-les, du moins ; Licurgue vient ici.
SCÈNE III.
Les mêmes ; Licurgue.
LICURGUE.
Pisistrate n'est plus. La mort lève l'obstacle
Que formait, avec lui, le parti de Mégacle :
1195 | Cessez d'appréhender leur double faction ; |
Ce trépas a détruit leur funeste union :
Son orgueil est puni d'un revers équitable ;
Pour vivre plus longtemps, il était trop coupable ;
Mais, quand il eût été moins digne de nos coups ;
1200 | C'était assez, pour moi, de voir votre courroux. |
POLICRITE.
Je croyais que Licurgue agissait pour Athènes ;
Que son coeur ne pensait qu'à la sauver des chaînes,
Et que, pour triompher d'un illustre ennemi,
Il ne paraîtrait point généreux à demi ;
1205 | Mais je connais, enfin, que je m'étais trompée . |
Votre âme, à ses désirs, était toute occupée :
Elle agissait pour soi, sans regarder l'État,
Et l'amour est l'auteur de votre assassinat.
LICURGUE.
Oui, de ce grand dessein il est la seule cause ;
1210 | J'ai satisfait aux lois que mon amour m'impose ; |
Et si, par cette mort, j'ai trahi mon honneur,
Il en faut accuser votre seule rigueur.
Mais nommez mieux un coup qui sert la République,
Qui délivre des fers tout le pays d'Attique,
1215 | Sauve tant d'innocents d'un injuste trépas, |
Et venge, en même temps, leur gloire et vos appas.
POLICRITE.
Il fallait se venger par un coup plus illustre,
De qui la trahison ne ternît point le lustre ;
Et Solon rougira de voir sa liberté,
1220 | S'il n'en doit le bonheur qu'à votre lâcheté. |
LICURGUE.
Ah ! N'aidez point, vous-même, à ternir ma victoire !
Quand je vous ai servie aux dépens de ma gloire,
Si c'est être trop vain d'en demander le prix,
Épargnez-moi, du moins, ces injustes mépris.
1225 | Je vois, je vois, enfin, ce qui vous rend ingrate : |
Je vous ai mal connue, en perdant Pisistrate ;
Vous l'aimiez en secret, et mes soins superflus...
POLICRITE.
Oui, je l'aimais, cruel ! Et ne m'en cache plus.
Tandis que son pouvoir nous a mis dans la crainte,
1230 | J'ai réduit mon amour sous une âpre contrainte : |
Je l'avoue à présent, et, sans honte, aujourd'hui,
J'ose montrer l'ardeur dont je brûle pour lui.
On a vu ma vertu, digne de ma patrie,
M'animer, contre lui, d'une noble furie :
1235 | De son trépas, enfin, on connaîtra l'effet ; |
Mon amour, à son tour, veut être satisfait.
J'ai celé trop longtemPs cette ardeur innocente ;
Ne crois pas, maintenant, me trouver inconstante,
Et qu'après avoir mis Pisistrate au tombeau,
1240 | Je m'engage, pour toi, dans un amour nouveau. |
Va jouir du succès de ta noble entreprise :
Je t'en laisse l'éclat ; laisse-moi ma franchise.
Si l'amour dans ton coeur conserva son pouvoir,
Ne force pas le mien à ce triste devoir.
LICURGUE.
1245 | N'obligez pas, vous-même, un coeur qui vous révère, |
D'employer, contre vous, la puissance d'un père ;
Et montrez moins, Madame, à mes yeux indignés,
Combien vous était cher l'Amant que vous plaignez.
Ciel qu'auprès de son sort le mien est déplorable !
1250 | Tout ingrat qu'il était, il vous parut aimable. |
Mais, enfin, je vous aime, et, par un coup fatal,
Je me nuis à moi-même, et je sers mon rival :
De grâce retenez ces précieuses larmes...
SCÈNE IV.
Les mêmes ; Solon, qui entre précipitamment.
SOLON.
Seigneur, vous a-t-on dit nos dernières alarmes ?
1255 | Eh ! Quelle est la douleur qui vous arrête en vain, |
Tandis qu'il faut avoir les armes à la main ?
Pisistrate combat, la liberté succombe.
LICURGUE.
Quoi ! ce Tyran nous brave ; et, jusques sur sa tombe,
Même après son trépas, même dans les enfers,
1260 | Son ombre nous poursuit et nous donne des fers ? |
Quelle Divinité, de nos voeux ennemie,
Contre de justes coups a conservé sa vie ?
Quel Dieu l'a pu sauver de ceux qui l'ont vaincu ?
SOLON.
Ah ! Pour notre bonheur, il n'a que trop vécu !
1265 | Ignorez-vous encor ce qu'à peine on peut croire, ' |
Que son plus grand danger a fait toute sa gloire,
Et qu'il a pris le temps d'émouvoir tout l'État,
Par l'injuste pitié d'un triste assassinat.
Oui, Seigneur, à nous seuls sa blessure est funeste :
1270 | Vous savez son combat, apprenez ce qui reste. |
A peine, par les siens, ce traître, secouru,
A jeté ses regards sur le peuple accouru,
Que feignant un effort, et se levant, à peine,
Il marche vers la place, ou, plutôt, il se traîne ;
1275 | Et trouvant, en ce lieu, tous nos Grecs assemblés, |
De ce triste spectacle et confus et troublés :
Dans la compassion d'un objet pitoyable,
Peuple, leur a-t-il dit, d'une voix lamentable,
Vois le funeste état où des lâches m'ont mis !
1280 | Je n'ai reçu ces coups que par tes ennemis. |
Irritez que mon bras entreprît ta défense,
Leur fureur, sur ma vie, en a pris sa vengeance.
Considère l'effet de leurs cruels soldats,
Pourras-tu le souffrir, sans venger mon trépas ?
1285 | Ce n'est pas mon malheur, ni la mort qui m'étonne ; |
Je ne regrette point le sang que je te donne :
Pour te défendre, encor, je suis prêt à mourir ;
Mais, puisque tu le peux, daigne te secourir.
J'ai soutenu, contre eux, tes affaires publiques :
1290 | J'ai voulu t'affranchir de leurs lois tyranniques ; |
Mais, sous leur triste joug, crains, enfin, de tomber,
Quand tes yeux, sous leurs coups, me verront succomber.
Par ce discours adroit, qui le touche et le flatte,
Tout le peuple, abusé, se joint à Pisistrate ;
1295 | Et trompé, par l'appas d'une fausse pitié, |
À son propre tyran donne son amitié,
J'ai beau lui remontrer que par son industrie,
Ce fourbe ambitieux surprendra la Patrie.
On méprise ma voix ; et, malgré mes discours,
1300 | Du peuple qu'il trahit, il obtient le secours. |
On met à ses côtés une garde puissante ;
Et, dès ce même instant, sa ligue triomphante,
Bravant ses ennemis, qui pâlissent d'effroi,
L'amène avec la pompe et le pouvoir d'un Roi.
1305 | Dans une heure, pourtant, tout le Sénat s'assemble ; |
C'est là, Seigneur, c'est là qu'il faut paraître ensemble ;
Et que, pour la Patrie et le secours des lois,
Nous devons employer et la main et la voix.
Ce moment, échappé, nous laisse dans les chaînes.
LICURGUE.
1310 | Ah ! ne permettons pas que l'on opprime Athènes ! |
Allons nous opposer à ce fier ennemi,
Et renverser un trône encor mal affermi.
SOLON.
Allez ; contre un Tyran et ses cruelles brigues,
Employez vos amis et de puissantes ligues.
1315 | Je marche sur vos pas, et mon dernier effort |
Assurera, bientôt, ma franchise, ou ma mort.
Licurgue sort.
SCÈNE V.
Solon, Policrite, Céphise.
SOLON.
Policrite, il est temps de vous parler en maître ;
Votre amour, à mes yeux, enfin, ose paraître.
J'ai connu vos soupirs et connu vos douleurs,
1320 | Et la mort du Tyran vous a coûté des pleurs. |
Un avis incertain a fait couler vos larmes :
Je ne sais si le trône a, pour vous, quelques charmes,
Si vous osez prétendre à ce suprême rang ;
Mais si vous oubliez le devoir de mon sang,
1325 | Si vous suivez encor l'amour qui vous surmonte, |
Ma vertu, sur vos jours, saura venger sa honte ;
Et punir, sur ce coeur, qui m'aura résisté,
L'injurieux mépris de mon autorité.
POLICRITE.
Cette sévérité ne m'est pas nécessaire ;
1330 | Je sais ce que je dois aux volontés d'un père, |
Seigneur ; et mon amour, quoi que je puisse agir,
Ne m'inspirera rien qui vous fasse rougir.
Ne blâmez point un feu que j'ai reçu sans crime ;
C'est l'effet malheureux de votre seule estime :
1335 | Je n'ai connu l'amour qu'en suivant votre choix ; |
Et mon âme, sans vous, eût évité ses lois.
SOLON.
Vous pûtes l'écouter, sans vous montrer ingrate,
Quand je vous commandai de choisir Pisistrate :
D'une vertu solide il suivait le parti ;
1340 | Il était innocent : l'ingrat s'est démenti. |
Aux lois de sa Patrie il s'est montré rebelle :
Il faut perdre, à présent, cette amour criminelle,
Et régler vos soupirs sur un plus juste choix.
POLICRITE.
On ne hait pas sitôt quand on aime une fois ;
1345 | Et ce n'est pas, Seigneur, sans une rude peine |
Que l'on s'engage, ainsi, de l'amour à la haine.
Cet Amant, toutefois, que je n'ai pu haïr,
Ne m'a point emportée à vous désobéir.
Pisistrate m'a vue, insensible et sévère,
1350 | Contre lui, d'un rival animer la colère, |
Faire céder l'amour à mon noble transport,
Et d'une âme cruelle entreprendre sa mort.
SOLON.
Ah ! ce n'est pas assez d'avoir pu l'entreprendre :
D'une aveugle tendresse il fallait vous défendre ;
1355 | Et ne permettre pas qu'un indigne soupir |
Vous pût faire accuser d'un lâche repentir :
Alors....
Pisistrate paroît, ayant le bras en écharpe.
SCÈNE VI.
Les mêmes ; Pisistrate.
SOLON, à Pisistrate.
Mais quel sujet, en ce lieu, vous amène,
Seigneur ? Est-ce l'amour, la vengeance, ou la haine ?
Venez-vous, comme amant, quitter le nom de Roi,
1360 | Ou, comme mon tyran, pour me donner la loi ? |
PISISTRATE.
Comme ami généreux et comme amant fidèle,
Je viens vous assurer d'une amour immortelle ;
Éloigné du dessein de vous parler en Roi,
D'un adorable objet je veux prendre la loi.
1365 | Je viens mettre à ses pieds l'éclat d'une fortune, |
Que mon âme, sans lui, trouverait importune ;
Et vous offrir, d'un coeur, entièrement soumis,
Ce suprême pouvoir qu'un peuple m'a commis.
A mon amour, Seigneur, souffrez cet avantage.
1370 | De rendre à ses beautés un éternel hommage ; |
Et de leur présenter avec l'offre d'un coeur,
Tout ce que mon destin ma donné de grandeur.
Daignez la recevoir, trop aimable ennemie,
Cette grandeur acquise au péril de ma vie ;
1375 | Et maîtresse du rang que le ciel m'a donné, |
Daignez ouïr les voeux d'un captif couronné.
POLICRITE.
Si mon âme, Seigneur, vous était mieux connue,
Vous exposeriez moins votre trône à ma vue ;
Vous auriez moins d'espoir sur un faible intérêt.
1380 | Je ne vous dirai point si le présent me plaît : |
Solon est devant moi ; c'est à lui de répondre.
Policrite et Céphise sortent.
PISISTRATE.
Ah ! Vous m'en avez dit assez pour me confondre !
Vous avez la rigueur de ne m'écouter pas,
Trop insensible objet, vous cherchez mon trépas !...
SCÈNE VII.
Pisistrate, Solon.
PISISTRATE.
1385 | Mais je l'accuse, en vain, de l'excès de ma peine ; |
C'est vous qui me perdez, Seigneur ; c'est votre haine :
De votre inimitié voilà l'injuste effet.
Voyez mon désespoir ; êtes vous satisfait?
SOLON.
Oui, je le suis, perfide ! et je vois, avec joie,
1390 | Les affreux déplaisirs où ton âme se noie ; |
Et qu'au milieu des fers, pour venger mon honneur,
Il me reste un moyen de troubler ton bonheur.
Je vois, avec plaisir, cette noble ennemie,
De l'hymen d'un tyran refuser l'infamie ;
1395 | Et d'un coeur assuré, qu'il ne peut émouvoir, |
Préférer à son trône un illustre devoir.
PISISTRATE.
Ah ! ne condamnez point un pouvoir légitime,
Où je suis arrivé, sans le secours du crime,
Qu'un peuple généreux m'a donné librement,
1400 | Et que cent beaux exploits m'ont acquis justement. |
Je rends grâces au ciel que, sans rien entreprendre,
J'ai reçu la couronne et n'ai pu m'en défendre ;
Et que mes ennemis attaquant cet État,
Aux dépens de mon sang m'en ont donné l'éclat.
SOLON.
1405 | Ne vante point ici ton injuste artifice ; |
Tu sais mal imiter le généreux Ulysse :
Ce Grec, pour son pays, osa s'ouvrir le flanc ;
Et toi, pour le trahir, tu prodigues ton sang.
PISISTRATE.
Eh bien ! je suis un fourbe, un méchant, un perfide,
1410 | Qui suit sa passion et que le crime guide; |
Mais, de cette fureur, si vous craignez le cours,
De vos heureux conseils prêtez-moi le secours.
D'un Tyran malheureux, faites un juste Prince,
Qui régisse avec vous toute cette Province ;
1415 | Et qui, pour son bonheur, imitant vos vertus, |
Fasse régner le sang de l'illustre Codrus,
De ce Roi généreux, Policrite héritière,
Sauvera, dans ce rang, sa gloire toute entière ;
Et fera souhaiter aux plus illustres Rois,
1420 | La beauté de son règne et celle de vos lois. |
SOLON.
Si j'avais eu dessein d'augmenter ma famille,
L'éclat de ma vertu suffisait à ma fille,
Sans devoir à ses yeux cette vaine grandeur,
Athènes, autrefois, m'en offrit la splendeur ;
1425 | Mais touché faiblement de cet honneur insigne, |
Je me suis contenté d'en avoir été digne ;
Et j'aimai mieux en faire un refus généreux,
Que de rendre, pour lui, mes amis malheureux.
Que d'un si vain éclat un autre s'éblouisse ;
1430 | Je prise moins d'un Roi le rang que la justice, |
Et j'ai trop de mépris pour une dignité
Qui doit à mon pays coûter la liberté.
PISISTRATE.
Vous le flattez, enfin, d'un bien imaginaire :
Ce changement d'état est un mal nécessaire ;
1435 | Que le Sénat murmure, et m'en veuille punir, |
Le sort en est jeté, son règne va finir.
SOLON.
La fortune, pour vous, aujourd'hui déclarée,
Ne rend pas, à vos yeux, la couronne assurée.
Mais, c'est perdre le temps en discours superflus ;
1440 | Ou descendez du trône, ou ne m'en parlez plus. |
ACTE V
SCÈNE PREMIÈRE.
Célinte, Policrite, Céphise.
CÉLINTE.
Ce nouveau changement doit peut vous mettre en peine ;
Si Pisistrate est Roi, vous allez être Reine ;
Et l'amour, qui le force à subir votre loi,
Soumet à vos beautés et son trône et sa foi.
1445 | Du sceptre dont son coeur vous doit le sacrifice, |
Permettez, aujourd'hui, que je vous applaudisse ;
Et que, dans vos désirs, mon coeur intéressé,
Offre, à votre grandeur, un hommage avancé.
POLICRITE.
J'attendais cet aveu de la bouche d'un autre,
1450 | Et ce soin me surprend d'un coeur comme le vôtre. |
Vous présumez qu'un Roi flattera mes désirs,
Et qu'un trône sera l'objet de mes plaisirs.
Parlons, parlons, Madame, avec plus de franchise :
Je n'ai point de désirs que Solon n'autorise ;
1455 | Et vous pouvez, du moins, avant que d'applaudir, |
Attendre cet hymen qui me doit agrandir.
C'est abaisser bien bas l'orgueil de son courage,
De pouvoir se résoudre à rendre quelque hommage,
Et d'oublier le bien qu'on vient de nous ravir,
1460 | Jusques à nous donner l'exemple de servir. |
CÉLINTE.
On obéit sans honte, et l'on sert sans bassesse,
Quand le Ciel est auteur du malheur qui nous presse ;
Et que, pour nous tirer de la captivité,
Notre coeur, pour le moins, garde sa liberté.
1465 | Mais il est des esprits de qui la servitude |
Ne causa pas encor toute l'inquiétude ;
Qui savent rencontrer, dans leurs fers, des appas,
Et dont les plus pesants sont ceux qu'or ne voit pas.
POLICRITE.
Quand on porte des fers, du moins, c'est une adresse
1470 | De savoir bien cacher cette indigne faiblesse ; |
Mais je connais un coeur de qui, même en ce jour,
Un traître a su tirer une marque d'amour.
CÉLINTE.
Ce n'est pas en avoir que d'être obéissante,
Et j'agissais en soeur, et non pas en Amante ;
1475 | Mais ce lâche Tyran, que vous devez haïr, |
N'aura pas tant de peine à vous faire obéir.
POLICRITE.
Des voeux de mon pays je ferais peu d'estime.
CÉLINTE.
Le trône a des brillants qui cacheront ce crime ;
Et l'amour, cependant, venant à son secours....
POLICRITE.
1480 | Eh bien ! J'obéirai, pour commander toujours. |
CÉLINTE.
Mais Solon, dans ce rang, trouvera trop de honte.
POLICRITE.
Vous parlez tant d'un rang où Pisistrate monte,
Que j'ai lieu de penser que c'est avec regret,
Que vous voyez une autre y prétendre, en effet.
CÉLINTE.
1485 | J'eusse pu l'accepter, par les ordres d'un frère ; |
Mais l'ingrat qui l'occupe a trop su me déplaire ;
Et, dans ses premiers fers, s'il pouvait s'enchaîner,
Je voudrais le punir, et non le couronner.
Athènes, cependant, devenue impuissante,
1490 | Ne soutient presque plus sa liberté mourante : |
Le Sénat, assemblé, par un dernier arrêt,
D'elle et de son Tyran, va régler l'intérêt ;
Et si, dans le succès, mon âme n'est déçue....
Mais Licurgue paraît ; nous en saurons l'issue.
SCÈNE II.
Les mêmes ; Licurgue.
LICURGUE.
1495 | Tour est perdu, Madame; un Tyran, trop heureux, |
Vient, enfin, malgré nous, de contenter ses voeux.
A suivre ses désirs Athènes condamnée,
De ses propres enfants se trouve abandonnée.
Pisistrate triomphe ; et le Ciel, irrité,
1500 | Donne le dernier coup à notre liberté. |
POLICRITE.
Quoi ! Vous avez souffert que nous l'ayons perdue !
Licurgue, ni Solon, ne l'ont pas défendue ;
Et du sacré Sénat, la mourante vigueur
N'a pu, de notre sort, détourner la rigueur ?
LICURGUE.
1505 | D'un peuple factieux, qui soutient l'injustice, |
Le Sénat, emporté, suit l'aveugle caprice ;
Et vous allez, Madame, apprendre, en peu de mots,
Le funeste récit du dernier de nos maux.
Pour chasser Pisistrate, ou mériter sa grâce,
1510 | Chacun, dans le Conseil, est venu prendre place ; |
Et, de tous nos partis, les premiers mouvements
Ont, d'abord, découvert les premiers sentiments.
Le Tyran y paraît : cent gardes, à la porte,
Annoncent son triomphe ' et lui servent d'escorte,
1515 | D'une vue assurée il voit ses ennemis : |
Son discours, toutefois, est adroit et soumis ;
Il parle sans orgueil, il flatte, il prie, il presse :
Il sait des auditeurs surprendre la faiblesse ;
Et de son éloquence employant les efforts,
1520 | A leurs esprits trompés, inspire ses transports. |
Le Sénat, trop facile, abusé par ce traître,
Consent, honteusement, à se donner un maître ;
Et se rend, contre nous et contre la raison,
L'instrument de sa perte et de leur trahison.
1525 | Ariston, aussitôt, s'empare de la ville : |
Pisistrate le suit ; et trouvant tout facile,
Sa garde à ses côtés et l'épée à la main,
Avance vers le fort, et s'y fait un chemin.
De nos premiers soldats apprenant la défaite,
1530 | Mégacle prend la fuite et pense à la retraite. |
Mais Solon, dont le coeur surmonte les malheurs,
(En cet endroit, Madame, il faut verser des pleurs.)
Cet illustre Héros, abandonnant la vie,
Veut jusques à sa mort secourir la Patrie ;
1535 | Et, s'opposant, enfin, au soldat furieux, |
Au milieu du combat il trébuche à nos yeux.
POLICRITE.
Ô Ciel ! Quel coup de foudre et que viens-je d'entendre ?
Quoi ! Solon est blessé ?
LICURGUE.
J'ai peine à vous l'apprendre ;
Mais, enfin, pour sa vie il reste peu d'espoir.
POLICRITE.
1540 | Ah ! Dites-moi, de grâce, où je pourrai le voir ? |
Donnez-moi les moyens d'aller, en sa présence,
A ce généreux père offrir mon assistance :
Sur le lieu du combat on le pourra trouver ?
LICURGUE.
Il n'est plus temps, Madame ; on l'a fait enlever.
1545 | Les amis du tyran sont maîtres de la Place. |
POLICRITE.
Ah ! C'est pousser trop loin l'horreur de ma disgrâce !
Mon père, loin de moi, verra finir ses jours,
Et je ne pourrai pas lui donner du secours !
Lâches Athéniens, de qui la noire envie
1550 | Ne peut souffrir l'éclat d'une si belle vie, |
Ingrats ! Votre bonheur est fini pour jamais ;
Et le ciel, par sa mort, punira vos forfaits !
CÉLINTE.
Après ce triste coup, je n'ai rien à vous dire.
Mais vous êtes encor sous un cruel empire ;
1555 | Et quiconque d'un trône est maître souverain, |
D'une amour méprisée a le remède en main.
POLICRITE.
Je saurai les moyens d'éviter sa poursuite.
LICURGUE.
Je n'en connais qu'un seul, Madame ; c'est la fuite.
Tout l'État, désormais, ne dépend que de lui ;
1560 | Mais vous pouvez encore en sortir aujourd'hui : |
Pour vous en délivrer je vous offre une escorte.
Deux cents de mes amis nous gardent une porte ;
Et, doutant d'un succès qui dépendait du sort,
J'ai su nous assurer d'un vaisseau sur le port.
POLICRITE.
1565 | Que, par ma lâcheté, j'abandonne mon père ! |
Que de mes ennemis je craigne la colère !
Que je le prive aussi des honneurs du tombeau !
CÉLINTE.
Mais ne craindrez-vous point d'épouser un bourreau ?
Attendez-vous en paix ce cruel hyménée,
1570 | Où déjà, dans son coeur, vous êtes destinée ; |
Et que sa passion, par un double attentat,
Vous force d'obéir aussi bien que l'État ?
LICURGUE.
Fuyez un tel malheur, et, de peur qu'il n'arrive,
À ce cruel amant dérobez sa captive.
POLICRITE.
1575 | Voilà donc le moyen que vous daignez m'offrir ? |
Mais j'en trouve un plus beau, Seigneur ; c'est de mourir.
Du malheur de Solon la gloire non commune,
Ne permet pas de vivre après son infortune ;
Et d'un père si grand le sort est assez beau
1580 | Pour obliger sa fille à le suivre au tombeau. |
LICURGUE.
Je fais gloire pour moi, dans cette conjoncture,
De survivre à Solon, pour venger son injure ;
Et j'appréhende moins l'affront d'être banni,
Que la honte de voir son destin impuni.
1585 | Demeurez dans vos fers ; servez la tyrannie ; |
Exposez votre gloire à cette ignominie :
Nous vous quittons, Madame, et je ferai juger,
Si je fuis un Tyran, que c'est pour m'en venger.
Licurgue et Célinte sortent.
SCÈNE III.
Policrite, Céphise.
POLICRITE.
Rigueur de mon destin, fortune impitoyable,
1590 | N'es-tu pas lasse encor de me voir misérable ? |
Et les Dieux obstinés en leur inimitié,
Après tant de malheurs, seront-ils sans pitié ?
Est-il quelque douleur que mon coeur n'ait soufferte ?
De tout ce que j'aimais j'ai ressenti la perte ;
1595 | Et d'un cruel regret atteinte doublement, |
Je perds d'un même coup mon père et mon Amant.
Mais après le malheur qui me prive d'un père,
Toute autre affliction me doit être légère :
L'esclavage n'est rien, et, dans un tel état,
1600 | Qui regrette un Amant, fait voir un coeur ingrat. |
Sors donc de mon esprit, passion trop fidèle,
Souvenir importun, tendresse criminelle ;
N'offre plus à mon coeur tes indignes appas...
Allons sauver un père, ou venger son trépas.
1605 | Oui ; c'est en vain ici que ma crainte m'arrête. |
CÉPHISE.
Où courez-vous, Madame, exposer votre tête ?
Des soldats animés l'insolente fureur
Fait régner en tous lieux le carnage et l'horreur :
Chacun fuit le courroux du parti qui l'emporte.
POLICRITE.
1610 | Le danger paraît grand, Céphise ; mais n'importe : |
Que dois-je appréhender, lorsque j'ai tout perdu ?
Au moins à mes soupirs Solon sera rendu ;
Je pourrai recevoir ses dernières paroles.
CÉPHISE.
C'est flatter votre mal par des désirs frivoles ;
1615 | D'un pareil prisonnier on craint trop le pouvoir, |
Pour accorder sitôt la grâce de le voir ;
Et, de quelque façon que sa vertu combatte,
Si le... Mais quelqu'un entre.
POLICRITE.
Ô Dieux ! c'est Pisistrate !
SCÈNE IV.
Les mêmes ; Pisistrate.
PISISTRATE.
OUI, vous voyez, Madame, un coupable odieux,
1620 | Qu'un amour téméraire offre encore à vos yeux. |
POLICRITE.
Quelle raison, cruel ! Te fait chercher ma vue ?
Est-ce pour augmenter la douleur qui me tue ?
Est-ce pour annoncer à mon coeur étonné,
Que Solon, par les tiens, vient d'être assassiné ?
1625 | Est-ce pour accabler une illustre famille ? |
Au père massacré viens-tu joindre la fille ?
Et, poussé du désir de maintenir ton rang,
Viens-tu sacrifier le reste de son sang ?
PISISTRATE.
Quelle injuste frayeur ! quelle vaine pensée,
1630 | Dont l'horreur fait frémir mon amour offensée ! |
Non, non ; je ne viens point, par un cruel excès,
Vanter de mes desseins le funeste succès ;
Je ne viens point offrir mon rang à votre vue :
Je sais trop à quel prix sa grandeur m'est vendue ;
1635 | Et, plus porté que vous à me le reprocher, |
Si je règne, Madame, il m'en coûte bien cher !
POLICRITE.
Va jouir de ce trône, à mes voeux si contraire ;
Mais laisse-moi courir au secours de mon père :
Souffre qu'avant sa mort il reçoive mes soins,
1640 | Et que de ma douleur ses yeux soient les témoins ! |
PISISTRATE.
Les vôtres vont, Madame, admirer sa constance :
Vous jouirez encor de sa triste présence ;
Mais avant que sa vue anime votre coeur,
Commencez sur ma vie une juste rigueur.
1645 | Je ne veux point ici, pour fléchir la nature, |
Vous dire que, déjà, j'ai vengé sa blessure ;
Qu'il n'en faut accuser que le sort des combats,
Et que ce coup, enfin, ne vient pas de mon bras.
Je ne m'excuse point, l'effet est trop coupable ;
1650 | Aux traits de la pitié soyez inexorable : |
Contre ce triste coeur portez de justes coups ;
Frappez !
Il offre son épée à Policrite.
POLICRITE.
Ah ! Pisistrate ! Où me réduisez-vous ?
À quelle rude épreuve exposez-vous mon âme ?
Vous forcez mon devoir à condamner ma flamme !
1655 | C'est peu de vous haïr et d'éteindre mes feux : |
Il faut que votre mort soit l'effet de mes voeux !
N'espérez pas, pourtant, que ma main vous punisse :
Ma Patrie, avec moi, doit se faire justice ;
Et d'un commun effort votre trône abattu,
1660 | Doit lui rendre sa gloire, et montrer ma vertu. |
PISISTRATE.
N'attendez point du temps le succès de ma peine.
POLICRITE.
Je dois à mon honneur, cet éclat de ma haine.
PISISTRATE.
Quoi ! vous me haïrez, et je ne mourrai pas ?
POLICRITE.
Je le devrais, Seigneur ; mais le pourrai-je, hélas !
PISISTRATE.
1665 | Quel effet aura donc cette noble colère ? |
POLICRITE.
Celui que veut de moi la gloire de mon père :
Celui de vous poursuivre aux yeux de l'Univers,
Et de vous attaquer par cent efforts divers...
Mais, enfin, je reçois, dans mon mal, une joie ;
1670 | Je retrouve Solon : le Ciel me le renvoie ! |
SCÈNE V et DERNIÈRE.
Les mêmes ; Solon, Ariston, Cléante.
POLICRITE.
Quels ennemis, Seigneur, et par quels attentats,
Vous rendent à mes yeux en ce funeste état ?
SOLON.
Ne plains point le destin qui s'oppose à ma vie ;
Plains, ingrate ! plutôt le sort de ta Patrie ;
1675 | Elle est digne des pleurs que je te vois verser : |
Mes malheurs sont finis, les siens vont commencer.
Ne pouvant l'affranchir d'un pouvoir tyrannique,
Solon a dû périr avec la République ;
Et je sens cette joie, entre cent maux divers,
1680 | D'être exempt, par ma mort, de la voir dans les fers... |
À Pisistrate.
N'insulte point, Tyran ! aux maux de ma famille.
Sache qu'à tes désirs j'ai su ravir ma fille,
Et délivrer mon sang de ce cruel affront
Qu'il eût, par ton hymen, imprimé sur mon front...
À Policrite.
1685 | Ce discours imprévu vous surprendra, Madame ; |
Mais, enfin, il est temps de vous ouvrir mon âme :
Il y va de ma gloire ; et cet heureux secret
Ne doit plus échapper, désormais, à regret.
Mais, avant de savoir de qui vous êtes née,
1690 | Apprenez à quel rang vous fûtes destinée, |
Et comment, par les soins de l'illustre Thalès,
J'ai pu de mon destin prévenir les effets.
Tu dois, me dit ce Sage, élever une fille,
Fatale à ton repos, ainsi qu'à ta famille.
1695 | Je te donne à présent ces avis à regret ; |
Mais c'est là du destin l'immuable décret :
Ou des astres brillants les lumières sont vaines,
Ou Policrite, un jour, doit asservir Athènes.
Pour elle son Tyran concevra de l'amour,
1700 | Et cette fille aussi l'aimera quelque jour... |
A ces terribles mots, à ce rude présage,
J'accusai d'injustice et le ciel et le sage ;
Et mon coeur, outragé d'un avis si cruel,
Ne put croire mon sang à ce point criminel.
1705 | Quoi ! Des Dieux, dis-je alors, l'implacable colère |
Réserve à ces ennuis un déplorable père !
En vain, pour mon pays, j'aurai tant combattu ;
Le destin est plus fort que toute ma vertu !
Ah ! Solon, évitons ces présages funestes !...
1710 | En effet, étonné des désordres célestes, |
Je suppose une fille ; et, partant de ces lieux,
J'emmène Policrite, et crois tromper les cieux.
POLICRITE.
Ah ! Que m'apprenez-vous ; et, dans mon innocence,
Quel dessein vous oblige à m'ôter ma naissance ?
1715 | Seigneur, suis-je coupable ; et le sage Solon |
Juge-t-il Policrite indigne de son nom ?
SOLON.
C'est ce funeste nom qui fait votre disgrâce.
Vous eûtes de ma fille et le sort et la place ;
Et, durant mon exil, dans la Cypre et Paphos,
1720 | J'ai, par mes soins, enfin, établi mon repos. |
J'ai sauvé Policrite, et je perds Cléorante.
Du malheur de mon sang je charge une innocente ;
Et le Ciel en courroux, plutôt que ma raison,
A changé son destin, aussi bien que son nom...
1725 | Dieux ! contre vos décrets que nos forces sont vaines ! |
J'ai fait tout mon effort pour délivrer Athènes ;
Et, cependant, hélas ! telle est votre rigueur,
Que cet effort ne sert qu'à presser son malheur !
ARISTON.
Mais en quel lieu, Seigneur, prîtes-vous cette fille ?
SOLON.
1730 | Votre père, en mourant, en chargea ma famille ; |
dans ces mêmes lieux, d'où vous étiez absent,
Et, Philoclès me laissa cet objet innocent.
ARISTON.
Philoclès, en mourant, vous laissa Cléorante ?
Ah ! cet aveu, Seigneur, va remplir mon attente ;
1735 | Et le sort, aujourd'hui, me rend, heureusement, |
Cette soeur que, sans vous, je cherchais vainement.
Comme, enfin, de ses traits j'avais perdu l'idée,
A tout autre qu'à vous je l'aurais demandée ;
Et quoique Philoclès m'eût écrit, en mourant,
1740 | J'attendais, pour m'instruire, un indice plus grand. |
SOLON.
Le malheur dont le Ciel menaçait ma Patrie,
M'inspira le dessein de vous cacher sa vie ;
Et l'heureux accident d'un assez grand rapport,
Me fit changer ma fille et déguiser son sort....
1745 | Qu'elle accepte, à présent, ou refuse l'Empire ; |
J'ai suivi mon devoir et n'ai plus rien à dire :
Ariston à mes soins succède désormais ;
Mon honneur est sauvé, je vais mourir en paix.
POLICRITE.
Vivez, vivez, Seigneur, pour consoler Athènes !
1750 | N'ajoutez pas ce comble à nos dernières peines ; |
Et si le seul destin rend mon coeur criminel,
Vivez, pour m'arracher à ce destin cruel !
Ne vous défendez point du sacré nom de père :
Conservez sur mes voeux un pouvoir nécessaire ;
1755 | Et ne me quittez pas, avec cette rigueur, |
De m'exposer, vous-même, aux traits de mon malheur !
SOLON.
C'est en vain que vos soins s'attachent à ma vie ;
Ma gloire, désormais, n'en peut souffrir l'envie.
Sous le joug d'un Tyran je craignais de fléchir,
1760 | Et je chéris le coup qui m'en doit affranchir. |
Si la rigueur du Ciel me laissait la lumière,
À vos plus chers désirs je serais trop contraire ;
Et je préférerais de mourir mille fois,
Au cruel déplaisir de survivre à mes lois.
PISISTRATE.
1765 | Vivez donc pour l'État, qui le souhaite encore ; |
Dispensez-nous ces lois, que tout le monde adoré ;
Et souffrez qu'en dépit d'un sort injurieux,
J'établisse, sous vous, un règne glorieux :
Ne vous obstinez pas à refuser notre aide.
SOLON.
1770 | Cesse, cesse, cruel ! De m'offrir ce remède ; |
Et ne présume pas, en retardant ma mort,
Que Solon d'un Tyran devienne le support.
Je meurs ; mais, en mourant, j'emporte cette gloire
De voir, jusqu'au tombeau, disputer la victoire ;
1775 | Et que, si mes desseins n'eussent été trahis, |
J'aurais de tant de maux garanti mon pays...
Mais, c'en est fait, Cléante, assiste ma faiblesse ;
Et si, dans mon malheur la pitié t'intéresse,
De crainte que l'ingrat triomphe de mon sort,
1780 | Dérobe à mon tyran le plaisir de ma mort. |
Cléante emmene Solon.
POLICRITE.
Ah ! si mon intérêt ne vous peut faire vivre,
Vous ne sauriez, du moins, m'empêcher de vous suivre ;
Et la vie, après vous, n'a point assez d'appas,
Pour m'ôter le dessein de marcher sur vos pas.
Ariston s'oppose à Policrite, qui veut suivre Solon.
ARISTON.
1785 | Que faites-vous, ma soeur, et quelle injuste envie |
Vous force maintenant à mépriser la vie ?
A ces vives douleurs donnez moins de pouvoir ;
C'est trop s'abandonner à ce grand désespoir.
Vous perdez un ami, qui vous servit de père,
1790 | Et sa mort, aujourd'hui, vous rend à votre frère : |
Elle vous ôte un maître ; et, par un sort plus doux,
Vous acquérez un trône et trouvez un époux....
À Pisistrate.
Mais, en vain je l'arrête, et sa pitié l'emporte
Le temps vaincra, Seigneur, une douleur si forte ;
1795 | Et c'est pour votre amour un bonheur assez doux, |
Qu'elle n'ait plus un père à venger contre vous.
PISISTRATE.
J'attendrai, de vos soins, cette heureuse victoire....
Honorons, cependant, une illustre mémoire ;
Et rendons, hautement, sur des sacrés autels,
1800 | Le plus grand des honneurs, au plus grand des mortels. |
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