CORIOLAN

TRAGÉDIE.

M. DC. XXXVIII.

AVEC PRIVILÈGE DU ROI.

PAR MONSIEUR CHEVREAU.

À PARIS, Chez Augustin Courbé, Libraire et Imprimeur de Monsieur frère du Roy, dans la petite Salle du Palais, à la Palme.

Représentée à Paris pour la première fois en 1638.


Texte établi à partir de l'Édition critique conçue par Frédéric Sprogis dans le cadre d'un mémoire de master 1 sous la direction de Georges Forestier (2008-2009)

Publié par Paul FIEVRE pour Théâtre classique, juin 2024

© Théâtre classique - Version du texte du 31/07/2024 à 22:09:52.


À MONSIEUR DE BAUTRU, BARON DE SERRANT, CONSEILLER ORDINAIRE DU ROI EN SES CONSEILS D'ÉTAT ET PRIVÉ, etc.

MONSIEUR,

Je n'ai jamais crû que ce Livre dut si bien établir ma réputation, qu'il me mît au nombre des Hommes Illustres : au sentiment que j'aurais de mon mérite, je me trouverais seul de mon opinion, et dans l'amour de moi même je serais assuré de n'avoir jamais de rival. Je ne fais pas en me blâmant comme ceux qui méprisent les honneurs du monde par vanité, puisque j'avoue encore que j'ai la liberté d'écrire de la même sorte que les malades ont la fièvre chaude, qui font voir que leurs images sont troublées tout autant de fois qu'ils veulent agir ou parler, et que je ne suis pas prêt de faire provision d'estime ni de renommée tant qu'elles seront à si haut prix. Ce qui me donne seulement de la hardiesse ; c'est MONSIEUR, qu'après avoir considéré que les plus vieux ont été jeunes, que les anciennes habitudes ont été nouvelles, et que l'Art et la Nature dans leurs commencements nous étonnent par leurs monstres, dont le temps fait des beautés que nous admirons après : J'ai crû que l'âge me fournirait un jour de quoi réparer toutes mes fautes. Peut-être qu'elles ne sont pas toutes mortelles, que je tombe souvent sans me blesser que bien peu ; et que si je n'éclaire l'esprit, je ne l'échauffe pas aussi de telle façon qu'on doive recourir à la médecine pour le remettre dans la possession de son premier être. Toutefois, MONSIEUR, comme la lumière du feu empêche qu'on ne trouve à dire celle du Soleil, vous remarquerez dans cette Tragédie quelques beautés quand les plus solides vous manqueront. Si je ne devais vous présenter que de belles choses, je ne vous donnerais que l'histoire de votre vie, et s'il fallait proportionner la grandeur de mon offre à celle de votre mérite et de votre condition ; ma vie serait plutôt achevée que mon ouvrage, et il serait nécessaire que Dieu me ressuscitât après plus d'une fois pour l'accomplir. On envie vos moindres actions plus aisément qu'on ne les imite, et je suis certain qu'elles serviront d'exemple aux personnes qui veulent seulement tirer leur réputation de leur vertu, et qui sans la devoir à leurs Ancêtres, se contentent de la posséder comme ils ont fait. Je n'entreprends pas ici de vous louer, MONSIEUR, il suffit d'être véritable sans être éloquent, et j'ai toujours crû qu'on ne pouvait être riche de gloire qu'en participant à celle que vous acquérez avec des soins si légitimes. Mais ce qu'on admire davantage ; c'est que votre grandeur a trouvé des protecteurs sans avoir fait des jaloux, vous avez fait admirer en vous ce qu'on méprise dans les autres ; et la première cause des révolutions du monde, et de la décadence des États ; cette vieille querelle de la Fortune133 et de l'Envie, qui a duré plus de cinq mille et tant d'années, sera morte tant que vous vivrez. Si je pensais entièrement connaître cette vertu secrète, et si je la voulais considérer, je serais comme les yeux qui pensent tout voir et ne se voient pas eux-mêmes. C'est pourquoi, MONSIEUR, puis qu'on est quelques-fois refusé avec honte, quand on demande avec crainte ; je vous demanderai hardiment la protection de cet ouvrage sans m'arrêter plus long temps sur ce sujet ; et si je ne décris pas ce que vous êtes, c'est que je me tiens à mon premier dessein, et que mon impatience me fait hâter de vous protester solennellement que je suis,

MONSIEUR,

Votre très humble et très obéissant serviteur.

CHEVREAU.


AVERTISSEMENT au Lecteur.

J'ai changé dans ce sujet une chose assez connue pour la mort de Coriolan, qui arriva chez les Volques ; mais il faut considérer qu'il était impossible de mettre la Tragédie dans la sévérité des règles, et dans celle qu'on tient aujourd'hui si nécessaire, qui est l'unité du lieu, si je ne l'eusse fait mourir prés de Rome. Ce changement ne doit point tellement altérer l'esprit qu'on doive m'accuser d'avoir violé quelque notable incident de l'histoire, puisque Coriolan ne mourut pas autrement chez les Volques que je le fais mourir chez les Romains. C'est un lieu que je mets pour un autre afin de n'embarrasser point la mémoire, et de ne pas faire trouver une scène à Rome, et l'autre chez les Antiates. Pour le reste j'ai tellement suivi Plutarque et ceux qui ont parlé de Coriolan, que je ne m'en suis jamais éloigné. Voilà ce que j'avais à vous dire de peur que vous me prissiez pour autre que pour Historien, et que vous me soupçonnassiez d'avoir fait par ignorance, ce que je n'ai fait que par une subtilité nécessaire.


LES ACTEURS.

CORIOLAN.

LES SÉNATEURS.

SICINIE, Tribun du peuple.

SANCINE, ami de Coriolan.

AUFIDIE, Capitaine des Volques.

VERGINIE, femme de Coriolan.

VELUMNIE, mère de Coriolan.

CAMILLE, suivante de Verginie.

UN LIEUTENANT DES VOLQUES.

UN AUTRE LIEUTENANT DES VOLQUES.

UN SOLDAT DES VOLQUES.


ACTE PREMIER

SCÈNE PREMIÈRE.

UN SÉNATEUR.

Nous nous sommes punis en le voulant punir,

Nous fîmes notre perte en le pensant bannir ;

Tout le peuple Romain dans ce malheur extrême

En s'armant contre lui, s'arma contre soi-même ;

5   Et croyant tout d'un coup irriter son destin

Il forma des projets dont la mort est la fin.

Vous avez allumé le feu qui nous consomme,

Vous nous avez perdus pour vouloir perdre un homme :

Mais le pis que je trouve en cette extrémité,

10   C'est de prier encore un esprit irrité.

Vous cherchâtes jadis les moyens de lui nuire,

Vous entreprîtes tout afin de le détruire.

L'avez vous pas traité cent fois honteusement ?

Vous êtes les auteurs de son bannissement ;

15   Rome par cet exil, et par cette infamie

S'est fait voir par malheur sa plus grande ennemie.

Cependant vous pensez modérer son courroux,

Et recevoir des biens qu'il n'obtint pas de vous.

De quoi, Coriolan, n'était-il point capable

20   Quand vos mauvais soupçons le rendirent coupable ?

Pouvait-il pas finir l'excès de votre ennui,

Et relever l'État qu'il ruine aujourd'hui ?

Sa valeur éloignait les plus fières tempêtes ;

Il n'employait ses mains qu'à conserver vos têtes,

25   Et je trouve qu'enfin vous l'avez obligé

De venger un affront qu'il n'avait pas vengé.

UN AUTRE SÉNATEUR.

Tout nous presse pourtant dans cet état funeste,

Nous sommes combattus de famine et de peste :

Ne nous arrêtons pas à répandre des pleurs,

30   Et n'épargnons plus rien pour finir nos malheurs.

Nous venons d'envoyer à cette âme cruelle

Des Sacrificateurs en pompe solennelle :

Mais quoi ce grand éclat, et cet insigne honneur

N'ont pu nous procurer le plus simple bonheur.

35   Il a considéré leurs pleurs sans en répandre,

Et les a méprisé au lieu de les entendre.

Renvoyons toutefois, et ne nous lassons pas

De chercher s'il se peut un plus noble trépas.

Allez-y Sicinie, et faites par vos larmes

40   Que pour l'amour des Dieux il mette bas les armes ;

Remontrez-lui sur tout pour son bannissement

Que nous avons pleuré ce triste éloignement ;

Que nous sommes en deuil ; que le peuple le prie

De cesser ses rigueurs, de sauver sa Patrie ;

45   D'apaiser aujourd'hui des Volques triomphants,

Et de considérer sa femme et ses enfants ;

Que dedans nos malheurs, sa mère le conjure

De n'avoir plus égard à cette étrange injure,

Et que pour tout paiement de l'avoir mis au jour

50   Elle ne veut de lui que cet acte d'amour :

Qu'il entende les cris de cette pauvre ville,

Qu'il y doit rencontrer un éternel asile :

Bref, sans vous retenir, qu'il y doit commander

C'est tout ce qu'à plus près on lui peut demander.

SICINIE.

55   Dans ma commission je ferai mon possible

Pour le rendre bientôt plus doux et plus sensible ;

Je n'épargnerai rien qui puisse l'émouvoir :

Bas.

Dieux ! J'y vais à regret, et je crains de le voir.

Son camp pourra-t-il bien me servir de retraite ?

60   J'ai procuré sa honte, et conclu sa défaite.

Mais il est trop vengé de nous avoir soumis,

Et de punir ainsi ses plus grands ennemis :

Peut-être que nos maux ont assouvi sa rage,

Que sa triste Patrie a touché son courage,

65   Qu'il tarira nos pleurs, et qu'enfin la pitié

Fera plus sur son coeur que n'a fait l'amitié.

C'est tenir trop longtemps ce conseil en balance,

Sans doute sa fureur perdra sa violence :

À quelques accidents que m'engage le sort,

70   Je ne puis en tout cas endurer qu'une mort.

SCÈNE II.

CORIOLAN.

Vous voyez aujourd'hui que son inquiétude

Est un tragique effet de son ingratitude :

Cette lâche Patrie eut peur de mon crédit,

Me releva d'un coup, et d'un coup me perdit ;

75   Moi, de vous aujourd'hui j'éprouve le contraire,

Il semble que mon mal ait produit son salaire,

Employant contre vous et le fer et le feu,

Je cru n'agir pas bien pour n'agir que trop peu.

Vous n'en eûtes jadis que des marques trop amples,

80   J'ai brûlé vos maisons, j'ai profané vos Temples :

Enfin je fis beaucoup quand vous vîtes ces mains

Faire votre défaite et le bien des Romains.

Cependant ma misère a reçu l'allégeance

De ceux dont je devais attendre la vengeance.

85   Les Volques irritez d'un pareil traitement

Ont vengé ma querelle et mon bannissement :

Ils m'ont plaint aussitôt dans mon injuste peine,

Et pour aller contre eux m'ont fait leur Capitaine :

Où ma Patrie ingrate après mille bienfaits

90   A tiré vanité des maux qu'elle m'a faits,

A forgé des soupçons pour me rendre coupable,

A crû par mon exil mon destin misérable ;

Et pour lui demander l'honneur du Consulat

M'a jugé criminel en dépit du Sénat.

95   Mais ceux qui par malheur souhaitèrent ma perte,

Se trouvent languissants dans leur ville déserte,

Confessent maintenant que leur espoir fut vain,

Et meurent attaqués et de peste et de faim.

Mais c'est punir trop peu leur insolente vie,

100   Quoi qu'ils soient affligez ils sont dignes d'envie,

On peut croître aisément les maux qu'ils ont soufferts,

Et leur faire souffrir ce qu'on souffre aux Enfers.

Je ferai mon pouvoir pour la donner en proie ;

On en fera bientôt ce qu'on a fait de Troie ;

105   Je veux rendre par là mes exploits immortels,

Démolir leur remparts, et briser leurs Autels,

Et faire enfin que l'air devienne si funeste

Que même les corbeaux y meurent de la peste.

SANCINE.

Vous n'êtes pas l'auteur de tout ce qui leur nuit,

110   Eux mêmes ont causé le malheur qui les suit ;

Votre vengeance est juste, et leur mal légitime,

Le Ciel qui les punit a rougi de leur crime,

Et leur fera souffrir des tourments éternels

Par les mêmes esprits qu'ils ont fait criminels.

115   Ils ont à vos dépens élevé des trophées,

Rallumé par vous seul leurs flammes étouffées,

Mis à bout les desseins qu'ils avaient machinés,

Et par vous-même aussi seront-ils ruinés.

Le sort fait voir souvent de ces métamorphoses,

120   Nous étonne parfois par de pareilles choses,

Fait sortir d'un sujet deux effets différents,

Et rabat à la fin le pouvoir des tyrans.

Mais la vengeance encor n'en peut être assouvie,

C'est aujourd'hui trop peu que la fin de leur vie.

CORIOLAN.

125   Laissons-en pour montrer qu'on les a su punir,

Une fidèle marque aux siècles à venir :

Rendons à nos neveux nos vengeances visibles,

Nous nous en devons prendre aux choses insensibles,

Ruiner leur Palais, détruire tous leurs forts,

130   Et qu'il ne reste pas un membre de ce corps :

Ou si leur Tibre en reste, il faudra par son onde

En déclarer la perte aux yeux de tout le monde ;

Prouver que ces Tyrans ont trouvé leur tombeau,

Et que Rome a passé comme passe son eau.

135   Mais un Romain s'approche ; étrange patience !

SANCINE.

Vous pouvez librement lui donner audience.

CORIOLAN.

Il ne trouvera pas de quoi se consoler ;

Voyons-le toutefois, et l'entendons parler.

SCÈNE III.

SICINIE.

Dans les ressentiments d'une peine infinie,

140   Et parmi les remords...

CORIOLAN.

  C'est donc toi, Sicinie ?

Dans mes premiers regrets tu m'as abandonné,

Et dedans le dernier m'as tu pas condamné ?

Crois-tu bien me surprendre ? As-tu l'effronterie

De procurer le bien d'une ingrate Patrie ?

145   Et toi le plus méchant de ceux qui sont au jour,

Veux-tu tirer de moi quelque marque d'amour ?

Après tes lâchetés dois-je bénir ta peine ?

Faut-il que ma pitié récompense ta haine !

N'espère plus de moi que de honteux refus ;

150   Je sais ce que je suis, et ce que tu me fus.

Séditieux Tribun, infâme, sanguinaire,

Tu croyais justement mon trépas nécessaire ;

En effet votre sort eut été bien plus doux

De m'éloigner plutôt du monde que de vous.

155   Mais que me veux-tu dire ? Et quelle rhétorique

Me doit faire chérir la liberté publique ?

Parle, que je t'entende, et que sur tes propos

Je vous fasse espérer la mort, ou le repos.

SICINIE.

Hélas ! Nous confessons quand nous formons nos plaintes,

160   Que nos maux sont légers au respect de nos craintes ;

Que nous n'attendions pas de si doux traitements,

Et que nous méritions de plus grands châtiments.

Nous avons fait vos maux, et vous faites les nôtres,

Ou nous fîmes plutôt et les uns et les autres :

165   Mais ne redoutez plus notre infidélité,

Ne considérez point Rome à l'extrémité,

Regardez votre mère et languissante et blême,

Regretter son pays, votre femme, et vous-même,

Et vos pauvres enfants que peut-être demain

170   Vous verrez massacrés de votre propre main.

Que si vous ne rendez notre sort plus prospère,

Ayez pitié du moins d'une innocente mère ;

Soulagez votre femme, et dans nos maux puissants,

Perdant les criminels, sauvez les innocents.

175   Aussitôt que le peuple eut donné la sentence,

Le Ciel s'arma pour vous, et prit votre défense,

Nous punit d'un exil que le Sénat craignait,

Que nous sollicitions, et que chacun plaignait.

Mais rentrez dedans Rome, et pour votre salaire,

180   Régnez-y, grand Guerrier, comme un Dieu tutélaire.

CORIOLAN.

Traîtres, dissimulez, pour fléchir mon courroux

Vous me venez offrir ce qui n'est plus à vous.

Où sont tous vos remparts ? Qu'avez-vous à défendre,

Que mes gens en un jour ne puissent bien vous prendre ?

185   Non, ne me parlez plus ; je veux donner des lois

À celle qui ne veut triompher que des Rois,

Qui joint l'ingratitude à ses mauvais offices,

Et qui prend du plaisir à punir les services.

Est-ce pas de moi seul qu'elle tient tout son bien ?

190   Pour épargner son sang j'ai prodigué le mien ;

Surtout dans ce combat dont j'emportai la gloire,

Avec combien d'efforts gagnai-je la victoire ?

Nous étions sur la mer, redoutant en tous lieux

Les vagues, les rochers, et la terre et les Cieux,

195   Pour ce que tout d'un coup une horrible tempête  [ 1 Pour ce que : parce que]

Éclata sous nos pieds et dessus notre tête ;

La grêle nous attaque, et la foudre la suit,

Qui nous fait voir du jour au milieu de la nuit :

Chacun commence à craindre, et dans ce triste orage

200   Aussi bien que la mer nous écumons de rage ;

Le désordre est partout, par un effet nouveau,

La mer est toute en flamme, et le Ciel tout en eau :

Mais c'est peu que la mer, que la foudre et la grêle,

On voit les éléments confondus pêle-mêle ;

205   La navire élevée, et prête d'abîmer  [ 2 Navire : est parfois au féminin au XVIIème siècle.]

Se trouve suspendue entre l'air et la mer ;

Les vents ébranlent tout, excepté mon courage,

Et la foudre en tombant rompt mât, voile et cordage :

Ces Juges immortels se moquent de nos voeux,

210   Nous sommes dans les eaux, et nous craignons les feux :

Le Ciel à nos malheurs se rend opiniâtre,

L'eau paraît à nos yeux, blanche, noire, et bleuâtre,

Nous touchons un rocher, tout se perd à l'instant ;

Bref tout notre vaisseau n'est plus qu'un ais flottant.  [ 3 ais : Planche de bois. [L]]

215   Je me sauve dessus, ma fureur endormie

Se réveille, et poursuit notre troupe ennemie ;

Enfin j'atteins mes gens : car dans cet élément

Nous vîmes tous périr mon vaisseau seulement.

SICINIE.

Seigneur, je suis témoin de votre grand courage,

220   Je vis votre conduite aussi bien que l'orage.

CORIOLAN.

Nous vîmes tout d'un coup par un subit effort

Des approches aux mains, et des mains à la mort :

Bref sans vous raconter ces funestes batailles

La plupart dans la mer firent leurs funérailles

225   Ce fer vous fit douter quand il perça leur flanc

Si vous nagiez sur mer ou bien dessus du sang.

Vous fûtes tous surpris d'un si triste spectacle,

Et crûtes que les Dieux avaient fait un miracle.

Mais à quoi raconter tant de combats divers,

230   Qui les peut ignorer dans tout cet Univers ?

Dans mon premier essai pour votre République

Un Dictateur m'offrit la Couronne Civique,

Quand Tarquin le superbe assisté des Latins

Employa son pouvoir pour forcer vos destins.

235   Que n'ai-je point tenté dans la plus grande guerre ?

Et que n'ai-je point fait, et sur mer et sur terre ?

Cependant j'ai reçu l'infamie en paiement,

Je me ressouviens bien de mon bannissement.

Allez dire aux Romains que tout leur est funeste ;

240   Que c'est peu que la faim, que la guerre et la peste ;

Qu'ils n'ont encore vu leur malheur qu'à demi ;

Que je suis leur plus grand, et leur pire ennemi ;

Que je boirai leur sang ; que j'aurai l'esprit libre

Si j'en puis voir un fleuve aussi grand que le Tibre.

SICINIE, bas.

245   Ruiner son pays, et tuer ses parents,

N'a rien de généreux ; c'est le fait des Tyrans.

SCÈNE IV.

AUFIDIE.

Que voulait ce Romain ?

SICINIE.

Qu'au fort de nos tempêtes

Il vous plût d'écouter nos très humbles requêtes.

AUFIDIE.

Vous êtes des agneaux : mais dans votre courroux

250   Vous avez la coutume et la rage des loups.

Vous n'excusez jamais, vous n'exceptez personne,

Et vos sanglantes mains vont jusqu'à la Couronne.

Vous voulez triompher des plus belles vertus ;

Les Sceptres sous vos pieds demeurent abattus ;

255   Les Romains sont sujets si les Rois ne les servent,

La guerre les nourrit, les crimes les conservent ;

Tous les plus noirs pensers que suggère l'Enfer,  [ 4 Penser : Manière de penser, dans le langage élevé et poétique, pensée. [L]]

Les meurtres, les poisons, et la flamme et le fer,

Vous semblent aujourd'hui des ébats ordinaires,

260   Et pour vous maintenir des actes nécessaires.

Votre orgueil vous déçut, mais vous êtes rangés ;

Vous nous avez punis et nous sommes vengés.

Lorsque l'occasion vous fut tant opportune,

Vous usâtes du temps, du lieu, de la fortune ;

265   Vous n'épargnâtes rien ; vos soldats glorieux

Ne pardonnèrent pas seulement à nos Dieux ;

Et si vous leur rendez de si parfaits hommages

Vous pouviez en tout cas respecter leurs images,

Conserver nos Saints lieux, et du moins déférer

270   Quelque respect à ceux qu'on devait adorer.

Mais vos Religions vont dans l'hypocrisie ;

On voit bien que vos Dieux sont tous de fantaisie ;

Que vous haïssez ceux dont vous n'espérez rien,

Et que vous rêverez ceux qui vous font du bien.

275   Qu'a dit Coriolan ? Vous aime-t-il encore ?

SICINIE.

Nous le supplions tous, et tous il nous abhorre,

Il parle contre nous avecque passion,

C'est ce qui me confond dans ma Commission.

Ha ! Seigneur plût au Ciel, au point que je vous prie

280   Que mon sang épargnât celui de ma Patrie !

Je suis bien assuré que j'en viendrais à bout,

Je me ferais ouvrir pour le répandre tout.

AUFIDIE.

J'estime vos bontés ; vous êtes charitable,

Mais vous courez danger de mourir misérable.

285   Qu'on ne rencontre plus de Romains dans ce lieu,

Dites nous maintenant un éternel adieu.

Nous entrerons dans Rome, et quoi qu'elle machine,

Le moindre d'entre nous a juré sa ruine :

Ne vivez plus ainsi d'espérance et de peur,

290   Car nous voulons à tous vous arracher le coeur ;

Il faut que vous mouriez ; que Rome toute entière,

Et pour elle et pour vous serve de cimetière.

SICINIE.

Dieux nous sommes perdus ! N'espérons plus de bien,

Notre meilleure attente est de n'attendre rien.

ACTE II

SCÈNE PREMIÈRE.

UN SÉNATEUR.

295   Sicinie est-il vrai ? Serait-il bien croyable

Que l'ingrat à nos maux parût impitoyable ?

Qu'il nous voulût venger des maux qu'il a souffert ?

Et nous faire souffrir les flammes et les fers.

Ah ! Quelles cruautés, dans ces nouveaux supplices,

300   Il n'en veut pas punir seulement les complices ;

Les bons et les méchants pâtissent à la fois,

Il veut en tous les lieux signaler ses exploits,

Nous apprêter bientôt de mêmes funérailles,

Ou dedans nos maisons, ou dessous nos murailles,

305   Détruire son pays de l'un à l'autre bout,

En allumant un feu qui le consomme tout.

SICINIE.

N'attendons jamais rien du secours de nos larmes,

Espérons tout du Ciel, et du succès des armes.

UN SECOND SENATEUR.

Nos Sacrificateurs ont senti son courroux,

310   Et ne l'ont pas trouvé plus sensible que vous.

Il est dans le dessein de venger son injure,

D'irriter contre nous les Dieux, et la Nature ;

D'aigrir de plus en plus notre malheureux sort,

Et de nous procurer une honteuse mort.

315   Rome en fit autrefois sa meilleure espérance

Alors que sa valeur la mit en assurance,

Et que nos ennemis trouvaient sans son secours

Le terme de sa gloire, et celui de nos jours :

Mais le peuple animé d'une injuste rancune

320   Bannit avecque lui notre bonne fortune,

Trouva par cet exil les bords de son cercueil,

Et le couvrant de honte, il nous couvrit de deuil.

À quoi donc maintenant nous pouvons nous résoudre ?

Nous avons dessus nous attiré cette foudre,

325   Et pensant l'éloigner de l'Empire Romain,

Nous lui mîmes d'abord les armes à la main.

Cependant on l'accuse, et de notre misère

Vous êtes les auteurs, et la cause première

Il dit ceci à Sicinie.

Votre accusation le faisant condamner

330   Acheva le dessein qu'on n'osait terminer ;

Et nous ne doutons pas qu'une haine ancienne

Séparait seulement votre âme de la sienne.

Et de fait confessez pour le voir trop puissant

Que vous ne crûtes pas qu'il dût être innocent :

335   Vos craintes, vos soupçons, vos demandes, vos termes,

Ébranlèrent bientôt les esprits les plus fermes ;

Vos Conseils dangereux où chacun s'est remis

Firent lors des bourreaux de ses plus grands amis.

Exerçâtes vous pas une rigueur extrême ?

340   En le croyant Tyran vous le fûtes vous-même.

Le Sénat qui voyait son innocence au jour

Ne pût à son désir lui montrer son amour.

Vous l'empêchâtes seul d'y pourvoir de bonne heure ;

Vous pensiez que l'Enfer dût être sa demeure,

345   Ou qu'étant contre lui par un juste courroux

Il perdrait son crédit s'il était contre nous.

Vous voyez maintenant malheureux Sicinie

Quels fruits nous recueillons de votre tyrannie,

Et de quelle façon vous nous avez traité

350   Par votre jalousie, et par vos lâchetés.

SICINIE.

Je ne m'excuse point : je n'en suis pas capable

Je ne suis toutefois innocent ni coupable ;

Ou si l'on me punit d'une telle action

Tous les Romains auront même punition.

355   Vous me confesserez que Rome toute entière

Trouva pour le convaincre assez ample matière ;

Ou bien si par malheur vous ne concevez pas

Qu'il méritât l'exil, ou plutôt le trépas :

Considérez, Seigneurs, sans blâmer Sicinie,

360   Qu'il a souventefois brigué la tyrannie ;  [ 5 Souventefois : vieilli. Maintes fois. [L]]

Qu'il a vendu nos bleds sans nous en avertir,  [ 6 Bled : nom donné à un ensemble de céréales blé, seigle (...).]

Au lieu qu'il les devait au peuple départir,

Et qu'en ces faits derniers le gain d'une victoire

Le rendait trop cruel pour le combler de gloire.

365   Lors que n'a-t-il point fait contre tant de Romains ?

Il pensa mille fois ensanglanter ses mains,

Et par ses cruautés il sembla nous contraindre

D'empêcher les malheurs qu'on avait droit de craindre,

Quand la plupart troublez de ses coups insolents

370   Parurent devant moi justes et violents.

On me loua tout haut d'une telle entreprise,

Où je n'eus d'intérêt que pour notre franchise.

UN AUTRE SÉNATEUR.

Mais lors qu'on veut punir un puissant ennemi,

On ne le doit choquer ni punir à demi.

375   On doit chercher sa mort alors qu'il la mérite,

Ou si l'on ne le fait, le châtiment l'irrite,

Et l'oblige à venger par d'autres cruautés

Les moindres maux qu'il croit n'avoir pas mérités

Et s'il vous obligeait à cette violence,

380   Pourquoi donc mettiez vous son trépas en balance ?

Outre que le Sénat n'approuva nullement

Ni votre procédé, ni son bannissement.

SICINIE.

Il fallait recourir à cette médecine,

Puisqu'on devait couper le mal dans sa racine.

385   Le feu qui le brûlait nous allait consumer,

Une juste fureur le pouvait animer ;

Et nous voyons en fin que cet homme indocile

Trouvait à ses souhaits un succès trop facile.

Il s'attaquait à nous, par les mêmes efforts,

390   Il détruisait bientôt ce vénérable corps,

Et si l'on n'eut fini ses desseins par les nôtres

Il nous allait détruire, et les uns et les autres.

Brute ayant rabattu le pouvoir de nos Rois

Fut estimé dans Rome, et béni mille fois ;

395   Quand l'esprit des Tarquins par un sort déplorable

Ne faisait point de voeux sans faire un misérable,

Qu'on soupirait partout ; que l'Empire abattu

Périssait tous les jours par sa propre vertu,

Et que ces factieux nous forçaient de nous plaindre

400   Des maux que tout un peuple avait sujet de craindre.

Tullie à mon avis est présente à vos yeux,

Vous vous ressouvenez de son crime odieux ;

Lucrèce vous en est une preuve assez ample  [ 7 Lucrèce : Tarquin Collatin, aurait été violées par Sextus.]

De qui la mort honteuse est un si bel exemple :

405   Bref ces superbes Rois furent tous abhorrés,

Et leurs persécuteurs furent presque adorés.

Qu'ai-je fait après tout qui mérite censure ?

J'ai vengé par l'exil une commune injure,

Et contre un qui voulait la qualité de Roi

410   J'ai tenté ce que Brute a tenté devant moi.

UN SÉNATEUR.

Lorsqu'ils furent chassez tout était légitime,

Tarquin nous haïssait, le fils commit un crime,

Et depuis leur exil qu'ils ont voulu venger,

Coriolan sans doute a bien su les ranger.

415   Quand ils furent bannis, leur rage fut extrême :

Mais comme leur grandeur, leur pouvoir fut de même ;

Toutefois nous perdons le temps à raisonner,

Éloignons le malheur qui nous vient talonner,

Invoquons tous nos Dieux, courons aux Sacrifices,

420   Rendons nous s'il se peut les Astres plus propices.

Il dit ceci à Sicinie.

Surtout assurez vous que dedans nos malheurs

Vous verserez du sang si nous versons des pleurs.

SCÈNE II.

VERGINIE.

Allons, Madame, allons, et que ce nom de mère

Nous fasse rencontrer un destin moins contraire.

425   Sortons vite de Rome, et pour notre salut

Éprouvons désormais s'il sera ce qu'il fut.

Nous avons trop souffert pour souffrir davantage,

Modérons aujourd'hui l'ardeur de son courage ;

Qu'il succombe au récit de nos moindres douleurs,

430   N'épargnons ni respects, ni prières, ni pleurs.

Que ce devoir de mère, et cette amour de femme

Impriment vivement la pitié dans son âme ;

Que ces pauvres enfants implorent son secours ;

Qu'il n'accourcisse pas la longueur de leurs jours :

435   Et qu'enfin sa rigueur qui serait sans seconde

Ne fasse pas mourir ceux qu'il a mis au monde.

Je l'avoue à ce coup, qu'une juste pitié

M'anime pour le moins autant que l'amitié,

Et que m'imaginant Rome toute déserte

440   Je regrette à tous coups cette sensible perte ;

Que c'est bien justement que je suis dans le deuil

Puisqu'on met tous les jours mes parents au cercueil,

Et que dans cette triste et funeste aventure

Le sang a mille fois démenti sa nature.

445   Le désir de vengeance, et sa bouillante ardeur

Ont chassé le respect, et l'amour de son coeur.

Il croirait faire mal s'il formait une envie

Qui regardât un jour le bien de notre vie,

Et qui le fît résoudre à finir son courroux

450   De peur que notre sort fût trop libre, et trop doux.

Avant qu'il fut banni nous n'avions rien qu'une âme,

Nos esprits en tous lieux ne sentaient qu'une flamme,

Nos coeurs se répandaient ; et puis de tous les Dieux

L'amour était celui que nous servions le mieux.

455   Mais vraiment la fortune a bien changé de face,

Sa faveur seulement précédait sa disgrâce,

Ainsi qu'un temps serein précède bien souvent

Quelque grande tempête, et quelque horrible vent.

VELUMNIE.

J'avais eu ci-devant une espérance haute,

460   Mais j'ai donné la vie à celui qui me l'ôte,

Et qui dedans ce mal dont il nous peut guérir

S'obstine le premier à nous faire mourir.

À parler sainement son exil fut infâme ;

Mais le voulant venger, il néglige sa femme,

465   Et nous traîne aujourd'hui dans le même malheur

Qui nous prive du jour, et le comble d'honneur,

S'il doit à tout le moins emporter quelque gloire

D'une si malheureuse et si triste victoire.

Hélas ! S'il ne perdait que ceux qui l'ont perdu,

470   Mais il détruit des gens qui l'avaient défendu,

Et de qui les Conseils joints à son grand courage

Le jetaient dans le port en dépit de l'orage.

Cet Auguste Sénat qui soutint sa grandeur,

Et qui bénit cent fois sa généreuse ardeur,

475   Lors que nos ennemis dans leur honteuse fuite

Redoutaient sa valeur, et louaient sa conduite ;

Est prêt de succomber dans ces adversités

Et de porter le deuil de ses prospérités.

Que dirai-je de plus ? Dans sa rigueur extrême

480   Attaquant son pays il s'attaque lui-même,

Et montre clairement qu'il veut s'abandonner

À dessein de nous nuire, et de nous ruiner :

Imitant à plus prés ces fatales ruines

Qui tombant quelquefois sur les places voisines

485   S'enfoncent d'ordinaire avec beaucoup de bruit

Dedans les mêmes lieux qu'elles ont tout détruit.

VERGINIE.

Il est bien vrai, Madame ; et dans son entreprise

Au point qu'il perd l'honneur nous perdons la franchise ;

Celui qui perd l'honneur n'a plus rien à garder,

490   Et dedans notre mort qu'il craint de retarder

J'ai bien peur justement qu'un esprit si farouche

Nous oblige de craindre, et de fermer la bouche,

Au moment que nos yeux lui prouveront assez

Nos plaintes à venir et nos malheurs passés.

495   Aussi ne veux-je point une longue harangue ;

Mes yeux noyez de pleurs feront mieux que ma langue,

Et cette eau confondue avecque mes soupirs

Parlera seulement de nos justes désirs.

Mais quel regret aussi me reste-t-il dans l'âme,

500   S'il perd le souvenir de sa première flamme ?

Et si vengeant ses maux par un commun trépas

Il rougissait le Tibre, et n'en pâlissait pas ?

Enfin se rendrait-il Tyran de sa Patrie

Qu'il devrait regarder avec idolâtrie ;

505   Ferait-il ruinant ceux qui l'ont élevé

Ce que ses ennemis n'avaient pas achevé ?

Se servirait-il bien dedans cette aventure

Des pierres de nos Dieux pour notre sépulture ?

Les voudrait-il détruire ? Et dans ses cruautés

510   Se pourrait-il porter à ces impiétés ?

Madame, ce penser met mon âme à la gêne,

Et ce point seulement renouvelle ma peine.

S'il a déjà sa mère, et sa femme en horreur

Il peut jusques aux Cieux étendre sa fureur.

515   Il faut donc prévenir un si triste spectacle,

Nos pleurs, et nos sanglots y mettront un obstacle ;

Ou si nos propres maux ne le peuvent ranger

Nous vengerons sur nous l'affront qu'il veut venger.

SCÈNE III.

SANCINE.

Votre gloire sur tout trouble sa fantaisie,

520   Et votre grand crédit le met en jalousie.

Non, ne vous flattez point d'une si douce erreur,

Il peut la convertir désormais en fureur.

Prenez donc toujours garde à cet âme insensée ;

Car des propos si doux démentent sa pensée,

525   Aufidie est un traître, et le ressentiment

De son premier malheur trouble son jugement.

Les Volques sont d'humeur à garder une injure ;

C'est un peuple méchant, lâche, ingrat et parjure ;

Il vous aime, il vous craint ; mais vous ne songez pas

530   Qu'il avait ci-devant cherché votre trépas :

Que cette perte enfin nous peut être commune,

Puis qu'il peut ruiner notre bonne fortune ;

Et que vous craignant trop pour vous voir trop puissant

Il peut se relever en vous affaiblissant.

535   Ne méprisez donc pas les Conseils de Sancine

Qui n'a jamais eu peur que de votre ruine.

CORIOLAN.

Ici la prévoyance est une lâcheté

Contre un peuple qui craint ma générosité

Sancine espère tout, j'ai trouvé des délices

540   Aux lieux où je devais attendre des supplices ;

Il est vrai qu'Aufidie est cruel et jaloux,

Mais je n'ai pas sujet de craindre son courroux ;

Je suis ses intérêts, et songe je te prie

Que pour les conserver je détruis ma Patrie.

SANCINE.

545   Donc si vous m'en croyez, triomphons promptement

Pour ne lui pas laisser un soupçon seulement.

CORIOLAN.

J'y suis bien résolu ; la chose est déjà preste,

Mon sort est glorieux d'une telle conquête,

Et je meurs trop content en ce que j'ai soumis

550   Soumettant les Romains, mes plus grands ennemis.

SCÈNE IV.

AUFIDIE.

À quoi réservons nous la force de nos armes,

Leur sang serait-il bien épargné par leurs larmes ?

Usons vite du temps ; allons, fameux Guerriers

Parmi tant de cyprès recueillir des Lauriers.

555   Et vous Coriolan de qui les faits célèbres

Font aujourd'hui de Rome un séjour de ténèbres ?

Avez-vous des remords de sa calamité ?

Qu'avez-vous à songer dans cette extrémité ?

Détruisons sans rougir et les uns et les autres,

560   Ce sont mes ennemis, ils ont été les vôtres :

Cependant vous rêvez sur leur prochain malheur,

Il semble que leur mort cause votre douleur

Vous ont-ils pas banni ?

CORIOLAN.

Généreux Aufidie,

Ne me soupçonnez point d'aucune perfidie ;

565   Je garderai ma foi, rien ne me peut changer,

Je vous dois satisfaire, et je me dois venger :

Sais-je pas maintenir ce qu'il faut qu'on maintienne,

Leur mort réparera votre injure et la mienne :

Puisqu'avec injustice ils m'ont voulu bannir,

570   Je sais que mon exil est encore à punir.

AUFIDIE.

Digne auteur de mon bien et de cette victoire ;

Combien dans ce dessein emportez vous de gloire !

Il l'embrasse.

Je vous dois embrasser, et pour tant de bienfaits

Louer votre constance, et bénir vos effets.

575   Sus donc, l'occasion nous est trop favorable,

Cherchons leur sur le soir une fin déplorable,

Apaisons par leur sang nos esprits irrités,

Et ne différons plus des tourments mérités.

CORIOLAN.

Je serais malheureux s'ils ne le pouvaient être :

580   Mais dans mes cruautés je leur ferai connaître

Que j'eus dés mon exil toute Rome en horreur ;

Que je la fis l'objet de toute ma fureur,

Et que le Ciel devait me fournir une foudre

Qui dans une heure ou deux la va réduire en poudre.

ACTE III

SCÈNE PREMIÈRE.

CORIOLAN, dans son Camp levant sa femme qui est à genoux.

585   Madame en cet état je ne puis vous parler.

VERGINIE.

Mais aurai-je autrement de quoi me consoler ?

CORIOLAN.

Espérez tout de moi, considérez, Madame,

Dans ces confusions que vous êtes ma femme ?

J'ai vécu nuit et jour dans une égale ardeur,

590   Et dedans ma bassesse, et dedans ma grandeur.

Dans la peur que j'avais qu'on fît périr vos charmes,

J'ai poussé des soupirs, et j'ai versé des larmes,

Et vous seule autrefois avez pu dans ce coeur

Imprimer pour jamais, et l'amour et la peur.

595   Non, mon âme, celui qui détruit toutes choses,

Et qui cause chez nous tant de métamorphoses ;

Le temps qui peut changer les plus fermes esprits

N'a pu changer l'ardeur dont je me sens épris.

Mon mal ne fut pas grand étant banni de Rome :

600   Mais chère Verginie, au feu qui me consomme

Je trouvai que mon sort ne pouvait être doux ;

Car m'éloignant de Rome on m'éloignait de vous.

Dans ce départ sanglant, j'eus mille fois envie

De finir par le fer ma misérable vie,

605   Si l'amour qui console, et qui garde un Amant

Ne m'eut fait espérer quelque contentement.

Je me flattais ainsi dans cette douce attente

Afin qu'en ce malheur mon âme fut contente,

Et que mes déplaisirs fussent tous enchantés

610   Par l'espoir seulement de revoir vos beautés.

Maintenant que le Ciel souffrant que je vous voie

Dissipe ma tristesse, et me comble de joie ;

Je dois m'imaginer que c'est bien à propos

Que je vous dois chercher désormais du repos

615   Parlez donc librement : mais avant que j'entende

De votre propre bouche une telle demande,

Assurez vous d'avoir de ma tendre amitié

Tous les bons sentiments qu'on doit à la pitié ;

Pourvu que l'intérêt de la race Romaine

620   Ne se confonde point avecque votre peine.

VERGINIE.

Pour qui croyez vous donc que je puisse parler ?

Hé quoi notre intérêt doit-il pas se mêler ?

Verrai-je mes parents prés de la sépulture

Endurer des tourments qu'abhorre la Nature,

625   Sachant que leur esprit est tout prêt de sortir

Sans soulager leurs maux, ou sans y compatir.

Lorsqu'on fera de Rome une ville déserte

Voulez vous que je sois insensible à sa perte ?

Et que pour un serment fatal et solennel

630   L'innocent soit puni comme le criminel ?

Ô Ciel ! Où trouvez vous ces injustes maximes,

Qu'il faille réparer un affront par des crimes ?

S'en prendre sur son sang, massacrer ses amis,

Et violer la foi que l'on leur a promis :

635   Ruiner son pays, craindre de s'en distraire,

Et prendre contre nous notre parti contraire.

Mon cher Coriolan, tant de mères en deuil

Verront-elles sans pleurs leurs maris au cercueil ?

Et les pauvres enfants qui sont dans leurs entrailles

640   Y doivent-ils ainsi faire leurs funérailles ?

Leur refuserez vous le moindre acte d'amour ?

Mourront-ils par vos mains sans avoir vu le jour ?

Et massacrerez vous dans cette horrible envie

Ceux qui peut-être encore n'ont pas reçu la vie ?

645   Conserverez vous bien ce penser plein d'horreur

Sans étouffer dès l'heure une telle fureur ?

Mon tout qu'est devenu ce louable courage,

Peut-il bien demeurer où préside la rage ?

Et la raison qui fait que nous craignons les Dieux,

650   Peut-elle s'accorder avec les furieux ?

De quoi m'accusez vous ? De quelle ingratitude

Pour me faire sentir un traitement si rude ?

Et que vous ai-je fait pour me réduire au point

De craindre tout de vous, et de n'espérer point ?

655   Peut-être croyez vous que parmi tant de plaintes

Je pousse des soupirs qui sont mêlés de feintes ;

Que j'ai favorisé votre bannissement

Sans avoir soupiré de cet éloignement.

CORIOLAN.

Ah ! Madame, ce mot me met à la torture,

660   Vous avez soupiré dans ma triste aventure,

Et je juge aisément par tout ce que je vois

Que vous avez souffert du moins autant que moi.

Je plains encor vos pleurs dont le fréquent usage

Vous a noyé les yeux, et changé le visage :

665   Et je suis si confus de causer vos douleurs

Qu'à peine devant vous retiendrai-je mes pleurs.

VELUMNIE.

Sensible cruauté, fatale destinée !

Je demande la vie à qui je l'ai donnée,

Et par un accident que je ne connais pas

670   Celui que j'ai fait naître avance mon trépas.

CORIOLAN.

Ô Dieux ! n'achevez point ; quelque chose qu'on die,

Je ne saurais tremper dans cette perfidie ;

La Nature et le Ciel m'imposent cette loi

De vous rendre ce bien puis que je vous le dois ;

675   Serait-ce une faveur dont je dusse être avare ?

Madame, croyez vous que je sois un barbare ?

Et que ce coeur pour vous ne garde désormais

Les meilleurs sentiments qu'il gardera jamais ?

Ai-je oublié les soins qu'un fils doit à sa mère ?

680   Est-ce moi qui vous rend la fortune contraire ?

Hé ! Jugez-en, Madame, autrement s'il vous plaît,

Considérez toujours la chose comme elle est.

Si j'ai tantôt failli vous me pouvez reprendre :

Mais ne me blâmez pas avant que de m'entendre.

685   Voyez que mon exil est encor tout récent ;

Que par là mon pays ne peut être innocent,

Et que me proposant une fin misérable

Il s'est fait criminel en me rendant coupable.

Ne l'ayant point forcé de me désobliger,

690   Son mauvais traitement me force à me venger.

En ce cas j'ai voulu chercher une retraite

Chez ceux de qui j'avais commencé la défaite ;

Si bien qu'ils m'ont donné pour finir mon ennui

Ce que dans mon malheur je n'obtins pas de lui.

VELUMNIE.

695   On ne vous peut louer de cette tyrannie

Dont l'effet vous apporte une joie infinie.

Quand vous aurez détruit tous ces lieux d'alentour ;

Que tous les citoyens seront privez du jour,

Et qu'on aura forcé tant de Dames Romaines,

700   Serez vous plus vengé qu'en finissant nos peines ?

VERGINIE.

Comment ! Verriez vous bien des Volques triomphants,

D'un pays, d'une mère, et de vos chers enfants ?

Le souffririez vous bien ? Et qu'au-delà du Tibre

On me traînât esclave, et que vous fussiez libre !

705   Que je vinsse prier ces barbares esprits

Dont je serais peut-être, et l'amour et le prix ?

Que sans considérer mon rang ni ma naissance

Le vice par la force opprimât l'innocence ?

Et pour le dernier trait de mon malheureux sort

710   Que j'eusse de Lucrèce et la honte et la mort ?

Si vous restez ingrat de quoi que je vous prie,

Je ne survivrai pas à ma triste Patrie.

Ainsi j'aurai moi-même à moi-même recours ;

Ils n'auront pas l'honneur de terminer mes jours,

715   Cette main préviendra leur furieuse envie,

Je les contenterai par la fin de ma vie :

Ce fer leur apprendra que je ne fuyais pas

Les plus rudes chemins qui mènent au trépas.

Ma mort est un exemple.

Coriolan la saisit par la main, et lui oste le poignard.

CORIOLAN.

Ah, Madame, je tremble !

VELUMNIE.

720   Mon fils, que de malheurs vous causerez ensemble !

VERGINIE.

C'est par là seulement qu'il se faut secourir,

Je sais comme on doit vivre, et comme on peut mourir,

Et je ne puis manquer dans ce dessein tragique

Vous me prêtez la main pour le mettre en pratique ;

725   Ou si vous désirez qu'on sache à l'avenir

Que votre tendre amour m'en a pu retenir,

Voyez notre pays sans dessein de lui nuire,

Ne le détruisez pas de peur de me détruire,

Pour ne me rien nier accordez lui ce bien,

730   Et soulagez son mal pour apaiser le mien.

Au nom de tous les Dieux, au nom de votre femme,

Et d'une mère en pleurs dont vous arrachez l'âme,

Étouffez maintenant votre premier projet,

Quittez cette fureur dont nous sommes l'objet ;

735   Et sans nous arrêter, prononcez de bonne heure

Qu'il faut que Rome dure, ou qu'il faut que je meure ;

Car vous devez savoir que mon destin est tel

Qu'on ne lui donne coup qui ne me soit mortel.

CORIOLAN.

Vos propos tout d'un coup viennent de me confondre

740   Et dedans cet état je ne vous puis répondre.

Mon esprit est confus dans cet étonnement ;

Madame, accordez moi, s'il vous plaît un moment :

Donnez ce peu de temps à cette grande affaire ;

Car je n'ai de pensers que pour vous satisfaire,

745   Et si quelque raison me preuve désormais

Que l'injustice règne en tout ce que je fais :

Je ferai mes efforts pour rendre contente,

Et contre l'apparence, et contre votre attente.

VERGINIE.

Durant ce peu de temps je vais prier les Dieux

750   Qu'ils veuillent vous ouvrir, et l'esprit et les yeux.

SCÈNE II.

AUFIDIE.

Sancine j'ai bien peur qu'en fin tant de paroles

Ne rendent tout d'un coup mes attentes frivoles ;

S'il se donne long temps le soin de l'écouter,

Sache que son pouvoir est bien à redouter.

755   Je n'ai point de parti qui ne lui soit contraire

Puis qu'il a maintenant à combattre une mère ;

Sa femme en ce dessein peut si bien l'émouvoir

Que je crains de tenter ce que je veux savoir.

Oui, dedans ce moment je vois tomber ses armes

760   Aussitôt qu'il verra leurs véritables larmes.

Si ce fameux Guerrier combattu de pitié

Fait succéder la grâce à son inimitié,

Nos affaires vont mal : pour moi j'en désespère,

Puis qu'il a maintenant à combattre une mère,

765   Et sans doute il craindra de nous voir triomphants

Se remettant aux yeux sa femme et ses enfants.

Il est pourtant encore à venger sa querelle,

Il doit exterminer cette race infidèle ;

Toute notre entreprise est proche de sa fin,

770   Nous ne saurions périr ni changer de destin,

Et bientôt j'en aurais tout ce que j'en espère :

Mais il a toutefois à combattre une mère.

Il me semble la voir embrasser ses genoux,

Pousser mille sanglots pour fléchir son courroux,

775   Noyer ses yeux de pleurs, et se jeter par terre

Pour lui faire abhorrer cette dernière guerre ;

Et puis lui proposer mille conditions

Pour changer en un rien ses inclinations :

J'ai bien peur que le sort ne nous soit pas prospère

780   Car je vois des enfants, une femme, une mère.

SANCINE.

Non, non, dans ce dessein Rome doit succomber,

Coriolan sait bien qu'elle est preste à tomber,

Ni pays, ni parents ne le peuvent contraindre

De différer les maux qu'elle avait droit de craindre.

785   Puis qu'il la doit punir avec juste raison

Ne le soupçonnez point d'aucune trahison :

Je l'ai tenté souvent pour le mettre en balance ;

Mais il ne veut agir que dans la violence,

Et je crois que leurs pleurs y serviront si peu

790   Qu'il ne leur parlera que de sang et de feu.

AUFIDIE.

Contente moi Sancine, et pour m'ôter la crainte

Forme lui de ma part quelque sujet de plainte :

Va le voir de ce pas, et pour tout compliment

Dis lui que je l'attends, qu'il vienne promptement ;

795   Qu'il diffère longtemps à venger son outrage,

Et que tout notre bien dépend de son courage ;

Que je ne puis attendre, et que dans cette nuit

Il faut que son pays soit tout à fait détruit.

SCÈNE III.

CORIOLAN, seul dans son Camp.

Insatiable faim de gloire,

800   Parents qui flattez ma mémoire

Dans l'espoir de vous soulager ;

Quand cesserez vous ces contraintes ?

Mon dessein se doit-il changer

En faveur de vos justes plaintes ?

805   Ne me dois-je jamais venger

De peur d'entretenir vos craintes ?

Et ne saurais-je pas dedans un même jour

Conserver mon honneur ni garder mon amour ?

     

Traîtres Tyrans de ma pensée

810   Qui rendez mon âme insensée

Quand vous venez m'entretenir ;

Dans cette funeste aventure

Si je tâche à vous retenir

Je fais horreur à la Nature ;

815   Pays, honneur, ressouvenir

Qui me mettez à la torture

Sentirai-je toujours mille nouveaux trépas

En suivant vos avis, ou ne les suivant pas ?

     

Je trouve une mère affligée

820   Qui ne peut être soulagée

Que par moi qui la dois guérir :

Mais si ma rage est assouvie

Quand je croirai la secourir

Le sort punira mon envie ;

825   Les Volques me feront mourir

Si je lui veux donner la vie :

Et dedans ce dessein que je trouve si beau,

Je ne puis y courir qu'en courant au tombeau.

     

Hélas ! Si je me rends contraire

830   Aux voeux d'une si bonne mère

Je me sens indigne du jour :

Elle veut étouffant ma rage

Que je témoigne de l'amour

À qui m'a fait un tel outrage,

835   Que Rome, et les lieux d'alentour

Ne maudissent point mon courage ;

Et qu'en fin son pays après mes maux soufferts

Meure dedans la gloire, et son fils dans les fers.

     

Ce dessein est-il légitime ?

840   Et peut-elle bien par un crime

Conserver ces gens malheureux ?

Le mien est-il digne de blâme ?

Aujourd'hui je me venge d'eux

Pour m'avoir privé de mon âme :

845   Ô Ciel ! Ô destins rigoureux !

Chère mère que je réclame,

Songez dans ces transports que par tout vous suivez

Que je vous dois le jour, mais que vous m'en privez.

     

Maudite, et coupable Patrie

850   Faut-il encor que je te prie

De pardonner mes mouvements ?

Recouvreras-tu tes délices ?

Et pour de rudes châtiments

Dont on doit punir tes complices,

855   Oublierai-je tous mes tourments ?

Retarderai-je tes supplices ?

Et crois-tu depuis peu m'avoir fait tant de biens

Que pour briser tes fers j'aille forger les miens ?

     

Race ingrate et dénaturée

860   Qui n'as qu'un moment de durée,

La mort finira ta douleur ;

Ta ville doit être déserte

Aussi bien après ce malheur

Et la peine que j'ai soufferte,

865   L'honneur oblige ma valeur

De ne plus différer ta perte,

Puisqu'il me ressouvient que tu m'as pu bannir

Je te rendrai l'horreur des siècles à venir.

     

Sancine vient ici, que lui pourrai-je dire !

SCÈNE IV.

CORIOLAN.

870   S'il se peut cher ami, soulage mon martyre

Et tâche à consoler mon esprit abattu

Ou bien par tes bontés, ou bien par ta vertu.

Je ne le puis celer, il faut que je te die

Qu'une mère, une femme, et sur tout Aufidie

875   Livrent à mon esprit de si puissants combats

Que je n'ose accorder ni finir leur débats.

SANCINE.

Quoi, vous suivez encore une route incertaine ?

Ce dernier procédé nous a tous mis en peine ;

Nous avons contre nous de puissants ennemis

880   Si nous ne leur tenons ce qu'on leur a promis.

Ils parlent déjà mal voyant bien qu'on retarde :

Mais ne balancez plus, la chose vous regarde.

N'allez plus opposer, ni pays ni parents,

Vous êtes obligé de punir ces Tyrans ;

885   Il y va de la vie, et surtout d'une gloire

Qui fera quelque jour l'ornement de l'histoire ;

Que pouvez vous rêver ?

CORIOLAN.

Non, je ne rêve plus ;

Car ces empêchements seront tous superflus,

Je suivrais de bon coeur leur légitime envie :

890   Mais je dois conserver mon honneur et ma vie.

Allons, je veux user d'un pouvoir absolu,

Les Romains périront j'y suis trop résolu.

ACTE IV

SCÈNE PREMIÈRE.

AUFIDIE.

C'est ainsi qu'il faut prendre un si bel avantage,

Pour nous faire louer votre noble courage.

895   Ne vous laissez donc pas emporter à leurs pleurs ;

Conservez votre gloire, et plaignez leurs malheurs.

Quittez ces mouvements, combattez ces chimères

Et songez que l'honneur nous est plus que nos mères.

Les Romains n'ont qu'une heure à respirer le jour,

900   Et nous leur produirions quelques marques d'amour ?

Est-ce pour les bienfaits qu'ils ont voulu vous rendre,

Qu'aujourd'hui vos bontés tâchent de les défendre ?

Et leur devez vous tant, que vous soyez contraint

De soulager les maux dont ce peuple se plaint ?

905   À quoi nous servirait d'espérer dans nos armes

Si nous ne les jugions à l'épreuve des larmes ?

La gloire nous suivrait désormais rarement

S'il fallait contre nous des femmes seulement.

Balancez vous encor cette entreprise aisée ?

910   Votre juste fureur doit-elle être apaisée ?

On pèche à pardonner aussi bien qu'à punir,

Consultez la raison ; car il faut s'en munir.

Opposez à leurs pleurs votre première honte,

De crainte qu'à la fin la pitié vous surmonte

915   Et leur représentez votre bannissement

Puisqu'elles n'en sauraient blâmer le châtiment.

CORIOLAN.

Je vous dois confesser que leur triste visage

Avait pour quelque temps suspendu mon courage,

Une tendre pitié par un effort soudain

920   Combattit mon esprit, et me retint la main.

Mais après tant de pleurs qu'elles ont su répandre

Ce coeur trop glorieux n'a point voulu se rendre ;

Si bien que leurs torrents dont je restai vainqueur

Me mouillèrent les yeux sans m'attendrir le coeur.

AUFIDIE.

925   Ne les tenez donc plus si long temps en haleine

Votre retardement les pourrait mettre en peine ;

Allez leur assurer que Rome doit périr,

Et qu'en différant trop vous me faites mourir.

CORIOLAN, en s'en allant.

Allons, Coriolan, trouvons toutes nos forces,

930   Ne nous laissons pas vaincre à leurs douces amorces ;

Il dit ceci bas.

Artifice, courage, honneur, vengeance, foi,

Ne m'abandonnez pas, et combattez pour moi.

SCÈNE II.

AUFIDIE.

Sancine tout va bien, je vois l'affaire preste.

SANCINE.

Je m'en tiens assuré, j'en réponds de ma tête,

935   Je l'y vois disposé par ces derniers propos,

Il regarde de près notre commun repos

Mais il serait cruel autant que téméraire

S'il refusait d'entendre une femme, une mère,

Et des enfants si beaux que leurs moindres regards

940   Font fendre de pitié son coeur de toute pars.

Et je crois sans mentir qu'il serait impossible

Qu'il les vit endurer, et rester insensible :

Et si pour son délai cet état n'est péri

Songez bien qu'il est fils, qu'il est père, et mari,

945   Et qu'il doit affliger comme il nous fait paraître

Celle qui l'a fait vivre, et ceux qu'il a fait naître :

Son dessein ne peut nuire, il craint d'abandonner

Ce qu'on n'a jamais eu dessein de ruiner,

Et son esprit subtil les flatte en apparence,

950   Ou de quelque plaisir, ou de quelque espérance.

AUFIDIE.

Je l'en estime plus en ce qu'il va les voir,

Afin de se soumettre à ce dernier devoir.

La cruauté me plaît quand elle est légitime ;

Mais lors qu'elle est injuste, elle tient lieu de crime.

955   Coriolan fait bien de rendre à ses parents

De véritables biens ou du moins apparents.

Ils ne connaissent pas qu'en tout il dissimule,

Qu'il flatte doucement leur esprit trop crédule ;

Que dans l'état présent il peut leur commander,

960   Et qu'il promet beaucoup pour ne rien accorder.

Il conserve toujours une si forte envie

D'ôter à tout ce peuple, et l'honneur et la vie ;

D'abattre ses maisons, de ruiner ses forts,

D'y voir en un moment ensevelir leurs corps ;

965   D'affliger ce pays d'un châtiment extrême,

Et de le brûler tout, que j'en brûle moi-même.

Je ne me connais plus songeant à la rigueur

Dont il nous punissait quand il était vainqueur.

Nous avons vu souvent nos maisons embrasées,

970   Nos temples abattus, et nos villes rasées,

Nos meilleurs soldats morts à nos pieds étendus ;

Nos enfants étouffez, et tous nos biens perdus.

Maintenant que le sort nous donne l'avantage,

Sache que la raison doit céder à la rage ;

975   Que je me veux venger des maux que j'ai soufferts ;

Qu'ils sentiront les feux ; qu'ils seront dans les fers ;

Et que de tous les maux dont on punit une âme,

Le moindre qu'ils auront est le fer et la flamme.

SCÈNE III.

CORIOLAN.

J'y rêve bien encore, et je ne puis trouver

980   Que je me doive perdre afin de les sauver :

Je sais quelle est leur peine, elle est assez visible,

Et ce n'est pas aussi que j'y sois insensible.

Mais connaissez vous pas qu'on me contraint en tout ?

Qu'on veut que mes desseins aillent jusques au bout ?

985   Et qu'enfin pour conclure, en cette Tragédie,

Le premier personnage est celui d'Aufidie ?

VERGINIE.

Vous vous êtes acquis par vos soins diligents,

Et par vos actions du pouvoir sur ses gens,

Et les ayant tous mis dans l'état de vous craindre,

990   Malgré tout autre avis vous les pouvez contraindre.

Ils lèveront le siège, et resteront vengés ;

Cependant nous verront les Romains soulagés,

Vous serez satisfait, et je serai contente

D'avoir mis en vous seul une si douce attente.

VELUMNIE.

995   Vous pouvez irriter le mal et le guérir ;

Forcez nous donc de vivre, ou nous faites mourir.

Deux mots y suffiront, prononcez-les sans crainte,

Finissez promptement, ou ma vie ou ma plainte.

CORIOLAN.

Certes malaisément vous puis-je consoler ;

1000   C'est pourquoi je soupire, et je crains de parler.

Mon âme en ces transports est assez irritée :

Mais Rome doit périr, la chose est arrêtée.

VELUMNIE.

Quoi, Rome doit périr ! Tu veux donc triompher ?

Toi que dès le berceau je devais étouffer ?

1005   Aurais-tu bien prévu dedans cette victoire

Que la honte des tiens dut servir à ta gloire,

Enfant dénaturé, dont l'aveugle fureur

Va jusques à ta mère, et la remplit d'horreur ?

Ingrat Coriolan t'ai-je donné la vie

1010   Afin que par toi-même elle me soit ravie ?

Et ne t'ai-je élevé dans ce comble d'honneur

Qu'afin de me priver de tout autre bonheur ?

Insatiable fils, dangereuse vipère ;

Exécrable serpent qui fais mourir ta mère ;

1015   Misérable vautour dont la seule rigueur

Vient m'affliger sans cesse et me percer le coeur.

Quand est-ce que les Dieux par un soin nécessaire

Changeront pour mon bien ton humeur sanguinaire ?

Tu veux donc seulement finir le triste cours

1020   De si pressens ennuis, par celui de mes jours ?

Hélas ! Ai-je autrefois failli de telle sorte

Que je dusse endurer une chaîne si forte.

Oui, car si c'est faillir que d'aimer par excès

J'en devais seulement attendre ce succès,

1025   Tu punis ton pays d'un châtiment si rude

Qu'il a beaucoup d'horreur de son ingratitude,

Et ceux dont tu faisais naguère tant de cas

Ne sont persécutés que comme des ingrats,

Puis qu'après les bontés que tu lui fis paraître

1030   On ne t'a pu garder ni moins te reconnaître.

Cependant tout d'un coup je te vois succomber,

Tu veux punir un crime, et je t'y vois tomber.

Que ne t'ai-je point fait dans tes tendres années ?

J'ai tant souffert pour toi de peines obstinées ;

1035   Et dans le seul regret de ne te suivre pas,

J'ai pleuré, j'ai pâti, j'ai senti le trépas.

Et tu restes ingrat à ma juste prière,

Tu défends à mes yeux le bien de la lumière.

T'ai-je pas élevé ? T'ai-je pas mis au jour ?

1040   Et peux-tu justement douter de mon amour ?

Lorsque notre ennemi dans ces dernières guerres

Vint creuser son cercueil dessus nos propres terres,

Un chacun bénissait la force de tes mains

Pour ce qu'on te croyait le support des Romains.

1045   L'État en espérait des choses nonpareilles,

J'en avais attendu moi-même des merveilles,

Tes seules actions nous semblaient enseigner

L'art de nous bien conduire, et celui de régner.

Cependant ton esprit trop subtil à nous nuire,

1050   Cherche nos ennemis afin de nous détruire,

Fait son parti du leur, et se joint avec eux,

Excite leur vengeance, et rallume leurs feux.

Mon fils, s'il m'est permis dedans ma crainte extrême

De traiter avec vous, et de parler de même :

1055   Hélas ! je vous supplie à genoux humblement

D'oublier comme moi votre bannissement ;

De laisser les Romains dans un État paisible,

Et de finir mes maux si vous êtes sensible.

Il veut la lever.

Non, non, je veux mourir embrassant vos genoux,

1060   Je mourrai doucement si je meurs près de vous.

CORIOLAN.

Ah ! Mère trop crédule, aurez vous quelque gloire

De remporter ainsi cette triste victoire ?

Victoire malheureuse, et pour vous et pour moi,

Triomphe sans combat qui me remplit d'effroi.

1065   Où vois-je maintenant ma fortune soumise ?

Vous avez étouffé ma plus noble entreprise :

Mais vous aurez regret de m'avoir combattu ;

Vous en accuserez votre propre vertu,

Et vous condamnerez tous les jours votre langue

1070   Qui n'a séduit mon coeur que par cette harangue ;

Puis vous me blâmerez n'ayant pas résisté

A ces derniers soupirs qui m'ont si bien tenté.

Vos pleurs vous ont trahie, et par la même voie

Que je finis vos maux, vous finissez ma joie ;

1075   Je l'appréhende au moins ; car peut-être d'abord

Tous les Volques troublez arrêteront ma mort.

Ils vengeront sur moi cette injure commune

Eux qui m'ont crû l'auteur de toute leur fortune ;

Les ai-je pas déçu, j'ai trahi leur dessein,

1080   Ils m'ont donné le fer qui leur ouvre le sein,

Et je ne me sers plus que de leur industrie

Pour les perdre d'un coup en sauvant ma Patrie.

Mais n'importe, Madame, étouffez votre peur,

Puisque vous le voulez je me perds de bon coeur.

1085   Il faut lever le siège à dessein de vous plaire,

Et je veux désormais obéir et me taire ;

Je ne rendrai jamais ce mouvement secret

Si l'on me fait mourir je mourrai sans regret ;

Et de quelque rigueur qu'on menasse ma vie

1090   Parmi tous les tourments j'aurai la même envie ;

Je vous en fais, Madame, un serment solennel

Quand tous mes ennemis me tiendraient criminel ;

Quand je serais l'horreur parmi tous les grands hommes,

Et du temps à venir, et du siècle où nous sommes ;

1095   Et qu'en fin l'ennemi me percerait de coups

Pour assouvir sur moi son plus juste courroux.

VERGINIE.

Mon cher Coriolan que faut-il que je fasse ?

Souffrez que je vous baise, et que je vous embrasse ?

Et qu'après les malheurs dont vous bornez le cours

1100   Je m'exprime en faveur de mes chastes amours.

Mais puis que maintenant vous voulez que je vive,

Permettez moi du moins que par tout je vous suive,

Et que nous partagions dans nos ardents désirs,

Et les mêmes douleurs, et les mêmes plaisirs.

1105   Les chemins, les combats, et les horreurs des armes

Auront alors pour moi d'inévitables charmes ;

Je vous verrai toujours dans un dessein si beau,

J'irai même avec vous jusques dans le tombeau,

Si par un coup fatal les tristes destinées

1110   N'étendent pas plus loin le cours de vos années :

Et je trouve aussi bien que dans ce même jour

Mon courage s'accorde avecque mon amour.

CORIOLAN.

Oui, je vous le permets, et je vous le demande :

Mais je trouve pour vous cette entreprise grande.

1115   Songez-y bien, Madame, et croyez s'il vous plaît

Que je ne vivrai plus que pour votre intérêt ;

Et que puis que nos coeurs s'unissent de la sorte

Dans cet effet d'amour dont l'excès les transporte,

Nous goûterons des biens si fermes et si doux

1120   Que les plus fortunés en deviendront jaloux.

Mais sans plus arrêter publiez dedans Rome

Que j'éteindrai bientôt le feu qui la consomme.

Faites leur espérer des traitements meilleurs,

Dites que ma fureur se convertit ailleurs

1125   Que je lève le siège en faveur de vos larmes

Et qu'elles m'ont forcé de mettre bas les armes.

VERGINIE.

Elles s'en vont.

Oui, j'y vais de bon coeur, et demain du matin

Je vous suivrai partout où voudra mon destin.

SCÈNE IV.

AUFIDIE.

J'ai bien peur qu'à la fin la pitié ne le tente,

1130   Sancine, il est long temps, ce délai me tourmente ;

Qui le peut retenir de la sorte en ce lieu ?

Il n'était question que de leur dire adieu,

Et de leur faire voir que toutes leurs amorces

Nous devaient irriter, et céder à nos forces.

1135   Cependant je languis dedans ce souvenir,

Il me semble à tous coups qu'il craint de revenir ;

Sancine, qu'en crois-tu ?

SANCINE.

Qu'il vous fera paraître

Qu'il hait ce peuple ingrat, et qu'il n'est pas un traître

Qu'il sait exécuter tout ce qu'il a promis,

1140   Et qu'il voit les Romains comme ses ennemis.

AUFIDIE.

C'est prêter du secours à mon âme abattue,

Je vois toujours sa mère, et c'est ce qui me tue ;

Sa femme, ses enfants, leurs soupirs et leurs pleurs

Me font par fois souffrir de sensibles douleurs.

SANCINE.

1145   Apprenez donc aussi que votre crainte est vaine,

Je connais dés longtemps ce vaillant Capitaine,

Dans ce qu'il entreprend rien ne le peut changer,

Outre que son humeur le porte à se venger.

SCÈNE V.

CORIOLAN, à Aufidie.

Elles rentrent dans Rome, et sans aucune envie

1150   De me solliciter de leur donner la vie,

Et ma mère et ma femme auront le même sort

De ce peuple obstiné, s'il doit souffrir la mort.

N'appréhendez plus tant, mon âme est satisfaite,

Je ferai là dedans ma plus douce retraite ;

1155   Les Romains me verront un esprit résolu,

Je me tiens dés cette heure à ce que j'ai conclu :

Ma femme en portera la première nouvelle,

Et vous verrez par là si je leur suis fidèle.

AUFIDIE.

Ô Dieux ! Coriolan, je meurs dans ces transports,

1160   Je ne redoute plus tous les plus grands efforts.

Si vous avez pu vaincre une femme, une mère,

Je vois bien que ma crainte est moins qu'une chimère,

Et dedans cet espoir dont je me sens flatter,

Je m'en vais donner ordre à ce qu'il faut tenter.

SCÈNE VI.

CORIOLAN, avec Sancine.

1165   Il n'a pas bien compris ce que je viens de dire,

Il veut les ruiner, cette perte l'attire :

Mais j'ai perdu pourtant le soin de me venger,

Ma parole est donnée, il n'y faut plus songer :

Je pardonne aux Romains.

SANCINE.

Ce pardon m'épouvante,

1170   Gardez bien que le sort ne trompe votre attente ;

Ne nous abusez pas de semblables propos,

S'ils sont en liberté, vous serez sans repos

Remarquez, Aufidie, et dessus toutes choses...

CORIOLAN.

Je ne m'attache pas à ce que tu proposes.

1175   L'affaire est déjà faite, il ne peut l'empêcher.

SANCINE.

Non, non, son intérêt vous doit être plus cher.

CORIOLAN.

Ayant mal commencé, je dois finir de même :

Mais suis moi seulement si tu veux que je t'aime.

SCÈNE VII.

VERGINIE.

Oui, je vous en assure, il pardonne aux Romains,

1180   Mes pleurs ont fait tomber les armes de ses mains.

Vous ne pouvez tenir son amitié suspecte ;

Car malgré son exil, sachez qu'il vous respecte

Et qu'avant que le jour vienne frapper nos yeux,

Il doit lever le siège, et sortir de ces lieux.

UN SÉNATEUR.

1185   Nos Sacrificateurs ont moins fait que vous autres,

Et vos pleurs en effet ont essuyé les nôtres.

Madame, vous pouvez vous vanter désormais

Puisque Rome vous doit ce qu'elle aura jamais ;

Que notre liberté sans vous était ravie,

1190   Et qu'avec ce trésor vous nous rendez la vie.

Venez donc promptement en recevoir l'honneur

D'un peuple qui n'attend que ce dernier bonheur.

Il vous doit honorer, car vous pouvez bien croire,

Que le triomphe au moins suivra cette victoire,

1195   Et que tous les Romains vous restent obligés

Après tant de tourments dont vous les soulagez.

ACTE V

SCÈNE PREMIÈRE.

AUFIDIE.

Quoi ! Le siège est levé ? voulez vous qu'Aufidie

Trempe si lâchement dans cette perfidie ?

Qu'il accorde sa haine avec votre pitié ?

1200   Que nous bornions le cours de notre inimitié ?

Et qu'enfin les Romains dedans notre avantage

Nous accusent de crainte et de peu de courage.

Les Volques vous avaient accordé du secours

Lorsque vous en faisiez votre dernier recours :

1205   Ils avaient méprisé les plus fortes alarmes

Afin de seconder la force de vos armes,

Et le moindre de nous s'apprêtait à punir

Ceux de qui l'insolence avait pu vous bannir.

Et puis vous relâchez au point qu'on doit combattre,

1210   Lorsqu'on doit triompher vous vous laissez abattre ;

Et dedans le moment que vous êtes vainqueur

Il ne faut qu'une femme à vous gagner le coeur.

Songez que depuis peu Rome est votre ennemie ;

Qu'elle vous a banni ; mais avec infamie,

1215   Et que les ennemis qu'on vous voit négliger

Vous ont prêté leur bras afin de vous venger.

Cependant vous tremblez alors qu'on vous réclame,

Et pour vous retenir il ne faut qu'une femme !

CORIOLAN.

Oui, dites contre moi tout ce que vous pensez.

1220   Je demeure muet lors que vous m'offensez :

Mais ne vous troublez pas, ou mon coeur vous conjure,

Si vous parlez de moi de parler sans injure.

AUFIDIE.

Dedans cette action, lors qu'on parle de vous

Il est bien malaisé de parler sans courroux.

1225   Vous nous avez trahi, vous nous faites connaître

Que vous êtes ingrat, et que vous êtes traître.

CORIOLAN.

Ne vous emportez plus, ces mots injurieux

Trouveraient contre vous un esprit furieux

J'eusse rendu bientôt votre sort plus prospère :

1230   Mais dois-je m'obstiner à combattre une mère ?

Ma fureur à ses pleurs a décru de moitié,

Et je n'ai pu la voir sans en avoir pitié.

Contre elle j'ai tenté ce qui m'était possible :

Mais pouvais-je la vaincre et rester insensible ?

1235   Et voir dedans ce jour ma femme et mes enfants

Suivre les volontés des Volques triomphants ?

Vous m'avez obligé de venger ma querelle :

Mais Rome est mon pays, lui puis-je être infidèle ?

AUFIDIE.

Vous nous engagiez tous dans ce triste parti,

1240   Et j'en vois maintenant votre esprit diverti :

Nous avons secondé vos desseins et vos armes,

Et pour vous surmonter il ne faut que des larmes !

On saura qu'une femme a sauvé les Romains ;

On dira que ses yeux ont plus fait que vos mains,

1245   Et qu'il ne fallait plus pour finir leur tristesse,

Et pour nous ruiner que la même faiblesse ;

Voyez à quel état votre honneur est soumis

D'avoir ainsi traité vos plus forts ennemis.

CORIOLAN.

Vous direz, s'il vous plaît quelque chose de pire :

1250   Mais je vois à plus prés ce qu'on en pourra dire :

Vous me reprocherez que je vous ai trahis ;

Mais j'avais une mère, une femme, un pays ;

Et l'on ne peut blâmer ma pitié naturelle

Qui veut que je sois lâche en leur étant fidèle.

AUFIDIE.

1255   Ne vous excusez plus ; cette fidélité

Est un visible effet de votre lâcheté ;

Une femme a gagné l'honneur d'une victoire

Qui vengeait votre honte et nous comblait de gloire.

Il ne vous restait plus pour marquer vos douleurs,

1260   Et pour bien l'imiter que de verser des pleurs.

CORIOLAN.

Et pour vous bien venger d'un si sensible outrage,

Il ne vous reste plus qu'à tenter mon courage :

N'allez pas plus avant.

AUFIDIE.

Peut-être que les Dieux

Reconnaîtront bientôt vos soins officieux.

Il s'en va.

CORIOLAN.

1265   Je poursuis mes desseins, et malgré tous les vôtres

Je me puis bien sauver si je sauve les autres.

SCÈNE II.

VERGINIE.

Après tous ces honneurs il faut le visiter,

Camille c'est en vain que tu veux m'arrêter ;

Nous nous sommes jurés une foi mutuelle,

1270   Et si je ne le suis je me trouve infidèle.

CAMILLE.

Les guerres désormais seront donc vos ébats ?

Vous irez avec lui dans les plus grands combats ?

Et suivant tous les jours les ardeurs de votre âme

Vous serez dans le sang, vous serez dans la flamme.

1275   Tous les dangers pour vous auront quelques appas ;

En fin votre valeur bravera le trépas ;

Vous l'accompagnerez en quelque lieu qu'il aille,

Sans vous, Coriolan ne peut voir de bataille ;

Pour ce que c'est en vous que son coeur s'est remis,

1280   Vous donnerez la fuite à tous ses ennemis ;

Vous le suivrez par tout : hé songez vous, Madame,

Que le péril est grand, et que vous êtes femme,

Et que par vos attraits vous pourrez surmonter

Tous ceux que par la force on ne saurait dompter ?

1285   Madame, je sais bien que vos yeux ont des charmes

Capables de forcer et les coeurs et les armes ;

Mais vous remarquerez...

VERGINIE.

Camille tout va bien,

Avec Coriolan je n'appréhende rien.

Ce point seul me soulage, et je suis assurée

1290   De goûter des plaisirs d'une longue durée.

CAMILLE.

Non, non, vous n'aurez pas ce que vous en pensez,

L'espérance vous flatte, et vous vous offensez.

Proposez vous encore une fin plus facile

À combattre une armée, à forcer une ville :

1295   Mais notre sexe est faible, et vous ne songez pas

Qu'un péril l'épouvante, et qu'il craint le trépas

VERGINIE.

Sache que de bon coeur je m'éloigne de Rome ;

J'ai les mains d'une femme, et j'ai le coeur d'un homme ;

Je ne puis être lâche en voyant devant moi

1300   Un mari qui m'anime, et qui combat pour soi :

Et quand je ne serais jamais victorieuse

Je trouve que ma mort doit être glorieuse,

Puis qu'on ne me saurait justement reprocher

De ce que j'ai suivi ce que je tiens si cher.

1305   J'espère avecque lui de faire des miracles ;

Je forcerai pour lui toutes sortes d'obstacles,

Et si dans les combats je le voyais périr

Ayant si bien vécu je saurais bien mourir.

Mais ne me quitte point, si tu veux que je vive ;

1310   Dis moi qu'il faut le voir quelque mal qui m'arrive,

Que je le dois aimer, et que malgré le sort

Nous devons partager une semblable mort.

CAMILLE.

Madame, je le veux, je vous suis sans contrainte :

Mais pourtant ce dessein me fait trembler de crainte.

SCÈNE III.

AUFIDIE.

1315   Observez mes amis le tout de point en point,

Cherchez-le sans tarder, et ne me trompez point.

Punissez promptement cette âme criminelle,

Je vous en sollicite, et c'est votre querelle ;

Vous êtes obligé de marcher et d'agir

1320   Contre un de qui la peur nous force de rougir,

Et vous ne sauriez plus suspendre votre rage

Si vous considérez jusqu'où va cet outrage.

Nous l'avons soulagé dans ses maux infinis,

Afin de le venger nous nous sommes unis ;

1325   Nous avons hasardé nos trésors et nos vies,

Nos armes cependant lui seront asservies ;

Et lors que vous deviez vous venger des Romains,

Cet esprit criminel a retenu vos mains,

Il ne pouvait trouver un destin favorable,

1330   Et sans votre assistance il était misérable.

Naguère les Romains l'avaient-ils pas puni ?

Vous vint-il pas prier après qu'il fut banni ?

Et moi malgré le Ciel qui lui fut si contraire,

L'avais-je pas traité comme mon propre frère ?

1335   Et l'ingrat après tout ne vint s'abandonner

Qu'à fin de nous surprendre et de nous ruiner.

Détruisons ses desseins avecque sa fortune,

Cette injure me touche, elle vous est commune,

Et nous ne devons pas aujourd'hui négliger

1340   Le temps de le convaincre et de nous bien venger.

LIEUTENANT DES VOLQUES.

De tant de lâchetés ce sera la dernière.

Pour nous avoir trahis, il perdra la lumière.

Nous suivrons vos conseils, car nous les approuvons ;

Nous ne soupçonnions pas ce que nous éprouvons,

1345   Le traître périra, sa perte est conjurée,

Et malgré son pouvoir sa mort est assurée.

AUFIDIE.

Je serai satisfait si vous exécutez

Après un tel affront, ce que vous promettez

Je ne vous retiens plus, allez-y de bonne heure,

1350   Ne l'entretenez point, sur tout faites qu'il meure ;

Et jamais rien de vous ne me sera suspect

Si vous n'avez pour lui ni pitié ni respect.

Ne lui donnez donc pas loisir de vous entendre,

Il aurait des raisons qui vous pourraient surprendre.

1355   Il vous engagerait dans un parti nouveau

Que son esprit subtil vous ferait trouver beau ;

Et par des trahisons qu'il sait mettre en pratique,

Il pourrait éviter une fin si tragique.

UN AUTRE LIEUTENANT des Volques.

Après sa trahison il peut bien s'excuser :

1360   Mais il est malaisé qu'il nous puisse abuser :

Outre que pour venger nos douleurs sans pareilles,

Nous préparons nos mains, et non pas nos oreilles.

AUFIDIE.

Vengez nous donc sans peur de tant de maux passez,

L'affaire est importante, et nous sommes pressez.

1365   Courez-y sans regret, rien ne vous épouvante.

UN SOLDAT DES VOLQUES.

Votre âme en un moment se trouvera contente.

Nous nous pouvons venger avec juste raison

Puisqu'on ne le punit que de sa trahison

Ils s'en vont.

AUFIDIE.

Ne désespérons plus puisqu'on venge Aufidie

1370   Du lâche et traître auteur de cette perfidie.

Tant de Volques unis ne l'épargneront pas,

Il ne peut désormais éviter le trépas ;

Et je m'en vais le voir avec fort peu de conte

Aussi couvert de sang qu'il nous couvre de honte.

SCÈNE IV.

CORIOLAN.

1375   Fais ce que je te dis si tu veux m'obliger,

C'est toi seul désormais qui me dois soulager :

N'y recule plus tant, va quérir Verginie,

Son absence me cause une peine infinie ;

Jure lui de ma part que son éloignement

1380   Retarde mon départ et mon contentement.

SANCINE.

Que son éloignement aujourd'hui vous retarde :

Mais voyez s'il vous plaît un point qui vous regarde ;

Les Volques sont trahis, et vous ne voyez plus

Qu'après avoir rendu leurs desseins superflus,

1385   De quelque faux espoir que l'on les entretienne,

Ils pourront procurer votre mort et la mienne.

Après tous leurs bienfaits vous leur êtes soumis,

Et vous en avez fait vos plus grands ennemis.

Vous voulez que le sort ne vous soit plus propice ;

1390   Car vous vous endormez au bord d'un précipice,

Et méprisant leur feinte avecque leur pouvoir,

Vous vous rendez aveugle afin de ne pas voir.

Considérez un peu qu'Aufidie est un traître,

Ou s'il ne le fut pas, qu'il le fera paraître,

1395   Et qu'il est obligé de venger dessus nous

Un affront qui nous perd, et qui les touche tous.

Que si votre pitié se trouve légitime,

Exécutant si peu vous avez fait un crime.

Dans leurs premiers projets leurs combats furent vains

1400   Lors que vous souteniez le parti des Romains :

Mais dedans ce dernier afin de vous défendre,

Votre nécessité leur fit tout entreprendre.

Ils ont abandonné leurs villes et leurs forts,

Et pour vous soutenir ils ont fait tant d'efforts ;

1405   Cependant votre feu n'est plus qu'une fumée,

Vous demeurez ingrat, vous laissez leur armée,

Et bien loin de leur plaire et de les contenter

Les Romains avec vous les ont pu surmonter

Êtes-vous ennemi de votre propre gloire ?

1410   Je le vois néanmoins, et je ne le puis croire.

Avec vous j'ai couru les pays étrangers,

Et je vous ai suivi dans les plus grands dangers.

Rome fut mon pays, mais après votre perte

Je crû qu'on en serait une ville déserte,

1415   Et qu'empruntant les bras de tous nos ennemis

Vous feriez pour le moins ce qui leur fut promis,

CORIOLAN.

Va, cours, parle à ma femme, et si tu me l'amènes

Tu te pourras vanter d'avoir fini mes peines.

Si tu veux m'obliger tu n'as rien qu'à courir,

1420   Et tu n'as qu'à tarder pour me faire mourir.

SANCINE.

J'ai suivi vos desseins sans regret et sans crainte,

Et je vous obéis encore sans contrainte.

SCÈNE V.

CORIOLAN.

Il est vrai que j'ai tort, et je dois l'avouer,

Obligeant des ingrats on ne m'en peut louer.

1425   Ce peuple m'a banni, je soutiens sa querelle ;

Il fut impitoyable, et je lui suis fidèle :

Mais pourtant une mère engageait par ses pleurs

Mon esprit furieux à finir ses malheurs.

Ma femme et mes enfants étaient-ils pas capables

1430   De procurer le bien de ces âmes coupables ?

Et pouvais-je à bon droit refuser la pitié,

À celle dont mon coeur honore l'amitié ?

Non, je n'ai point regret de ce bienfait étrange,

Cette faveur sans doute est digne de louange,

1435   Et je serai trop cher à la postérité

D'avoir servi des gens qui m'avaient irrité.

SCÈNE VI.

UN LIEUTENANT des Volques.

Il est tout à propos, notre entreprise est belle

Suivez moi seulement je vous serai fidèle,

Allons exécuter notre dernier dessein,

1440   Enfonçons lui d'abord nos poignards dans le sein.

Prenons-le promptement ; mais d'une telle sorte

Qu'il ne puisse apporter de résistance forte :

Autrement sa valeur se déférait de nous,

Et lui seul suffirait contre les bras de tous.

1445   Cependant qu'il médite usons de l'avantage,

Ne lui donnons pas lieu d'éprouver son courage.

Ah traître ! Tu mourras, c'est un arrêt du sort.

CORIOLAN, en tombant.

Ô Dieux ! je suis blessé, je tombe, je suis mort !

Ils se jettent sur Coriolan.

UN VOLQUE.

Encore un coup, perfide ; il est mort l'infidèle,

1450   L'Enfer va recevoir son âme criminelle.

Mais ne demeurons pas davantage en ces lieux

De peur de voir toujours cet objet odieux ;

Aufidie en doit être averti de bonne heure,

Et la suite pour nous est ici la meilleure.

SCÈNE VII.

VERGINIE.

1455   Camille attends moi là, je reviens promptement,

Afin de lui parler je ne veux qu'un moment ;

Et lors tu connaîtras jusqu'où va ma franchise,

Et jusqu'où peut aller toute notre entreprise.

CAMILLE.

Je vous attends, Madame, il faut vous obéir :

1460   Mais songez après tout à ne vous pas trahir.

Camille rentre derrière le Théâtre.

SCÈNE DERNIÈRE.

VERGINIE.

L'amour, Coriolan, me force de te suivre,

Puisque le Ciel sans toi ne me peut faire vivre.

Mon coeur, déjà ma joie est sans comparaison,

Et mon impatience offense ma raison.

Elle voit ici Coriolan étendu.

1465   Mais sont-ce encore ici les restes de la guerre,

Quelques gouttes de sang paraissent sur la terre ;

Un corps mort étendu me vient d'épouvanter :

Justes Dieux, c'est lui-même on n'en saurait douter ?

Oui, oui, tout est perdu, mes douleurs sont trop vraies ;

1470   Quelle barbare main a fait ces larges plaies ?

Et qui s'est pu porter sans crainte et sans effroi

A massacrer un coeur que je croyais à moi ?

Mon cher Coriolan, si tu n'as rendu l'âme,

Pousse au moins pour me plaire un petit trait de flamme ;

1475   Reprends un peu tes sens, ah ! Discours superflus,

La vie est une mer qui n'a point de reflux ;

Nos jours sont des ruisseaux que les Parques retiennent,

Qui s'écoulent toujours et jamais ne reviennent,

Et depuis que la mort en arrête le cours

1480   Tous les Dieux n'y sauraient apporter du secours.

Coriolan est mort ! La cause de ma vie

Sans qu'on m'ait fait mourir, m'a donc été ravie ?

Quoi donc, on a détruit ce miracle d'amour,

Et je me plais encore à respirer le jour ?

1485   Mon coeur est massacré par un coup trop funeste

Pour tâcher désormais d'en conserver le reste.

J'aurais mauvaise grâce en sachant son trépas

De ménager un corps où l'esprit ne vit pas.

Meurs donc subitement ingrate Verginie ;

1490   Ton espérance est morte, et ta joie est finie.

N'attends plus rien du sort, vois que tout est péri,

Et que tu n'as plus rien n'ayant plus de mari.

Ha ! Ne t'arrête plus à ces discours frivoles,

Pour mourir après lui faut-il tant de paroles ?

1495   Ton extrême douleur ne veut rien t'accorder,

Mais tes mains au besoin te peuvent seconder.

Ne recule donc plus à ta fin malheureuse ;

Va chercher à mourir en femme généreuse ;

Ne prends point les conseils d'un faible jugement,

1500   N'entend plus ta raison, suis ton aveuglement,

Exécute sans peur ce qu'inspire la rage,

Mets le feu, les poisons, et le fer en usage.

Sans le secours des Dieux tu peux trouver la mort,

Ta main t'y servira, meurs en dépit du sort ;

1505   Fais-toi dans ce dessein toutes choses propices,

Invoque les fureurs, cherche les précipices,

Va chercher un poignard qui te perce le flanc,

Qui tire de ton corps ce qui reste de sang,

Ou si tu peux trouver une mort plus cruelle

1510   Soufre-la sans horreur, tu la dois trouver belle.

 


PRIVILÈGE DU ROI.

Par Grace et Privilège du Roi, il est permis à Augustin Courbé, Marchand Libraire à Paris, d'imprimer, vendre et distribuer un Livre intitulé, Coriolan, Tragédie, composée par Monsieur Chevreau. Faisant très expresses inhibitions et défenses à tous Libraires et Imprimeurs, ou autres de nos sujets, de quelque qualité et condition qu'ils soient, d'imprimer ou faire imprimer ledit Livre, le vendre, faire vendre, ni débiter par notre Royaume durant le temps et espace de sept ans, à compter du jour qu'il sera achevé d'imprimer, si ce n'est de ceux dudit exposant, à peine de quinze cens livres d'amende, confiscation des exemplaires, et de tous dépens dommages et intérêts : Comme il appert plus au long par les Lettres de Privilège. Donné à Paris le quatrième jour de Juin, l'an de grâce mil six cens trente-huit. Et de notre Règne le vingt?huitième : Par le Roi en son Conseil,

Signé, Conrard.

Et scellé du grand sceau de cire jaune.

Les Exemplaires ont été fournis ainsi qu'il est plus amplement porté par lesdites Lettres de Privilège.

Achevé d'imprimer le douzième jour de Juin mil six cent trente-huit.


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Notes

[1] Pour ce que : parce que

[2] Navire : est parfois au féminin au XVIIème siècle.

[3] ais : Planche de bois. [L]

[4] Penser : Manière de penser, dans le langage élevé et poétique, pensée. [L]

[5] Souventefois : vieilli. Maintes fois. [L]

[6] Bled : nom donné à un ensemble de céréales blé, seigle (...).

[7] Lucrèce : Tarquin Collatin, aurait été violées par Sextus.

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