LE NOEUD D'AMOUR

COMÉDIE EN UN ACTE ET EN PROSE.

M. DCC. LXXXII. Avec Approbation et permission,

PAR MONSIEUR DE M**.

À AMSTERDAM, et se trouve à PARIS, Chez CAILLEAU, Imprimeur-Libraire, rue Saint-Séverin.

Représentée, pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des VARIÉTÉS AMUSANTES, en 1779, et remise le 16 Mai 1782.


Texte établi par pour Pievre, octobre 2014

Publié par Paul FIEVRE, novembre 2014

© Théâtre classique - Version du texte du 30/04/2024 à 20:07:06.


ACTEURS

MONSIEUR BONHUMAIN. M. Pénancier.

MONSIEUR TAMARIN. M. Beaubourg.

LE CHEVALIER SANDIS. M. Boucher.

COLIN. M. Desmazures.

LA MÈRE BAZU. Mlle. Destrée.

BABET. Mlle. Bisson.

VILLAGEOIS ET VILLAGEOISES.

La Scène est dans un hameau.


LE NOEUD D'AMOUR

SCÈNE PREMIÈRE.
La Mère Bazu, Bonhumain.

BONHUMAIN.

Enfin, ma chère Madame Bazu, c'est aujourd'hui que tout se termine. Vous serez débarrassé de la garde de votre petite nièce, et elle du soin de se garder elle-même.

LA MÈRE BAZU.

Assurément. Je n'ai aucun reproche à me faire. Son père et sa mère me l'ont confiée tour-à-tour en mourant, et j'ai pris autant de soin de son bien que de son honneur : car l'honneur....

BONHUMAIN.

Aussi Madame la Marquise, sa marraine, veut-elle s'acquitter de sa parole ; et en qualité de son intendant, elle m'a chargé de vous remettre cette bourse. Elle contient cent louis et cent écus.

LA MÈRE BAZU.

Et pourquoi cent louis et cent écus ?

BONHUMAIN.

Les cent louis sont le présent de naces qu'elle fait à celui qui aura le bonheur de l'épouser, et les cent écus sont destinés à régaler les convives : car elle pense à tout.

LA MÈRE BAZU.

Mais Madame la Marquise a mis une singulière condition à ses bienfaits ; pourquoi veut-elle que le choix d'un mari dépende d'un noeud de ruban ?

BONHUMAIN.

Que voulez-vous ? C'est une fantaisie. Vous savez qu'autrefois les Seigneurs de ce Village avaient bien un autre droit. La première nuit des noces leur appartenait.

LA MÈRE BAZU.

Aussi n'ai-je jamais voulu me marier ici.

BONHUMAIN.

Il est vrai que dans votre jeunesse le grand'père de la Marquise était déjà bien vieux, et qu'il ne laissa point d'héritier mâle.

LA MÈRE BAZU.

Madame la Marquise a donc aboli cette vilaine coutume ?

BONHUMAIN.

Oui. Elle a établi un usage tout contraire. Il porte qu'une jeune fille doit garder, depuis l'âge de sept ans jusques à quinze, un noeud de ruban, sans souffrir que personne puisse le dénouer; et à quinze ans accomplis, elle peut permettre à celui qu'elle aura choisi de risquer l'entreprise, et s'il réussit, il épouse la fille.

LA MÈRE BAZU.

Je jurerais bien, sans crainte de mentir, que le noeud de ma nièce est encore tel qu'elle l'a reçu des mains de sa mère.

BONHUMAIN.

C'est ce qu'il faudra voir. Or donc, comme elle est très jolie, tous les jeunes gens du Village prétendaient au noeud et à la jeune fille ; mais nous sommes parvenus à les fixer au nombre de trois.

LA MÈRE BAZU.

Je sais bien qui aura la préférence.

BONHUMAIN.

Le premier est le Chevalier Sandis, recommandé par la Marquise.

LA MÈRE BAZU.

Eh ! Pourquoi le protège-t-elle tant ? C'est un fat.

BONHUMAIN.

C'est qu'il est pauvre, et que votre nièce est riche.

LA MÈRE BAZU.

La belle raison !

BONHUMAIN.

Sa famille a été ruinée par un procès qu'a gagné celle de la Marquise, et pour l'acquit de sa conscience, elle désire l'établir avantageusement.

LA MÈRE BAZU.

Oui ; et à nos dépens.

BONHUMAIN.

Les Grands s'enrichissent souvent de cette manière, pour qu'il ne leur en coûte rien ; mais la Marquise est raisonnable, elle ne fait que le proposer. Votre nièce a la liberté de le refuser : ce sont ses affaires. Le second prétendant....

LA MÈRE BAZU.

C'est Monsieur Tamarin, un honnête apothicaire, que je protège, moi ; car je lui dois la vie.

BONHUMAIN.

C'est à-dire que vous voulez aussi acquitter votre conscience.

LA MÈRE BAZU.

Cela est bien différent ; et puis ma nièce est ma nièce.

BONHUMAIN.

C'est sans difficulté. Le troisième est le jeune Colin.

LA MÈRE BAZU.

Pourquoi cet étourdi?

BONHUMAIN.

Doucement, Mère Bazu ; si Babet est votre nièce, Colin est mon neveu.

LA MÈRE BAZU.

C'est-à-dire que vous le protégez à votre tour.

BONHUMAIN.

Je soupçonne qu'il est mieux protégé que les autres ; car je crois que c'est l'Amour qui le recommande à votre nièce.

LA MÈRE BAZU.

Bon ! L'Amour ! Babet ne connaît pas ça.

BONHUMAIN.

Nous verrons si elle permet à tous les trois de tenter, l'aventure. Le sort va décider de la primauté. Mais, je les vois s'avancer avec toute la jeunesse du Village, que la nouveauté de ce spectacle attire.

Marche dansante pour les Villageois et Villageoises.

SCÈNE II.
La Mère Bazu, Bonhumain, Tamarin, Le Chevalier Sandis, Colin, Babet.

BONHUMAIN.

Approchez, belle Babet. Vous rougissez ! Cette pudeur vous sied à ravir. Voilà donc ce noeud si desiré, si précieux ! Oh ! Il est diablement serré. C'est bon signe. Eh bien ! Aimable petite, vous ne voulez donc point vous décider, et donner la préférence à l'un de ces poursuivants ?

BABET.

Moi ! Je ne veux fâcher personne. Je désirerais pouvoir contenter tout le monde. Qu'ils tirent au sort, et nous verrons après.

COLIN.

Ah ! Babet !

LE CHEVALIER.

Allons donc. Jé mé résigne au tirage.

TAMARIN.

Et moi aussi, puisqu'il faut en passer par-là.

COLIN.

Mon cher oncle, je voudrais proposer un arrangement à ces Messieurs.

BONHUMAIN.

Voyons. Approchez, Messieurs.

COLIN.

Messieurs, j'aime Babet de tout mon coeur. Renoncez y, et gardez le présent de Madame la Marquise.

BONHUMAIN.

Voilà une proposition bien désintéressée. Que répond Monsieur le Chevalier ?

LE CHEVALIER.

La fille est joulie, très-joulie ! J'ai lieu dé croire que jé lui plairai, et j'en suis sûr ; mais pour lé contenter lé jeune homme, si Babet y consent, j'accepte lé présent, et jé lui laisse la femme.

BONHUMAIN.

Cela est bien généreux ! Qu'en pense, Monsieur l'apothicaire ?

TAMARIN.

Point d'accord. Tout ou rien, c'est mon dernier mot. Tout ou rien.

BONHUMAIN.

Vous me paraissez le plus facile à contenter, et vous aurez certainement l'un ou l'autre. C'est donc à la fortune à régler le rang. Le premier venu engraine, c'est comme à la Loterie. Voilà trois billets : un, deux et trois. Tenez, la jeune fille, remuez bien ce chapeau. Allons, Messieurs, tirez. Au plus heureux la balle.

À Tamarin.

À vous, notre ancien, l'honneur vous appartient.

Tamarin tire un billet.

BONHUMAIN.

Numéro trois. Si vous n'êtes pas plus heureux en amour, je vous conseille de plier bagage.

LE CHEVALIER.

C'est autant dé fait: j'en suis certain. À moi. Régardez bien ; jé suis sûr dé mon coup. Tenez, mon ami, annoncez mon bonheur.

Il tire.

BONHUMAIN.

Votre bonheur est le numéro deux.

LE CHEVALIER.

Numéro deux ! C'est qué jé mé suis trompé. Recommençons.

COLIN.

Ah ! Babet, que je suis heureux !

BONHUMAIN.

Vous êtes le premier en date, Monsieur Colin. À vous le noeud, si vous pouvez l'obtenir, et si vous avez l'adresse de le dénouer. Voilà Babet ; tâchez d'avoir son consentement.

Après la Pantomime.

Allons, c'est assez; reposez-vous tous deux. Reprends haleine, Colin.

COLIN.

Mon cher oncle, je demande du moins de l'entretenir un moment.

BONHUMAIN.

Ah ! C'est juste. Chacun aura son tour. Il faut bien laisser cette petite consolation aux malheureux.

LE CHEVALIER.

Qu'il se dépêche donc, car j'ai hâte, moi ; mais jé sens que l'amour mé dédommagera des rigûrs dé la fortune.

TAMARIN.

Il faut lui accorder trois minutes.

BONHUMAIN.

Ah ! Papa Tamarin, il faut lui en accorder cinq. On vous en donnera trente quand votre tour viendra.

À Colin.

Oh ! Le maladroit!

Bonhumain sort avec la Mère Bazu, le Chevalier et Tamarin.

SCÈNE III.
Babet, Colin.

BABET.

EH bien ! Qu'avez-vous à me dire?

COLIN.

Vous ne l'ignorez pas, méchante ; mais vous vous jouez de ma bonne-foi.

BABET.

De quoi vous plaignez-vous donc ?

COLIN.

De quoi je me plains ?

BABET.

Oui ; de quoi vous plaignez-vous ?

COLIN.

De la préférence que vous me refusez, et que vous réservez à d'autres.

BABET.

Eh ! Qui vous a dit que je la leur réservais ?

COLIN.

Puisque vous ne voulez pas me l'accorder, n'est ce pas à eux que vous réservez votre noeud ?

BABET.

Ils ont autant de droit que vous pour y prétendre ; mais ils ne le tiennent pas encore.

COLIN.

Eh ! Pourrez-vous résister à leurs efforts ?

BABET.

Mais puisque vous me croyez si faible, pourquoi n'avez-vous pu réussir à le prendre ?

COLIN.

C'est que...

BABET.

Eh bien ?

COLIN.

C'était la première fois que vous le défendiez ? Mais on se lasse à la fin.

BABET.

Vous en avez bien donné des preuves ; mais j'ai bon courage, moi, et les filles ont toujours assez de force pour défendre... ce qu'elles ne veulent pas donner.

COLIN.

Eh ! Pourquoi me l'avez-vous refusé ?

BABET.

En vérité !... Là... devant tout le monde, céder aux premières instances de Monsieur Colin !... C'était plus par vanité que par amour que vous vouliez triompher.

COLIN.

Eh bien ! Oui. Je t'avoue que j'aurais été bien aise d'obtenir la victoire en présence de mes rivaux, et que tout le Village eût été témoin de ma félicité.

BABET.

Tout pour soi, n'est-ce pas ? La belle délicatesse ! Voilà les hommes !

COLIN.

J'ai eu tort, ma chère Babet ; je le sens bien. Oui, j'ai eu tort.

BABET.

À la bonne heure ! Je pardonne à votre petite vanité, en faveur de votre franchise.

COLIN.

Tiens, ma chère Babet, tu sais combien je t'aime !

BABET.

Après ?

COLIN.

Nous sommes seuls...

BABET.

Eh bien ?

COLIN.

Donne-le moi, je t'en prie.

BABET.

Quoi donc ?

COLIN, mettant sa main sur le noeud.

Ce beau noeud qui doit faire mon bonheur.

BABET.

Finissez, Monsieur Colin.

COLIN.

Les moments sont comptés, ils sont précieux ; laisse-le-moi dénouer, je t'en conjure.

BABET.

Je vous vois venir. Raffinement d'amour-propre ! Vous voulez qu'on dise que c'est par fierté que je me suis défendu devant le monde, mais que je n'ai pu résister en particulier... Finissez, encore une fois, ou je me fâcherai.

COLIN, avec dépit.

Eh bien ! Mademoiselle, c'est fort bien fait ! Gardez votre Noeud. Je vois bien que vous ne m'aimez pas.

BABET.

Est-ce que je vous ai jamais dit que je vous aimais, Monsieur ?

COLIN.

Non. Vous ne me l'avez pas dit ; mais vos manières, vos regards, tout me l'a fait croire jusqu'à ce moment. Eh bien ! Vous n'entendrez plus parler de Colin. Je m'en vais : oui, je m'en vais au bout du monde.... Adieu, perfide.

Il va et revient.

BABET.

En vérité, c'est bien vilain à vous de me dire des injures ! Voilà donc comme vous m'aimez ! Je suis bien aise de vous connaître.

COLIN.

Ah ! Ma chère Babet ! Si je t'ai fâchée, je t'en demande pardon.

BABET.

Non. Vous êtes indigne de mon amitié ; car je ne sais pas mentir, moi. Oui, j'avais de l'amitié pour vous ; mais....

COLIN.

N'achève pas. Pardonne-moi, ma chère Babet ; je t'en conjure.

BABET.

Que je vous pardonne ! Et vous voulez partir?

COLIN.

Non ; je resterai toujours auprès de toi. Mais j'aurai le noeud, n'est-ce pas ?

BABET.

Oh ! Je ne promets rien. Il faut de la persévérance en amour.

COLIN.

Mais, comment vas-tu faire avec ce vilain chevalier ? Il est vif, hardi ; il a appris à la ville bien des choses que nous ignorons.

BABET.

Bon ! Quand, il le faut, les villageoises en savent autant que les autres.

COLIN.

Pour m'aider à prendre patience, accorde moi du moins...

BABET.

Quoi donc ?

COLIN.

Un petit baiser.

BABET.

Oui-dà !

SCÈNE IV.
La Mère Bazu, Babet, Bonhumain, Le Chevalier Sandis, Colin, Tamarin.

LE CHEVALIER.

Eh ! L'ami, tu chasses sur mes terres. Les cinq minutes sont passées. Ainsi va té consoler plus loin, et mé laissez lé champ libre.

BONHUMAIN.

Allons, Colin, il faut prendre ton parti de bonne grâce ; une autre fois, tu seras plus heureux. À vous, Monsieur le Chevalier ; entrez en danse.

LE CHEVALIER.

Jé né sais qué coure lé lièvre ; Mademoiselle voltige comme une hirondelle. Jé vous cède lé pas, et vous attends à la conversation.

TAMARIN.

J'espère que j'aurai mon tour.

LA MÈRE BAZU.

Soyez tranquille. Je craignais que ce fripon de Colin n'eut l'avantage ; mais puisqu'il a échoué, ma nièce se réserve pour vous, et j'en suis sûre, car je le lui ai bien recommandé.

COLIN, bas à Babet.

Défends-toi bien, ma chère Babet ; tiens, je ne saurais souffrir ce vilain Chevalier. Si je pouvais rester !...

BABET, bas à Colin.

Ce sont mes affaires. Va-t-en.

BONHUMAIN.

Allons, belle Babet, vous avez affaire à forte partie ; mais je m'imagine que tout le courage de Monsieur le Chevalier est dans sa langue.

Il sort avec la Mère Bazu, Tamarin et Colin.

SCÈNE V.
Le Chevalier, Babet.

LE CHEVALIER.

Ténez, ma belle enfant, jé né m'amusérai point à vous conter des balivernes. Vous êtes très gentille ; jé suis fort aimable. Eh donc ! À moi lé noeud qué jé lé dénoue.

BABET.

Comment donc ! Vous n'y faites pas plus de façons que ça ?

LE CHEVALIER.

Il y a plus dé dix ans qué jé né dispute plus avec les Dames, elles mé cèdent la victoire dès le premier coup-d'oeil.

BABET.

Oh ! Je ne suis pas une Dame, moi. Je ne suis qu'une simple villageoise.

LE CHEVALIER.

En cé cas, jé veux bien vous instruire. Approchez, vénez ça. Asseyez-vous auprès dé moi.

BABET.

Bien obligée, Monsieur. Je ne suis pas lasse.

LE CHEVALIER.

Vous êtes donc infatigable, cap-débious ! Mais, vénons au fait. Parlez-moi franchement: est-cé qué jé vous déplais ?

BABET.

Je ne dis pas cela.

LE CHEVALIER.

Oh ! J'en étais bien sûr. Eh bien donc ! Puisqué j'ai l'avantage dé vous plaire...

BABET.

Je ne dis pas cela non plus.

LE CHEVALIER.

Eh ! Qué dites-vous donc ?

BABET.

Mais, je ne dis rien, Monsieur ; je vous écoute.

LE CHEVALIER.

Mais, cé n'est point assez ; il faut mé répondre.

BABET.

Eh bien ! Parlez ; je vous répondrai, si je puis.

LE CHEVALIER.

À la bonne hûre ! Dites-moi un peu, la belle enfant ; voulez-vous mé donner votre noeud ?

BABET.

Non, Monsieur.

LE CHEVALIER.

Voulez-vous mé lé laisser prendre ?

BABET.

Encore moins.

LE CHEVALIER.

Et pourquoi ?

BABET.

Parce qu'il n'est destiné qu'à celui qui sera mon époux.

LE CHEVALIER.

C'est aussi pour être votre époux qué jé vous lé démande.

BABET.

Oh ! Vous êtes un trop grand Monsieur pour moi !

LE CHEVALIER, voulant prendre le noeud.

Point du tout. Jé suis votré pétit servitûr. Allons, cédez à mes instances ; accordez-moi cé joli pétit noeud.

BABET.

Doucement, Monsieur, doucement. Mais, mais vous êtes bien libre.

LE CHEVALIER.

Jé vois qué vous exigez des façons, et j'en fais.

BABET.

Mais vos façons ne me conviennent point du tout.

LE CHEVALIER.

Mais si vous né voulez pas mé lé donner dé bonne grâce, il faut bien qué jé tâche dé l'avoir par finesse. En amour, comme en guerre, cé qu'on né peut prendre dé bonne amitié, on l'enlève dé force.

BABET.

Je vous réponds qu'aucun de ces moyens-là ne vous réussira.

LE CHEVALIER.

Eh ! Ventrebleu, qué faut-il donc qué jé fasse ?

BABET.

Il faut vous en passer, s'il vous plaît ?

LE CHEVALIER.

Comment ! Vous voulez qu'on dise qué lé Chevalier Sandis, la terreur du beau sexe, a échoué dans une entreprise amoureuse, et avec une villageoise, encore !

BABET.

Le grand dommage ! Allez, Monsieur le Chevalier Sandis, ce n'est ni la première, ni la dernière fois que votre mérite aura manqué son coup.

LE CHEVALIER.

Jé soussonne qué vous mé raillez ; mais jé suis bon, et jé vous lé passe. Dites-moi seulement et avec franchise si vous l'avez promis à quelqu'autre ?

BABET.

Est-ce qu'à la ville on fait de pareilles confidences ?

LE CHEVALIER.

Sans nulle difficulté.

BABET.

Nous sommes plus discrètes au village. Nous aimons mieux donner que promettre.

LE CHEVALIER.

Je vous parie cent louis qué vous mé lé donnerez.

BABET.

Oh ! Je ne joue pas si gros jeu.

LE CHEVALIER.

Il est très-joli cé pétit noeud ; laissez-lé-moi voir, dé grace.

BABET.

Ne le voyez-vous pas ?

LE CHEVALIER.

Non : pas à mon aise. Prêtez-lé-moi seulément. Jé vous lé rendrai, foi d'homme d'honneur. Jé vous en donne ma parole.

BABET.

Toute fille qui se fie à la parole des hommes, veut être abusée ; et c'est vouloir l'être doublement, que de se fier à celle d'un Gascon.

LE CHEVALIER.

Savez-vous bien qué jé sens qué jé m'échauffe ?

BABET.

Eh bien ! Allez prendre l'air pour vous rafraîchir.

LE CHEVALIER.

Uné fois, deux fois, vous ne voulez donc ni mé lé donner, ni mé lé prêter ?

BABET.

Oh ! Non. Je vous jure.

LE CHEVALIER.

Ô ! Je l'aurai, sandis !

BABET.

Oh ! Sandis, vous ne l'aurez pas.

SCÈNE VI.
La mère Bazu, Babet, Tamarin, La Chavaleir Sandis, Colin, Bonhumain.

COLIN, au Chevalier.

Doucement, Monsieur, doucement.

LE CHEVALIER.

Eh ! Qué veut-il, cet autre ? Mon ami, ton affaire est faite, laisse-moi finir, la mienne.

BONHUMAIN.

Il ne faut pas oublier, Monsieur le Chevalier, que la plus forte condition est que Mademoiselle y consente de bonne grâce.

LE CHEVALIER.

Eh ! Comment veux-tu qué jé dénoue son diable dé noeud, si elle né veut pas mé lé prêter une minute ?

BONHUMAIN.

Vous vous y prenez un peu rudement, à ce qu'il me paraît.

LA MÈRE BAZU.

Ce n'est qu'avec douceur qu'on obtient une faveur si précieuse, et dans ma jeunesse...

LE CHEVALIER.

Jé crois qué vous me bernez, la mère. Né faut-il pas aider un peu à la lettre ? Mais c'est un moment d'humeur....

BONHUMAIN.

Ou d'obstination, car il n'est pas possible de vous résister.

LE CHEVALIER.

J'attendrai qué lé vieux l'ait remise dans son sang froid. Alors, elle sentira la différence, et elle séra la prémière à mé prévénir. Elles sont toutes dé même. J'en ai fait cent fois l'expérience.

BABET.

Il paraît que Monsieur le Chevalier n'a jamais fait de mauvais rêves, et je le laisse sur la bonne bouche.

BONHUMAIN.

Eh bien ! Papa Tamarin, tout cela vous encourage-t-il ?

TAMARIN.

Sans doute.

BONHUMAIN.

Quoi ! Vous espérez réussir où cette jeunesse vient d'échouer ?

TAMARIN.

Pourquoi non ? Babet est prudente comme sa défunte mère, qui disait que tous ces petits messieurs font plus de bruit que de besogne.

LE CHEVALIER.

À l'ouvrage, père Rapapiole ; jé crois qué vous en férez dé belles !

COLIN, à Bonhumain.

Ce vieux m'inquiète. Il est riche, et rusé comme un démon.

BONHUMAIN.

Tais-toi, benêt. Eh ! Que veux-tu qu'il fasse ?

TAMARIN.

Eh bien ! Finissons-nous?

BONHUMAIN.

Il faut que vous commenciez auparavant. Allons, gai, papa Tamarin. Si vous pouviez retourner en arrière d'une cinquantaine d'années, les fuseaux rouleraient mieux, n'est-ce pas ?

TAMARIN.

Allons, allons; laissez-nous, vous autres. Je veux employer le temps qu'ils ont perdu en sauts et en gambades, à jouir de son aimable conversation. Rira bien qui rira le dernier.

Bonhumain sort avec la Mère Bazu, le Chevalier et Colin.

SCÈNE VII.
Babet, Tamarin.

TAMARIN.

Asseyez-vous, belle Babet. Votre tante vous a parlé de moi. Elle vous a dit toutes les obligations qu'elle m'a ?

BABET.

Oui. Je sais que vous avez fait beaucoup pour elle ; mais je ne crois pas que vous fassiez grand'chose pour moi.

TAMARIN.

Ce doute m'offense : et quand vous serez ma petite femme, vous verrez quel soin je prendrai de votre santé.

BABET.

Oh ! Oui. Je crois que je pourrais compter sur vous si j'étais malade, j'en suis bien sûre ; mais je me porte bien, et j'espère que cela durera.

TAMARIN.

Je le souhaite aussi ; car vous êtes bien jolie. Mademoiselle Babet.

BABET.

Vous êtes bien bon, Monsieur Tamarin.

TAMARIN.

Bien douce, Mademoiselle Babet.

BABET.

Bien poli, Monsieur Tamarin.

TAMARIN.

Bien aimable, Mademoiselle Babet.

BABET.

Bien honnête, Monsieur Tamarin.

TAMARIN.

Toute charmante, Mademoiselle Babet.

BABET.

Oh ! Cela vous plaît à dire, Monsieur Tamarin.

TAMARIN.

N'auriez-vous pas bien de l'amitié pour un mari qui vous aimerait sincèrement ?

BABET.

Mais oui.

TAMARIN.

Qui aurait de bonnes façons pour vous ?

BABET.

Sans doute.

TAMARIN.

Qui redoublerait sans cesse d'attention ?

BABET.

Assurément.

TAMARIN.

Et qui irait au-devant de tout ce qui peut vous plaire ?

BABET.

Sans contredit.

TAMARIN.

Eh bien ! Vous trouverez toutes ces qualités réunies en moi, Mademoiselle Babet.

BABET.

En vous, Monsieur Tamarin !

TAMARIN.

Oui, ma belle enfant. Oh ! Je ne suis plus un étourdi.

BABET.

Il y paraît.

TAMARIN.

Je sais tout ce qu'il faut pour rendre une femme heureuse.

BABET.

Vous avez eu le temps de l'apprendre.

TAMARIN.

Je veux faire votre bonheur.

BABET.

Et de quelle manière, je vous prie ?

TAMARIN.

Oh ! Il faut que nous soyons mariés auparavant.

BABET.

Mais comme on dit que tous les hommes sont trompeurs, ne pourriez-vous pas me l'apprendre d'avance, afin que je sache à quoi m'en tenir ?

TAMARIN.

Vous l'apprendre.... Mais il faut du temps. Le temps est une belle chose !

BABET.

C'est pour cela que vous en avez fait une si belle provision.

TAMARIN.

Où donc est ce beau noeud qui fait l'envie de tout le village ?

BABET.

Le voici. Mais attendez, ne vous dérangez pas.

TAMARIN.

Est-ce que vous consentez à me le donner ?

BABET.

Je ne dis pas cela.

TAMARIN.

Et pourquoi, ma petite poulette ?

BABET.

Parce qu'il vous serait inutile.

TAMARIN.

Vous croyez. Mais vous vous trompez bien fort.

BABET.

Eh ! Qu'en seriez-vous?

TAMARIN.

Je le dénouerais.

BABET.

Vous, Monsieur Tamarin ?

TAMARIN.

Certainement.

BABET.

Allons donc, vous voulez rire.

TAMARIN.

Ayez la complaisance de me le confier. Songez que c'est au nom de votre tante que je vous en prie.

BABET.

Je ne vous le donnerai pas ; mais je veux bien le placer à mon bras pour vous donner plus de facilité à le considérer. Tenez, Monsieur Tamarin.

TAMARIN.

Ah ! Qu'il est joli ce petit noeud d'amour ! Attendez, que je prenne mes lunettes pour l'examiner avec plus d'attention.

BABET.

Que faites-vous donc ?

TAMARIN.

Je veux le dénouer, Mademoiselle Babet ; je veux le dénouer.

BABET.

Comme vos mains tremblent ! Est-ce que vous avez froid, Monsieur Tamarin ?

TAMARIN.

Non. C'est l'âge.... La joie.... Et puis, je n'ai plus quinze ans.

BABET.

Oh ! Je m'en aperçois bien. Mais doucement donc ; vous me tordez le bras.

TAMARIN.

Un peu de patience. J'en viendrai peut-être à bout.

BABET.

Bon ! Voilà vos lunettes par terre. Reposez-vous, Monsieur Tamarin. Vous devez être las.

TAMARIN.

C'est le noeud gordien. Le diable n'en viendrait pas à bout. Ma foi, j'y renonce.

SCÈNE VIII.
Tamarin, la Mère Bazu, Babet, Bohumain, Le Chevalier Sandis, Colin.

COLIN.

Je suis perdu ! Elle n'a plus de noeud. Ah ! Le vieux singe ! Ah ! La traîtresse!

LE CHEVALIER.

Quoi ! Cé vieux Barnabas a pu... C'est un prodige, c'est un phénomène.

BONHUMAIN.

Je vous félicite, papa Tamarin. Vous êtes encore un vert galant.

LA MÈRE BAZU.

J'en suis ravie. Vous voyez que je suis femme de parole. Embrassez-moi, mon cher petit neveu.

TAMARIN.

Comment ! On ose.... Allez tous au diable, et laissez-moi tranquille.

BABET.

Arrêtez, Monsieur Tamarin ; personne n'a droit de rire à vos dépens, puisque personne n'est plus heureux que vous.

BONHUMAIN.

Vous avez raison. Mais, adieu donc la noce, les cent louis et les cent écus, puisque vous ne vous décidez à rien.

BABET.

Eh bien ! Écoutez. Vous avez accordé cinq minutes à chacun de ces Messieurs pour tâcher de me gagner, j'en demande quinze à mon tour pour me consulter toute seule, et je me déciderai ensuite.

BONHUMAIN.

À la bonne heure !

COLIN.

Babet, ma chère Babet, ne m'oubliez pas.

LE CHEVALIER.

Jé vous vois vénir, et jé vous attends. Au ravoir, la belle.

TAMARIN.

Vous devez, en conscience, me venger de ces étourdis.

Ils sortent tous, excepté Babet.

SCÈNE IX.

BABET, seule.

Que le Chevalier est ridicule ! Que le vieux Tamarin est fatiguant ! Que Colin !... Oh ! S'il peut s'échapper, je suis assurée qu'il va venir m'impatienter. J'entends du bruit. C'est peut-être lui. Feignons de dormir. C'est le vrai moyen de m'en débarrasser. Mais, s'il osait... S'il avait cette audace... Non, jamais je ne le reverrais.

Elle s'assied sur un banc de gazon, et dort.

SCÈNE X.
Colin, Babet.

COLIN.

La voilà ! Elle dort. Ah ! Si j'osais ! Qu'elle est belle ! Comme son sein est agité ! Que son haleine est douce ! Mon coeur en a tressailli. Elle s'éveille... Non, je m'abusais. Voilà le moment de lui ravir ce noeud ; ce noeud. Pourquoi la priver du plaisir de me le donner elle-même... Mais elle ne m'a rien promis et je me flatte peut-être d'une vaine espérance ! Ah ! Babet, si tu le réserves au plus fidèle, je suis sûr de le posséder. Mais les filles sont si capricieuses ! Que sais-je ! Quand une fois je l'aurai, je dirai.... que je le tiens d'elle.... Mentir ! Non, jamais je ne pourrais. Je veux qu'elle sache quel sacrifice je lui fais ; je veux lui prendre son collier, et elle sentira mieux combien j'ai respecté sa rosette. Mais le moment approche, elle va prononcer. Baisons du moins sa belle main avant de la quitter. Ô noeud, charmant noeud ! C'est de toi que dépend ma félicité. Ah, Babet ! Je tremble, non, je ne me connais plus. Ah, Babet ! Ma chère Babet !

BABET.

Monsieur Colin, laissez ma main, ou je ne vous pardonnerai jamais.

COLIN.

Je le tiens. Babet, donne-le-moi.

BABET.

Non, vous dis-je, Colin ; encore un coup, laissez-moi.

COLIN.

Il est à moi ; c'en est fait.

BABET.

Oh, Ciel ! Colin, rendez-le-moi ; rendez-le-moi, je vous en conjure.

COLIN.

Quoi ! Tu serais assez cruelle?

BABET.

Vous en êtes le maître, puisque vous l'avez. Mais si tu m'aimes....

COLIN.

Si je t'aime !...

BABET.

Rends-le-moi ; j'exige cette preuve de ta tendresse.

COLIN.

Ah, Babet ! Tu le veux.... le voilà.

BABET.

Et moi, je te le donne.

SCÈNE XI et DERNIÈRE.
Les mêmes, La mère Bazu, Tamarin, Le Chevalier Sandis, Bonhumain.

LE CHEVALIER.

Voilà les quinze minutes passées et perdues, je viens recevoir... Ah ! Jé suis au fait. Servitûr.

BONHUMAIN.

Oh ! Parbleu, le tour est bon. Nous le croyons perdu ; il s'est retrouvé, le compère.

TAMARIN.

Mais, je ne comprends rien... Je ne vois pas....

BONHUMAIN.

Mettez vos lunettes, papa.

TAMARIN.

Ah ! Voilà Colin et Babet ! Et le noeud, ma belle enfant, qu'en faites-vous ? Je viens....

COLIN.

Oh ! Vous venez trop tard.

TAMARIN.

Ah ! J'entends. C'est lui qui a la préférence.

BONHUMAIN.

Voilà le noeud, papa Tamarin ; voilà le noeud.

DIVERTISSEMENT.
Troupes de jeunes Paysans et Paysannes en danse.

VAUDEVILLE.

BABET.

Jeunes amants qui voulez plaire,

Brûlez d'une flamme sincère ;

C'est beaucoup, mais encor trop peu.

Il faut que la délicatesse

5   Couvre votre amoureuse adresse :

Voilà le noeud, voilà le noeud.

COLIN.

L'amante a l'air de se défendre

À l'instant qu'elle veut se rendre ;

Tous ses efforts ne sont qu'un jeu.

10   Feignez de céder, et la belle

Cesse aussitôt d'être cruelle:

Voilà le noeud, voilà le noeud.

LA MÈRE BAZU.

Je me souviens qu'en mon jeune âge

Il en coûtait bien davantage

15   Pour obtenir un doux aveu ;

Mais à présent, ah ! Qu'on se presse !

On veut jouir de sa jeunesse :

Voilà le noeud, voilà le noeud.

TAMARIN.

Près d'un objet tendre et sensible,

20   Pour plaire on se croit tout possible ;

L'esprit et le coeur sont en feu ;

Mais d'amour la grande science

Est de prouver ce qu'on avance :

Voilà le noeud, voilà le noeud.

BONHUMAIN, au Parterre.

25   L'Auteur ne cherche qu'à vous plaire ;

Nous, Messieurs, qu'à vous satisfaire :

C'est son désir, c'est notre voeu ;

Mais nos efforts et son ouvrage

Obtiendront-ils votre suffrage ?

30   Voilà le noeud, voilà le noeud.

 


Approbation

Lu par ordre de Monsieur le Lieutenant-Général de Police, et approuvé pour être représenté sur le Théâtre des Boulevards, et pour être imprimé.

À Paris, ce 26 Mai 1767.

MARIN.

Vu l'Approbation, permis de représenter et d'imprimer, ce 28 Mai 1767.

DE SARTINE.


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